Cours du 18 décembre (augmenté)
Éléments pour une théorie de l’aventure
Pour conclure ce premier trimestre et » parce qu’il faut sarrêter « , je voudrais donner aujourd’hui ce qui me paraît essentiel, à propos de laventure. Bien dautres aspects restent dans lombre, sur lesquels je vais continuer à travailler et qui donneront sûrement lieu à des études que je vous communiquerai, mais ils sont secondaires par rapport au noyau philosophique de la notion que je vais indiquer aujourd’hui.
Après avoir rappelé le paradoxe de l’aventure (elle peut arriver à nimporte qui, elle peut consister en n’importe quoi, et pourtant elle constitue finalement un sujet singulier), je voudrais souligner que la disponibilité et plus précisément l’errance est sa condition première. Ainsi on ne peut la réfléchir qu’à travers lidée dune quête quête non pas dun objet particulier mais de ce dont l’errance atteste du manque. Bien sûr cest de lorigine quil sagit. Toute aventure est quête de lorigine. Je caractériserais volontiers, dans un langage à connotation freudienne, laventurier comme quelquun qui éprouve la nostalgie de la maison du père ; mais dun point de vue strictement philosophique, je men tiendrai à lidée dorigine. Dautre part noublions pas qu’une aventure est faite dépreuves quelle rassemble en une suite, et quun sujet affronte toujours une épreuve comme un moment de vérité. Je synthétiserai donc ces données en disant que toute aventure est recherche dune certaine vérité de soi-même valant comme origine. Mais nous avons vu également que le premier des caractères dun épisode aventureux est quil comprenne en lui la possibilité sinon la nécessité de sa narration. Cest dailleurs ce qui distingue lépreuve de lépisode : matériellement il sagit de la même chose, mais le second trouve sa spécificité dans le fait quon va raconter ce qui est arrivé. Si donc on dit quune aventure est une suite dépreuves, il faut conclure de cette nécessité du narratif que cette suite prend la figure du chemin, du parcours. La question de la vérité, qui est l’insistance de lorigine en tant quorigine, prend forcément pour l’aventurier la figure dun chemin. Lorigine, dont tout départ à laventure est la quête, doit donc avoir une réalité narrative. La question de laventure est simplement celle de lorigine comme ayant cette réalité. Javais indiqué dans les séances précédentes que la notion du destin dit exactement cette nécessité. Si vous faites bien attention à ne pas confondre le destin avec la fatalité (que tout soit écrit davance et que le sujet soit une simple marionnette) ou avec la destinée (un savoir préalable gouverne une existence dès lors totalement étrangère à elle-même), vous devez admettre en effet que le destin ne précède pas le sujet mais quil sidentifie au fait que celui-ci soit vraiment sujet au fait quil soit bien lui-même et non pas nimporte qui, cest-à-dire quil nait pas renié la promesse que tout nouveau né est pour lui-même et pour les autres (trahir cette promesse, qui est proprement la médiocrité, consiste à sidentifier à une place professionnelle, familiale, sociale, etc. cest-à-dire à faire les choix que nimporte qui aurait raison de faire à notre place bref à trahir le destin pour la destinée). Dans son essentielle narrativité, on peut donc dire que laventure est lécriture dun destin au sens où laventure appartient toujours au romanesque, donc au fictionnel, et où un roman doit forcément avoir été écrit dune manière ou dune autre. Puis lu. Je puis donc vous indiquer lombilic de notre notion : cest la question lécriture, si vous maccordez cette première définition de laventure comme écriture du destin. Ensuite viendra la question de la lecture.
Une fois indiquée la direction qui me paraît devoir simposer, je voudrais quon réfléchisse quelques instants sur lidée dorigine, puisque cest elle donne son cadre à notre réflexion. Je rappelle que lorigine est le lieu propre de la question que nous sommes pour nous-mêmes là où lon se demande qui lon est vraiment ; ce nest donc pas une chose. Jindique en passant que les logiques » identitaires » qui en font une réalité sont des perversions, au sens précis et non pas métaphorique du terme, parce qualors lorigine vaut comme la réalité positive qui vient boucher la faille du réel, qui vient colmater le manque qui fait précisément que nous sommes toujours en question pour nous-mêmes. En fait, dans ces logiques, lorigine est un fétiche cest-à-dire un absolu fascinant jallais dire » fascisant « , ce qui aurait été par ailleurs très juste qui est à la fois le lieu et le moyen de la jouissance. Tenir à son origine comme à la prunelle de ses yeux relève donc de ce » déni de la castration » en quoi consiste toute perversion, en langage freudien. Lorigine nest pas une chose quon pourrait posséder et dont on aurait mission dassurer la garde mais, je le répète, cest le lieu propre de la question que chacun est pour soi, un lieu de non savoir, par conséquent. Et il est impossible de poser cette question quon reste pour soi dans labstrait sauf bien sûr à accepter de lui donner une réponse abstraite (chacun est alors un » représentant de lhumanité » cest-à-dire que chacun est nimporte qui). Ce que jappelle piété envers lorigine est donc préservation de la question que chacun est concrètement pour soi, dune part à lencontre de luniversalisme abstrait pour lequel personne ne compte jamais puisque dans tous les cas il sagit de la même représentation de lhumanité en général (quon soit chinois ou français, on représente pareillement lhumanité), et dautre part à lencontre du savoir (ce que la political correctness appelle » identité « ) qui vient précisément faire taire lorigine en tant quorigine cest-à-dire en tant que lieu pour la question propre. Je le dis encore autrement, et en référence à une distinction que je vous ai déjà exposée : la piété envers lorigine consiste à ne pas céder sur ce qui compte pour nous, et qui ne compterait pas pour quelquun dautre, alors que ce qui importe sinscrit toujours dans lhorizon dun savoir. Cest pourquoi lidentification de ce qui compte à ce qui importe est, en tant quimpiété envers lorigine, à mes yeux la définition même de la barbarie (laquelle peut être éventuellement soft et très confortable, voire même euphorique comme dans la civilisation planétaire dite » des loisirs « ).
Peut-être cette présentation de lorigine apparaîtra-t-il moins paradoxale, si vous vous figurez la manière dont les logiques » identitaires » (celles que la political correctness consiste sinon toujours à promouvoir du moins à admettre comme légitimes) produisent non pas des sujets singuliers et comme tels intéressants, mais littéralement des robots. Prenez nimporte quel exemple de ces allures et de ces comportements axés sur l » origine « , dans nimporte quel contexte et dans nimporte quel pays, et vous retrouverez toujours les mêmes clones ombrageux et vociférants, qui parlent par slogans et dont les phrases toujours prévisibles commencent à chaque fois par » moi, en tant que… « . Eh bien, je crois que la problématique de laventure construit un tout autre sujet : au lieu que lorigine soit constamment brandie et donc instrumentalisée à chaque instant (et instrumenter lorigine, cest bien ce qui constitue lacte impie), elle est la production même de la subjectivité dans la constitution narrative dun chemin.
Je dirai en effet que le chemin est lorigine en tant quelle trouve sa réalité dans la narration. Un chemin, cest la narration dune origine. Cette définition du chemin est très importante pour moi, parce quelle rassemble la question de lidentité personnelle, de lorigine, et de la narration : comprendre et respecter quelquun, cest comprendre quel a été son chemin et donc déjà en faire un personnage de récit, le héros de laventure qui a fait quil nest pas nimporte qui, quoi quon puisse en penser » par ailleurs « . Ainsi se constitue dans lunité narrative une suite dépreuves qui deviennent le chemin personnel dun certain sujet. Vous avez compris que toute aventure, qui pouvait sembler être la recherche dune origine, est en réalité recherche dun chemin, à cause de sa dimension narrative la résolution de ce paradoxe se trouvant dans la définition du chemin que je viens de proposer. Laventurier suit son chemin en le produisant dans la narration de ce qui lui arrive, un chemin que lirréductibilité des épreuves à tout type dexpérience rend parfaitement inouï (suivre les sentiers battus est le contraire même de laventure) et sautorise de ce chemin, dès lors original parce quoriginel, pour devenir enfin irréductible à toutes les places quil a occupées. Ainsi la narrativité de laventure peut être identifiée au traitement du problème de lorigine, traitement qui va consister à en faire un chemin quand elle nétait quune simple impossibilité (puisquil est exclu que lorigine appartienne jamais au monde, qui la suppose toujours). Voilà donc comment je définirai laventure à ce moment de notre réflexion : linstitution de lorigine comme chemin le moyen de cette institution étant la narration dont léventualité est constamment maintenue, doublant pour ainsi dire le réel de chaque épreuve. Ce réel est la mort, puisque cest leffectivité du risque qui libère laventure du semblant et quen fin de compte tout risque confronte à la mort. La mort est le réel de l’aventure. Nous savons tous que laventurier revient de sa propre mort, et que cest du récit tumultueux de son retour quil sagit toujours en lui. Dans laventure, dès lors quelle en est le sérieux, la mort vaut toujours comme origine : le chemin de laventurier est toujours une odyssée au pays des morts là où les évidences mondaines qui nous permettent de vivre nont pas cours.
Doù cette affirmation en forme dexclusive : na daventure que celui dont lorigine était réellement problématique, étant rappelé dune part quêtre problématique est la réalité même de lorigine (si elle nest pas problématique, on est ou bien dans la bêtise qui est insensibilité à la singularité, ou bien dans la perversion parce que lorigine vaut alors comme fétiche) et dautre part que ce » réel » du caractère problématique est la mort, telle quon doit la reconnaître à propos de toute épreuve (et dabord de lépreuve dêtre humain et non plus simplement vivant), si le propre de lépreuve est quon nen revienne pas, quon y reste. Si toute épreuve est une origine en ce sens quon nen sort quà être » désormais quelquun dautre « , inversement toute origine est une épreuve : cest cela que dénie aussi bien la bêtise universaliste pour laquelle chacun est semblablement un représentant de lhumanité, que la perversion identitaire pour laquelle chacun est figé sur son fétiche, objet où sidentifient savoir et existence (en langage de psychanalyse, cette identification sappelle la jouissance). Donc si toute origine, contrairement au fait premier dont on serait simplement la conséquence subjective, est une épreuve, cela signifie à la fois quon ne se remet jamais de sa propre origine (en quoi elle est bien le lieu de la question que nous restons pour nous-mêmes) et en même temps que notre origine est le lieu de notre mort. Car là où il sagit vraiment de nous, il sagit aussi de nous comme finalement ramenés à une signature…. laquelle est à la fois le reste de lacte dun sujet et ce qui produit le vrai en tant que vrai (exemples des tableaux, des testaments, etc.).
Pour lillustrer, je ne donnerai quun exemple, emprunté à une interview que Picasso avait donnée au début des années 60 et qui a été rediffusée récemment à la TV. On lui demandait sil pensait parfois à sa mort. » Toujours, à chaque instant « , a-t-il répondu. Étonné, le journaliste demande si cest depuis longtemps. La réponse est venue, simple et évidente : » Depuis toujours « . Voilà, à travers lexemple dun homme qui na jamais trahi la promesse (je vous ai déjà expliqué, contre lidéologie niveleuse et mensongère des » dons « , que le génie nétait rien dautre que ce respect de la promesse originelle), ce qui montre exactement lorigine : la mort est le lieu de son travail ; et quest-ce que son travail, sinon pour Picasso à chaque fois leffectuation concrète de la question quil était pour lui-même et en même temps le fait que sa vie ne comptait pas (car nimporte qui a une vie, or seul Picasso a fait ce quil a fait) ? Ainsi il y a une réciprocité de la mort et de lorigine, et cest la notion dépreuve qui me semble létablir dès lors que vous maccordez les deux traits qui caractérisent lépreuve par opposition à lexpérience, et qui sont dune part quon nen revienne pas, et dautre part quelle ne puisse être réfléchie que par la mention expresse de lorigine (toute personne ayant traversé une épreuve dit » désormais, je suis quelqu’un d’autre « ).
Dans l’aventure, qui est une suite dépreuves unifiée par la narration, on a donc un récit qui rassemble dans la constitution dun sujet fictionnel le » héros » de laventure ce qui à chaque fois est sa mort, et par là même son origine de sujet survivant. La narration va tisser la pluralité des épreuves comme autant de figures entrecroisées de la mort et de lorigine de la mort comme origine, de lorigine comme mort. Cest ce tissage qui constitue laventure, laquelle est donc originellement textuelle au sens où tout roman est dabord un texte, puisquil fait de lettres et quil appelle la lecture dun autre pour quadvienne son héros. Pour linstant je vais examiner la question de la production de la subjectivité dans la narration. Nous verrons ensuite ce quil en est de cette question de la lettre.
Chaque épreuve est unique et définitive, et pourtant laventure est faite dune suite dépreuves, et elle est toujours celle dun héros. La narration accomplit ce caractère de continuité subjective en produisant un sujet impossible à confondre avec le survivant de chacune des épreuves. Or ce sujet produit, précisément parce quil est produit par la narration (par opposition au simple survivant produit par lépreuve), est un sujet non pas fictif, puisque laventure produit effectivement un sujet singulier, mais fictionnel. Cest cela, un héros : un sujet fictionnel (et non pas un sujet fictif, bien au contraire). Pour penser laventure à partir de lépreuve on dira quil y a dune part le sujet réel qui nest que sa propre mort et quon peut réfléchir à travers la notion du survivant, et dautre part le sujet fictionnel qui est produit par laventure, en tant quelle est la narration des épreuves dès lors fictionnellement mises en suite. Cette production dune réalité fictionnelle à lencontre du réel de lépreuve et de sa temporalité du définitif, je dirai quelle concerne non pas le sujet singulier (lui, il vient de lépreuve : nest singulier que le survivant) mais la subjectivité singulière, dès lors que la notion de subjectivité renvoie à celle dun espace où un sujet diffère imaginairement de lui-même de lui-même tel comme partiellement mort cest-à-dire éprouvé.
Le sujet singulier soppose au sujet médiocre qui nest rien dautre que sa place comme réalité effective dun savoir (et dans la réalité les savoirs sont indéfiniment surdéterminés : par exemple on est à la fois professeur, contribuable, client, membre de sa famille, etc.) ; et la subjectivité produite par la narration qui constitue par là même un chemin singulier soppose à la subjectivité produite par la réflexion qui constitue par là même un espace de semblance universelle. Ainsi quand je réfléchis, les arguments que je considère sont tels quils doivent être reconnus par nimporte quel être humain et même par tout esprit possible et une vérité objective cest-à-dire expressément réflexive (lexemple paradigmatique est évidemment constitué par les mathématiques) vaut indifféremment pour un français et un chinois (ou même un martien). On a donc dune part la narration qui produit un sujet selon lorigine, et dautre part la réflexion qui produit un sujet étranger à toute origine. Et à chaque fois on a une manière dassumer subjectivement lêtre : ou bien en singularité par la narration, ou bien en universalité par la réflexion. Et si vous associez la conjonction mort / origine qui définit lépreuve avec la narration, vous avez laventure comme production de la subjectivité singulier.
Voilà lessentiel de ma thèse, sur cette notion : la subjectivité singulière est le produit dune aventure, cest-à-dire dune manière narrative de traiter le problème de lêtre, dont lépreuve est à chaque fois le lieu puisque toute épreuve est indistinctement lieu mortel et originel. La narration, qui rassemble des épreuves à chaque fois uniques et fermées sur elles-mêmes (puisquune épreuve se définit de ce quon nen revienne pas), produit un espace qui, né de la liaison fictionnelle des points de singularité, est forcément une subjectivité singulière. Cet espace est toujours déjà ouvert en tant que lépreuve nest pas simplement une épreuve mais déjà une péripétie, cest-à-dire quelle est toujours déjà doublée de son propre statut narratif. Et bien sûr, je parle dune constitution après coup : le récit qui adviendra dans une réflexion qui, sans cela, serait pure production dune subjectivité indifférente, va constituer par récurrence chaque épreuve unique comme étant toujours déjà prise dans lunité que ce récit lui confère avec les autres épreuves. Cest l’aventure qui fait le héros et non linverse, et cest le récit qui la suit qui fait laventure, de sorte que, du point de vue de ce récit, on peut dire que le héros la toujours été (cest le point de vue récurrent qui impose cette constitution rétrospective) et qu’en conséquence ce qui aurait été des épreuves fermées pour dautres a été en même temps pour lui des moments de sa production subjective des moments de la constitution de son statut de héros.
L’aventure est le procès par lequel le héros se met littéralement à exister dans la narration qui rassemble autant de points de réel, les épreuves, qui sont à chaque fois la mort du sujet qui les a passées. Si lon nomme » pensée » la différence du sujet singulier et du sujet médiocre (je vous rappelle que la pensée ne se réduit aucunement à la conceptualité : Picasso nest pas un moindre penseur que Platon), on dira par conséquent que laventure est, comme traitement du problème de lêtre, linstitution subjective du sujet de la pensée alors que ce sujet est habituellement sans subjectivité puisquon ne pense que sans soi, comme vous savez. Il ne faut donc pas confondre la pensée, qui est la ponctualité de vérité dont chacun est éventuellement capable en tant que survivant (et nous sommes tous des survivants, au moins de lépreuve du langage cest-à-dire que nous sommes tous susceptibles de poésie sauf à nous être trahis nous-mêmes en ayant décidé dêtre des médiocres), avec linstitution dune subjectivité pour cette pensée qui est, me semble-t-il, la fonction de laventure. Car si chacun (à lencontre de nimporte qui) est ponctuellement capable de vérité (chacun est marqué, la marque étant le reste de lépreuve), il serait absurde de dire que chacun est une subjectivité pour la pensée en général, la subjectivité sentendant habituellement de la réflexion, celle-là même que nous employons à propos de lépreuve en disant que si nous sommes désormais quelquun dautre, nous sommes » par ailleurs » toujours le même.
Pour qu’on puisse concevoir un sujet et une subjectivité pour la pensée alors que celle-ci na rien de subjectif et que la subjectivité est habituellement ouverte par la réflexion universalisante, il faut introduire à la fois une production irréductible au savoir et un espace qui puisse être celui dune subjectivité irréductiblement singulière (par opposition à la subjectivité interchangeable de la réflexion). En ce qui concerne le premier point, on peut dire que cette production du sujet est la métaphore, qui se spécifie justement de ce quon ne puisse pas lapprendre (de son extériorité à tout savoir, par conséquent), et qui est lacte du sujet en tant que sujet. Je vous rappelle que la métaphore soppose au concept et quen conséquence elle nest jamais réelle que là où lon ne sait pas cest-à-dire que là où lon nest plus pour » avoir su » bref, là où nous sommes marqués. La métaphore est lacte langagier qui a expressément lieu là où nous ne sommes pas, là où nous sommes morts en ce lieu ponctuel, reste de lépreuve, quil faut donc nommer la marque. La métaphore est la pensée elle-même, pour la raison quelle est irréductible à tout savoir (donc à tout enseignement) et quelle produit dès lors un sujet un origine pour le sens qui soit absolument irréductible à une place deffectuation dudit savoir. Mais cela nest pas suffisant pour quon puisse parler dune subjectivité singulière : lacte » subjectal » (et non pas subjectif) de la métaphore, qui est un acte de pensée dont le sujet est le résultat, doit encore devenir intériorisation, spatialité interne à partir de cette ponctualité, pour quon passe du sujet à la subjectivité. Eh bien ma thèse est que cet espace est institué par la conjonction de lépreuve et de la narration, autrement dit par laventure qui va produire un lien et une unification fictionnels entre des moments de réel dont chacun est indistinctement une mort et une origine. Il ny a de subjectivité singulière que pour celui qui devient dune manière ou dune autre le héros de sa propre légende, par opposition à la subjectivité ordinaire de quiconque, qui nest en fait que la subjectivation du savoir dont il est fait (que lespace subjectif de sa place). Non pas surtout que la subjectivité singulière soit celle de quelquun qui se prend pour un héros (seul un médiocre peut se prendre pour un héros), mais au sens où la mort dont quelquun est fait là où il est marqué et que nous pouvons décrire comme larchipel de ses points de vérité, est devenue avec son origine un tissu dont sa vie est malgré lui drapée, si je puis me permettre cette métaphore. La singularité subjective, cest que rien ne soit possible que comme moment dun récit qui se fait ailleurs quen soi (dans le lecteur dont lidée est impliquée dans cette de lettre et de récit), et que ce lieu soit en propre le lieu de la vérité une.
La vérité nest jamais une, parce quelle advient seulement là où nous sommes marqués (partout ailleurs, cest bavardage ou effectuations de savoirs anonymes). Le propre de la vérité, sil ny a de vérité quau point de marque, est donc dêtre partielle comme la mort, à quoi elle sidentifie dès lors. Eh bien si vous admettez que lépreuve (dont le reste est la marque cest-à-dire le point de vérité) soit toujours déjà doublée delle-même comme racontée, vous êtes biens obligés dadmettre que le tissage des épreuves (cest-à-dire des » origine-mort « ) devient pour le héros en tant que sujet fictionnel, sa vérité totale ! La vérité ne peut être totale que fictionnellement, non pas en ce sens quelle pourrait être » toute » mais en ce sens quun sujet peut sy reconnaître sans quelle cesse pour autant d’être une vérité. Fictionnel soppose à spéculaire. Habituellement, la reconnaissance de soi ne concerne pas le sujet mais le moi : quand je me vois dans la glace le matin, je me prends pour celui que je vois dans la glace (alors que je suis non pas dans la glace mais dans la salle de bains), et c’est l’opération de cette reconnaissance qui me constitue comme » moi « . On pourrait dire que laventure est elle aussi spéculaire : le sujet se reconnaîtrait dans le récit quon ferait de ce qu’il a vécu. Mais ce serait oublier l’essentiel, à savoir que l’aventure est faite de lépreuves, cest-à-dire de mort et dorigine indistinctement. Donc si le sujet se reconnaît en elle, cela cesse dêtre son aventure pour devenir l’histoire de quelquun dont il sait que par ailleurs c’est lui. Le propre de l’aventure est justement dévacuer cette reconnaissance purement spéculaire : ce nest pas du moi quil sagit, mais du sujet fictionnel (le » héros « ), en tant que, contrairement au premier, celui-ci comprend en lui de le mort et de lorigine, bref de la vérité. Le sujet fictionnel est donc le sujet selon sa vérité sujet, et cest la distance de ce sujet fictionnel au sujet réel qui est proprement la subjectivité aventureuse. Donc l’aventurier est celui qui est toujours accompagné de sa vérité, alors quelle nest jamais qu’un point, une marque impossible à objectiver, pour tout autre dès lors toujours étranger à sa propre singularité. Je synthétise par une formule : l’aventurier est celui qui n’est pas étranger à sa propre singularité.
Mais alors que le même n’est en général le même que » par ailleurs » (depuis cette épreuve, je suis un autre ; mais » par ailleurs » cest toujours moi) de sorte que » l’humanité » des semblables métaphorise le fait d’être soi-même sujet, le sujet de l’aventure est le même là exactement où il est sujet cest-à-dire dans cette conjonction de la mort locale et de la fiction totalisante : il est sujet non plus en extériorité à la subjectivité, mais au lieu même de cette subjectivité, c’est-à-dire encore extérieurement à lui-même. Alors que la vérité dun sujet ordinaire qui lui est simplement extérieure et par là même méconnue, celle de l’aventurier l’accompagne et n’est pas sans être à chaque instant reconnue.
Cet accompagnement donne lieu à des personnifications parfois étonnantes : la » baraka « , la » bonne étoile « , mais aussi la fatalité je pense bien sûr au » fatalitas ! » de Chéri-Bibi etc. sont des formules qui reviennent fréquemment dans les récits daventure. Il y en a une plus célèbre : le » démon » de Socrate. Qui était ce » démon » ? Socrate lui-même, bien sûr ! en tant quaventurier de la pensée et surtout en tant quil ne se reconnaissait pas dans cette figure qui était pourtant la sienne. Je mexplique : lisez les passages de Platon où ce démon est mentionné, et vous verrez quà chaque fois, je dis bien à chaque fois, sa présence a toujours la même indication de singularité. Le démon de Socrate na rien à voir avec une conscience morale, bien quil nait quune existence négative il nindique jamais à Socrate ce quil doit faire, mais uniquement ce dont il doit sabstenir le paradoxe étant quil ne sagit pas de mauvaises actions. Et certes, nous ne comprenons pas pourquoi son démon lui ordonne de sabstenir de certaines actions, éventuellement louables… Eh bien je vais vous le dire : tout ce dont Socrate doit s’abstenir, c’est toute action pour laquelle il faut expressément être n’importe qui. Je lindique autrement : là où il sagit deffectuer un savoir et donc là où il ne sagit pas de vérité. Socrate ne se prenait pas pour Socrate, grand philosophe, et ne jouait pas à être singulier c’est-à-dire original. Mais nous ny pouvons rien : cet homme nétait pas un médiocre. Dès lors sa singularité, quand on lenvisage subjectivement comme jessaie de le faire ici, ne pouvait se traduire que par la conscience dun accompagnement à éclipses, celui dun démon dont lexpression était uniquement négative (eût-il ordonné positivement, que Socrate aurait alors été contraint de jouer le rôle de Socrate).
————–
Maintenant il faut penser le statut de cette vérité que sa propre fiction permet au sujet de l’aventure de voir du coin de l’oeil (car s’il la voyait en face, ce serait une image dans laquelle il se reconnaîtrait et il ne s’agirait plus que du sujet spéculaire), qu’il ne reconnaît pas mais que, contrairement à ce qu’il en est pour les gens ordinaires, il ne méconnaît pas non plus..
Engageant ma réflexion sur l’épreuve, vous avez vu que jai commencé par lindication dun nouage concernant les » formes a priori de la sensibilité » selon Kant, cest-à-dire lespace et le temps de la représentation. La parole de léprouvé est en effet pour le temps » je suis désormais quelquun dautre, mais je suis toujours le même » et pour l’espace » ici je suis un autre, mais par ailleurs je suis le même « . La mort est toujours locale, puisqu’elle est le réel de toute épreuve, et sa temporalité est celle du définitif. Quand il s’agit de la subjectivité aventureuse, on aura donc affaire à une subjectivité ouverte à la fois pour lespace (le propre dun aventurier est toujours de vivre dans les grands espaces, même si laventure prend parfois la figure dun » voyage autour de ma chambre « ) et pour le temps (tout peut toujours arriver). La subjectivité aventureuse sera donc faite de la tension de lépreuve et de la narration cest-à-dire du local et du total, du définitif et de louvert (dès quune narration commence on attend la suite), de l’ici et de l’ailleurs (par exemple il est toujours sur le départ). Il est donc certaine que cette subjectivité a une structure de chiasme : faite d’une torsion des formes a priori de la sensibilité (raison pour laquelle il est à la fois totalement vrai et totalement faux que laventurier partage le monde des gens ordinaires). Mais ce n’est pas ce que je veux développer ici : je veux minterroger sur la vérité dont j’indique ainsi la disposition topologique.
Reprenons lexemple de Socrate. Je viens de dire que son démon était lui… Mais quand même pas vraiment ! On l’admettra : non seulement il n’y avait pas deux individus nommés » Socrate « , non seulement il nétait pas schizophrène au sens étymologique (il nentretenait pas avec son démon le même rapport que le docteur Jekyll avec Mr Hyde !), mais encore il serait absurde de dire que le démon était un aspect du philosophe. C’est expressément qu’il le présente comme un autre que lui. Or si c’est un autre, et si moi jai raison de dire que cest le même, cela signifie que le démon est la représentation de Socrate. Mais quel Socrate ? le Socrate de la négation. Or, dans un article célèbre, Freud nous enseigne précisément que cest la négation qui fait le sujet ! Ici Socrate advient comme sujet et par ailleurs son démon a une réalité négative… Pour nous Socrate est un héros de la philosophie (et de la liberté aussi), mais pour lui il était un homme accompagné, dans les circonstances où il sagissait dêtre nimporte qui, dun démon qui lui commandait de sabstenir. Alors je le demande : est-ce que ce démon n’est pas notre présence auprès de lui ? non pas surtout que ce héros soit nous (je viens de dire que cétait Socrate lui-même) mais en ce sens que le statut de héros que nous reconnaissons à Socrate n’a pas dautre lieu que notre lecture de sa vie… Socrate est une légende : quelque chose qui » doit être lu « , selon létymologie du terme. Et forcément ce qui doit être lu ne trouvera sa réalité que dans la lecture. Vous avez compris que cet accompagnement qui caractérise l’aventurier et qui institue sa subjectivité comme singulière, c’était son statut de légende vivante.
Prenez tous les exemples daventuriers que vous voudrez ; à chaque fois ils ne sont pas sans savoir ce qu’il en est de leur réalité. Je viens de citer Chéri-Bibi. Un jour, il assiste à une représentation de ldipe de Sophocle ; à la fin du spectacle il sécrie : » Voilà un type comme moi ! « . Méprisons une lecture qui serait bête, ici, et qui consisterait à dire que tout homme est dipe, si la psychanalyse a raison de poser luniversalité du fameux » complexe « . Non : dipe, cest quelquun qui était de son propre accompagnement par le destin ! Voilà la subjectivité de laventurier : » fatalitas ! « , un même quil reconnaît toujours, qui nest pas lui, mais qui nest pas sans être lui ce que jappellerai donc sa propre réalité au lieu de la lecture dun autre (nous, en loccurrence).
Jarrête avec les exemples, et je m’efforce daller à lessentiel. La vérité de laventurier, cest une réalité. Vous allez me dire que réalité et vérité ne sont aucunement interchangeables (cest même un des principes de mon enseignement de toujours approfondir leur différences). En effet : qui dit réalité dit savoir (la réalité est ce que dit le savoir), et la notion de vérité sentend expressément à lencontre de celle du savoir. Mais qu’en est-il de la réalité quand sa réflexion nest pas une conception, mais une narration… ? Voilà ma question.
Vous ne pouvez plus dire que je ramène la vérité au savoir, puisque je diffère la narration de la conception ! Jamais je ne dirai, comme Hegel, que la vérité est dans le concept : je dis tout au contraire que lanonymat du concept exclut quil y ait jamais vérité puisquil implique que ce qui est conçu ne compte pas plus que celui qui conçoit (autrement dit pour moi : il importe de comprendre, et au plus haut point ; mais cela ne compte pas). Alors je pose maintenant la question : quelle différence entre la narration et le concept ?
Il y a d’abord une différence capitale que je nai pas le temps daborder ici, et qui tient aux formes a priori de la sensibilité dont je viens de parler : impossible de narrer sans installer un temps ( » il était une fois… « ) et un espace ( » dans un merveilleux pays…. « ). Je me bornerai platement à opposer les péripéties du récit aux moments du concept. Ainsi que Hegel lindique expressément, le concept comprend en lui la différence de l’essentiel et de l’inessentiel, le premier concernant la nature de la chose considérée, le second les conditions de sa réalité. Impossible de » concevoir » sans embrasser dès lors lobjet non seulement dans sa nature propre mais encore dans sa possibilité. La question de la possibilité se pose-t-elle dans la narration ? Vous voyez bien que non ( » dans un merveilleux pays… « ). D’un autre côté, ainsi que Hegel le rappelle à plusieurs reprises, il ne saurait être question dindiquer la nature dune chose sans que cette nature ne comprenne en elle les conditions de son effectivité (lessentiel et linessentiel sont les moments propres de lessence). Donc raconter nest pas seulement sabstraire de l’effectivité, c’est encore sabstraire de la nature de ce quon raconte ! Raconter, c’est toujours ne rien raconter, alors même que tout récit est récit de quelque chose, pour nous d’une aventure… D’ailleurs cest très évident : tout le monde sait bien que le seul sujet dun texte littéraire est la littérature.
Nous sommes dans la réflexion ; nous opposons concevoir à raconter ; nous constatons que toute conception est toujours conception de quelque chose et qu’aucune narration, si détaillée quelle soit, néchappe à la nécessité davoir un objet inconsistant…
Eh bien là voilà, la subjectivité de l’aventurier : dune part la conscience de soi et dautre part… autre chose par quoi on est constamment accompagné, qui n’est » par ailleurs » rien, mais dont on nest pas sans savoir qu’il sagit de soi…
Tout cela est bien abstrait, me direz-vous. Pas tant que cela. Car la subjectivité de laventurier, faite de cette disjonction entre quelque chose et rien, moi je dis que cest la subjectivité originelle. Quest-ce en effet que cette différence entre quelque chose et rien, sinon justement lorigine en tant que telle ? Car quand on pose la question de lorigine, on le fait toujours par la même question, celle de Leibniz reprise par Heidegger : » pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? « . Ce qui signifie expressément quon désigne lorigine, qui par définition précède le commencement et le rend possible, comme la tension de quelque chose et de rien ! Quelque chose pour nous cest le sujet en tant quil se conçoit et se reconnaît lui-même ; rien cest ce même sujet transporté non plus dans lordre de la conception et de la reconnaissance, mais dans celui de la narration.
Parce quil est une conscience accompagnée sans le savoir de son propre récit, laventurier est donc loriginel en personne ! Non pas comme sujet (je ne parle pas spécialement dun inventeur, encore que les inventeurs soient des aventuriers) mais comme subjectivité. Lorigine pour soi, en somme…. Socrate était originel, lui qui ne parlait de vérité quà dénoncer linconsistance du savoir, et son démon, cest quil nétait pas sans savoir quil létait…
Rien là que de très simple, finalement : je suis en train de vous décrire la subjectivité originale, alors même quil appartient à la subjectivité de ne pas lêtre, puisquelle est dabord faite de réflexion, et que le propre de la réflexion est dinstaller luniversalité de son propre sujet (quand je réfléchis, je suis n’importe qui, comme le montre la possibilité des vérités objectives, qui se définissent précisément par le double critère de la réflexion par exemple on isole les qualités premières des qualités secondes et de luniversalité ce que nous avons trouver simpose nécessairement à tout esprit c’est-à-dire à des esprits pour lesquels l’origine ne compte pas).
————–
Peut-être est-il nécessaire que je reprenne sous une autre forme cette différence de la subjectivité singulière et de la subjectivité ordinaire qui est la réalité même de laventure. Je vais donc reprendre en deçà de mes dernières conclusions ce qui mentraînera donc sur un chemin un peu différent de celui que je viens de suivre.
Le sujet de laventure est un sujet forcément fictionnel parce que cest inséparablement une subjectivité : il est situé au lieu narratif de la pluralité des épreuves, alors même quune épreuve est à chaque fois unique et impossible à dire (puisquon ne peut dire sa mort). Cest pour cette raison quon parlera dun sujet fictionnel qui est donc aussi bien une subjectivité, puisque lidée de fiction renvoie expressément à un espace de représentation ouvert à lencontre du réel supposé premier. Or cette nécessité nest pas seulement réalisée après coup, dans le récit quon peut faire dune aventure qui nous serait arrivée, mais la figure de laventurier se définit de ce que lépreuve soit déjà sa propre fiction : quand elle a lieu, lépreuve qui est impossibilité de la parole est déjà réflexivement reprise dans son propre récit, de sorte que lépreuve aventureuse, qui certes abolit localement un sujet ( » depuis ce jour je suis quelquun dautre « ) produit paradoxalement la même subjectivité, à qui tout arrive : celle-là qui, comme on disait dans les feuilletons de mon enfance, » repart vers de nouvelles aventures « . Le sujet est mort (localement) à chaque fois, mais la subjectivité reste parce quelle nest rien dautre que lécart institué par la dimension de fiction de ce qui arrive et qui sans cela serait indicible tout simplement parce quil ny a plus personne pour en parler. Je propose donc la formule suivante : laventure, cest quil ny ait personne pour concevoir, mais toujours quelquun pour raconter. Et sil ny a personne pour concevoir, cest quà chaque fois celui qui aurait pu le faire nest pas revenu : il est resté dans lépreuve. A lextérieur, chez le lecteur, le sujet fictionnel naît alors de cette nécessité et par là même il institue un sujet réel, celui qui se retrouve après lépreuve comme étant par ailleurs le même que celui quil était avant elle. Ce sujet second est donc le sujet de la réflexion, qui est au contraire premier chez nimporte qui. Laventurier naît comme homme ordinaire de son propre statut de héros (je citais Hegel. Je vais faire allusion au passage sur le » valet de chambre » en disant quil faut être un grand homme pour avoir de petits côtés et être constitué par là même comme petit les gens médiocres nayant certes jamais à lêtre).
Que les multiples morts dont nous sommes parsemés (les marques, restes dautant dépreuves dont nous ne sommes jamais revenus) soient comprises dans un récit qui pourra en faire, à lencontre même du réel des épreuves (qui est quon y reste…), les morts dun même sujet, voilà en quoi consiste laventure : par son caractère indistinctement réel et fictionnel (épreuve, narration), elle ouvre singulièrement lespace même de la subjectivité. Et le propre de louverture singulière est dinstaller lespace subjectif comme espace entre dune part la réflexion universalisante (être nimporte qui, ce qui est le propre chacun pour soi) et dautre part la légende cest-à-dire la nécessaire institution dun héros au lieu dune lecture.
Il ny a de subjectivité singulière que par louverture dun espace opérée dans la narration et donc dans la production fictionnelle : que quelque chose puisse être non pas dit mais raconté, et que ce récit soit une synthèse temporelle. Sinon, on peut parler de sujet (à condition quil y ait métaphore laquelle est linouï qui advient au lieu de la marque), mais pas de subjectivité. La subjectivité soppose au sujet : celui-ci est dune certaine manière intemporel puisquil est extérieur à lui-même (contrairement aux actions qui se font dans notre présence, les actes, qui comptent seuls quand les actions sont seulement importantes, ont lieu sans nous), alors que, comme chacun sait, la subjectivité est faite de temps. Et ce temps, on peut le décrire ou bien comme le temps » objectif » de la réflexion cest-à-dire du domaine dans lequel il ny a plus de choses mais seulement des objets, ou bien comme le temps singulier quon retrouve par exemple dans le style dun écrivain et qui nous fait dire que là, et contrairement à ce qui se passe pour nous quand nous réfléchissons, il y a une subjectivité singulière. La dimension narrative de laventure est la production dun sujet temporel (pas dun sujet réel, mais dun sujet fictionnel) un sujet en quelque sorte fait de battements et de syncopes (bref de style) qui ne sont pas des structures réelles mais des structures narratives, et sa » fictionnalité » laisse advenir à son encontre le sujet anonyme de la réflexion : Socrate nétait pas son démon, si son démon était Socrate. La » torsion » dont je viens de parler à propos des formes a priori de la sensibilité conjoint la temporalité ordinaire de la réflexion et la temporalité singulière du sujet légendaire, et ainsi elle structure spécifiquement la subjectivité aventureuse. Laventure institue donc la différence de la subjectivité quelconque et de la subjectivité singulière (je parle de subjectivités et non pas de sujets). On peut en indiquer lidée en disant quelle est celle de nimporte qui, à ceci près que ce sujet quelconque est accompagné de sa propre vérité comme un corps est toujours accompagné de son ombre.
Pour mieux me faire comprendre, je vais essayer dexpliquer ce quil en est de la subjectivité quelconque, quand on la considère indépendamment de sa production par la légende, et je lopposerai à la subjectivité aventureuse.
Elle est forcément entée dans la mort puisque seul limpossiblement impossible peut nous renvoyer absolument à nous-mêmes. La mort est limpossibilité même quon la comprenne ; de sorte que sa rencontre me renvoie absolument à moi-même, moi qui suis transcendantalement capable de tout comprendre. Et comme la mort est évidemment sans détermination (si elle était ceci ou cela, il sagirait encore dun moment de la vie et non pas de la mort), le renvoi à soi quelle opère sera forcément identique, dans son caractère absolu, à sa formalité universelle. Cest la raison pour laquelle lidéalité, qui suppose la réflexion, est intrinsèquement anonyme : elle sadresse à quiconque sait lire et plus précisément au pur renvoi à soi que la conscience mortelle est pour elle-même. Ainsi le mathématicien chinois lit et comprend un théorème exactement comme le mathématicien français : lun et lautre sont littéralement nimporte qui : à chaque fois quelquun dont lorigine ne compte pas. Opposé à cela, cest-à-dire à cette forme dimpiété si lon nomme impie lhomme pour qui lorigine ne compte pas, on a linstitution narrative de la subjectivité : comme toute réflexion, elle se fait dans un rapport dimpossibilité à la mort, mais ce rapport se libère de la pure formalité (et donc de la médiocrité du » quiconque » chacun nest que sa place) par la distinction entre un dire impossible (et certes on ne dit pas la mort pour ces deux raisons suffisantes et corrélatives quelle nest rien et quil ny a personne pour avoir été mort et pouvoir la dire) et un raconter nécessaire. Raconter soppose à dire en ceci que dire, même dans le cas du mensonge qui en est simplement le dédoublement, est toujours intentionnellement un dire-le-vrai. Raconter, non : la question de savoir si ce quon dit est effectivement comme on le dit ne se pose pas, puisquon le constitue dans lacte même de le dire. La médiocrité est toujours du côté du dire (ainsi jai raison quand je dis ce que nimporte qui dirait devant tel problème) alors que la singularité est toujours du côté de la narration, parce que seule la narration produit une temporalité singulière à lencontre de la temporalité objective de la narration. Et la temporalité singulière est libre par rapport aux nécessités universalisantes de la représentation dans lesquelles est enfermée la temporalité objective (ce que je dis, nimporte qui doit pouvoir le vérifier) ; de sorte que par cette liberté elle nest plus rien dautre que temporalité singulière. Voilà laventure, concrètement : le procès de production dune temporalité désormais singulière : celle du héros de la légende qui nadviendra à lexistence que dans ce que je viens dappeler laccompagnement (et donc la » torsion esthétique « ).
En tant quelle est production fictionnelle du couple mort / origine, laventure est institution du temps subjectif singulier. La subjectivité du médiocre est celle de sa place (et certes la place est toujours déterminée : finalisé selon les a priori du temps objectif, on peut considérer le temps du boulanger ou celui du sergent de ville, lesquels sont à chaque fois ce que nimporte qui serait à leur place), alors que la subjectivité singulière est celle dun temps de narration quon peut dire libre, puisque la réalité concernée ne compte pas plus que lapprobation des autres (alors quun boulanger ou un sergent de ville ont une pensée soumise à celle de la communauté des boulangers ou des sergents de ville, particularisations de la communauté humaine en général). Laventure, où le couple mort / origine est constitué comme moment par la narration (jinsiste sur ce terme de » moment » qui renvoie expressément à la temporalité) est donc la production de la subjectivité libre non pas en négation de la subjectivité ordinaire, mais en torsion de celle-ci. Saisissons le mouvement de cette production : alors que la marque renvoie à luniversel de la représentation en posant en ailleurs delle-même et donc de la vérité (je suis marqué ; mais par ailleurs je suis toujours le même), la légende, précisément comme fictionnelle, se fait en sens inverse : elle produit la subjectivité anonyme. Evidemment la subjectivité concrète est la rencontre des deux mouvements. Cest uniquement en référence à laventure quon peut parler de liberté, en tant que celle-ci ne consiste pas à ne pas appartenir à la réalité conditionnante (lordre des places) mais pour nous à nêtre pas de ce lieu. Jai indiqué plus haut que ce lieu (métaphysiquement : lalternative de quelque chose et de rien) était lorigine. Laventurier vient de son origine qui laccompagne comme son ombre. Cest ce statut de lorigine qui diffère laventurier de lhomme ordinaire, pour qui elle est toujours déjà perdue.
Le procès de production dune subjectivité libre, en tant que la subjectivité nest que sa propre sensibilité (au sens des formes a priori),
voilà donc ce quest laventure à mon avis.
La notion de liberté doit donc être repensée à nouveaux frais, dès lors que nous nadmettons plus lexistence du sujet dune part et de la subjectivité dautre part comme des faits irréductibles et magiques.
Le sujet est produit par la métaphore puisque la substitution dun mot à un autre, dans ce cas, se fait à lencontre de tout savoir possible (et dès lors on appelle sujet lextériorité réelle au savoir) ; et par ailleurs ce sujet originellement métaphorique peut trahir cette origine ou faire preuve de piété à son endroit. Jappelle médiocrité le premier terme de lalternative, qui renvoie toujours à la nécessité réflexive de faire ce que nimporte qui ferait à notre place ; jappelle génie le second terme, qui consiste à ne pas céder sur le caractère » poiétique » de notre existence (je rappelle ainsi que la question du génie nest donc pas une question de » don » naturel cest-à-dire de dispositions dont personne nest responsable, mais bien déthique). Or la question de laventure transpose au niveau de la subjectivité cette alternative de la trahison et de la piété, cest-à-dire de la médiocrité et du génie, parce quelle fait de la production de lespace subjectif lenjeu dune alternative : dire ou raconter dune part représenter et se représenter dans la soumission à une réalité préalable et à lindéfinie multiplicité des autres en disant ce que tout le monde dirait à notre place, et dautre part raconter ce personne ne peut dire ni par conséquent vérifier. Le principe de la médiocrité nest donc pas seulement linterchangeabilité cest-à-dire limpiété (puisque lorigine ne compte pas), cest encore la présence. Dans le génie au contraire, il ny a pas de présence dun sujet qui serait » auteur » puisque l’uvre simpose delle-même et commande à la fois le geste et le regard. Eh bien, à lencontre de la réflexion qui produit lespace subjectif de la présence interchangeable (le cogito qui est littéralement celui de nimporte qui), la narration est la production de lespace subjectif de cette absence, dès lors que cest bien lépreuve en tant que telle quelle lie à un personnage lui-même purement narratif (le » héros » de laventure : ce sujet dont le récit est le lieu dexistence). Je le dis encore autrement : à la réflexion qui produit la conscience anonyme de quiconque est capable didéaliser, soppose la narration qui produit le héros dune intrigue qui est toute sa réalité, et cest cette opposition qui est la subjectivité aventureuse. Cest cela, un héros : quelquun dont lexistence est tissée de mort et dorigine et qui pour cette raison nexiste que dans le texte qui est proprement ce tissage (ainsi que létymologie lindique), lequel texte accompagne comme son ombre le sujet ordinaire (mais qui ne lest dès lors pas). Laventure ne produit donc le héros que comme personnage, et surtout pas comme individu réel, mais ce personnage est indubitablement un sujet un sujet fictionnel dont la distinction davec le sujet réel produit la subjectivité aventureuse. Cest le médiocre qui est un individu réel : le point dintersection de tous les ensembles de toutes natures dont il relève ; laventurier, lui, nest personne parce que le héros na aucun autre lieu dexistence que le récit qui va tisser la mort et lorigine dont tout le monde reconnaît en lui la manifestation. Il nest personne mais » par ailleurs » cest quelquun dordinaire. La » fictionnalité » du sujet, ce nest pas son caractère fictif, cest quil ait pour réalité le texte comme tissage de mort et dorigine et la subjectivité aventureuse est que ce tissage nexiste que sur le mode de laccompagnement.
On peut rassembler cette idée en disant que laventure produit un sujet qui est une légende alors que la simple vie, qui est toujours mobilisation de savoirs, produit un sujet qui est une place. La subjectivité est donc la différence de la légende et de la place. Et certes, il y a des gens qui sont des légendes ambulantes (par exemple Beethoven, au dire même de ses contemporains, mais on peut encore parler dEric Tabarly ou de Neil Armstrong, pour prendre des exemples aussi différents que possible), et qui nétaient pas sans le savoir, non pas comme une connaissance extérieure mais comme la structure même de leur subjectivité. Cest là un thèse quil faut entendre littéralement, cest-à-dire en se référant à létymologie du terme : legenda désigne, dans la règle monastique, » ce qui doit être lu » éminemment la vie des saints. Comme tels ces héros nexistent pas ailleurs que dans le récit dont chacune des épreuves quils ont affrontées était déjà faite, et quen ce qui les concerne toute épreuve a toujours été accompagnée de son récit. Bref, les aventuriers sont des gens qui ne sont pas de ce monde parce que leur patrie, la seule qui compte, celle quils ont toujours voulu rejoindre, est une narration et quils ne sont subjectivement rien dautre que la nostalgie de cette patrie quils ont toujours avec eux.
Eh bien vous avez exactement là lexposé de cette subjectivité que je voudrais vous avoir indiquée aujourdhui : une subjectivité qui nest que lespace nostalgique dune narration qui a lieu depuis toujours.
Et certes elle a lieu depuis toujours puisque lépreuve, où ils sont indistinctement morts et devenus eux-mêmes, était déjà accompagnée de son propre récit… Mais pourquoi létait-elle, alors que les épreuves que tout le monde traverse un jour ou lautre ne sont que des épreuves ? Je lai dit : parce quils ont été fidèles au caractère » poiétique » de leur propre existence (si le sujet est leffet de la métaphore). Or linstitution » poiétique » dune existence, cest un acte de promesse. La promesse est notamment une décision que la réalité ne comptera pas ( » quoi que tu aies fait, quels que soient létat du monde et mes dispositions à ce moment, je serai là « ). Cest ce caractère qui rend compte de la narration par opposition à la conception. Pour celui qui ne cède pas sur la promesse quil était, cest-à-dire sur le fait que sa naissance a été louverture dun avenir et non pas le commencement dun futur, tout est donc toujours par ailleurs déjà fait de narration quand, pour lautre, tout est toujours par ailleurs fait de conception. Etant une question de piété et dimpiété la différence entre laventurier et le médiocre est donc éthique : pour lun les aléas de la vie prenaient déjà place dans un récit qui était celui de la tenue de la promesse quil était, tandis que pour lautre ils survenaient, parce que tout le monde se trouve un jour ou lautre pris dans une épreuve (maladie, deuil, etc.) et que la vie est ainsi faite. Laventurier est un homme ordinaire qui a un futur, mais par ailleurs il est ouvert à son propre avenir que les contingences réelles natteignent pas. Et certes, chacun se sent trivial, à côté dun aventurier.
Si javais le temps ici, je montrerais que cest la différence de lavenir et du futur qui est en acte la distorsion de la temporalité a priori de sorte que le point de croisement du chiasme » esthétique » est la promesse. Laventurier se définit par une subjectivation de la promesse : comme tout le monde il a un futur, mais cest lavenir qui lappelle vers lui-même. Cest pourquoi on doit parler de trahison et dimpiété à propos de la médiocrité qui dénie ce caractère fictionnel de la promesse (que la réalité ne compte pas) pour le remplacer par lévidence de la dévotion au maître, si lon nomme ainsi linstance des reconnaissances, celle qui fait de chacun le semblable de ses semblables au sein dune même réalité dont ils ne sont que les moments subjectifs. Laventurier au contraire, nest le semblable de personne.
Jappelle » piété » le rapport du sujet à lépreuve comme après coup de sa propre origine : non pas simplement reconnaissance de soi mais bien reconnaissance du fait quon ne décide pas de soi, reconnaissance du don » poiétique » de lexistence dont seule la fictionnalité » héroïque » (au sens du héros dune histoire) est lassomption.
Chaque moment de laventure est tissé de sa propre narrativité, et cest cette dimension narrative qui va permettre quon relie les épreuves les unes aux autres pour en faire une suite, un chemin, qui sera la production même de la subjectivité. Cest donc comme production de la subjectivité que le chemin est littéralement origine. Il nest pas origine pour le sujet mais pour la subjectivité, ou plus exactement il est origine pour un sujet qui, dêtre métaphorique, se constitue comme ordinaire depuis sa vérité de sujet fictionnel.
Et certes la question de lorigine ne se pose pas pour un » simple » sujet, si cette notion est dabord celle de lextériorité à la subjectivité et donc à la réflexion que suppose lidée dêtre sa propre question. Car si lorigine est le lieu de la question quon est pour soi-même, elle napparaît comme telle que dans un espace purement fictionnel dont le fétichisme identitaire, qui est une passion de croire, est le déni. Donc, comme lieu de la question, lorigine appartient non pas au sujet mais à la subjectivité que la fiction a fait advenir, de sorte que cest en réfléchissant non pas sur linstitution du sujet (lacte métaphorique) mais sur celle de la subjectivité (laventure comme réalité déjà narrative de lépreuve) quon peut en poser la question qui nest jamais celle dun fait que nous aurions à » exprimer » (voire à » afficher » ce qui renvoie expressément à la perversion exhibitionniste) mais bien celle de ce chemin fictionnellement producteur de soi, qui est le vrai objet de la quête aventureuse.
——————–
Ce chemin, tout entier fait de sa propre littérarité, est de nature métaphorique. Toute aventure, parce quelle est un chemin qui vaut pour la vie, est une métaphore et dabord en tant que telle métaphore de la production du sujet, cest-à-dire paradoxalement de la métaphore elle-même. La question de laventure est donc celle du sujet dune double métaphore : le sujet est toujours institué en dehors de lui-même et donc sans subjectivité, mais cette institution elle-même, la littérature la métaphorise en subjectivité, toute aventure étant littéraire puisquelle concerne un » héros » et que cest dès lors comme sujet littérairequelle institue le sujet qui ne sera ordinaire que par ailleurs (non pas seulement par ailleurs relativement à son point de vérité, mais à cette existence fictionnelle que jai appelée légende). Or cette production ne peut pas plus se faire dans le sujet que celui-ci ne peut sinstituer lui-même : cest toujours de la métaphore dun autre quil sagit dans la production du sujet (Lacan lappelle » métaphore paternelle « ) et ce sera par conséquent aussi dans la fiction dun autre, au lieu dune lecture, quil sagira dans la production de la subjectivité singulière. La production subjective du sujet singulier, cest son » héroïsme « , au sens dêtre héros dun roman (dont on a bien sûr compris quil est toujours dune manière ou dune autre le » roman des origines « ), si la subjectivité singulière sautorise non plus de son savoir cest-à-dire de sa place (cest ce quon peut appeler la subjectivité du médiocre, celui-ci nétant rien dautre que ce que sa place nécessite subjectivement), mais bien de son chemin. Ce chemin, la narration seule peut le constituer au lieu dun autre qui est, paradigmatiquement, un lecteur. La question de la subjectivité est donc, hors de soi-même, toujours une question de lecture.
En soulignant que la réalité du héros de roman est la subjectivité du lecteur, on indique lextériorité non seulement du sujet à lui-même la métaphore, donc la poésie mais encore de la subjectivité au sujet le roman, donc la littérature. Jinsiste sur cette différence paradoxale entre poésie et littérature qui me paraît propre à faire comprendre la notion pour moi si importante de » double métaphore » qui procède dune part dun acte inouï (la métaphore dun autre) et dautre part dune fiction (la lecture dun autre) le rapport des deux étant à proprement parler la subjectivité singulière. Eh bien cest cette extériorité de lépreuve indicible et de la subjectivité du lecteur qui constitue finalement laventure, si lon maccorde cette évidence que toute aventure est un épisode pour… un roman qui est finalement toujours un roman daventure (tout roman conte une suite dépreuves et linstitution corrélative dune subjectivité). La piété est précisément la reconnaissance de cette extériorité de soi-même comme subjectivité à sa propre origine comme acte extérieur, reconnaissance qui nest possible que depuis son propre caractère fictionnel.
Une lecture étrangère accomplit pieusement une origine étrangère, instituant dans cette tension un espace qui est la subjectivité singulière. Voilà exactement ce quest laventure. Et si vous réfléchissez à ce que je vous ai dautre part enseigné sur la marque, et notamment à lidée que toute marque est marque de lorigine (ce qui est également valable pour lacception commerciale de la notion), vous comprenez que toute la question de laventure se ramène à celle de la possibilité finale de la lecture dune marque originelle… Vous comprenez en quelque sens, et seulement maintenant, je puis ramener la marque à la lettre… Voici donc mon ultime définition de laventure : la production de la marque comme lettre.
——————-
Au moment de conclure, je voudrais réfléchir sur ce paradoxe de la double métaphore comme production subjective et la rapporter à cette étonnante production de la marque comme lettre, qui est la vérité dernière de laventure.
Dabord je rappelle en quel sens laventure est la réalité de lorigine : quun sujet sautorise non pas de ce quil est (selon les trois modalités de la bêtise, de la barbarie et de la perversion) mais de son chemin, en tant que le lieu de ce chemin est finalement une lecture aussi extérieure que létait la métaphore dont cette lecture est indirectement lassomption. Laventure est le rapport réciproquement constitutif dune part de linstitution du sujet dans une première extériorité à tout savoir, dautre part de linstitution de la subjectivité dans la lecture.
Constitué dans laprès coup de la lecture, chaque moment de laventure est donc déjà fait de narration. En disant cela, je signifie que la lecture est première sur lorigine : le tout de la lecture va constituer comme partielle une marque qui nétait dabord que sa propre aberration. Voilà donc laventure, en tant quelle concerne un sujet lu cest-à-dire un sujet déjà mort (car celui quon lit est toujours mort, comme le montre lexemple paradigmatique de la lettre arrivée après le décès de son auteur). Métaphoriser totalement la mort, en tant quil ny a de mort que locale et en tant que la mort est en même temps lorigine, voilà donc laventure. La vie morte de laventurier, en tant quelle nexiste que dans la conscience du » lecteur » dont létrangeté institue par là même lespace subjectif singulier, est donc dune certaine manière une grande métaphore de cette vie localement impossible quest celle du sujet éprouvé, ou du survivant. Dune certaine manière, il y a donc quelque chose à comprendre, dans cette lecture qui conditionnera la subjectivité propre de laventurier.
Ce quil y a à comprendre, cest précisément ce qui différence la métaphore inutile du concept nécessaire. Si je dis que Bayard était fort et courageux, jai tout dit. Car si je dis, avec ceux qui lon vu combattre, que cet homme était un lion, je jajoute aucun savoir. Sil ny a pas de différence, il y a pourtant une distinction : la résistance de la métaphore au concept témoigne du discours de ceux qui lont vu combattre, cest-à-dire qui ont été marqués par le spectacle de sa vaillance. Or la marque, cest précisément le point où nous sommes susceptibles de vérité. Donc si » fort et courageux » relève du savoir, » lion » relève de la vérité : nimporte qui possédant les informations nécessaires aurait employé la première formule, mais ceux quil a marqués ont employé la seconde. Dans laventure, il est donc toujours question de vérité. Quel rapport, finalement, entre fiction, vérité, marque, lettre et lecture ? Voilà la dernière question posée par notre notion.
Parce que je ne veux pas me lancer aujourdhui dans un développement qui ne manquera pas dapparaître dune manière ou dune autre dans la suite de mon travail, je crois que le plus simple pour affronter cette question est que je propose un exemple. Si je le choisis bien, il donnera la dernière réponse que nous cherchons, cest-à-dire puisque jen suis à la conclusion lachèvement concret et secret de toute cette problématique.
Je pense à quelquun en particulier, un aventurier cest-à-dire un homme dont la patrie était la légende, puis je propose dimaginer des significations comme celles-ci : on nest vraiment fidèle que là où tous les repères sont perdus ; on nest vraiment humain que là où linhumanité du réel est partout ; on ne reconnaît la beauté que là où plus rien ne peut faire oublier quelle est le masque de lépouvante ; la fidélité consiste à laffronter calmement cette vérité que personne ne peut affronter… Jimagine ces exemples, et en même temps je ne les imagine pas : cest ce que je lis sur le visage dEric Tabarly quand je regarde les photos que nous avons de lui. Voilà une vie daventurier : un homme qui na jamais trahi la promesse quil a été, qui na jamais troqué lavenir singulier qui était le sien contre un futur commun. Et puis un visage marqué, assurément… Or si laventure est bien ce que je viens de dire, à savoir la production de la marque comme lettre, alors le visage de laventurier, parce quil est marqué, est désormais lisible. Voilà une idée que javancerais prudemment, presque en la dédisant et sous réserve de nouvelles pensées : laventure est lacte par lequel ce qui nétait quà avoir devient à lire, et donc, puisquon parle de subjectivité, par lequel le visage humain devient un livre.
Quelques éléments me permettent de justifier cette intuition, pour linstant extrêmement problématique.
Quest-ce que le visage, sinon justement lexposition à lautre la réalité de soi la plus personnelle à laquelle on sera toujours étranger. La subjectivité, cest donc le visage (quil ne faut pas confondre avec la figure, laquelle renvoie simplement à un savoir comme dans lexpression » avoir figure humaine « ) en tant quil est extérieurement à soi sa propre exposition à lautre à sa violence, à sa bêtise, mais aussi parfois à sa douceur et, ici, à sa lecture. Cest cette éventualité de la lecture, toujours située ailleurs et par conséquent étrangère à soi, qui définit la subjectivité singulière par opposition à léventualité du savoir, qui ne renvoie quaux mots communs et non pas à lexposition, et qui définit un sujet qui ne sera jamais quune place en acte.
La réalité subjective, autrement dit lirréductibilité de chacun à sa place (car enfin, on pourrait toujours mobjecter que tout le monde est une place !), cest non pas le visage en tant quil est exposé, ce qui est une généralité vide, mais le visage marqué en tant quil est exposé à la lecture. La cause de la lecture, voilà donc en quoi consisterait la vie de laventurier, si vous maccordez quun aventurier est proprement une légende…
Et » ce qui doit être lu « , et qui ne lest donc pas originellement, ce sont les marques. Liées entre elles par la narration, elles sont des lettres. Telle est ma réponse, pour terminer, une réponse inséparable de la problématique de la marque à lintérieur de quoi sinscrit tout mon travail de cette année : on peut indifféremment définir laventure comme la production de la subjectivité singulière, ou comme le procès de textualisation du visage.
Dans le regard des autres, et donc en étrangeté à soi, le visage est enfin la » légende » elle-même : la nécessité, qui simpose à tous, de reconnaître livre. Peut-être un livre comme ceux de Conrad ou de Melville. Peut-être aussi un livre de philosophie, si ces marques sont à chaque fois le réel de la pensée, et si lon nomme philosophie laventure de penser…
Je vous remercie de votre attention.