Etre un artiste

 

Entretien avec Christian Zanési, compositeur de musique acousmatique.

 

Christian Zanési est né à Lourdes en 1952. Il a fait ses études musicales d’abord à l’Université de Pau, puis à Paris au Conservatoire National Supérieur de Musique dans les classes de Pierre Schaeffer et de Guy Reibel. Il est membre du Groupe de Recherches Musicales de l’INA depuis 1977. Producteur, il s’occupe entre autres d’émissions consacrées à la musique acousmatique comme Akousma ou Fins de mois difficiles sur France-Musiques. Ses œuvres sont disponibles sur CD (Arkheion a obtenu le « diapason d’or »). On pourra se reporter à l’article « Christian Zanési » de l’Encyclopaedia Universalis.

J-P L Quand on travaille sur des questions d’esthétique, on a rarement l’occasion de rencontrer des artistes, alors que, par définition, ce sont eux qui ont la vérité sur le sujet. Cette vérité, ils la réalisent dans leurs œuvres. Les philosophes auraient spécifiquement pour tâche de la théoriser ; mais ils ne peuvent accéder à une réflexion concrète et pertinente sans passer par une écoute des artistes qui soit déjà celle d’une réflexion. Est-ce que votre activité de compositeur comprend cette dimension ?

C Z Oui. Il est impossible de ne pas se poser quantité de questions qui accompagnent le travail proprement dit, des questions qui portent à la fois sur ce travail et sur soi-même : pourquoi on fait les choses, comment les idées peuvent émerger, qu’est-ce que telle ou telle nécessité peut bien vouloir dire, pourquoi on peine à un moment et pourquoi à un autre les éléments s’ordonnent si facilement en une solution qui paraît simple et naturelle… On prend ainsi conscience d’un processus en œuvre à l’intérieur de soi, un processus que le raisonnement seul ne peut conduire. Il y a là quelque chose d’un peu effrayant.

J-P L C’est l’indice d’une vérité, en tout cas pour nous : les choses qui n’effraient pas, on peut seulement bavarder à leur sujet.

C Z Oui, bien sûr… Je me pose ces questions, et en même temps ça me fait un peu peur. J’ai envie, après y avoir pensé, de me replonger dans mon travail, de retrouver la matière, le son qui me fait travailler.

Des « objets convenables à la composition »

J-P L Justement, il me semble que votre travail repose sur une prise de position que j’essaierai d’indiquer en disant qu’il faut que le son soit sujet : l’écoute de vos œuvres me donne à penser que le son doit être respecté pour lui-même et non pas considéré comme l’aspect sonore de choses extérieures, qui seraient seules à compter. Respecter le son, ce serait l’aider à développer son propre style, l’aider à dire ce qu’il avait à dire, ce que peut-être il ne savait pas qu’il devait dire, si l’on peut s’exprimer ainsi, et à quoi nous sommes sourds dans la vie quotidienne. Est-ce que vous accepteriez une telle présentation ?

C Z Oui, mais il faut préciser et considérer la question à deux niveaux.

Il y a d’abord celui que vous dites : il faut être intimement à l’écoute de la matière sonore, en sentir le potentiel de développement. Claude Ballif, dans son cours d’analyse au conservatoire, utilisait le mot « orient » pour désigner ce vers quoi tend la matière musicale. C’est un mot que j’aime beaucoup, et je crois qu’on peut l’appliquer au son lui-même : au son en tant que matière première et aussi en tant que première matière, matière de départ. Il faut donc être à l’écoute de ce son pour en percevoir l’orient. C’est pour moi le niveau minimum pour travailler.

Le second niveau qui m’intéresse tout autant est la nécessité qu’il y ait une rencontre avec le son. Je tiens beaucoup à cette idée. Le son est rencontré quand il cristallise quelque chose. Il fait irruption d’une manière qui peut être violente, violente comme une évidence.

J-P L Vous parlez de rencontre. On peut préciser qu’une rencontre n’est pas une expérience, parce que dans une expérience, c’est le savoir qui compte et non pas la chose qui a permis de l’acquérir, tandis que dans une rencontre c’est l’être rencontré qui compte, en lui-même : on n’en sort pas plus savant, mais marqué. Donc vous êtes en train de dire qu’il y a des sons marquants, et que c’est en suivant cette marque que vous trouvez ce qui va guider votre travail, pour reprendre cette idée de l’ « orient ».

C Z Voilà. Ils sont apparus comme une évidence, comme quelque chose d’incontournable, quelque chose qui s’impose. Il peut s’agir de sons qu’on a déjà entendus mais qu’on n’était pas jusque là prêts à reconnaître, comme si le moment de la rencontre n’était pas encore venu, ou au contraire de sons qu’on entend pour la première fois et qui nous frappent. A la limite je trouve que la rencontre est d’autant plus marquante que le son est banal, qu’il se trouve dans la catégorie des sons ordinaires.

Il y a parfois une prise de conscience de cette évidence, qui peut se faire par une sorte d’emboîtement à plusieurs éléments. Je donne un exemple : J’habite depuis 10 ans rue des Trois Entrepreneurs à Saint-Ouen (adresse qui va donc devenir célèbre !). En face de chez moi, il y a un atelier de ferronnerie où l’on fait des garde-corps, des escaliers et toute sortes de travaux sur le métal qui sont réalisés à l’ancienne et par conséquent très sonores. J’entendais tout cela quotidiennement, sans y prêter une attention particulière. Et puis un jour, en observant l’enseigne qui est peinte sur le mur extérieur et qui indique « Etablissements Sautrot, Constructions métalliques« , j’y ai vu comme un titre d’œuvre au sens fort du terme, au sens d’un projet. Je suis allé voir le propriétaire pour savoir depuis combien de temps son atelier existait. Il m’a répondu que cela ferait bientôt cent ans, il m’ en a raconté l’histoire et m’a parlé de son métier de ferronnier. Je lui ai alors proposé de faire un concert-spectacle, où l’on inviterait les gens du quartier et les amis pour fêter ce siècle de travail dans ce lieu. Voilà en quoi a consisté la rencontre, concrètement : la prise de conscience du titre Constructions métalliques, à mes yeux très musical, puis la rencontre des sons de l’atelier qui ont pris d’un coup une valeur nouvelle – dix années d’écoute passive se cristallisant à ce moment en quelque chose d’inédit – et enfin l’idée de ces cent ans, qui donne une magnifique perspective. C’est l’ensemble qui me frappe, le concours de circonstances qui prend comme une dimension spirituelle. D’ailleurs peu après le concert (c’était en octobre 2001), le propriétaire à acheté un nouvel atelier, plus spacieux et plus pratique, situé à quelques rues de là. « Mon » atelier a cessé ses activités et ses sons et le troublant est que cette manifestation a marqué, d’une manière imprévisible, la fin d’une histoire (et peut-être le début d’une autre). La question du « pourquoi avoir attendu 10 ans pour faire ce projet ? » reste pour moi sans réponse.

J-P L En écoutant ce récit d’un moment « marquant », je me demande si de telles choses ne vous « orientent » pas vers votre attitude de compositeur: ce récit concerne quelque chose de sonore qui vous a « parlé », et à quoi votre travail a en quelque sorte répondu…

C Z Oui, on peut dire cela. Mais je ne parle que pour moi ; je sais que d’autres compositeurs travaillent autrement, ne fonctionnent pas comme ça.

A-C I On peut remarquer que bien avant d’être créées, vos œuvres sont comme déjà annoncées. Si on regarde la pochette de Stop l’horizon, créé en 83, on peut y lire : « J’ai la sensation très nette que la musique n’est qu’un grand bruit sculpté à l’intérieur de mille détails ». Puis, après, viendra Grand Bruit, en 1991. Dans Arkheion, les mots de Stockhausen, de 94, on entend le compositeur parler de la richesse des sons industriels, et en 2001 vous composez Constructions métalliques. Au niveau des sonorités, c’est un peu la même chose : certaines semblent « circuler » dans différentes œuvres, un peu comme si vous travailliez par anticipations inconscientes.

C Z Votre observation est très juste. Elle me fait apercevoir quelque chose dont je n’avais jamais pris conscience, mais qui me semble pourtant familier. Car il est bien certain que, quand on compose (j’imagine que c’est pareil pour un écrivain ou tout autre créateur), on rencontre des phénomènes que l’on n’exploite pas sur le moment ou qu’on n’exploite pas au maximum, et qui seront donc secondaires dans l’œuvre en cours, mais on y reconnaît un tel potentiel qu’on sait devoir y revenir plus tard. Ce n’est pas réfléchi mais c’est quand même très présent. Par exemple en ce moment, je suis incapable de savoir sur quoi je vais travailler la prochaine fois, je ne vois rien, cependant je sais que ce doit déjà être en germe dans ce que je suis en train de faire. J’attends un déclic, quelque chose qui fait qu’on prendra vraiment un intérêt… mais je devrai rencontrer un son, un son qui fasse événement, et dont il est par conséquent impossible de décider. C’est terrible, mais c’est comme ça. Ce n’est pas du tout conceptuel.

A-C I Votre production donne à distinguer trois grandes périodes. On pourrait presque qualifier la première de « studio pur » ; elle engloberait vos œuvres jusqu’à Grand Bruit. La seconde suit deux axes, avec d’abord Arkheion – les mots de Stockhausen, qui oriente votre travail vers la voix, puis Arkheion – les mots de Pierre Schaeffer, qui renvoie à l’idée du support et de tous les bruits qu’il engendre ; elle aboutit à Saphir, sillons, silences qui, comme son nom le laisse pressentir, met en avant tous les sons et les bruits habituellement qualifiés d’indésirables dans les enregistrements. La période actuelle enfin, notamment avec votre dernière création, Constructions métalliques, pose l’utilisation de la matière sonore brute, c’est-à-dire donnée nature, apparemment sans modelage et avec toute sa violence.

C Z D’une manière générale, peut-être parce que je ne suis pas un voyageur, je concentre mon intérêt sur mon environnement immédiat. J’y suis toujours extrêmement sensible. Les changements de tous ordres accentuent encore cette sensibilité et pour moi la vie dans un nouveau lieu s’accompagne d’une espèce de renouvellement de l’excitation. Grand Bruit constitue en ce sens un exemple assez typique, si l’on se réfère au moment de sa composition. J’étais à la recherche d’un appartement et j’ai pris un train RER. La sonorité, la structure et la forme si particulière du bruit que faisaient les voitures sur les rails m’ont frappé, m’ont paru si intéressants, que j’en ai fait peu après le matériau d’un travail. Stop l’horizon répond à la même logique. D’autre part, à cette époque où j’habitais le quinzième arrondissement et où je rentrais souvent très tard, c’est la sonorité très particulière de la rue Lecourbe vers 2 – 3 heures du matin, qui m’a frappé. Une nuit, j’ai pris mon magnétophone et j’ai enregistré les quelques voitures qui circulaient, constituant ainsi un matériau de départ. On aperçoit ainsi qu’une œuvre peut commencer par un son que l’on a rencontré.

Je vais jusqu’à dire que ce son peut être en soi une idée : une rencontre et une idée en même temps. Parfois l’idée est déjà constituée quand elle naît, comme dans l’exemple de Grand Bruit, ou alors elle peut simplement donner lieu à un désir d’aller plus loin avec un type de son qui nous a marqué. Dans ce cas l’événement sonore, la rencontre du son, serait plutôt le début d’une idée.

Selon moi, une idée – je parle en tant que compositeur – est un son qui me retient. Ou bien il a une structure en soi débouchant déjà sur une forme, ou bien il possède suffisamment de ressources et de potentiel pour qu’on reconnaisse en lui la promesse d’une brillance, d’une extrapolation, d’une forme juste. C’est ça, une idée.

Mes découvertes ou mes émotions sonores ont coïncidé avec des moments que je n’avais pas choisis, des moments intenses. Et effectivement, votre périodisation de mon travail me paraît tout à fait y correspondre. Le fait de se retrouver dans des lieux différents, surtout à des moments importants de sa vie, chasse les habitudes, renouvelle le regard et plus généralement la perception des choses. Ces moments sont particulièrement propices pour rencontrer des phénomènes et donc pour avoir des idées, au sens que je viens de dire.

A-C I Vous dites que c’est la rencontre du son dans sa singularité matérielle qui vous met au travail. Mais est-ce que cela peut être vrai pour une œuvre musicale entière ?

C Z Un jour, j’ai pris conscience qu’on pouvait écouter une symphonie classique comme étant un discours extrêmement précis, serré, articulé et la suivre avec beaucoup d’intérêt et de sensations de détails, ou au contraire, la percevoir comme un seul objet sonore dans son ensemble. Lorsqu’on s’intéresse à un son, on le creuse, on découvre des moments, on fait des distinctions. L’idée d’une échelle de l’observation vaut dans tous les domaines : si on s’approche très près d’une chose, quel est le grand, quel est le petit ? On peut donc très bien percevoir une pièce entièrement composée et de grande durée comme un seul son ! L’intéressant est alors de savoir quand ça commence, quand ça s’arrête, quelle est la taille des choses, bref où est la limite juste.

On peut entendre une œuvre entière comme un seul son mais l’inverse est également vrai, puisqu’on peut y reconnaître une forme articulée. C’est par exemple le choc que j’ai eu en entendant ce train dont je parlais à propos de Grand Bruit : j’ai vu une forme avec suffisamment de variations, de permanence, une chose équilibrée, et surtout j’y ai reconnu une sensation véritable, physique – mais une sensation physique qui excite l’intelligence, qui donne une « idée », comme on disait tout à l’heure.

Je crois que toute cette problématique vient de l’écoute réduite de Schaeffer. Dans sa théorie de l’objet sonore, il parlait d’ « objets convenables à la composition ». Schaeffer voyait plutôt des objets équilibrés qui ont un début, un milieu, une fin et qui s’inscrivent bien dans la mémoire, des objets qui de son point de vue convenaient à la composition. Et j’ai compris qu’on pouvait pousser cette idée, l’amener jusqu’à son terme en considérant un objet-œuvre, puisque moi, dans ma mémoire, je voyais l’œuvre dans son unité d’objet perceptif. Quand j’ai entendu par exemple l’interview de Stockhausen qui est à l’origine d’Arkheion, elle était aussi un objet sonore : j’aurais pu en dessiner la forme à la manière d’un peintre.

A-C I L’unité que vous pouvez trouver dans un ensemble, c’est une « idée », au sens que vous indiquiez tout à l’heure ? Vous pourriez donner un exemple concret ?

C Z En y repensant, je constate que j’avais fait quelque chose du même ordre avec Courir : une séquence d’improvisation au micro avec mon souffle en une seule prise, en essayant de durer le plus longtemps possible. J’ai tenu quinze minutes, en faisant un exercice d’hyperventilation qui n’a rien à voir avec la course mais qui fonctionnait bien métaphoriquement. Je suis convaincu qu’une forme très intéressante apparaît dans ce déploiement d’énergie, même si c’est une œuvre ratée pour d’ autres raisons. L’idée forte, dans ce cas-là était très très belle : c’est que l’énergie naît et meurt, et entre les deux, c’est la vie, tout simplement. Le temps d’une vie ou d’un moment qui est complet, qui est fermé – le temps d’une œuvre, au fond. Voilà une chose très intéressante.

A-C I Certaines de vos œuvres mettent en avant l’acte de créer, tel qu’il existe chez d’autres artistes : Arkheion, les mots de Stockhausen, mais aussi Un portrait sans visage. Est-ce le contact de la pierre propre au sculpteur Irène Zack, et cette rencontre avec elle à travers l’œuvre de Yann Parenthoen, qui a transformé votre rapport à la matière sonore, et par exemple permis d’écrire Constructions métalliques ?

C Z Ces deux oeuvres n’ont pas la même histoire. Dans Arkheion, il s’agissait du lieu qui me permettait de composer : celui de la radio. Et dans cette maison-là, au fond, qu’est-ce que j’entends le plus, sinon des voix enregistrées ? Un jour que j’écoutais une interview de Stockhausen, une idée s’est esquissée. L’interview, qui durait 7-8 minutes, était pour ainsi dire constituée d’une phrase, d’une grande phrase. J’y ai tout de suite vu une possibilité formelle, celle de la travailler en creux en reprenant non pas le discours entier mais des mots en quelque sorte épars, qui auraient néanmoins permis de reconstituer la pensée qui s’était exprimée dans l’enregistrement. Telle a été l’idée qui m’a mobilisé, ce jour-là.

Le travail sur Irène Zack vient de la radio aussi, et plus précisément d’une émission de Christian Rosset sur le thème du déplacement, de la locomotion. J’y étais invité pour Grand Bruit, mais il y avait aussi Yann Parenthoen, auteur de très belles œuvres radiophoniques (dont une sur le Paris-Roubaix qui va d’ailleurs être éditée pour le centenaire de cette course). Je connaissais déjà le travail de Yann, mais lui n’avait jamais entendu le mien. Cette émission nous a rapprochés. Quelques temps plus tard, alors qu’il préparait une grande émission sur la main et le geste, il m’a interviewé alors que j’étais en train de travailler au studio116. Sa manière d’interviewer est extraordinaire : il ne met jamais le micro en avant, il le garde de côté et on ne sait jamais si c’est allumé ou pas. De plus il a un son qui est magnifique et je le lui ai dit. Alors il m’a proposé de travailler sur le portrait qu’il avait fait d’Irène Zack et je l’ai appelé Un portrait sans visage, parce que je n’ai jamais vu Irène Zack. J’ai fait un portrait d’elle d’après son portrait radiophonique.

Cela dit, et pour revenir à votre question sur le contact avec la matière brute, il faut reconnaître qu’il y a une proximité entre le travail d’un sculpteur qui travaille la pierre et celui d’un musicien qui travaille le son. La composition a été plutôt facile, pour moi, parce que je suivais une sorte d’analogie : dans son travail et dans le mien, on se situe au niveau le plus concret qui soit, mais en fin de compte l’œuvre terminée est très abstraite. Très concrète et en même temps très abstraite…

 

La vie et l’existence

J-P L En insistant sur la notion de rencontre, vous semblez indiquer que vous êtes concerné par le son comme lui peut l’être dans son développement propre par votre travail. Or la réalité du son est celle du temps, comme celle de la couleur pour le peintre est celle de l’espace. Est-ce à dire que vous ressentez votre activité comme liée à un temps qui soit vraiment le vôtre tout en étant aussi celui du son, par opposition au temps habituel et commun des choses ordinaires  ?

C Z Il est sûr qu’on n’est jamais dans le même état au cours du travail ; suivant les jours on est en forme ou pas, maladif ou excité, impatient ou distrait etc.. Mon sentiment est que cette diversité est superficielle, qu’elle est comme une agitation extérieure et que composer nécessite de se situer à un niveau où cette agitation n’a plus de prise. Le meilleur moyen d’y parvenir est, comme je l’ai dit, d’écouter en profondeur la matière sonore. Cette coupure momentanée avec le temps ordinaire est indispensable : il faut quitter ce temps pour entrer dans le temps du son et donc dans celui de l’œuvre. C’est d’ailleurs, en miroir, cette expérience-là qui est proposée, entre autres, à l’auditeur.

J-P L Le temps qui n’est pas celui de la vie, on pourrait dire que c’est le temps de l’existence, puisque vous opposez le changement de ce qu’on ressent à la stabilité de l’œuvre. Peut-on dire alors que celui qui pourra signer un œuvre se tient dans un temps d’existence ?

C Z Oui, absolument.

J-PL Est-ce que ces temps, celui de la création et celui de la vie, se recoupent parfois ?

C Z C’est le sentiment que j’ai eu souvent, et le processus est des plus complexes. En fait il n’y a pas un temps de la vie mais des temps qui sont à la fois superposés et consécutifs (imaginez par exemple une superposition de respirations à la fois lentes, très lentes, rapides et très rapides). Il faudrait être capable à la fin du processus, à la fin de notre vie, d’en tracer les courbes, d’en voir les ramifications et d’en entendre la « tonalité ». J’emploie ce mot à dessein : la vie a une forme musicale. Mais pour créer cette forme musicale, pour rendre plausible en quelques minutes cette construction vivante, il faut s’extraire du temps de la vie.

Je crois dès lors qu’il y a une grande différence entre une musique improvisée et une musique composée. La musique improvisée est composée en temps réel, et le travail d’improvisation consiste à faire partager un cheminement qui s’invente dans l’instant. Il consiste au fond à utiliser le temps de la vie et y réagir instantanément. Dans cette situation l’oreille des autres, de ceux qui écoutent (ils peuvent n’être qu’une seule personne), est une des forces qui participent à cette élaboration. Il y a du collectif dans l’improvisation : l’échange entre le musicien et le public consiste à s’ accorder sur le temps de la vie. La musique composée, me semble-t-il, joue sur un autre registre même s’il y a un niveau où les choses se rejoignent : elle donne à entendre un temps plus fondamental, comme le fondamental d’un accord sur lequel vont se greffer tous les composants harmoniques. La notion d’existence semble effectivement plus appropriée (c’est vous qui me le faites découvrir) pour décrire le processus de composition. Et la mise en œuvre de ce processus nécessite, si j’ose dire, beaucoup plus de temps.

J-P L En somme vous définiriez l’improvisation comme la possibilité pour le temps d’existence de valoir dans la vie, grâce à la communauté qu’elle institue…

C Z Voilà.

J-P L Est-ce que l’opposition de la vie et de l’existence pourrait permettre de distinguer l’artiste de l’artisan ou du moins du faiseur ? Qu’est-ce que cela donnerait, en musique ?

 

C Z L’artisan joue essentiellement sur un savoir-faire. Au mieux il fait preuve de virtuosité et de talent dans son activité. Son travail n’est pas d’inventer des formes mais de reproduire d’une manière non-industrielle, manuelle pourrait-on dire, des objets plus ou moins utilitaires, des objets qui correspondent aux besoins de la vie courante. Cette modalité de production rend d’ailleurs ces objets subtilement différents les uns des autres. Mais l’artisan est libre de dépasser ce stade, et d’introduire dans son travail de plus en plus de créativité : il peut s’éloigner d’un cadre plus ou moins standardisé et parcourir des chemins inconnus. Dans le domaine de la musique ou des arts en général différentes catégories peuvent correspondre à cette distinction : il y a des musiques utilitaires, standardisées, qui ont cette fonction (cela vaut pour toutes les époques), et puis il y a des réalisations qui échappent à ce domaine et qui élargissent la perception du monde. Cela dit, la frontière entre les deux peut être très étroite voire incertaine, et certains artistes jouent de cette ambiguïté : ils aiment déplacer ou décaler légèrement le standard, auquel cas on se trouve en terrain connu mais avec une part discrète d’inconnu. Cela peut donner des résultats étonnants.

 

L’acte créateur

A-C I Comment concevez-vous l’écriture d’une œuvre ?

C Z J’établis sûrement, même si j’ai du mal à l’exprimer, une frontière entre ce qui est extérieur au projet, et ce qui est intérieur. Et j’ai compris – en ce qui me concerne – que tout venait de l’intérieur des choses. A chaque fois que j’ai essayé d’appliquer une idée extérieure sur un projet déjà entamé, ça ne fonctionnait pas ; d’où un grand désarroi. Parce que s’il suffisait de concevoir la chose, comme ça, a priori, c’est-à-dire d’imaginer un cadre, aussi original soit-il, pour ensuite le remplir de matière sonore, ce serait simplement un exercice, dont les chances d’approcher une expression personnelle et musicale seraient très minimes.

Je préciserais en disant que l’extérieur est constitué de ce que l’on peut en dire, de ce qui est racontable. Par exemple : « je vais travailler sur le son du TGV car il est emblématique de l’époque, il questionne le concept de vitesse et historiquement la musique est liée au phénomène du déplacement ». Je peux créer toute une arborescence de cas de figures, de pistes possibles, de liens logiques, de ponts entre différents niveaux de pensée, jusqu’à me perdre dans ce labyrinthe et m’éloigner de l’approche musicale. Dans cet exemple l’intérieur consisterait à se mettre intensément à l’écoute d’un son particulier, ici de TGV, un son qu’on a trouvé, qui a sa couleur unique, son « parfum », et à en ressentir la « vibration » en même temps que la forme future. En somme : partir de cette expérience sensorielle pour imaginer des contrepoints et des polyphonies, afin de déployer le son et de l’enrichir de ses propres potentialités.

J-P L Si l’acte créateur relève ainsi du « temps d’existence » dont on a parlé, si ce temps est celui du matériau lui-même et non pas celui de la vie du compositeur, il échappe à l’ordre habituel des choses, et notamment à la prévision. Le travail serait alors comme un processus d’émergence ?

C Z Dans mon travail il y a très peu de prévisibilité. C’est au mieux, comme je l’ai dit, le sentiment d’aller vers. De plus le son est si complexe qu’il est difficile d’en prévoir le rendu sans passer par l’expérience concrète – d’où l’expression de musique concrète imaginée en 1948 par Pierre Schaeffer. Travailler le son consiste d’abord à l’écouter dans sa réalité concrète c’est-à-dire, pour parler simplement, au travers des haut-parleurs. Plus tard, quand l’œuvre est bien engagée, quand elle prend forme et vie, le son devient abstrait, comme si on l’avait à l’intérieur de soi. On peut alors composer hors du studio ; c’est le moment ou plutôt la période la plus excitante. J’y vois d’ailleurs le signe qu’on est sur le bon chemin, le signe que l’œuvre a émergé et peut apparaître comme un tout. Je me dis par exemple au petit déjeuner « ce passage est un peu long, je vais le raccourcir, je vais couper de tel endroit à tel endroit » et je vois les conséquences de cette décision dans l’équilibre général. Je n’ai plus besoin d’être dans le studio et d’écouter. On a basculé, on est passé du temps de l’écoute à une conception synthétique.

Dès l’instant où l’on a ce sentiment que le son est à l’intérieur, qu’il y a eu cette mutation, on exprime, me semble-t-il, ce que l’on est réellement. D’un point de vue littéral, « composer » c’est « mettre ensemble ». Mais que met-on réellement ensemble ? Des sons bien sûr et il faut imaginer des lois ou des systèmes pour faire fonctionner la construction ; mais on oublie généralement qu’une part de soi se trouve dans cette polyphonie – et c’est peut-être le plus important. Il y manifestement quelque chose de celui qui compose, ou plus généralement qui crée, qui est passé de l’autre côté. C’est la partie mystérieuse, au sens où je ne sais pas l’expliquer – mais c’est absolument tangible, c’est à la fois banal et merveilleux. On peut vivre cela comme un acte de folie au sens où, pour atteindre ce but, il faut se couper résolument du monde et donc s’éloigner des autres. Mais on peut dire d’autre part et paradoxalement que c’est la condition pour aller vers les autres. D’une certaine manière mon travail n’est intéressant que s’il est personnel. L’auditeur à son tour va créer des liens pour rendre cette hétérogénéité entre « lui » et « moi » homogène. On est donc à l’opposé de la folie.

J-P L Les philosophes sont d’accord avec cette idée ; par exemple, Michel Foucault définissait la folie comme l’absence d’œuvre.

C Z C’est ça. Produire une œuvre est bien l’inverse de la folie. La difficulté c’est qu’on ne peut rien prévoir. On ne peut pas dire : « je vais mettre ce son avec ce son, et ça va me donner telle musique », c’est impossible. Il faut mettre en œuvre tout le processus que je viens de décrire et, comme vous dites, quelque chose va émerger.

J-P L La composition est donc un événement…

C Z Pour moi oui. Il faut laisser le temps ou le hasard organiser des rencontres : on ne peut pas programmer certaines choses. Il m’est arrivé de dégager des périodes pour travailler, et de ne rien produire parce que ça n’était pas le moment ou parce que je n’avais pas rencontré de sons intéressants.

J-P L Subjectivement, le critère serait alors la justesse, un peu comme quand un accord sonne bien, ou alors comme un mot qui tombe juste ?

C Z Oui. C’est un sentiment qu’on peut éprouver, je crois, d’une manière très forte : ça nous semble vrai, ça sonne juste.

J-P L L’œuvre est donc à la fois une surprise et une familiarité ?

C Z On est à la fois dans l’inconnu, dans la surprise comme vous dites, et dans le connu. J’ai souvent l’impression d’avancer dans le brouillard, les choses se devinent plus qu’elles ne se voient. J’aime beaucoup par exemple la remarque du cinéaste Carl Dreyer qui disait : « Je sais ce que je cherchais lorsque le film est terminé ». Il ne parle pas de ce qu’il a trouvé. C’est ainsi qu’on travaille : quand on a fini cette espèce d’aventure qu’est la production d’une œuvre, on se dit : ah oui, voilà. Tout la difficulté vient de ce qu’au cours du travail on ne sait pas ce que l’on cherche.

J-P L On ne le sait pas, c’est clair ; mais on n’est quand même pas sans le savoir : vous venez de dire que quand on se trompe, on le sait…

C Z Oui : si je me « trompe » j’ai le sentiment que l’organisme que je suis en train de créer n’est pas viable.

J-P L La création réclame un état particulier ?

C Z La composition est d’abord comme une gymnastique. Au début on a du mal à se mouvoir, on est comme engourdi et petit à petit on devient agile. Puis la sensibilité devient optimale, on ressent les forces en jeu qui nous attirent vers quelque chose. L’idéal serait d’enchaîner les œuvres pour ne pas se « refroidir » et ne pas s’ankyloser. Quand on a terminé une œuvre à peu près satisfaisante, on est « chaud ». Le corps, au sens le plus large du terme, est prêt pour se remettre dans cet état particulier.

J-P L Proche de l’hypnose ?

C Z Je ne sais pas si c’est de l’hypnose, mais il m’est souvent arrivé en travaillant de suer abondamment, de trembler et de ressentir dans mon corps comme un grésillement – ce qui est loin d’être désagréable. J’ai l’impression de m’être totalement transporté dans l’œuvre en cours. Elle devient comme un véritable espace dans lequel on peut se déplacer.

J-P L Est-ce que l’opposition des temps, celui de la vie et celui qui serait souterrain, propre à l’œuvre et à sa réception par les auditeurs, renvoie à quelque chose de vous ?

C Z Composer, c’est forcément aussi travailler sur soi. Quand je me regarde dans une glace, je suis un peu tordu, plutôt mal équilibré, mon dos n’est pas droit, je sens que je suis dans un équilibre instable – et des fois je me dis que j’ai un corps d’artiste. J’ai conscience qu’il y a de la prétention à dire cela, mais en le faisant je vous livre le fond de ma pensée. Je me vois souvent comme une pile d’assiettes qui tient tant bien que mal. Dans cet équilibre fragile apparaît quand même un axe central qui fait tenir le tout, et c’est peut-être cette force équilibrante que j’essaie de faire émerger dans mon travail. Je ne compose pas le corps que j’aimerais avoir mais celui que j’ai. Il y a au fond de nous une partie structurante, solide, équilibrée, indépendante pourrait-on dire des avatars de la vie, et c’est elle que l’on exprime véritablement.

J-P L Cette réalité, on ne pourrait pas aussi l’indiquer en disant qu’il s’agit de trouver sa place, non pas sa place réelle dans le monde habituel, mais sa vraie place : là où l’on est quand on est vraiment soi ?

C Z « Trouver sa place » est une des choses les plus importantes que l’on ait à faire. Ça nécessite d’être à l’écoute de soi et du monde puisque c’est, dans l’idéal, le lieu de l’accord entre l’intérieur et l’extérieur. A cet endroit et à ce moment, on se sent en état d’observer, en ceci qu’une certaine position permet à la perception de s’ouvrir, et fait apparaître des liens nouant ensemble des choses qui nous semblaient séparées. Là aussi une sorte de tonalité se fait entendre.

J-P L Est-ce que cette place n’est pas celle qu’on occupe en signant l’œuvre ?

C Z Signer est un acte plus important qu’il n’y paraît, qui ne consiste pas simplement à dire « c’est moi qui ai fait ça », mais à s’engager dans une dynamique où il faut assumer les conséquences de ses actes. C’est aussi reconnaître ses propres contradictions et ses échecs, de sorte qu’il y a, malgré les apparences, beaucoup d’humilité à signer une œuvre : on se montre nu, tel qu’on est sans tous les masques qu’on a construits avec le temps. La question de la signature est donc personnelle et intime.

J-P L Le créateur opère la distinction vie-existence, que la majorité des hommes semble préférer occulter. Pourquoi créez-vous ? autrement dit pourquoi ne faites-vous pas comme tout le monde ?

C Z Beaucoup de gens composent… En ce qui me concerne il y a au moins deux manières de répondre à cette question.

La première consisterait à désigner des circonstances, des situations que tout le monde ne connaît pas. Par exemple quand je suis arrivé dans les années 70 de mes Pyrénées natales au GRM, j’ai vu qu’il y avait une espèce de hiérarchie : il y avait les compositeurs et les autres. J’étais attiré par la composition mais sans plus. J’avais fait quelques études au Conservatoire et franchement je n’avais pas beaucoup d’ambition : j’étais heureux du travail d’ingénieur du son et de réalisateur que je faisais. J’ai tout de même commencé à composer et quelques encouragements m’ont donné envie de continuer. Je suis donc passé petit à petit dans le cercle des compositeurs. C’est une des raisons.

J-P L Oui, mais ce n’est pas la vraie.

C Z Voilà, ce n’est pas la vraie. La seconde raison est peut-être que quand on travaille pour les autres, comme je le faisais en tant qu’ingénieur du son et réalisateur, on peut éprouver un sentiment de frustration. On est dans un domaine créatif, on apporte des idées pour le projet d’un autre et la situation peut devenir rapidement pénible. Lorsque je suis devenu compositeur j’ai trouvé un équilibre satisfaisant : je signais des œuvres à 100%, j’exprimais quelque chose ou tout du moins j’essayais d’exprimer quelque chose qui me semblait correspondre à mon vrai moi, et par ailleurs cela me rendait parfaitement disponible pour le travail des autres, je n’éprouvais alors plus aucune frustration. Et puis il y avait dans cette situation une source importante d’enseignements. Souvent je travaillais la journée pour la production du GRM et je continuais le soir pour mon compte. Il m’est arrivé plusieurs fois, après avoir passé la nuit dans le studio, après avoir éprouvé ce sentiment d’avoir réalisé enfin une chose, même modeste, d’éprouver au petit matin des joies qui n’appartiennent je crois qu’au domaine de la créativité. On est fatigué, épuisé et on se sent en même temps si léger. On a le sentiment d’avoir enfin fait quelque chose de vrai.

J-P L Dans ce cas, on est en dehors de la volonté consciente parce que si on se dit qu’on va être vrai, on ne peut pas l’être : on fait seulement semblant pour soi d’être vrai.

C Z Oui, dans ce cas c’est extérieur.

J-P L Je vais reprendre autrement la question du « pourquoi créer ? ». Vous venez de parler du « sentiment d’avoir enfin fait quelque chose de vrai ». Est-ce que l’achèvement d’une oeuvre ne donne pas l’idée de justification, un peu comme si on pensait « ça valait vraiment la peine de vivre, si je devais faire ça » ?

C Z Oui. On se dit : j’aurai au moins fait ça. Ça répond un petit peu à la question de savoir pourquoi on est là. En somme il y a eu un contrat rempli quelque part. On ne sait pas avec qui on l’a passé, mais on a donné quand même quelque chose, quelque chose d’accompli. Au sens de l’œuvre terminée, mais aussi au sens du devoir accompli.

J-P L Etre créateur ne serait donc pas posséder un don naturel dont on serait par définition irresponsable, mais tout au contraire se tenir à une certaine attitude morale ?

C Z Je n’y avais pas pensé, mais il me semble en effet qu’on peut pousser le raisonnement jusque-là, même si le terme de « morale » me fait un peu peur. Je dirais par exemple que si quelqu’un a laissé un poème qui nous éblouit, eh bien c’est un homme bon.

J-P L Même s’il a été un salaud dans sa vie ?

C Z Oui, il a eu un geste d’une grande beauté, et ce geste survivra. Grâce à lui, quelque chose qui n’existait pas avant, désormais, existe. J’aime bien écouter des musiques ou lire des textes sans savoir qui en est l’auteur. L’anonymat a cette vertu de détacher les œuvres des contextes. J’ai découvert Céline sans savoir ce que l’on sait.

J-P L Cette bonté est propre à l’individu créateur, ou est-ce qu’on la retrouve dans l’œuvre ?

C Z A la limite, l’œuvre peut se réduire à n’avoir été qu’un geste, mais un geste tellement imprévisible, imprévu, qu’il devient une création en soi. Ce peut être une chanson qui éblouit un instant, un tableau, un film, un livre : une chose qui reste avec soi, qu’on a pour toujours en soi. On peut croire l’avoir oubliée, puis un jour on la retrouve en se demandant comment on a pu oublier ce qui nous avait donné tant de beauté – preuve évidemment qu’on ne l’avait pas oublié. La bonté dont je parlais se trouve donc aussi dans l’œuvre, que personne ne nous obligeait à produire. Je pense très souvent à cela : il y a des choses qui resteront et qu’on n’était pas soumis à la nécessité de faire. C’est ce qui compte, à mon avis : que rien ni personne n’ait demandé. Si cet objet a un sens, et s’il révèle chez un autre une possibilité dont il ne savait pas disposer, eh bien je dirai que le contrat a été rempli. Il y a eu un beau geste, quelque chose d’élégant, de profondément humain au sens le plus noble du terme, bref quelque chose de gratuit. Qui n’est d’ailleurs pas si gratuit que ça, si on prend un autre point de vue, puisqu’il a fallu payer le prix et – j’insiste – un prix élevé…

J-P L Le génie serait donc comme une capacité de donner ?

C Z Certainement, c’est de cet ordre-là.

J-P L Alors que dans la vie, on ne donne jamais, on vend. Par exemple, on donne un jouet à l’enfant en échange de bonnes notes à l’école…

C Z Dans la vie, c’est plutôt la carotte et le bâton, en général.

J-P L On pourrait donc définir la vie par l’impossibilité du don, et dire que l’existence est ce niveau où l’on peut advenir comme sujet capable de donner…

C Z Oui, créer, ce serait ça. Ce qui naturellement étend le concept de création à bien des domaines : artistiques, scientifiques, sociaux…

J-P L La condition serait alors qu’on se déprenne de soi ?

C Z On est toujours dans ce paradoxe : il faut d’abord passer par un grand égocentrisme pour traverser l’espace qui nous sépare des autres. Il faut se concentrer sur soi et sur la matière travaillée, s’y concentrer absolument. Mais pas d’une manière besogneuse : le faire d’une manière ouverte, fluide – je dirais même : oublieuse. D’où, à un certain niveau, le peu d’importance de la culture et des connaissances. Nous avons en nous un savoir et des connaissances qui ne sont pas d’ordre culturel mais qui sont fondamentaux pour œuvrer. Créer serait aussi activer ce savoir, qui a quelque chose d’essentiel et d’universel.

J-P L Vous voulez dire qu’au-delà de la vie, on atteindrait un lieu d’existence et qu’il faut déjà avoir atteint ce lieu pour faire quelque chose d’intéressant ?

C Z Ce que l’on fait émerger, ou que l’on tente de faire émerger, est profondément enfoui en nous ; et si l’on touche au moins un peu cette zone-là, qui serait l’humain le plus stabilisé, on a une chance d’intéresser les autres car cette chose peut être partagée, elle peut être comprise. J’ai vraiment ce sentiment par moments. Pas toujours hélas. Composer une œuvre est moins une difficulté technique, ou une difficulté d’écriture, finalement, qu’une difficulté d’aller à l’intérieur de soi pour faire émerger cela. C’est ce personnage, ou peut-être cette énergie je ne sais pas, qui va concerner les autres. Il le fera parce qu’il y a là quelque chose d’universel, comme un invariant humain qui ressort et qu’on ne voit habituellement pas. La création est donc forcément une aventure douloureuse – comme toutes les aventures, bien sûr. Voilà pourquoi il est très difficile de se mettre à composer.

J-P L Je rapproche ce que vous venez de dire d’une citation de Stockhausen que je vous ai entendu faire à la radio : « Tout travail de composition est de nature spirituelle. »

C Z Oui c’est ça, au sens d’un travail sur soi – qui, dans l’idéal, va permettre aux autres de faire ce même travail sur soi.

J-P L Le créateur manifeste un réel habituellement voilé par la vie, et vous dites que ce réel est en même temps l’auteur. C’est difficile à comprendre…

C Z J’ai lu, il y a longtemps, une interview de Xenakis dans Libération, et le journaliste lui demandait de décrire le son qui lui était propre, parce qu’on sait que Xenakis a amené un son d’orchestre très particulier. La réponse de Xenakis a été que seul l’auditeur pouvait répondre. Lui, le compositeur, est à l’intérieur, il ne peut pas entendre le son qui lui est propre. Par contre, il sent si ça vibre bien, si c’est équilibré, si ça avance… On façonne la forme de l’intérieur, on travaille dans le noir. Ce qui est étonnant c’est que lorsqu’on est dans la position de l’auditeur, quand on écoute par exemple la musique des autres on sent la personnalité, on voit le corps , on voit le visage , le « vrai » visage de l’auteur. En ce qui me concerne c’est très net avec la littérature : les auteurs que j’aime comme Maupassant, Dick ou bien d’autres me font entendre une voix qui me parle, je vois un visage derrière le livre, un vrai visage…

J-P L Je m’empare de ce terme. Peu de gens ont conscience du caractère impossible pour nous de notre propre visage, qui est l’origine de notre adresse aux choses et aux êtres mais dont nous voyons seulement l’image. Le monde est donc fait à partir d’un manque, celui de ce visage qui est à la fois notre visibilité et notre capacité de réponse personnelle. En vous écoutant, je me demande si le visage ne serait pas la réponse à la question que je posais : quelque chose que la vie dissimule toujours et qui soit en même temps l’auteur. L’hypothèse me semble confortée par le titre d’une de vos œuvres, Portrait sans visage. Certes il s’agit de celui d’Irène Zack que vous n’avez pas rencontrée, mais j’ai l’impression que l’idée d’une absence originelle du visage conduirait à penser, au fond, qu’on travaille pour savoir qui (et non pas ce que) l’on est – question pour laquelle il n’y a que deux réponses possibles : le nom, qu’on retrouvera dans la signature, et le visage…Est-ce que l’artiste, en plus de produire une chose qu’il aurait enfin le droit de signer, ne produirait pas son propre visage, non pas comme une image narcissique ou documentaire mais au contraire comme le manque de lui-même dont témoigne son monde ?

C Z Je vois le visage et je vois aussi le corps. Un visage et un corps qui ne trichent pas, qui ne sont pas dans des attitudes ou des postures. Il y a là quelque chose de profondément émouvant Je suis très attaché à l’œuvre parce qu’elle parle du monde, et en même temps parce qu’elle parle de l’auteur – non pas l’individu banal mais la personne qui a regardé le monde.

J-P L Christian Zanési, nous vous remercions.

 

Merci à Anne-Claude Iger, compositeur et professeur de musique, pour ses interventions.