Cours du 9 avril 04
Enigme et mystère (9) : leur nouage dans le charisme de l’élu (4)
Le statut du charisme, c’est qu’il noue ensemble l’énigme dont un seul a à répondre et le mystère qui voue tout le monde à la même origine finale – si l’on peut nommer ainsi la destinée d’accomplissement qui réalise la promesse de vraie réalité que toute origine est toujours. La définition du charisme est celle que j’ai indiquée la semaine dernière : profusion de vérité, au sens alternatif que le statut impose : impossibilité énigmatique d’être soi pour le vrai sujet, et nécessité mystérieuse d’être n’importe qui pour les sujets communs. Comme il n’y a personne qui ne soit par ailleurs un sujet commun, il est bien évident que le charisme s’imposera dans la nécessité qu’on soit cet » en tant que » qu’on est forcément, dès lors qu’on se repère soi-même comme sujet commun (par exemple français, automobiliste, contribuable, mélomane, cinéphile, etc.). On distinguera donc un charisme identique qu’il faut entendre comme une donation personnelle de vérité, et un charisme qu’il faut entendre comme donation commune de vérité.
Je voudrais reprendre aujourd’hui les références habituelles sur le charisme, qu’on a souhaité me voir mentionner et commenter à la lumière de ce que j’avais dit sur le rappel de la promesse. Celle-ci peut être singulière (sa réponse est le destin) ou commune (sa réponse est la destinée) ; et c’est depuis cette distinction qu’il faut penser la » profusion de vérité » dont j’ai parlé l’autre jour. Voyons donc si cette corrélation du rappel de la promesse personnelle et de la profusion de vérité, essence du charisme selon moi, correspond à ce que nous entendons traditionnellement par charisme.
L’ambivalence objective et subjective de la profusion de vérité
L’idée de » charisme » renvoie primitivement à l’idée de grâce et de don, et pas seulement à cause de l’étymologie (de kharizomai, faire plaisir, et de kharis, faveur, bienfait). Partant de Saint Paul (1Corinthiens, XII, 4-11), la théologie chrétienne l’utilise pour nommer ces dons spéciaux que Dieu ferait à certains élus (dons des miracles, des prophéties, des langues…) et qui auraient pour sens de leur permettre d’aider efficacement au salut des autres. Dans son origine chrétienne l’idée de charisme est donc inséparable d’une double signification : elle renvoie à l’idée de l’élection et d’autre part elle renvoie à l’idée de profusion des grâces dont le sens est d’emblée de mettre les autres (et soi-même aussi, on peut le supposer) sur le chemin de sa destinée, laquelle est évidemment le salut. Impossible en effet de séparer ces deux significations : il est impossible de reconnaître le charisme de quelqu’un sans d’une part admettre son élection, c’est-à-dire sa distinction inter pares (contrairement à ce qui vaudrait pour le choix, l’élu ne diffère pas de ses semblables), et d’autre part attendre de lui une certaine aide sur le chemin de son propre salut. En somme on ne peut mettre les autres sur le chemin de leur salut, du salut auquel ils sont voués, sans leur en imposer, comme on dit familièrement. Cela se comprend – puisque c’est sans le savoir ni bien sûr sans l’avoir voulu qu’ils sont voués audit salut, celui-ci s’entendant comme la tenue de la promesse originelle où leur réalité méconnue s’accomplira fraternellement. Retenons donc que le charisme est, du point de vue de l’origine du terme, élection pour faire accéder les autres à leur vérité salutaire.
D’en imposer aux autres, l’individu charismatique les amène à leur vérité – cette vérité salutaire dont, sans lui, ils auraient toujours été séparés. Bien sûr, on ne peut en imposer qu’à ceux qui reconnaissent dans cet effet une vérité dont ils étaient coupés depuis toujours, puisqu’il appartient à l’origine d’être impossible (elle précède le commencement avant quoi, par définition, il n’y a rien). On peut imaginer des individus parfaitement obtus, enfermés dans l’horizon de leur propre intérêt, et qui soient insensibles à tout charisme que nous puissions reconnaître – bien qu’ils ne le seraient peut-être pas à celui qui serait à leurs yeux le parangon de leur propre médiocrité (peut-être un notaire est-il charismatique pour un maquignon, par exemple, ou une coiffeuse pour une midinette). D’où l’on peut déduire que le charisme d’un autre est l’épreuve qu’on fait soi-même de sa vérité, mais hors de soi – comme il convient dès qu’il est question de vérité (puisqu’il n’y a jamais de vérité que sans le savoir).
Une personne charismatique apparaît comme » élue » et par là même, dans cet effet spécifique de la contingence qu’il faut nommer » grâce « , susceptible de conduire les autres à leur propre vérité. La » grâce » du charisme ne consiste donc pas en pouvoirs miraculeux ou magiques dont certains élus auraient été mystérieusement dotés, mais elle n’est rien d’autre, objectivée, que l’impossibilité qu’on puisse jamais confondre l’élection avec le choix. Il n’y a d’élu qu’à ce qu’il n’y ait pas de raison à ce qu’il l’ait été, et cette impossibilité de la raison, parce qu’elle est l’impossibilité que la réalité compte(justement : ses qualités, ses talents, ses mérites ne comptent pas !), eh bien, c’est la grâce. Je rappelle que par ce terme examiné ici même à plusieurs reprises, on désigne l’impossibilité que la réalité compte (exemple de la démarche gracieuse : comme si le corps n’était pas soumis à la gravitation, etc.).
Le héros sera donc particulièrement charismatique, de ce point de vue, puisqu’on doit nommer ainsi celui pour qui la réalité, aussi importante qu’elle soit, ne compte pas devant la nécessité représentativement imposée. Par exemple le sauveteur qui se jette dans le brasier pour sauver un enfant est aussi lucide et par conséquent aussi effrayé que n’importe qui. Mais justement : ce danger, qui importe au plus haut point (d’où la peur qu’il devra maîtriser, d’où les précautions particulières qu’il ne manquera pas de prendre), ne compte pas devant la nécessité de sauver l’enfant. Il a décidé de faire son devoir et par conséquent il refuse que l’évaluation objective de la situation, si pessimiste qu’elle puisse être, décide à sa place. Là où le savoir cesse de s’imposer est la grâce, et il appartient par conséquent au héros d’apparaître auréolé de grâce – ce qui s’appelle donc concrètement le charisme. En quoi, sans le vouloir ni le savoir, il nous rappelle à tous notre promesse d’être humains : qu’en nous la naturalité, si elle épuise notre réalité, ne soit pas ce qui compte. Le héros est en quelque sorte un élu de lui-même, bien que par ailleurs le principe de son élection soit commun et non pas distingué, puisqu’il fait ce que n’importe qui, comme tel (autrement dit dans la nécessité représentative), a depuis toujours reconnu qu’il fallait faire. Le faire, évidemment, c’est autre chose ; et là réside son autonomie, la seule à être stricte – son élection en somme.
La reconnaissance de l’élection est toujours 1) celle de la vérité par opposition au savoir puisqu’avoir été élu s’oppose à avoir été choisi, et 2) l’impossibilité qu’on reconnaisse en soi-même sa propre vérité, ou du moins la promesse de vérité qu’on est pour soi. La même nécessité fait donc qu’il est impossible d’être charismatique à ses propres yeux (on ne peut être élu qu’à ne pas comprendre qu’on l’ait été, qu’à forcément y voir une sorte de malentendu), et qu’il est impossible à la promesse personnelle de chacun d’apparaître autrement que sous les espèces d’une altérité qui soit personnelle, justement, c’est-à-dire donnée par un autre.
Le charisme de ceux qui » en imposent » est donc celui de la promesse qu’on est depuis toujours pour soi-même, et c’est de la reconnaître en eux qu’on les aperçoit comme des élus. Il faut donc distinguer les aspects en quelque sorte objectif et subjectif de ce statut : il y a des élus, ceux à qui des réalités mystérieuses » parlent » et par là même adviennent pour eux (et pour eux seuls !) à titre d’énigmes dont leur propre impossibilité subjective est la résolution (par exemple que l’inconscient soit freudien, etc.) ; et puis il y a ceux qu’on reconnaît comme des élus parce qu’on fait l’épreuve, à les rencontrer, de la promesse qu’on était depuis toujours pour soi-même. Bien entendu, le charisme est compréhensible selon cette dualité : il est toujours celui d’un élu dont par ailleurs nous recevons la promesse originelle que nous avons pour destin (le sujet distingué) ou destinée (le sujet commun) d’accomplir.
On n’imagine certes pas de trouver charismatique un individu par ailleurs médiocre, et pourtant l’alternative du sujet distingué qui serait forcément charismatique pour les autres et du sujet commun qui pourrait au mieux relever du prestige n’est pas aussi simple. Car si un médiocre considéré dans une fonction prestigieuse n’en devient pas pour autant quelqu’un d’intéressant, il n’en reste pas moins que le choix qui a présidé à sa nomination, et qui avère son insignifiance personnelle puisque les mêmes raisons eussent pareillement valu pour n’importe quel autre titulaire (par exemple il a été choisi pour des compétences qu’on aurait aussi bien pu trouver chez quelqu’un d’autre), aura été effectif et qu’un supérieur quelconque a bien dû avérer comme légitimes les raisons de choisir – lesquelles, parce qu’elles étaient suffisantes, n’étaient donc pas suffisantes. Il est donc certain qu’une décision a malgré tout, c’est-à-dire malgré l’évidence du choix qui s’imposait, dû intervenir (un chef de bureau, un ministre, a signé la nomination). Or la décision ne s’entend qu’à ce qu’elle soit sans raisons, et donc, quand il y a des raisons qui suffisent bien à justifier un choix, qu’à ce qu’elles ne suffisent quand même pas. En ce sens le titulaire anonyme (ce n’est pas lui qui compte mais les raisons de sa désignation) d’un poste insignifiant (ce n’est pas le poste qui compte mais le système dont il est une des figures) est malgré toutencore un élu !
Ce même oxymore d’un charisme des médiocres s’aperçoit chez le brave quidam à qui l’achat d’un billet de loterie a valu de remporter le gros lot : c’est bien parce qu’il est objectivement et surtout subjectivement un individu insignifiant qu’il a gagné (pour acheter son billet, il a forcément dû tenir le raisonnement suivant : » n’importe qui peut gagner ; or je suis n’importe qui ; donc je peux gagner « ) mais, justement parce qu’il n’y avait aucune raison pour qu’il fût particulièrement désigné parmi des millions d’autres joueurs, il est pour ainsi dire un élu du sort… Et l’on peut dès lors concevoir que ses proches lui reconnaissent un certain charisme : à leurs yeux il sera comme auréolé de la bienveillance du sort, et installé dans cette contingence glorieuse qu’on reconnaît aux élus, à ceux qui ont » de la chance « . Or cette reconnaissance est encore le rappel d’une promesse dont chacun est littéralement fait, qui est celle d’être favorisé du sort – puisque, comme chacun sait en faisant souvent semblant de l’ignorer, c’est en réalité sa propre position subjective qu’on désigne comme » chance » ou » malchance « . (Car qui ignore qu’il y a des gens qui ont toujours de la chance, et d’autres sur lesquels toutes sortes de malheurs ne cessent de s’accumuler ? Il y a certes des hasards objectifs comme dans cet exemple, mais nous ne vivons pas dans le monde objectif et qu’il soit plus ou moins bien » disposé » envers nous n’est rien d’autre que l’envers, justement, de la disposition que nous avons envers lui. Et de cela, nous sommes absolument responsable : sur le long terme, on a toujours la chance ou la malchance qu’on mérite.) Le charisme de ceux qui sont évidemment favorisés du sort (une vie entière d’opulence pour celui qui n’était qu’un simple chômeur, par exemple) n’est rien d’autre, en chacun, que la reconnaissance de la promesse qu’il s’était faite depuis toujours d’une certaine disposition de justesse et de connivence envers la réalité où s’inscrivent (et s’effacent) les actes et les paroles.
C’est enfin ce que montre l’acception politique de ce terme d’élu : rencontrer un élu comme le maire de sa commune ou le député de sa circonscription, c’est être rappelé à sa qualité de citoyen par opposition à notre vie de simples particuliers, et c’est par là même être appelé à quelque chose comme une destinée qui soit, dans le temps, l’accomplissement de la promesse y afférente. Or l’essentiel est de savoir que cette promesse est toujours promesse de salut. Par exemple dans l’idée de citoyen est impliquée la promesse de la participation politique mais aussi celle, dans la plus extrême des éventualités, de défendre sa patrie au péril de sa vie : l’héroïsme patriotique est le salut du citoyen comme tel. (Et pour reprendre l’exemple précédent, on peut imaginer que la simple rencontre du gagnant de la loterie nationale soit aussi vécue par certaines personnes comme le recueil d’une promesse : l’avoir approché porterait chance ! Et l’on peut certes nommer » salut » de gagner le gros lot, quand on prend un billet !) Impossible par conséquent de séparer la représentation de l’élu de la corrélation destinée / promesse. Car tout domaine implique un certain » salut » puisqu’il ouvre à un accomplissement subjectif (même les plus triviaux : l’enrichissement est le salut de l’épicier, par exemple, ou un poste de directeur celui du chef de bureau, et ainsi de suite).
Aux yeux de Max Weber (Le savant et le politique, éd. 10/18, p. 102), le charisme est une qualité extraordinaire d’un individu qui lui donne un ascendant sur les autres, et oppose son pouvoir d’une part au pouvoir traditionnel et d’autre part au pouvoir rationnel. C’est l’autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu ; elle se traduit par le dévouement personnel des sujets à sa cause et par leur confiance en sa seule personnes. En quoi nous retrouvons clairement ce que nous avons vu, notamment l’interpellation personnelle que le charisme est pour ceux qui en sont les témoins. Loin qu’ils soient sottement subjugués par des prestiges incompréhensibles, ils le sont parce qu’en lui c’est le lieu de leur vérité qu’ils reconnaissent – si l’on nomme vérité personnelle la tenue de la promesse qu’elle est originellement pour elle-même et pour les autres. Que l’on se détermine (contre sa promesse singulière) en faisant de soi un » en tant que » (par exemple je puis parler en tant que français, etc.) et à chaque fois un certain charisme est aperceptible : celui de la personne qui tiendra la promesse liée à cette détermination. Par exemple de Gaulle rappelle à chaque Français qu’on ne l’est jamais que depuis une certaine promesse de grandeur et d’universalité, et que cela concerne chacun de nous en tant que Français. Les qualités éventuellement exceptionnelles de l’homme charismatique ne servent donc qu’à rationaliser cette reconnaissance de la promesse dans l’origine de quoi on se reconnaît soi-même comme sujet, bien qu’il soit par ailleurs évident que la promesse liée à l’origine identifiée en sa personne (par exemple être Français – notamment au moment où la France subit la défaite de 1940) n’ait pu être tenue que par un individu exceptionnellement doué. Mais justement : qu’est ce que cela signifie » être exceptionnellement doué « , sinon qu’on n’ait pas cédé sur une certaine promesse qui, de correspondre dans une mesure plus ou moins large à celle des » en tant que « , était aussi la sienne propre ?
Le héros, le prophète, le chef de guerre élu, le souverain plébiscité, le grand démagogue ou le chef d’un parti politique constituent, selon Weber, autant d’exemples d’individus charismatiques. Qu’ont-il en commun, sinon à chaque fois d’être annonciateurs de la promesse qui définit celui qui les reconnaît, dans ce qui constituera par là même une promesse de salut ? » Si certains s’abandonnent au charisme du prophète, du chef en temps de guerre, du très grand démagogue au sein de l’ecclesia ou du parlement, cela signifie que ces derniers passent pour être intérieurement » appelés » au rôle de conducteurs d’hommes et qu’on leur obéit non pas en vertu d’une coutume ou d’une loi, mais parce qu’on a foi en eux « . Or je le demande : en quoi, sinon à la promesse en tant que promesse, peut-on » avoir foi » (on ne confondra évidemment pas la foi et la croyance) ? Et cette promesse qu’on reçoit, c’est la promesse de la promesse : par eux, la promesse que nous sommes originellement nous-mêmes sera tenue (par exemple la grandeur et l’indépendance du pays, à quoi chaque français est originellement voué en tant que français, seront promues dans le cas de la politique gaullienne). En somme les individus charismatiques de ce type, ceux qui ne sont pas simplement les donateurs de la promesse mais qui l’accomplissent réellement, sont plus nous que nous – qui avons cédé sur notre promesse personnelle en acceptant d’être ceux que n’importe qui auraient été à notre place : être français et se vouer à l’indépendance et à la grandeur de son pays ne sont pas la même chose en fait, bien que le premier point soit la promesse du second).
J’arrête ici pour aujourd’hui. L’essentiel de la notion est débrouillé. Il ne reste que quelques précisions à apporter la prochaine fois et nous reviendrons ensuite à la problématique du mystère qui n’a (évidemment) pas été épuisée avant de terminer l’année sur l’énigme.
Je vous remercie de votre attention.