Cours du 21 janvier 05
Douleur et vérité
Puisqu’on interroge les rapports de la souffrance et de la vérité, et que d’autre part il faut libérer notre objet de la confusion avec la douleur qui empêche de le penser, je propose dans les séances qui viennent de faire la théorie de la douleur. Nous serons ensuite libres de penser la souffrance dans ce qu’elle a d’irréductible et de proprement véritatif.
Je construirai cette théorie en essayant d’éviter les écueils dont mes lectures inutiles sur la question m’ont fait apercevoir les effets : d’une part la confusion susdite qui consiste à faire de la douleur une souffrance physique, et d’autre part son identification à un ineffable seulement susceptible d’être éprouvé dans le silence, pour ne pas dire le mépris, de l’intelligence. Certes, une bonne rage de dents ôte au métaphysicien toute capacité de produire de la théorie ; mais on n’a pas tout le temps mal aux dents et les répits peuvent être utilisés pour penser ce qu’on a vécu ! Bien entendu, il y a d’autres approches, que j’espère explorer cette année et dont l’une me semble particulièrement prometteuse : l’analyse de la notion de plainte. Et certes, il ne s’agit pas de la même plainte quand on a mal et quand on souffre : pas du tout adressée aux mêmes personnes (ni au même sexe !) et ne demandant pas non plus la même chose. C’est dire qu’on peut aussi traduire notre opposition entre douleur et souffrance par une théorie du soin et de la consolation. Ici aussi, les lectures préparatoires ont rarement été utiles, et il nous faudra ouvrir nous-mêmes notre chemin, si nous l’empruntons. Mais je ne puis opérer de telles distinctions sans donner un sentiment d’arbitraire que je veux éviter en construisant clairement l’essence de la douleur, non pas en soi mais selon la nécessité réflexive indiquée la dernière fois : dans son exclusivité problématique à la souffrance.
Comme la question de la souffrance est la question de la vérité – ma thèse fondamentale étant que le sujet, identique à sa propre marque au sens où il est né comme tel de l’impact du vrai sur la vie, est lui-même de la vérité en souffrance – je ne vais pas commencer par une étude de la douleur en général, mais je vais l’approprier à sa propre distinction en posant la vraie question : celle qu’on peut indiquer en présentant le cours d’aujourd’hui sous le titre « douleur et vérité ».
Douleur : une insistance problématiquement étrangère la vérité
La douleur est d’abord enfermée dans la positivité d’un fait. Un fait très particulier puisqu’il est sa propre épreuve : l’indistinction du fait de l’épreuve et de l’épreuve du fait. C’est en effet le même d’avoir mal et d’éprouver qu’on a mal. Mais cette réflexion n’ouvre pas sur le tourniquet habituel de la conscience de soi, puisque la conscience d’avoir mal n’est pas elle-même douloureuse (avoir mal ne fait pas mal). Elle n’est d’ailleurs pas nécessairement vécue comme une souffrance, puisque les petites douleurs de la vie quotidienne ne nous font pas éprouver que nous sommes sujets à la douleur mais simplement que nous sommes sensibles.
La souffrance est toujours en deçà ou au-delà d’elle-même, présente seulement de biais, un peu à la manière de ces mouvements furtifs uniquement aperceptibles du coin de l’œil, et c’est cette extériorité à soi qui l’oppose d’abord à la douleur. A la certitude d’avoir souffert ou de devoir souffrir s’oppose l’incertitude de souffrir. Que je concentre mon attention sur ma souffrance présente et il ne s’agit plus du tout d’une souffrance mais seulement d’une douleur, notamment morale. J’ai opéré la réflexion dont je parlais l’autre jour : l’infinité de la souffrance tient à ce que l’opération de sa clôture dans la réflexion soit en même temps son institution comme douleur. C’est de cela qu’il s’agit dans l’effet du savoir, bien entendu : le chirurgien de mon petit apologue a réfléchi la souffrance de l’opéré, qui ne parlera donc plus que de douleur. Quand on sait ce qu’il en est du sens de ce qu’on éprouve, on ne souffre plus, on a mal – y compris moralement, comme dans l’exemple de ceux qui ont la douleur de perdre quelqu’un qu’ils aiment. Mais on éprouve qu’on a mal. De sorte que la douleur n’est apurée par le savoir qu’à être reconnue non en elle mais dans son propre supplément.
Identique à son dédoublement, le fait de la douleur s’oppose au fait de la souffrance, qui se distingue précisément d’être en excès au fait qu’elle constitue, et que cet excès même constitue par ailleurs. On n’a pas mal d’avoir mal, c’est-à-dire d’éprouver qu’on a mal, mais on souffre de souffrir. Le fait de la douleur est, s’il est sa réflexion (avoir mal, c’est éprouver qu’on a mal) n’est pas sa propre reprise (avoir mal n’est pas une douleur).
On ne peut penser la douleur qu’à opposer cette simplicité du fait réflexif à l’impossibilité d’enfermer la souffrance dans une finitude, même réflexive : on souffre toujours plus de souffrir. Autrement dit : la souffrance est son propre surcroît et c’est en ce sens qu’il faut l’approprier d’origine avec la vérité, qui excède le savoir – lequel réduit précisément la souffrance à n’être que son propre reste de douleur. La question de la souffrance est celle de ce supplément qu’elle est pour elle-même, et celle de la douleur est au contraire l’impossibilité d’un tel supplément : on n’a absolument pas mal d’avoir mal, de sorte que l’idée d’une vraie douleur est simplement absurde (une douleur peut être réelle ou imaginaire, faible ou forte mais pas « vraie », ni d’ailleurs fausse).
Il n’y a donc pas de vérité dans la douleur et c’est pourquoi j’ai pu dire qu’elle n’inspirait en elle-même aucun respect, ni ne conférait aucune autorité. Même dans l’initiation des sociétés primitives où des douleurs épouvantables doivent parfois être supportées, ce n’est pas le fait d’avoir éprouvé des douleurs qui donnera à un sujet le statut de membre à part entière de la société, puisqu’il sera méprisé s’il ne les a pas supportées. Qu’il les ait éprouvées ne compte absolument pas, mais seulement qu’il les ait souffertes – endurées. Et cela, c’est une souffrance, celle d’avoir mal : pas une douleur. Dire que la douleur est son propre fait ou dire qu’elle est sans vérité, c’est donc la même chose : ni vérité d’objet puisqu’elle est pure indifférence à celui-ci, ni vérité propre parce que l’idée d’avoir vraiment mal n’a aucun sens et que la vérité s’entend du redoublement d’une distinction (par exemple il ne faut pas confondre donner bien, ce qui est donner sans susciter de paiement plus ou moins déguisé, et donner vraiment, ce qui est donner le don lui-même avec ce qu’on aura donné).
Par contre souffrir et souffrir vraiment ne renvoient pas au même questionnement. En effet, l’idée de me demander si j’ai mal quand j’ai mal est absurde, mais pas celle de me demander si je souffre quand je souffre : alors que je sais bien que j’ai mal, par exemple à telle dent cariée, je ne suis jamais absolument sûr de souffrir quand je souffre (est-ce que je souffre, ou est-ce que je me joue la comédie de la souffrance ? ), et quand je souffre, je ne suis pas sûr de souffrir non pas seulement de souffrir (ce qui serait non une souffrance mais une complaisance) mais de souffrir ma souffrance elle-même (endurer que j’aie à endurer). Le fait de la souffrance est toujours problématique, mais pas celui de la douleur. La première s’excède elle-même alors que la seconde est au contraire sa propre certitude et son propre enfermement en soi.
Mais on quitte aussitôt une opposition évidente en remarquant que cette factualité est toujours celle non pas d’un fait positif mais au contraire d’une insistance. La dent douloureuse se met à avoir sa propre insistance pour existence, et une insistance essentiellement intransitive, puisqu’elle n’est que sa propre accentuation. On méconnaîtrait totalement la question de la douleur si l’on ne mettait en avant qu’elle a pour réalité d’insister et non pas d’être – ou plus exactement son être est son insistance.
Tel est le paradoxe de la douleur, hors de quoi il est impossible de la penser : qu’elle soit exclusive de la vérité et qu’elle soit sa propre insistance alors même que c’est comme insistance que la vérité ex-siste au savoir, à quoi la réflexion entend toujours la réduire.
La douleur n’apprend rien, n’est pas un mérite, ne rend pas respectable, ne confère aucune autorité. Impossible d’exclure plus clairement sa question de celle de la vérité. Mais d’un autre côté elle a la forme de la vérité qui est l’insistance – d’autant plus que c’est le savoir qui, d’avoir suturé la souffrance, la fait advenir dans son essentielle simplicité. En ce sens, la douleur excède le savoir qui l’amène à elle-même en l’épurant de la souffrance : elle excède le savoir comme l’existence l’excède (qu’on ait l’explication ou pas : cela ne change rien au fait qu’on ait mal), mais par ailleurs cette existence n’est rien d’autre que sa propre insistance.
Voilà l’essentiel : la vérité s’entend d’excéder le savoir, l’existence s’entend de ce que le savoir soit comme rien, et la douleur s’entend d’excéder l’existence. Ainsi rapporterai-je la douleur à la vérité, alors même qu’il lui appartient essentiellement d’en exclure la question.
Et certes, ce qui exclut la question de la vérité ne peut être absolument étranger à la vérité. Hors des conséquences et des implications de ce paradoxe, on ne peut rien dire d’intéressant sur la douleur, pris qu’on est entre sa confusion plus ou moins volontaire avec la souffrance (alors que c’est à partir de leur distinction que sa notion peut seulement être entendue) et les appels à l’ineffable et au vécu qui sont toujours déshonorants pour l’esprit.
Si la question de la vérité est inséparable de la question du sujet, au sens où il n’y a de sujet que causé par la vérité et que voué à la vérité, et si la douleur excède l’existence même sous la forme de l’insistance, alors cela signifie qu’il lui appartient constitutivement d’ouvrir à une vérité dont un autre savoir, un savoir de pure sensibilité, soit excédé…
De fait, quelle est la nature de la douleur, concrètement ? c’est qu’elle soit le réel d’une menace, la menace que ce soit encore pire. Sans cette menace qui fait de la douleur son propre excès, on ne parlerait pas de douleur au sens où elle ne serait pas soufferte par une sensibilité qui en elle, fait contreelle-même l’épreuve de soi. Et certes, on ne niera pas que toute douleur soit pour l’être sensible sa propre épreuve : l’épreuve dont il est indistinctement le lieu, le sujet, et l’objet.
C’est à explorer cette indistinction, telle qu’elle apparaît dans ce que nous réfléchissons comme l’imminence réelle que ce soit encore pire mais qui est en réalité l’insistance de l’existence, que nous nous attacherons la semaine prochaine. Et certes il s’agit là d’un paradoxe extrême, le propre de l’existence étant habituellement d’être son propre fait, sa propre inertie, sa propre stupidité, bref sa propre platitude. Que l’existence, telle que le savoir la met à nu quand la souffrance a été entièrement résorbée en douleur, insiste alors, et pas à un autre moment, c’est une question dont on peut gager que l’examen enrichira considérablement progresser la théorie des rapports de la douleur et de la vérité.
Je vous remercie de votre attention.