Cours du 18 décembre (augmenté)

 

Éléments pour une théorie de l’’aventure

Pour conclure ce premier trimestre et  » parce qu’’il faut s’arrêter « , je voudrais donner aujourd’’hui ce qui me paraît essentiel, à propos de l’aventure. Bien d’autres aspects restent dans l’ombre, sur lesquels je vais continuer à travailler et qui donneront sûrement lieu à des études que je vous communiquerai, mais ils sont secondaires par rapport au noyau philosophique de la notion que je vais indiquer aujourd’’hui.

Après avoir rappelé le paradoxe de l’’aventure (elle peut arriver à n’importe qui, elle peut consister en n’’importe quoi, et pourtant elle constitue finalement un sujet singulier), je voudrais souligner que la disponibilité et plus précisément l’’errance est sa condition première. Ainsi on ne peut la réfléchir qu’’à travers l’idée d’une quête – quête non pas d’un objet particulier mais de ce dont l’’errance atteste du manque. Bien sûr c’est de l’origine qu’il s’agit. Toute aventure est quête de l’origine. Je caractériserais volontiers, dans un langage à connotation freudienne, l’aventurier comme quelqu’un qui éprouve la nostalgie de la maison du père ; mais d’un point de vue strictement philosophique, je m’en tiendrai à l’idée d’origine. D’autre part n’oublions pas qu’’une aventure est faite d’épreuves qu’elle rassemble en une suite, et qu’un sujet affronte toujours une épreuve comme un moment de vérité. Je synthétiserai donc ces données en disant que toute aventure est recherche d’une certaine vérité de soi-même valant comme origine. Mais nous avons vu également que le premier des caractères d’un épisode aventureux est qu’il comprenne en lui la possibilité sinon la nécessité de sa narration. C’est d’ailleurs ce qui distingue l’épreuve de l’épisode : matériellement il s’agit de la même chose, mais le second trouve sa spécificité dans le fait qu’on va raconter ce qui est arrivé. Si donc on dit qu’une aventure est une suite d’épreuves, il faut conclure de cette nécessité du narratif que cette suite prend la figure du chemin, du parcours. La question de la vérité, qui est l’’insistance de l’origine en tant qu’origine, prend forcément pour l’’aventurier la figure d’un chemin. L’origine, dont tout départ à l’aventure est la quête, doit donc avoir une réalité narrative. La question de l’aventure est simplement celle de l’origine comme ayant cette réalité. J’avais indiqué dans les séances précédentes que la notion du destin dit exactement cette nécessité. Si vous faites bien attention à ne pas confondre le destin avec la fatalité (que tout soit écrit d’avance et que le sujet soit une simple marionnette) ou avec la destinée (un savoir préalable gouverne une existence dès lors totalement étrangère à elle-même), vous devez admettre en effet que le destin ne précède pas le sujet mais qu’il s’identifie au fait que celui-ci soit vraiment sujet – au fait qu’il soit bien lui-même et non pas n’importe qui, c’est-à-dire qu’il n’ait pas renié la promesse que tout nouveau né est pour lui-même et pour les autres (trahir cette promesse, qui est proprement la médiocrité, consiste à s’identifier à une place professionnelle, familiale, sociale, etc. c’est-à-dire à faire les choix que n’importe qui aurait raison de faire à notre place – bref à trahir le destin pour la destinée). Dans son essentielle narrativité, on peut donc dire que l’aventure est l’écriture d’un destin – au sens où l’aventure appartient toujours au romanesque, donc au fictionnel, et où un roman doit forcément avoir été écrit d’une manière ou d’une autre. Puis lu. Je puis donc vous indiquer l’ombilic de notre notion : c’est la question l’écriture, si vous m’accordez cette première définition de l’aventure comme écriture du destin. Ensuite viendra la question de la lecture.

Une fois indiquée la direction qui me paraît devoir s’imposer, je voudrais qu’on réfléchisse quelques instants sur l’idée d’origine, puisque c’est elle donne son cadre à notre réflexion. Je rappelle que l’origine est le lieu propre de la question que nous sommes pour nous-mêmes – là où l’on se demande qui l’on est vraiment ; ce n’est donc pas une chose. J’indique en passant que les logiques  » identitaires  » qui en font une réalité sont des perversions, au sens précis et non pas métaphorique du terme, parce qu’alors l’origine vaut comme la réalité positive qui vient boucher la faille du réel, qui vient colmater le manque qui fait précisément que nous sommes toujours en question pour nous-mêmes. En fait, dans ces logiques, l’origine est un fétiche c’est-à-dire un absolu fascinant – j’allais dire  » fascisant « , ce qui aurait été par ailleurs très juste – qui est à la fois le lieu et le moyen de la jouissance. Tenir à son origine comme à la prunelle de ses yeux relève donc de ce  » déni de la castration  » en quoi consiste toute perversion, en langage freudien. L’origine n’est pas une chose qu’on pourrait posséder et dont on aurait mission d’assurer la garde mais, je le répète, c’est le lieu propre de la question que chacun est pour soi, un lieu de non savoir, par conséquent. Et il est impossible de poser cette question qu’on reste pour soi dans l’abstrait – sauf bien sûr à accepter de lui donner une réponse abstraite (chacun est alors un  » représentant de l’humanité  » c’est-à-dire que chacun est n’importe qui). Ce que j’appelle piété envers l’origine est donc préservation de la question que chacun est concrètement pour soi, d’une part à l’encontre de l’universalisme abstrait pour lequel personne ne compte jamais puisque dans tous les cas il s’agit de la même représentation de l’humanité en général (qu’on soit chinois ou français, on représente pareillement l’humanité), et d’autre part à l’encontre du savoir (ce que la political correctness appelle  » identité « ) qui vient précisément faire taire l’origine en tant qu’origine c’est-à-dire en tant que lieu pour la question propre. Je le dis encore autrement, et en référence à une distinction que je vous ai déjà exposée : la piété envers l’origine consiste à ne pas céder sur ce qui compte pour nous, et qui ne compterait pas pour quelqu’un d’autre, alors que ce qui importe s’inscrit toujours dans l’horizon d’un savoir. C’est pourquoi l’identification de ce qui compte à ce qui importe est, en tant qu’impiété envers l’origine, à mes yeux la définition même de la barbarie (laquelle peut être éventuellement soft et très confortable, voire même euphorique comme dans la civilisation planétaire dite  » des loisirs « ).

Peut-être cette présentation de l’origine apparaîtra-t-il moins paradoxale, si vous vous figurez la manière dont les logiques  » identitaires  » (celles que la political correctness consiste sinon toujours à promouvoir du moins à admettre comme légitimes) produisent non pas des sujets singuliers et comme tels intéressants, mais littéralement des robots. Prenez n’importe quel exemple de ces allures et de ces comportements axés sur l’ » origine « , dans n’importe quel contexte et dans n’importe quel pays, et vous retrouverez toujours les mêmes clones ombrageux et vociférants, qui parlent par slogans et dont les phrases toujours prévisibles commencent à chaque fois par  » moi, en tant que… « . Eh bien, je crois que la problématique de l’aventure construit un tout autre sujet : au lieu que l’origine soit constamment brandie et donc instrumentalisée à chaque instant (et instrumenter l’origine, c’est bien ce qui constitue l’acte impie), elle est la production même de la subjectivité dans la constitution narrative d’un chemin.

Je dirai en effet que le chemin est l’origine en tant qu’elle trouve sa réalité dans la narration. Un chemin, c’est la narration d’une origine. Cette définition du chemin est très importante pour moi, parce qu’elle rassemble la question de l’identité personnelle, de l’origine, et de la narration : comprendre et respecter quelqu’un, c’est comprendre quel a été son chemin – et donc déjà en faire un personnage de récit, le héros de l’aventure qui a fait qu’il n’est pas n’importe qui, quoi qu’on puisse en penser  » par ailleurs « . Ainsi se constitue dans l’unité narrative une suite d’épreuves qui deviennent le chemin personnel d’un certain sujet. Vous avez compris que toute aventure, qui pouvait sembler être la recherche d’une origine, est en réalité recherche d’un chemin, à cause de sa dimension narrative – la résolution de ce paradoxe se trouvant dans la définition du chemin que je viens de proposer. L’aventurier suit son chemin en le produisant dans la narration de ce qui lui arrive, un chemin que l’irréductibilité des épreuves à tout type d’expérience rend parfaitement inouï (suivre les sentiers battus est le contraire même de l’aventure) et s’autorise de ce chemin, dès lors original parce qu’originel, pour devenir enfin irréductible à toutes les places qu’il a occupées. Ainsi la narrativité de l’aventure peut être identifiée au traitement du problème de l’origine, traitement qui va consister à en faire un chemin quand elle n’était qu’une simple impossibilité (puisqu’il est exclu que l’origine appartienne jamais au monde, qui la suppose toujours). Voilà donc comment je définirai l’aventure à ce moment de notre réflexion : l’institution de l’origine comme chemin – le moyen de cette institution étant la narration dont l’éventualité est constamment maintenue, doublant pour ainsi dire le réel de chaque épreuve. Ce réel est la mort, puisque c’est l’effectivité du risque qui libère l’aventure du semblant et qu’en fin de compte tout risque confronte à la mort. La mort est le réel de l’’aventure. Nous savons tous que l’aventurier revient de sa propre mort, et que c’est du récit tumultueux de son retour qu’il s’agit toujours en lui. Dans l’aventure, dès lors qu’elle en est le sérieux, la mort vaut toujours comme origine : le chemin de l’aventurier est toujours une odyssée au pays des morts – là où les évidences mondaines qui nous permettent de vivre n’ont pas cours.

D’où cette affirmation en forme d’exclusive : n’a d’aventure que celui dont l’origine était réellement problématique, étant rappelé d’une part qu’être problématique est la réalité même de l’origine (si elle n’est pas problématique, on est ou bien dans la bêtise qui est insensibilité à la singularité, ou bien dans la perversion parce que l’origine vaut alors comme fétiche) et d’autre part que ce  » réel  » du caractère problématique est la mort, telle qu’on doit la reconnaître à propos de toute épreuve (et d’abord de l’épreuve d’être humain et non plus simplement vivant), si le propre de l’épreuve est qu’on n’en revienne pas, qu’on y reste. Si toute épreuve est une origine en ce sens qu’on n’en sort qu’à être  » désormais quelqu’un d’autre « , inversement toute origine est une épreuve : c’est cela que dénie aussi bien la bêtise universaliste pour laquelle chacun est semblablement un représentant de l’humanité, que la perversion identitaire pour laquelle chacun est figé sur son fétiche, objet où s’identifient savoir et existence (en langage de psychanalyse, cette identification s’appelle la jouissance). Donc si toute origine, contrairement au fait premier dont on serait simplement la conséquence subjective, est une épreuve, cela signifie à la fois qu’on ne se remet jamais de sa propre origine (en quoi elle est bien le lieu de la question que nous restons pour nous-mêmes) et en même temps que notre origine est le lieu de notre mort. Car là où il s’agit vraiment de nous, il s’agit aussi de nous comme finalement ramenés à une signature…. laquelle est à la fois le reste de l’acte d’un sujet et ce qui produit le vrai en tant que vrai (exemples des tableaux, des testaments, etc.).

Pour l’illustrer, je ne donnerai qu’un exemple, emprunté à une interview que Picasso avait donnée au début des années 60 et qui a été rediffusée récemment à la TV. On lui demandait s’il pensait parfois à sa mort.  » Toujours, à chaque instant « , a-t-il répondu. Étonné, le journaliste demande si c’est depuis longtemps. La réponse est venue, simple et évidente :  » Depuis toujours « . Voilà, à travers l’exemple d’un homme qui n’a jamais trahi la promesse (je vous ai déjà expliqué, contre l’idéologie niveleuse et mensongère des  » dons « , que le génie n’était rien d’autre que ce respect de la promesse originelle), ce qui montre exactement l’origine : la mort est le lieu de son travail ; et qu’est-ce que son travail, sinon pour Picasso à chaque fois l’effectuation concrète de la question qu’il était pour lui-même – et en même temps le fait que sa vie ne comptait pas (car n’importe qui a une vie, or seul Picasso a fait ce qu’il a fait) ? Ainsi il y a une réciprocité de la mort et de l’origine, et c’est la notion d’épreuve qui me semble l’établir – dès lors que vous m’accordez les deux traits qui caractérisent l’épreuve par opposition à l’expérience, et qui sont d’une part qu’on n’en revienne pas, et d’autre part qu’elle ne puisse être réfléchie que par la mention expresse de l’origine (toute personne ayant traversé une épreuve dit  » désormais, je suis quelqu’’un d’’autre « ).

Dans l’’aventure, qui est une suite d’épreuves unifiée par la narration, on a donc un récit qui rassemble dans la constitution d’un sujet fictionnel – le  » héros  » de l’aventure – ce qui à chaque fois est sa mort, et par là même son origine de sujet survivant. La narration va tisser la pluralité des épreuves comme autant de figures entrecroisées de la mort et de l’origine – de la mort comme origine, de l’origine comme mort. C’est ce tissage qui constitue l’aventure, laquelle est donc originellement textuelle – au sens où tout roman est d’abord un texte, puisqu’il fait de lettres et qu’il appelle la lecture d’un autre pour qu’advienne son héros. Pour l’instant je vais examiner la question de la production de la subjectivité dans la narration. Nous verrons ensuite ce qu’il en est de cette question de la lettre.

Chaque épreuve est unique et définitive, et pourtant l’aventure est faite d’une suite d’épreuves, et elle est toujours celle d’un héros. La narration accomplit ce caractère de continuité subjective en produisant un sujet impossible à confondre avec le survivant de chacune des épreuves. Or ce sujet produit, précisément parce qu’il est produit par la narration (par opposition au simple survivant produit par l’épreuve), est un sujet non pas fictif, puisque l’aventure produit effectivement un sujet singulier, mais fictionnel. C’est cela, un héros : un sujet fictionnel (et non pas un sujet fictif, bien au contraire). Pour penser l’aventure à partir de l’épreuve on dira qu’il y a d’une part le sujet réel qui n’est que sa propre mort et qu’on peut réfléchir à travers la notion du survivant, et d’autre part le sujet fictionnel qui est produit par l’aventure, en tant qu’elle est la narration des épreuves dès lors fictionnellement mises en suite. Cette production d’une réalité fictionnelle à l’encontre du réel de l’épreuve et de sa temporalité du définitif, je dirai qu’elle concerne non pas le sujet singulier (lui, il vient de l’épreuve : n’est singulier que le survivant) mais la subjectivité singulière, dès lors que la notion de subjectivité renvoie à celle d’un espace où un sujet diffère imaginairement de lui-même – de lui-même tel comme partiellement mort c’est-à-dire éprouvé.

Le sujet singulier s’oppose au sujet médiocre qui n’est rien d’autre que sa place comme réalité effective d’un savoir (et dans la réalité les savoirs sont indéfiniment surdéterminés : par exemple on est à la fois professeur, contribuable, client, membre de sa famille, etc.) ; et la subjectivité produite par la narration qui constitue par là même un chemin singulier s’oppose à la subjectivité produite par la réflexion qui constitue par là même un espace de semblance universelle. Ainsi quand je réfléchis, les arguments que je considère sont tels qu’ils doivent être reconnus par n’importe quel être humain et même par tout esprit possible – et une vérité objective c’est-à-dire expressément réflexive (l’exemple paradigmatique est évidemment constitué par les mathématiques) vaut indifféremment pour un français et un chinois (ou même un martien). On a donc d’une part la narration qui produit un sujet selon l’origine, et d’autre part la réflexion qui produit un sujet étranger à toute origine. Et à chaque fois on a une manière d’assumer subjectivement l’être : ou bien en singularité par la narration, ou bien en universalité par la réflexion. Et si vous associez la conjonction mort / origine qui définit l’épreuve avec la narration, vous avez l’aventure comme production de la subjectivité singulier.

Voilà l’essentiel de ma thèse, sur cette notion : la subjectivité singulière est le produit d’une aventure, c’est-à-dire d’une manière narrative de traiter le problème de l’être, dont l’épreuve est à chaque fois le lieu – puisque toute épreuve est indistinctement lieu mortel et originel. La narration, qui rassemble des épreuves à chaque fois uniques et fermées sur elles-mêmes (puisqu’une épreuve se définit de ce qu’on n’en revienne pas), produit un espace qui, né de la liaison fictionnelle des points de singularité, est forcément une subjectivité singulière. Cet espace est toujours déjà ouvert en tant que l’épreuve n’est pas simplement une épreuve mais déjà une péripétie, c’est-à-dire qu’elle est toujours déjà doublée de son propre statut narratif. Et bien sûr, je parle d’une constitution après coup : le récit qui adviendra dans une réflexion qui, sans cela, serait pure production d’une subjectivité indifférente, va constituer par récurrence chaque épreuve unique comme étant toujours déjà prise dans l’unité que ce récit lui confère avec les autres épreuves. C’est l’’aventure qui fait le héros et non l’inverse, et c’est le récit qui la suit qui fait l’aventure, de sorte que, du point de vue de ce récit, on peut dire que le héros l’a toujours été (c’est le point de vue récurrent qui impose cette constitution rétrospective) et qu’’en conséquence ce qui aurait été des épreuves fermées pour d’autres a été en même temps pour lui des moments de sa production subjective – des moments de la constitution de son statut de héros.

L’’aventure est le procès par lequel le héros se met littéralement à exister dans la narration qui rassemble autant de points de réel, les épreuves, qui sont à chaque fois la mort du sujet qui les a passées. Si l’on nomme  » pensée  » la différence du sujet singulier et du sujet médiocre (je vous rappelle que la pensée ne se réduit aucunement à la conceptualité : Picasso n’est pas un moindre penseur que Platon), on dira par conséquent que l’aventure est, comme traitement du problème de l’être, l’institution subjective du sujet de la pensée – alors que ce sujet est habituellement sans subjectivité puisqu’on ne pense que sans soi, comme vous savez. Il ne faut donc pas confondre la pensée, qui est la ponctualité de vérité dont chacun est éventuellement capable en tant que survivant (et nous sommes tous des survivants, au moins de l’épreuve du langage c’est-à-dire que nous sommes tous susceptibles de poésie – sauf à nous être trahis nous-mêmes en ayant décidé d’être des médiocres), avec l’institution d’une subjectivité pour cette pensée qui est, me semble-t-il, la fonction de l’aventure. Car si chacun (à l’encontre de n’importe qui) est ponctuellement capable de vérité (chacun est marqué, la marque étant le reste de l’épreuve), il serait absurde de dire que chacun est une subjectivité pour la pensée en général, la subjectivité s’entendant habituellement de la réflexion, celle-là même que nous employons à propos de l’épreuve en disant que si nous sommes désormais quelqu’un d’autre, nous sommes  » par ailleurs  » toujours le même.

Pour qu’’on puisse concevoir un sujet et une subjectivité pour la pensée alors que celle-ci n’a rien de subjectif et que la subjectivité est habituellement ouverte par la réflexion universalisante, il faut introduire à la fois une production irréductible au savoir et un espace qui puisse être celui d’une subjectivité irréductiblement singulière (par opposition à la subjectivité interchangeable de la réflexion). En ce qui concerne le premier point, on peut dire que cette production du sujet est la métaphore, qui se spécifie justement de ce qu’on ne puisse pas l’apprendre (de son extériorité à tout savoir, par conséquent), et qui est l’acte du sujet en tant que sujet. Je vous rappelle que la métaphore s’oppose au concept et qu’en conséquence elle n’est jamais réelle que là où l’on ne sait pas – c’est-à-dire que là où l’on n’est plus pour  » avoir su  » – bref, là où nous sommes marqués. La métaphore est l’acte langagier qui a expressément lieu là où nous ne sommes pas, là où nous sommes morts – en ce lieu ponctuel, reste de l’épreuve, qu’il faut donc nommer la marque. La métaphore est la pensée elle-même, pour la raison qu’elle est irréductible à tout savoir (donc à tout enseignement) et qu’elle produit dès lors un sujet – un origine pour le sens qui soit absolument irréductible à une place d’effectuation dudit savoir. Mais cela n’est pas suffisant pour qu’on puisse parler d’une subjectivité singulière : l’acte  » subjectal  » (et non pas subjectif) de la métaphore, qui est un acte de pensée dont le sujet est le résultat, doit encore devenir intériorisation, spatialité interne à partir de cette ponctualité, pour qu’on passe du sujet à la subjectivité. Eh bien ma thèse est que cet espace est institué par la conjonction de l’épreuve et de la narration, autrement dit par l’aventure qui va produire un lien et une unification fictionnels entre des moments de réel dont chacun est indistinctement une mort et une origine. Il n’y a de subjectivité singulière que pour celui qui devient d’une manière ou d’une autre le héros de sa propre légende, par opposition à la subjectivité ordinaire de quiconque, qui n’est en fait que la subjectivation du savoir dont il est fait (que l’espace subjectif de sa place). Non pas surtout que la subjectivité singulière soit celle de quelqu’un qui se prend pour un héros (seul un médiocre peut se prendre pour un héros), mais au sens où la mort dont quelqu’un est fait là où il est marqué et que nous pouvons décrire comme l’archipel de ses points de vérité, est devenue avec son origine un tissu dont sa vie est malgré lui drapée, si je puis me permettre cette métaphore. La singularité subjective, c’est que rien ne soit possible que comme moment d’un récit qui se fait ailleurs qu’en soi (dans le lecteur dont l’idée est impliquée dans cette de lettre et de récit), et que ce lieu soit en propre le lieu de la vérité une.

La vérité n’est jamais une, parce qu’elle advient seulement là où nous sommes marqués (partout ailleurs, c’est bavardage ou effectuations de savoirs anonymes). Le propre de la vérité, s’il n’y a de vérité qu’au point de marque, est donc d’être partielle – comme la mort, à quoi elle s’identifie dès lors. Eh bien si vous admettez que l’épreuve (dont le reste est la marque c’est-à-dire le point de vérité) soit toujours déjà doublée d’elle-même comme racontée, vous êtes biens obligés d’admettre que le tissage des épreuves (c’est-à-dire des  » origine-mort « ) devient pour le héros en tant que sujet fictionnel, sa vérité totale ! La vérité ne peut être totale que fictionnellement, non pas en ce sens qu’elle pourrait être  » toute  » mais en ce sens qu’un sujet peut s’y reconnaître sans qu’elle cesse pour autant d’’être une vérité. Fictionnel s’oppose à spéculaire. Habituellement, la reconnaissance de soi ne concerne pas le sujet mais le moi : quand je me vois dans la glace le matin, je me prends pour celui que je vois dans la glace (alors que je suis non pas dans la glace mais dans la salle de bains), et c’’est l’’opération de cette reconnaissance qui me constitue comme  » moi « . On pourrait dire que l’aventure est elle aussi spéculaire : le sujet se reconnaîtrait dans le récit qu’on ferait de ce qu’’il a vécu. Mais ce serait oublier l’’essentiel, à savoir que l’’aventure est faite de l’épreuves, c’est-à-dire de mort et d’origine indistinctement. Donc si le sujet se reconnaît en elle, cela cesse d’être son aventure pour devenir l’’histoire de quelqu’un dont il sait que par ailleurs c’’est lui. Le propre de l’’aventure est justement d’évacuer cette reconnaissance purement spéculaire : ce n’est pas du moi qu’il s’agit, mais du sujet fictionnel (le  » héros « ), en tant que, contrairement au premier, celui-ci comprend en lui de le mort et de l’origine, bref de la vérité. Le sujet fictionnel est donc le sujet selon sa vérité sujet, et c’est la distance de ce sujet fictionnel au sujet réel qui est proprement la subjectivité aventureuse. Donc l’’aventurier est celui qui est toujours accompagné de sa vérité, alors qu’elle n’est jamais qu’’un point, une marque impossible à objectiver, pour tout autre – dès lors toujours étranger à sa propre singularité. Je synthétise par une formule : l’aventurier est celui qui n’’est pas étranger à sa propre singularité.

Mais alors que le même n’’est en général le même que  » par ailleurs  » (depuis cette épreuve, je suis un autre ; mais  » par ailleurs  » c’est toujours moi) de sorte que  » l’’humanité  » des semblables métaphorise le fait d’’être soi-même sujet, le sujet de l’’aventure est le même là exactement où il est sujet c’est-à-dire dans cette conjonction de la mort locale et de la fiction totalisante : il est sujet non plus en extériorité à la subjectivité, mais au lieu même de cette subjectivité, c’’est-à-dire encore extérieurement à lui-même. Alors que la vérité d’un sujet ordinaire qui lui est simplement extérieure et par là même méconnue, celle de l’’aventurier l’’accompagne et n’’est pas sans être à chaque instant reconnue.

Cet accompagnement donne lieu à des personnifications parfois étonnantes : la  » baraka « , la  » bonne étoile « , mais aussi la fatalité – je pense bien sûr au  » fatalitas !  » de Chéri-Bibi – etc. sont des formules qui reviennent fréquemment dans les récits d’aventure. Il y en a une plus célèbre : le  » démon  » de Socrate. Qui était ce  » démon  » ? Socrate lui-même, bien sûr ! en tant qu’aventurier de la pensée et surtout en tant qu’il ne se reconnaissait pas dans cette figure qui était pourtant la sienne. Je m’explique : lisez les passages de Platon où ce démon est mentionné, et vous verrez qu’à chaque fois, je dis bien à chaque fois, sa présence a toujours la même indication de singularité. Le démon de Socrate n’a rien à voir avec une conscience morale, bien qu’il n’ait qu’une existence négative – il n’indique jamais à Socrate ce qu’il doit faire, mais uniquement ce dont il doit s’abstenir – le paradoxe étant qu’il ne s’agit pas de mauvaises actions. Et certes, nous ne comprenons pas pourquoi son démon lui ordonne de s’abstenir de certaines actions, éventuellement louables… Eh bien je vais vous le dire : tout ce dont Socrate doit s’’abstenir, c’’est toute action pour laquelle il faut expressément être n’’importe qui. Je l’indique autrement : là où il s’agit d’effectuer un savoir et donc là où il ne s’agit pas de vérité. Socrate ne se prenait pas pour Socrate, grand philosophe, et ne jouait pas à être singulier c’’est-à-dire original. Mais nous n’y pouvons rien : cet homme n’était pas un médiocre. Dès lors sa singularité, quand on l’envisage subjectivement comme j’essaie de le faire ici, ne pouvait se traduire que par la conscience d’un accompagnement à éclipses, celui d’un démon dont l’expression était uniquement négative (eût-il ordonné positivement, que Socrate aurait alors été contraint de jouer le rôle de Socrate).

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Maintenant il faut penser le statut de cette vérité que sa propre fiction permet au sujet de l’’aventure de voir du coin de l’oeil (car s’’il la voyait en face, ce serait une image dans laquelle il se reconnaîtrait et il ne s’’agirait plus que du sujet spéculaire), qu’’il ne reconnaît pas mais que, contrairement à ce qu’’il en est pour les gens ordinaires, il ne méconnaît pas non plus..

Engageant ma réflexion sur l’’épreuve, vous avez vu que j’ai commencé par l’indication d’un nouage concernant les  » formes a priori de la sensibilité  » selon Kant, c’est-à-dire l’espace et le temps de la représentation. La parole de l’éprouvé est en effet pour le temps  » je suis désormais quelqu’un d’autre, mais je suis toujours le même  » et pour l’’espace  » ici je suis un autre, mais par ailleurs je suis le même « . – La mort est toujours locale, puisqu’’elle est le réel de toute épreuve, et sa temporalité est celle du définitif. Quand il s’’agit de la subjectivité aventureuse, on aura donc affaire à une subjectivité ouverte à la fois pour l’espace (le propre d’un aventurier est toujours de vivre dans les grands espaces, même si l’aventure prend parfois la figure d’un  » voyage autour de ma chambre « ) et pour le temps (tout peut toujours arriver). La subjectivité aventureuse sera donc faite de la tension de l’épreuve et de la narration c’est-à-dire du local et du total, du définitif et de l’ouvert (dès qu’une narration commence on attend la suite), de l’’ici et de l’’ailleurs (par exemple il est toujours sur le départ). Il est donc certaine que cette subjectivité a une structure de chiasme : faite d’’une torsion des formes a priori de la sensibilité (raison pour laquelle il est à la fois totalement vrai et totalement faux que l’aventurier partage le monde des gens ordinaires). Mais ce n’’est pas ce que je veux développer ici : je veux m’interroger sur la vérité dont j’’indique ainsi la disposition topologique.

Reprenons l’exemple de Socrate. Je viens de dire que son démon était lui… Mais quand même pas vraiment ! On l’’admettra : non seulement il n’’y avait pas deux individus nommés  » Socrate « , non seulement il n’était pas schizophrène au sens étymologique (il n’entretenait pas avec son démon le même rapport que le docteur Jekyll avec Mr Hyde !), mais encore il serait absurde de dire que le démon était un aspect du philosophe. C’’est expressément qu’’il le présente comme un autre que lui. Or si c’’est un autre, et si moi j’ai raison de dire que c’est le même, cela signifie que le démon est la représentation de Socrate. Mais quel Socrate ? le Socrate de la négation. Or, dans un article célèbre, Freud nous enseigne précisément que c’est la négation qui fait le sujet ! Ici Socrate advient comme sujet et par ailleurs son démon a une réalité négative… Pour nous Socrate est un héros de la philosophie (et de la liberté aussi), mais pour lui il était un homme accompagné, dans les circonstances où il s’agissait d’être n’importe qui, d’un démon qui lui commandait de s’abstenir. Alors je le demande : est-ce que ce démon n’’est pas notre présence auprès de lui ?– non pas surtout que ce héros soit nous (je viens de dire que c’était Socrate lui-même) mais en ce sens que le statut de héros que nous reconnaissons à Socrate n’’a pas d’autre lieu que notre lecture de sa vie… Socrate est une légende : quelque chose qui  » doit être lu « , selon l’étymologie du terme. Et forcément ce qui doit être lu ne trouvera sa réalité que dans la lecture. Vous avez compris que cet accompagnement qui caractérise l’’aventurier et qui institue sa subjectivité comme singulière, c’’était son statut de légende vivante.

Prenez tous les exemples d’aventuriers que vous voudrez ; à chaque fois ils ne sont pas sans savoir ce qu’’il en est de leur réalité. Je viens de citer Chéri-Bibi. Un jour, il assiste à une représentation de l’Œdipe de Sophocle ; à la fin du spectacle il s’écrie :  » Voilà un type comme moi ! « . Méprisons une lecture qui serait bête, ici, et qui consisterait à dire que tout homme est Œdipe, si la psychanalyse a raison de poser l’universalité du fameux  » complexe « . Non : Œdipe, c’est quelqu’un qui était de son propre accompagnement par le destin ! Voilà la subjectivité de l’aventurier :  » fatalitas ! « , un même qu’il reconnaît toujours, qui n’est pas lui, mais qui n’est pas sans être lui – ce que j’appellerai donc sa propre réalité au lieu de la lecture d’un autre (nous, en l’occurrence).

J’arrête avec les exemples, et je m’’efforce d’aller à l’essentiel. La vérité de l’aventurier, c’est une réalité. Vous allez me dire que réalité et vérité ne sont aucunement interchangeables (c’est même un des principes de mon enseignement de toujours approfondir leur différences). En effet : qui dit réalité dit savoir (la réalité est ce que dit le savoir), et la notion de vérité s’entend expressément à l’encontre de celle du savoir. Mais qu’’en est-il de la réalité quand sa réflexion n’est pas une conception, mais une narration… ? Voilà ma question.

Vous ne pouvez plus dire que je ramène la vérité au savoir, puisque je diffère la narration de la conception ! Jamais je ne dirai, comme Hegel, que la vérité est dans le concept : je dis tout au contraire que l’anonymat du concept exclut qu’il y ait jamais vérité puisqu’il implique que ce qui est conçu ne compte pas plus que celui qui conçoit (autrement dit pour moi : il importe de comprendre, et au plus haut point ; mais cela ne compte pas). Alors je pose maintenant la question : quelle différence entre la narration et le concept ?

Il y a d’’abord une différence capitale que je n’ai pas le temps d’aborder ici, et qui tient aux formes a priori de la sensibilité dont je viens de parler : impossible de narrer sans installer un temps ( » il était une fois… « ) et un espace ( » dans un merveilleux pays…. « ). Je me bornerai platement à opposer les péripéties du récit aux moments du concept. Ainsi que Hegel l’indique expressément, le concept comprend en lui la différence de l’’essentiel et de l’’inessentiel, le premier concernant la nature de la chose considérée, le second les conditions de sa réalité. Impossible de  » concevoir  » sans embrasser dès lors l’objet non seulement dans sa nature propre mais encore dans sa possibilité. La question de la possibilité se pose-t-elle dans la narration ? Vous voyez bien que non ( » dans un merveilleux pays… « ). D’’un autre côté, ainsi que Hegel le rappelle à plusieurs reprises, il ne saurait être question d’indiquer la nature d’une chose sans que cette nature ne comprenne en elle les conditions de son effectivité (l’essentiel et l’inessentiel sont les moments propres de l’essence). Donc raconter n’est pas seulement s’abstraire de l’’effectivité, c’’est encore s’abstraire de la nature de ce qu’on raconte ! Raconter, c’’est toujours ne rien raconter, alors même que tout récit est récit de quelque chose, pour nous d’’une aventure… D’’ailleurs c’est très évident : tout le monde sait bien que le seul sujet d’un texte littéraire est la littérature.

Nous sommes dans la réflexion ; nous opposons concevoir à raconter ; nous constatons que toute conception est toujours conception de quelque chose et qu’’aucune narration, si détaillée qu’elle soit, n’échappe à la nécessité d’avoir un objet inconsistant…

Eh bien là voilà, la subjectivité de l’’aventurier : d’une part la conscience de soi et d’autre part… autre chose par quoi on est constamment accompagné, qui n’’est  » par ailleurs  » rien, mais dont on n’est pas sans savoir qu’’il s’agit de soi…

Tout cela est bien abstrait, me direz-vous. Pas tant que cela. Car la subjectivité de l’aventurier, faite de cette disjonction entre quelque chose et rien, moi je dis que c’est la subjectivité originelle. Qu’est-ce en effet que cette différence entre quelque chose et rien, sinon justement l’origine en tant que telle ? Car quand on pose la question de l’origine, on le fait toujours par la même question, celle de Leibniz reprise par Heidegger :  » pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? « . Ce qui signifie expressément qu’on désigne l’origine, qui par définition précède le commencement et le rend possible, comme la tension de quelque chose et de rien ! Quelque chose pour nous c’est le sujet en tant qu’il se conçoit et se reconnaît lui-même ; rien c’est ce même sujet transporté non plus dans l’ordre de la conception et de la reconnaissance, mais dans celui de la narration.

Parce qu’il est une conscience accompagnée sans le savoir de son propre récit, l’aventurier est donc l’originel en personne ! Non pas comme sujet (je ne parle pas spécialement d’un inventeur, encore que les inventeurs soient des aventuriers) mais comme subjectivité. L’origine pour soi, en somme…. Socrate était originel, lui qui ne parlait de vérité qu’à dénoncer l’inconsistance du savoir, et son démon, c’est qu’il n’était pas sans savoir qu’il l’était…

Rien là que de très simple, finalement : je suis en train de vous décrire la subjectivité originale, alors même qu’il appartient à la subjectivité de ne pas l’être, puisqu’elle est d’abord faite de réflexion, et que le propre de la réflexion est d’installer l’universalité de son propre sujet (quand je réfléchis, je suis n’’importe qui, comme le montre la possibilité des vérités objectives, qui se définissent précisément par le double critère de la réflexion – par exemple on isole les qualités premières des qualités secondes – et de l’universalité – ce que nous avons trouver s’impose nécessairement à tout esprit c’est-à-dire à des esprits pour lesquels l’’origine ne compte pas).

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Peut-être est-il nécessaire que je reprenne sous une autre forme cette différence de la subjectivité singulière et de la subjectivité ordinaire qui est la réalité même de l’aventure. Je vais donc reprendre en deçà de mes dernières conclusions – ce qui m’entraînera donc sur un chemin un peu différent de celui que je viens de suivre.

 

Le sujet de l’aventure est un sujet forcément fictionnel parce que c’est inséparablement une subjectivité : il est situé au lieu narratif de la pluralité des épreuves, alors même qu’une épreuve est à chaque fois unique et impossible à dire (puisqu’on ne peut dire sa mort). C’est pour cette raison qu’on parlera d’un sujet fictionnel – qui est donc aussi bien une subjectivité, puisque l’idée de fiction renvoie expressément à un espace de représentation ouvert à l’encontre du réel supposé premier. Or cette nécessité n’est pas seulement réalisée après coup, dans le récit qu’on peut faire d’une aventure qui nous serait arrivée, mais la figure de l’aventurier se définit de ce que l’épreuve soit déjà sa propre fiction : quand elle a lieu, l’épreuve qui est impossibilité de la parole est déjà réflexivement reprise dans son propre récit, de sorte que l’épreuve aventureuse, qui certes abolit localement un sujet ( » depuis ce jour je suis quelqu’un d’autre « ) produit paradoxalement la même subjectivité, à qui tout arrive : celle-là qui, comme on disait dans les feuilletons de mon enfance,  » repart vers de nouvelles aventures « . Le sujet est mort (localement) à chaque fois, mais la subjectivité reste parce qu’elle n’est rien d’autre que l’écart institué par la dimension de fiction de ce qui arrive et qui sans cela serait indicible – tout simplement parce qu’il n’y a plus personne pour en parler. Je propose donc la formule suivante : l’aventure, c’est qu’il n’y ait personne pour concevoir, mais toujours quelqu’un pour raconter. Et s’il n’y a personne pour concevoir, c’est qu’à chaque fois celui qui aurait pu le faire n’est pas revenu : il est resté dans l’épreuve. A l’extérieur, chez le lecteur, le sujet fictionnel naît alors de cette nécessité et par là même il institue un sujet réel, celui qui se retrouve après l’épreuve comme étant par ailleurs le même que celui qu’il était avant elle. Ce sujet second est donc le sujet de la réflexion, qui est au contraire premier chez n’importe qui. L’aventurier naît comme homme ordinaire de son propre statut de héros (je citais Hegel. Je vais faire allusion au passage sur le  » valet de chambre  » en disant qu’il faut être un grand homme pour avoir de petits côtés – et être constitué par là même comme petit – les gens médiocres n’ayant certes jamais à l’être).

Que les multiples morts dont nous sommes parsemés (les marques, restes d’autant d’épreuves dont nous ne sommes jamais revenus) soient comprises dans un récit qui pourra en faire, à l’encontre même du réel des épreuves (qui est qu’on y reste…), les morts d’un même sujet, voilà en quoi consiste l’aventure : par son caractère indistinctement réel et fictionnel (épreuve, narration), elle ouvre singulièrement l’espace même de la subjectivité. Et le propre de l’ouverture singulière est d’installer l’espace subjectif comme espace entre d’une part la réflexion universalisante (être n’importe qui, ce qui est le propre chacun pour soi) et d’autre part la légende c’est-à-dire la nécessaire institution d’un héros au lieu d’une lecture.

Il n’y a de subjectivité singulière que par l’ouverture d’un espace opérée dans la narration et donc dans la production fictionnelle : que quelque chose puisse être non pas dit mais raconté, et que ce récit soit une synthèse temporelle. Sinon, on peut parler de sujet (à condition qu’il y ait métaphore – laquelle est l’inouï qui advient au lieu de la marque), mais pas de subjectivité. La subjectivité s’oppose au sujet : celui-ci est d’une certaine manière intemporel puisqu’il est extérieur à lui-même (contrairement aux actions qui se font dans notre présence, les actes, qui comptent seuls quand les actions sont seulement importantes, ont lieu sans nous), alors que, comme chacun sait, la subjectivité est faite de temps. Et ce temps, on peut le décrire ou bien comme le temps  » objectif  » de la réflexion c’est-à-dire du domaine dans lequel il n’y a plus de choses mais seulement des objets, ou bien comme le temps singulier qu’on retrouve par exemple dans le style d’un écrivain et qui nous fait dire que là, et contrairement à ce qui se passe pour nous quand nous réfléchissons, il y a une subjectivité singulière. La dimension narrative de l’aventure est la production d’un sujet temporel (pas d’un sujet réel, mais d’un sujet fictionnel) – un sujet en quelque sorte fait de battements et de syncopes (bref de style) qui ne sont pas des structures réelles mais des structures narratives, et sa  » fictionnalité  » laisse advenir à son encontre le sujet anonyme de la réflexion : Socrate n’était pas son démon, si son démon était Socrate. La  » torsion  » dont je viens de parler à propos des formes a priori de la sensibilité conjoint la temporalité ordinaire de la réflexion et la temporalité singulière du sujet légendaire, et ainsi elle structure spécifiquement la subjectivité aventureuse. L’aventure institue donc la différence de la subjectivité quelconque et de la subjectivité singulière (je parle de subjectivités et non pas de sujets). On peut en indiquer l’idée en disant qu’elle est celle de n’importe qui, à ceci près que ce sujet quelconque est accompagné de sa propre vérité comme un corps est toujours accompagné de son ombre.

Pour mieux me faire comprendre, je vais essayer d’expliquer ce qu’il en est de la subjectivité quelconque, quand on la considère indépendamment de sa production par la légende, et je l’opposerai à la subjectivité aventureuse.

Elle est forcément entée dans la mort puisque seul l’impossiblement impossible peut nous renvoyer absolument à nous-mêmes. La mort est l’impossibilité même qu’on la comprenne ; de sorte que sa rencontre me renvoie absolument à moi-même, moi qui suis transcendantalement capable de tout comprendre. Et comme la mort est évidemment sans détermination (si elle était ceci ou cela, il s’agirait encore d’un moment de la vie et non pas de la mort), le renvoi à soi qu’elle opère sera forcément identique, dans son caractère absolu, à sa formalité universelle. C’est la raison pour laquelle l’idéalité, qui suppose la réflexion, est intrinsèquement anonyme : elle s’adresse à quiconque sait lire et plus précisément au pur renvoi à soi que la conscience mortelle est pour elle-même. Ainsi le mathématicien chinois lit et comprend un théorème exactement comme le mathématicien français : l’un et l’autre sont littéralement n’importe qui : à chaque fois quelqu’un dont l’origine ne compte pas. Opposé à cela, c’est-à-dire à cette forme d’impiété si l’on nomme impie l’homme pour qui l’origine ne compte pas, on a l’institution narrative de la subjectivité : comme toute réflexion, elle se fait dans un rapport d’impossibilité à la mort, mais ce rapport se libère de la pure formalité (et donc de la médiocrité du  » quiconque  » chacun n’est que sa place) par la distinction entre un dire impossible (et certes on ne dit pas la mort pour ces deux raisons suffisantes et corrélatives qu’elle n’est rien et qu’il n’y a personne pour avoir été mort et pouvoir la dire) et un raconter nécessaire. Raconter s’oppose à dire en ceci que dire, même dans le cas du mensonge qui en est simplement le dédoublement, est toujours intentionnellement un dire-le-vrai. Raconter, non : la question de savoir si ce qu’on dit est effectivement comme on le dit ne se pose pas, puisqu’on le constitue dans l’acte même de le dire. La médiocrité est toujours du côté du dire (ainsi j’ai raison quand je dis ce que n’importe qui dirait devant tel problème) alors que la singularité est toujours du côté de la narration, parce que seule la narration produit une temporalité singulière à l’encontre de la temporalité objective de la narration. Et la temporalité singulière est libre par rapport aux nécessités universalisantes de la représentation dans lesquelles est enfermée la temporalité objective (ce que je dis, n’importe qui doit pouvoir le vérifier) ; de sorte que par cette liberté elle n’est plus rien d’autre que temporalité singulière. Voilà l’aventure, concrètement : le procès de production d’une temporalité désormais singulière : celle du héros de la légende qui n’adviendra à l’existence que dans ce que je viens d’appeler l’accompagnement (et donc la  » torsion esthétique « ).

En tant qu’elle est production fictionnelle du couple mort / origine, l’aventure est institution du temps subjectif singulier. La subjectivité du médiocre est celle de sa place (et certes la place est toujours déterminée : finalisé selon les a priori du temps objectif, on peut considérer le temps du boulanger ou celui du sergent de ville, lesquels sont à chaque fois ce que n’importe qui serait à leur place), alors que la subjectivité singulière est celle d’un temps de narration qu’on peut dire libre, puisque la réalité concernée ne compte pas plus que l’approbation des autres (alors qu’un boulanger ou un sergent de ville ont une pensée soumise à celle de la communauté des boulangers ou des sergents de ville, particularisations de la communauté humaine en général). L’aventure, où le couple mort / origine est constitué comme moment par la narration (j’insiste sur ce terme de  » moment  » qui renvoie expressément à la temporalité) est donc la production de la subjectivité libre non pas en négation de la subjectivité ordinaire, mais en torsion de celle-ci. Saisissons le mouvement de cette production : alors que la marque renvoie à l’universel de la représentation en posant en ailleurs d’elle-même et donc de la vérité (je suis marqué ; mais par ailleurs je suis toujours le même), la légende, précisément comme fictionnelle, se fait en sens inverse : elle produit la subjectivité anonyme. Evidemment la subjectivité concrète est la rencontre des deux mouvements. C’est uniquement en référence à l’aventure qu’on peut parler de liberté, en tant que celle-ci ne consiste pas à ne pas appartenir à la réalité conditionnante (l’ordre des places) mais pour nous à n’être pas de ce lieu. J’ai indiqué plus haut que ce lieu (métaphysiquement : l’alternative de quelque chose et de rien) était l’origine. L’aventurier vient de son origine – qui l’accompagne comme son ombre. C’est ce statut de l’origine qui diffère l’aventurier de l’homme ordinaire, pour qui elle est toujours déjà perdue.

Le procès de production d’une subjectivité libre, en tant que la subjectivité n’est que sa propre sensibilité (au sens des formes a priori),

voilà donc ce qu’est l’aventure à mon avis.

La notion de liberté doit donc être repensée à nouveaux frais, dès lors que nous n’admettons plus l’existence du sujet d’une part et de la subjectivité d’autre part comme des faits irréductibles et magiques.

Le sujet est produit par la métaphore puisque la substitution d’un mot à un autre, dans ce cas, se fait à l’encontre de tout savoir possible (et dès lors on appelle sujet l’extériorité réelle au savoir) ; et par ailleurs ce sujet originellement métaphorique peut trahir cette origine ou faire preuve de piété à son endroit. J’appelle médiocrité le premier terme de l’alternative, qui renvoie toujours à la nécessité réflexive de faire ce que n’importe qui ferait à notre place ; j’appelle génie le second terme, qui consiste à ne pas céder sur le caractère  » poiétique  » de notre existence (je rappelle ainsi que la question du génie n’est donc pas une question de  » don  » naturel c’est-à-dire de dispositions dont personne n’est responsable, mais bien d’éthique). Or la question de l’aventure transpose au niveau de la subjectivité cette alternative de la trahison et de la piété, c’est-à-dire de la médiocrité et du génie, parce qu’elle fait de la production de l’espace subjectif l’enjeu d’une alternative : dire ou raconter – d’une part représenter et se représenter dans la soumission à une réalité préalable et à l’indéfinie multiplicité des autres en disant ce que tout le monde dirait à notre place, et d’autre part raconter ce personne ne peut dire ni par conséquent vérifier. Le principe de la médiocrité n’est donc pas seulement l’interchangeabilité c’est-à-dire l’impiété (puisque l’origine ne compte pas), c’est encore la présence. Dans le génie au contraire, il n’y a pas de présence d’un sujet qui serait  » auteur  » puisque l’œuvre s’impose d’elle-même et commande à la fois le geste et le regard. Eh bien, à l’encontre de la réflexion qui produit l’espace subjectif de la présence interchangeable (le cogito qui est littéralement celui de n’importe qui), la narration est la production de l’espace subjectif de cette absence, dès lors que c’est bien l’épreuve en tant que telle qu’elle lie à un personnage lui-même purement narratif (le  » héros  » de l’aventure : ce sujet dont le récit est le lieu d’existence). Je le dis encore autrement : à la réflexion qui produit la conscience anonyme de quiconque est capable d’idéaliser, s’oppose la narration qui produit le héros d’une intrigue qui est toute sa réalité, et c’est cette opposition qui est la subjectivité aventureuse. C’est cela, un héros : quelqu’un dont l’existence est tissée de mort et d’origine et qui pour cette raison n’existe que dans le texte qui est proprement ce tissage (ainsi que l’étymologie l’indique), lequel texte accompagne comme son ombre le sujet ordinaire (mais qui ne l’est dès lors pas). L’aventure ne produit donc le héros que comme personnage, et surtout pas comme individu réel, mais ce personnage est indubitablement un sujet – un sujet fictionnel dont la distinction d’avec le sujet réel produit la subjectivité aventureuse. C’est le médiocre qui est un individu réel : le point d’intersection de tous les ensembles de toutes natures dont il relève ; l’aventurier, lui, n’est personne parce que le héros n’a aucun autre lieu d’existence que le récit qui va tisser la mort et l’origine dont tout le monde reconnaît en lui la manifestation. Il n’est personne mais  » par ailleurs  » c’est quelqu’un d’ordinaire. La  » fictionnalité  » du sujet, ce n’est pas son caractère fictif, c’est qu’il ait pour réalité le texte comme tissage de mort et d’origine et la subjectivité aventureuse est que ce tissage n’existe que sur le mode de l’accompagnement.

On peut rassembler cette idée en disant que l’aventure produit un sujet qui est une légende alors que la simple vie, qui est toujours mobilisation de savoirs, produit un sujet qui est une place. La subjectivité est donc la différence de la légende et de la place. Et certes, il y a des gens qui sont des légendes ambulantes (par exemple Beethoven, au dire même de ses contemporains, mais on peut encore parler d’Eric Tabarly ou de Neil Armstrong, pour prendre des exemples aussi différents que possible), et qui n’étaient pas sans le savoir, non pas comme une connaissance extérieure mais comme la structure même de leur subjectivité. C’est là un thèse qu’il faut entendre littéralement, c’est-à-dire en se référant à l’étymologie du terme : legenda désigne, dans la règle monastique,  » ce qui doit être lu  » – éminemment la vie des saints. Comme tels ces héros n’existent pas ailleurs que dans le récit dont chacune des épreuves qu’ils ont affrontées était déjà faite, et qu’en ce qui les concerne toute épreuve a toujours été accompagnée de son récit. Bref, les aventuriers sont des gens qui ne sont pas de ce monde parce que leur patrie, la seule qui compte, celle qu’ils ont toujours voulu rejoindre, est une narration et qu’ils ne sont subjectivement rien d’autre que la nostalgie de cette patrie qu’ils ont toujours avec eux.

Eh bien vous avez exactement là l’exposé de cette subjectivité que je voudrais vous avoir indiquée aujourd’hui : une subjectivité qui n’est que l’espace nostalgique d’une narration qui a lieu depuis toujours.

Et certes elle a lieu depuis toujours puisque l’épreuve, où ils sont indistinctement morts et devenus eux-mêmes, était déjà accompagnée de son propre récit… Mais pourquoi l’était-elle, alors que les épreuves que tout le monde traverse un jour ou l’autre ne sont que des épreuves ? Je l’ai dit : parce qu’ils ont été fidèles au caractère  » poiétique  » de leur propre existence (si le sujet est l’effet de la métaphore). Or l’institution  » poiétique  » d’une existence, c’est un acte de promesse. La promesse est notamment une décision que la réalité ne comptera pas ( » quoi que tu aies fait, quels que soient l’état du monde et mes dispositions à ce moment, je serai là « ). C’est ce caractère qui rend compte de la narration par opposition à la conception. Pour celui qui ne cède pas sur la promesse qu’il était, c’est-à-dire sur le fait que sa naissance a été l’ouverture d’un avenir et non pas le commencement d’un futur, tout est donc toujours par ailleurs déjà fait de narration quand, pour l’autre, tout est toujours par ailleurs fait de conception. Etant une question de piété et d’impiété la différence entre l’aventurier et le médiocre est donc éthique : pour l’un les aléas de la vie prenaient déjà place dans un récit qui était celui de la tenue de la promesse qu’il était, tandis que pour l’autre ils survenaient, parce que tout le monde se trouve un jour ou l’autre pris dans une épreuve (maladie, deuil, etc.) et que la vie est ainsi faite. L’aventurier est un homme ordinaire qui a un futur, mais par ailleurs il est ouvert à son propre avenir que les contingences réelles n’atteignent pas. Et certes, chacun se sent trivial, à côté d’un aventurier.

Si j’avais le temps ici, je montrerais que c’est la différence de l’avenir et du futur qui est en acte la distorsion de la temporalité a priori – de sorte que le point de croisement du chiasme  » esthétique  » est la promesse. L’aventurier se définit par une subjectivation de la promesse : comme tout le monde il a un futur, mais c’est l’avenir qui l’appelle vers lui-même. C’est pourquoi on doit parler de trahison et d’impiété à propos de la médiocrité qui dénie ce caractère fictionnel de la promesse (que la réalité ne compte pas) pour le remplacer par l’évidence de la dévotion au maître, si l’on nomme ainsi l’instance des reconnaissances, celle qui fait de chacun le semblable de ses semblables au sein d’une même réalité dont ils ne sont que les moments subjectifs. L’aventurier au contraire, n’est le semblable de personne.

J’appelle  » piété  » le rapport du sujet à l’épreuve comme après coup de sa propre origine : non pas simplement reconnaissance de soi mais bien reconnaissance du fait qu’on ne décide pas de soi, reconnaissance du don  » poiétique  » de l’existence dont seule la fictionnalité  » héroïque  » (au sens du héros d’une histoire) est l’assomption.

Chaque moment de l’aventure est tissé de sa propre narrativité, et c’est cette dimension narrative qui va permettre qu’on relie les épreuves les unes aux autres pour en faire une suite, un chemin, qui sera la production même de la subjectivité. C’est donc comme production de la subjectivité que le chemin est littéralement origine. Il n’est pas origine pour le sujet mais pour la subjectivité, ou plus exactement il est origine pour un sujet qui, d’être métaphorique, se constitue comme ordinaire depuis sa vérité de sujet fictionnel.

Et certes la question de l’origine ne se pose pas pour un  » simple  » sujet, si cette notion est d’abord celle de l’extériorité à la subjectivité et donc à la réflexion que suppose l’idée d’être sa propre question. Car si l’origine est le lieu de la question qu’on est pour soi-même, elle n’apparaît comme telle que dans un espace purement fictionnel – dont le fétichisme identitaire, qui est une passion de croire, est le déni. Donc, comme lieu de la question, l’origine appartient non pas au sujet mais à la subjectivité que la fiction a fait advenir, de sorte que c’est en réfléchissant non pas sur l’institution du sujet (l’acte métaphorique) mais sur celle de la subjectivité (l’aventure comme réalité déjà narrative de l’épreuve) qu’on peut en poser la question – qui n’est jamais celle d’un fait que nous aurions à  » exprimer  » (voire à  » afficher  » – ce qui renvoie expressément à la perversion exhibitionniste) mais bien celle de ce chemin fictionnellement producteur de soi, qui est le vrai objet de la quête aventureuse.

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Ce chemin, tout entier fait de sa propre littérarité, est de nature métaphorique. Toute aventure, parce qu’elle est un chemin qui vaut pour la vie, est une métaphore – et d’abord en tant que telle métaphore de la production du sujet, c’est-à-dire paradoxalement de la métaphore elle-même. La question de l’aventure est donc celle du sujet d’une double métaphore : le sujet est toujours institué en dehors de lui-même et donc sans subjectivité, mais cette institution elle-même, la littérature la métaphorise en subjectivité, toute aventure étant littéraire puisqu’elle concerne un  » héros  » et que c’est dès lors comme sujet littérairequ’elle institue le sujet qui ne sera ordinaire que par ailleurs (non pas seulement par ailleurs relativement à son point de vérité, mais à cette existence fictionnelle que j’ai appelée légende). Or cette production ne peut pas plus se faire dans le sujet que celui-ci ne peut s’instituer lui-même : c’est toujours de la métaphore d’un autre qu’il s’agit dans la production du sujet (Lacan l’appelle  » métaphore paternelle « ) et ce sera par conséquent aussi dans la fiction d’un autre, au lieu d’une lecture, qu’il s’agira dans la production de la subjectivité singulière. La production subjective du sujet singulier, c’est son  » héroïsme « , au sens d’être héros d’un roman (dont on a bien sûr compris qu’il est toujours d’une manière ou d’une autre le  » roman des origines « ), si la subjectivité singulière s’autorise non plus de son savoir c’est-à-dire de sa place (c’est ce qu’on peut appeler la subjectivité du médiocre, celui-ci n’étant rien d’autre que ce que sa place nécessite subjectivement), mais bien de son chemin. Ce chemin, la narration seule peut le constituer au lieu d’un autre qui est, paradigmatiquement, un lecteur. La question de la subjectivité est donc, hors de soi-même, toujours une question de lecture.

En soulignant que la réalité du héros de roman est la subjectivité du lecteur, on indique l’extériorité non seulement du sujet à lui-même – la métaphore, donc la poésie – mais encore de la subjectivité au sujet – le roman, donc la littérature. J’insiste sur cette différence paradoxale entre poésie et littérature qui me paraît propre à faire comprendre la notion pour moi si importante de  » double métaphore  » qui procède d’une part d’un acte inouï (la métaphore d’un autre) et d’autre part d’une fiction (la lecture d’un autre) – le rapport des deux étant à proprement parler la subjectivité singulière. Eh bien c’est cette extériorité de l’épreuve indicible et de la subjectivité du lecteur qui constitue finalement l’aventure, si l’on m’accorde cette évidence que toute aventure est un épisode pour… un roman qui est finalement toujours un roman d’aventure (tout roman conte une suite d’épreuves et l’institution corrélative d’une subjectivité). La piété est précisément la reconnaissance de cette extériorité de soi-même comme subjectivité à sa propre origine comme acte extérieur, reconnaissance qui n’est possible que depuis son propre caractère fictionnel.

Une lecture étrangère accomplit pieusement une origine étrangère, instituant dans cette tension un espace qui est la subjectivité singulière. Voilà exactement ce qu’est l’aventure. Et si vous réfléchissez à ce que je vous ai d’autre part enseigné sur la marque, et notamment à l’idée que toute marque est marque de l’origine (ce qui est également valable pour l’acception commerciale de la notion), vous comprenez que toute la question de l’aventure se ramène à celle de la possibilité finale de la lecture d’une marque originelle… Vous comprenez en quelque sens, et seulement maintenant, je puis ramener la marque à la lettre… Voici donc mon ultime définition de l’aventure : la production de la marque comme lettre.

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Au moment de conclure, je voudrais réfléchir sur ce paradoxe de la double métaphore comme production subjective et la rapporter à cette étonnante production de la marque comme lettre, qui est la vérité dernière de l’aventure.

D’abord je rappelle en quel sens l’aventure est la réalité de l’origine : qu’un sujet s’autorise non pas de ce qu’il est (selon les trois modalités de la bêtise, de la barbarie et de la perversion) mais de son chemin, en tant que le lieu de ce chemin est finalement une lecture aussi extérieure que l’était la métaphore dont cette lecture est indirectement l’assomption. L’aventure est le rapport réciproquement constitutif d’une part de l’institution du sujet dans une première extériorité à tout savoir, d’autre part de l’institution de la subjectivité dans la lecture.

Constitué dans l’après coup de la lecture, chaque moment de l’aventure est donc déjà fait de narration. En disant cela, je signifie que la lecture est première sur l’origine : le tout de la lecture va constituer comme partielle une marque qui n’était d’abord que sa propre aberration. Voilà donc l’aventure, en tant qu’elle concerne un sujet lu c’est-à-dire un sujet déjà mort (car celui qu’on lit est toujours mort, comme le montre l’exemple paradigmatique de la lettre arrivée après le décès de son auteur). Métaphoriser totalement la mort, en tant qu’il n’y a de mort que locale et en tant que la mort est en même temps l’origine, voilà donc l’aventure. La vie morte de l’aventurier, en tant qu’elle n’existe que dans la conscience du  » lecteur  » dont l’étrangeté institue par là même l’espace subjectif singulier, est donc d’une certaine manière une grande métaphore de cette vie localement impossible qu’est celle du sujet éprouvé, ou du survivant. D’une certaine manière, il y a donc quelque chose à comprendre, dans cette lecture qui conditionnera la subjectivité propre de l’aventurier.

Ce qu’il y a à comprendre, c’est précisément ce qui différence la métaphore inutile du concept nécessaire. Si je dis que Bayard était fort et courageux, j’ai tout dit. Car si je dis, avec ceux qui l’on vu combattre, que cet homme était un lion, je j’ajoute aucun savoir. S’il n’y a pas de différence, il y a pourtant une distinction : la résistance de la métaphore au concept témoigne du discours de ceux qui l’ont vu combattre, c’est-à-dire qui ont été marqués par le spectacle de sa vaillance. Or la marque, c’est précisément le point où nous sommes susceptibles de vérité. Donc si  » fort et courageux  » relève du savoir,  » lion  » relève de la vérité : n’importe qui possédant les informations nécessaires aurait employé la première formule, mais ceux qu’il a marqués ont employé la seconde. Dans l’aventure, il est donc toujours question de vérité. Quel rapport, finalement, entre fiction, vérité, marque, lettre et lecture ? Voilà la dernière question posée par notre notion.

Parce que je ne veux pas me lancer aujourd’hui dans un développement qui ne manquera pas d’apparaître d’une manière ou d’une autre dans la suite de mon travail, je crois que le plus simple pour affronter cette question est que je propose un exemple. Si je le choisis bien, il donnera la dernière réponse que nous cherchons, c’est-à-dire – puisque j’en suis à la conclusion – l’achèvement concret et secret de toute cette problématique.

Je pense à quelqu’un en particulier, un aventurier c’est-à-dire un homme dont la patrie était la légende, puis je propose d’imaginer des significations comme celles-ci : on n’est vraiment fidèle que là où tous les repères sont perdus ; on n’est vraiment humain que là où l’inhumanité du réel est partout ; on ne reconnaît la beauté que là où plus rien ne peut faire oublier qu’elle est le masque de l’épouvante ; la fidélité consiste à l’affronter calmement cette vérité que personne ne peut affronter… J’imagine ces exemples, et en même temps je ne les imagine pas : c’est ce que je lis sur le visage d’Eric Tabarly quand je regarde les photos que nous avons de lui. Voilà une vie d’aventurier : un homme qui n’a jamais trahi la promesse qu’il a été, qui n’a jamais troqué l’avenir singulier qui était le sien contre un futur commun. Et puis un visage marqué, assurément… Or si l’aventure est bien ce que je viens de dire, à savoir la production de la marque comme lettre, alors le visage de l’aventurier, parce qu’il est marqué, est désormais lisible. Voilà une idée que j’avancerais prudemment, presque en la dédisant et sous réserve de nouvelles pensées : l’aventure est l’acte par lequel ce qui n’était qu’à avoir devient à lire, et donc, puisqu’on parle de subjectivité, par lequel le visage humain devient un livre.

Quelques éléments me permettent de justifier cette intuition, pour l’instant extrêmement problématique.

Qu’est-ce que le visage, sinon justement l’exposition à l’autre – la réalité de soi la plus personnelle à laquelle on sera toujours étranger. La subjectivité, c’est donc le visage (qu’il ne faut pas confondre avec la figure, laquelle renvoie simplement à un savoir comme dans l’expression  » avoir figure humaine « ) en tant qu’il est extérieurement à soi sa propre exposition à l’autre – à sa violence, à sa bêtise, mais aussi parfois à sa douceur et, ici, à sa lecture. C’est cette éventualité de la lecture, toujours située ailleurs et par conséquent étrangère à soi, qui définit la subjectivité singulière – par opposition à l’éventualité du savoir, qui ne renvoie qu’aux mots communs et non pas à l’exposition, et qui définit un sujet qui ne sera jamais qu’une place en acte.

La réalité subjective, autrement dit l’irréductibilité de chacun à sa place (car enfin, on pourrait toujours m’objecter que tout le monde est une place !), c’est non pas le visage en tant qu’il est exposé, ce qui est une généralité vide, mais le visage marqué en tant qu’il est exposé à la lecture. La cause de la lecture, voilà donc en quoi consisterait la vie de l’aventurier, si vous m’accordez qu’un aventurier est proprement une légende

Et  » ce qui doit être lu « , et qui ne l’est donc pas originellement, ce sont les marques. Liées entre elles par la narration, elles sont des lettres. Telle est ma réponse, pour terminer, une réponse inséparable de la problématique de la marque à l’intérieur de quoi s’inscrit tout mon travail de cette année : on peut indifféremment définir l’aventure comme la production de la subjectivité singulière, ou comme le procès de textualisation du visage.

Dans le regard des autres, et donc en étrangeté à soi, le visage est enfin la  » légende  » elle-même : la nécessité, qui s’impose à tous, de reconnaître livre. Peut-être un livre comme ceux de Conrad ou de Melville. Peut-être aussi un livre de philosophie, si ces marques sont à chaque fois le réel de la pensée, et si l’on nomme philosophie l’aventure de penser…

 

Je vous remercie de votre attention.