Cours du 19 avril 2002

 

Exclusivité de la vérité et de l’exactitude

 

Corrélatif de la nécessité transcendantale et de la volonté de situer la vérité dans l’expérience, l’impératif de l’exactitude est celui des gens de bien : ceux qui ont originellement décidé que la pensée et donc la division d’avec soi étaient intolérables, et qui agissent en conséquence – notamment en décidant que l’effet d’exactitude vaut bien effet de vérité.

Et certes, ils ont raison d’avoir pris cette décision puisque l’étranger au sujet réflexif qu’on est par ailleurs est forcément mauvais, la morale étant l’effectuation du sujet réflexif et l’indifférence à la morale étant moralement immorale.

Or chacun est pour soi un sujet réflexif c’est-à-dire un sujet indifférent : quand nous réfléchissons, nous pensons ce que n’importe qui à notre place ne pourrait pas ne pas penser ; de sorte que la question de l’exactitude est aussi bien celle de l’impératif qui est attaché, pour chacun, à la nécessité d’avoir rapport avec soi.

On opposera donc d’une part l’impossibilité à soi, qui définit le sujet de la pensée et par quoi l’exactitude apparaît comme l’éthique de la médiocrité (exister comme si la réflexion anonyme était notre vérité), à la nécessité à soi qui définit le sujet de la représentation et par quoi elle apparaît, tout au contraire, comme l’éthique de la probité !

Si j’ai raison de dire que l’impératif de l’exactitude a comme sens originel l’interdiction de l’acte subjectif (à la limite cet acte peut être un mensonge ou une erreur, comme dans le cas d’une citation inexacte), et si c’est à la métaphore qu’il faut finalement rapporter cette notion d’acte subjectif, alors j’ai raison de trouver dans cet impératif une éthique de la  » médiocrité « , si l’on m’accorde de définir cette dernière contre la métaphore personnelle autrement dit comme trahison de la promesse qu’on était de répondre à la question que l’humain est pour lui-même par une métaphore inouïe. Inversement, la nécessité réflexive impose à chacun ce qu’on pourrait nommer une éthique de la probité dont l’exactitude, et pour la même raison, est forcément le principe.

Or la probité n’est pas inhérente à la vérité. Telle est la thèse que le refus de confondre la vérité avec le savoir oblige scandaleusement à reconnaître.

Jamais le vrai n’est le même que le bien, puisque celui-ci s’entend toujours depuis la structure du monde alors que celui-là s’entend au contraire en son exclusivité. Rien de mondain ne saurait être vrai, bien qu’il y ait, comme j’ai dit, du vrai dans le monde – mais dans ses ruptures, ses failles bref les marques dont le monde lui-même, corrélatif de la subjectivité axée à son bien c’est-à-dire à sa semblance, ne se remet pas. Si l’on reconnaît ainsi l’exclusivité de la vérité et de la mondanéité, alors on reconnaît l’impossibilité qu’au vrai corresponde le bien, sinon de manière parfaitement aléatoire.

Je dis la même chose en termes subjectifs : le génie n’a rien à voir avec la sainteté, bien qu’on puisse par ailleurs citer des saints qui ont été des génies ou l’inverse. Plus généralement, avoir raison quant à la vérité ne se recouvre pas avec avoir raison quant à la réflexion. Il est fort possible qu’un génie produise une œuvre qu’à la réflexion on dira diabolique ou même lâche ou ignoble, non seulement en termes de moralité mais aussi en termes de dignité subjective ou scripturaire (conduites veules, citations forcées, etc. ).

Tout cela pour dire que l’impératif de la probité peut parfaitement être récusé dans l’œuvre même. Cela signifie aussi que l’impératif de l’exactitude reste étranger à la question de la vérité et donc, par sa prétention à valoir, contradictoire avec elle.

 

L’impératif de l’exactitude comme nécessité réflexive

Je citais Quatre-vingt treize, l’autre jour. Chacun a lu ces notes d’édition où l’universitaire de service précise que telle vignette renvoie plutôt à un épisode du siège de Paris en 1871. D’un point de vue strictement historique ce serait évidemment une erreur. Admettons que c’en soit une. Eh bien cela ne compte absolument pas. Car si je veux un savoir exact sur cette période, je lirai la dernière publication du plus fameux spécialiste mais en tout cas pas l’œuvre d’un auteur : de Victor Hugo c’est la vérité qu’on attend, pas un savoir dont l’exactitude restera l’affaire des professeurs d’histoire. Cela dit et pour lui-même il est bien certain qu’il s’est attaché à ne pas commettre d’erreurs historiques et même qu’il avait le devoir de tout faire pour ne pas en commettre. Pour lui, c’était une obligation. Pour nous, cela ne compte absolument pas.

En effet, le génie de Hugo, quand on se place au point de vue de l’objet, c’est la  » nature  » hugolienne des événements qu’il raconte, pas leur petite exactitude.

D’où le droit que nous lui reconnaissons d’avoir d’utilisé des références implicites à la Commune, des inexactitudes, si par elles les choses rapportées étaient plus vraies c’est-à-dire plus hugoliennes.

Mais quand on se place au point de vue de la réflexion subjective qui était forcément celle de Hugo quand il rassemblait sa documentation, c’est l’inverse qui est vrai : il y a une éthique de l’exactitude et l’idée que la guerre de Bretagne était  » hugolienne  » n’avait pour le scripteur que Hugo était pour lui-même (alors que pour nous il est un auteur) strictement aucun sens. Sauf évidemment à se reconnaître au-delà de sa propre réflexion, ce qui s’appelle tout simplement avoir conscience de son génie, comme nous savons que c’était en effet le cas de Hugo. Mais sur le principe qui se réalise dans l’éthique de l’exactitude, il faut en rester à la conscience de soi qui est exactement contradictoire avec la conscience du génie propre, puisque le génie consiste précisément à être la première personne : celle qu’on est et non pas celle qu’on se représente être, autrement dit, à s’installer dans sa propre impossibilité représentative (la médiocrité, c’est l’occulter par l’idéal d’une nécessité représentative – que ce soit en termes de rôles ou de conscience de soi).

C’est qu’il faut nommer  » vérité  » ce qui est posé en première personne, et première personne celle qu’on est – dès lors en impossibilité originelle à soi. Je rappelle les arguments : le premier consiste à souligner qu’il n’y a pas d’être, concrètement, mais seulement de l’existence (la seconde personne est celle de l’existence, la première celle de l’être), de sorte que l’idée d’être la personne qu’on est et qui serait la vraie se trouve phénoménologiquement frappée d’impossibilité (la vraie personne est uniquement la seconde : celle qu’on rencontre – puisque la vérité ne s’entend que de son effet) ; et le second à souligner que la propriété du nom est identique à son impossibilité : Hugo pouvait tout dire des actions épouvantables ou héroïques de cette année-là, sauf l’essentiel à savoir qu’elles étaient hugoliennes – l’écriture même du récit n’étant rien d’autre, comme je l’ai souvent dit pour définir le travail, que l’insistance de cette impossibilité. Double impossibilité (la même, en vérité) qui oblige à reconnaître la nécessité d’une éthique de l’exactitude et à stigmatiser l’imposture qu’il y aurait à s’y dérober au nom d’une prétendue vérité  » personnelle  » qu’on jugerait supérieure à la trivialité des informations. Il faut être le dernier des médiocres pour avoir des opinions  » personnelles  » qui dispenseraient du devoir d’exactitude, puisque la vérité renvoie à la nature des choses, en tant que cette nature, précisément comme telle, n’est dicible qu’en première personne, à l’encontre de toute fantaisie narcissique – puisque c’est du vrai lui-même et non pas de soi qu’il est toujours question.

La vérité suppose la réalité, qui ne compte pas : ce n’est pas le même d’être réellement sujet et de l’être vraiment. Celui qui travaille est le sujet de l’œuvre, mais cela ne compte pas puisqu’en vérité c’est l’œuvre qui est le vrai c’est-à-dire le sujet de la vérité (subjectivement, c’est la définition de la première personne comme impossibilité à soi qui résout cette contradiction). Impossible, autrement dit, d’entendre la vérité autrement qu’en distinction de la réalité. Il serait donc aussi absurde de récuser l’impératif d’exactitude que de récuser la conscience morale, puisqu’il s’agit dans l’un et l’autre cas de la même nécessité : celle qui fait que, dans la réflexion, chacun de nous est forcément pour lui-même n’importe qui – ce sujet dont la position est corrélative de la reconnaissance de la réalité comme telle. En rappelant ce truisme (le sujet que je suis pour moi est par définition le sujet réflexif, le sujet indifférent de l’universalité conceptuelle) on rappelle que l’argument consistant à mettre en avant la pensée contre la réflexion ou l’éthique contre la morale serait un simple mensonge. Imagine-t-on par exemple un individu qui, voyant quelqu’un se noyer, opposerait les subtilités de son éthique (puisque l’éthique est ce qui s’impose à soi pour la seule raison qu’on est soi) à l’urgence de secourir ? Pour la même raison, opposer on ne sait quel génie personnel à la rigueur de l’exact établissement serait une bouffonnerie quelque peu mêlée d’abjection, puisqu’il est absolument contradictoire avec l’idée du génie qu’on puisse être génial pour soi, puisqu’on ne pense jamais qu’en absence de soi (dans la présence à soi, on réfléchit mais on ne pense pas). Autrement dit on peut bien choisir, mais la décision s’est toujours prise ailleurs et avant.

La pensée, à l’inverse de la réflexion, est toujours aberrante, comme est forcément aberrante une décision, qu’on ne peut jamais justifier sans la faire passer pour un choix aux yeux de n’importe qui (donc de soi). Et comment pourrait-on être là au moment de poser une aberration, autrement que comme la volonté de l’empêcher ? Pour soi, c’est-à-dire représentativement et donc en exclusivité de toute pensée, on est forcément médiocre au sens que je viens de rappeler – selon une nécessité non pas éthique mais transcendantale puisqu’il s’agit simplement là de la nécessité réflexive. Que l’éthique de la médiocrité soit une nécessité transcendantale définit en effet la réflexion. Rien là d’étonnant quand on sait que cette position se définit a pour principe la dépossession du vrai, c’est-à-dire la nécessité de faire non pas du vrai lui-même mais de l’homme le sujet de la vérité – alors même qu’il ne se comprend qu’à supposer la vérité plus originelle que lui. Et certes, quand nous réfléchissons sur une question, nous ne pouvons avoir d’autres projets que celui de produire à son propos un discours de savoir et surtout pas de vérité (on ne va pas se mettre à parler de manière prophétique là où il y a un problème précis à résoudre !). Ainsi tout choix est-il le fait du savoir et que, réflexivement, l’idée de décision n’a pas de sens. Dès lors l’exactitude commande, forcément (d’où la nécessité sociale de motiver ses décisions).

L’opposition des textes de savoir et de vérité (des savants et des auteurs) dont je suis parti la semaine dernière pour penser l’exactitude n’a donc aucun sens pour le sujet qui réfléchit c’est-à-dire pour soi : elle vaut seulement de l’extérieur, comme quand nous nous disons que l’inexactitude de la métaphysique classique (nous ne pouvons pas admettre qu’elle  » corresponde  » à l’état des choses, auquel elle coïnciderait sans reste) ne change en rien sa vérité, c’est-à-dire au respect qu’elle nous inspire et à la donation de pensée dont nous lui sommes redevables. Ou comme quand nous reconnaissons une décision non pas aux raisons qui l’ont motivée mais à la responsabilité à laquelle elle donne lieu. Là est la vérité dont la notion est en même temps une dénonciation de la réflexion – autrement dit un pointage de nos marques, qui sont nos lieux d’impossibilité à nous-mêmes.

Il faut nommer probité cette nécessité inhérente à la réflexion : rien de ce qu’elle justifie ne saurait subsister hors représentation que ce ne soit malhonnêtement. L’exactitude où tout doit correspondre c’est-à-dire où l’ordre et la connexion des faits doit coïncider avec l’ordre et la connexion des termes employés, accomplit la transparence que la représentation est idéalement pour elle-même. De même que j’aurais idéalement à être conscient d’être conscient (je le suis, certes, mais non sans un reste d’inconscience faisant que je suis moi…), mon discours doit idéalement assurer une correspondance réciproque entre ses termes et les moments de son objet : que rien de celui-ci ne reste non-dit et qu’inversement rien de ce que j’ai dit ne soit appuyé d’un fait.

La corrélation de l’exactitude et de la morale est donc évidente : c’est la nécessité transcendantale. Le sujet ne se dérobe à aucun des aspects de l’objet, à aucun des éléments de l’expérience (comprendre, c’est épuiser), et ne parle à aucun moment pour ne rien dire – comme il ne se perd pas dans une contemplation qui vaudrait pour elle-même (le beau est toujours symbole du bien et sa fréquentation y dispose). Il n’y a donc de reste ni d’un côté (réel) ni de l’autre (discours). De même que la doctrine transcendantale implique la récupération morale de ce que nous pourrions nommer l’ordre spirituel qu’il faudra à tout prix convertir en moralité, elle interdit qu’aucun reste soit maintenu qui produise une équivocité dans la reconnaissance que le sujet est pour lui-même (il faut qu’il soit sujet de l’expérience et sujet de la dignité morale).

Or si la morale relève du spirituel au sens où il n’y a originellement pas de raison (sinon en pétition de principe) d’être moral, l’inverse n’est pas vrai ; et c’est précisément cet excès du spirituel sur le moral ou de la pensée sur la représentation qu’il s’agit de bannir en bannissant un sujet qui, d’être celui de la métaphore, est absolument sujet sans être pour autant sujet de quelque chose, sinon d’une aberration en quoi il est tout aussi impossible de reconnaître une intention subjective que de reconnaître un savoir (nous savons que cette impossibilité signe la pensée).

La doctrine transcendantale où il s’agit de rester le même c’est-à-dire d’être le sujet de l’expérience interdit par conséquent un reste que, comme tel précisément, on peut seulement désigner comme aberrant : l’irréductibilité de la métaphore à l’ersatz de concept qu’elle est par ailleurs.

Ce reste, quand on le pense subjectivement, correspond à la marque c’est-à-dire au lieu de vérité dont nous sommes capables, nous qui sommes désormais des autres, et qui ne sommes jamais nous que sans nous.

La doctrine de l’exactitude s’entend toujours à l’encontre de l’insistance de la marque. Laquelle insistance est notre vérité, rien de moins.

 

L’éthique de l’exactitude est par conséquent un devoir, dont une réflexion de second degré (non pas simplement réfléchir sur la vie, mais réfléchir sur ce que c’est que réfléchir sur la vie) nous apprend qu’il est celui de la trahison de soi au profit de la représentation ou, si l’on préfère, de la vérité au profit du savoir. Evidemment, pour admettre cela, il faut avoir reconnu que nous n’étions en vérité nous-mêmes que localement et en notre propre absence, là où nous ne savons pas.

 

Exclusivité de la vérité et de l’exactitude

Puisqu’il est originellement celui de l’expérience, le sujet de l’exactitude s’épuise à bannir le reste, l’incommensurable, l’étrangeté du  » désormais un autre  » qui lui fait reconnaître qu’il n’est pas en vérité celui qu’il est en réalité ( » toujours le même « ) quand il dit ce que nul ne pouvait vouloir dire et ce qu’aucun état de fait ne vient jamais corroborer.

Avec l’exactitude comme impératif, il s’agit de maintenir envers et contre tout effet de vérité que l’expérience est bien le lieu de la vérité, et c’est à la radicaliser comme correspondance-coïncidence que le sujet sachant trouvera à se satisfaire de son anonymat enfin irrécusable (si la coïncidence est avérée, rien ne pourra plus faire qu’il ne soit plus n’importe qui). C’est pourquoi je dis qu’elle est l’éthique de la médiocrité c’est-à-dire de la possibilité compréhensive. A l’encontre de cela, il y a la pensée, comme on le voit dans l’opposition matricielle des textes de savoir pour lesquels inexactitude et fausseté sont le même et des textes de vérité pour lesquels l’inexactitude, qu’il est évidemment préférable d’éviter, ne change absolument rien. L’exactitude importe toujours et nul n’est autorisé à la désinvolture en arguant de la distinction de la pensée et du savoir, de la vérité et de la réalité ; mais la désinvolture qu’on peut trouver chez tel ou tel auteur (citations approximatives par exemple) ne saurait constituer une raison de se dérober à la nécessité de le lire et de le relire, c’est-à-dire à la donation destinale qui est impliquée dans tout discours de vérité. Et de toute façon la question ne se pose pas : les auteurs n’ont pas besoin de notre assentiment pour rester c’est-à-dire pour nous avoir marqués – pour nous avoir donnés à nous-mêmes en faisant de nous localement des sujets d’impossibilité. On peut passer toute sa vie à refuser ce don, notamment en s’enfermant dans l’éthique de l’exactitude c’est-à-dire de l’ingratitude puisque ce n’est jamais par soi qu’on est soi, et que c’est à s’installer dans l’épreuve (la perte comme absence de tout recours) que cela constitue toujours, qu’on peut enfin s’autoriser de soi.

L’exactitude importe mais elle ne compte pas. Jamais l’auteur n’est concerné par l’exactitude de ce qu’il dit, mais le scripteur qu’il est par ailleurs l’est toujours au plus haut point : personne ne songerait à dire que la conception aristotélicienne du monde est exacte et personne, sauf peut-être des barbares, ne songerait à en déduire qu’il faut cesser de lire Aristote ni a fortiori qu’il faut détruire ses ouvrages. Nous savons que ce sont là des textes de vérité et nous savons par là même que l’exactitude ne les concerne en rien. Mais elle concernait celui qui les a rédigés et qui entendait bien que ses conceptions correspondissent à la réalité : pour lui, c’est-à-dire réflexivement, il devait rédiger des textes de savoir.

Rien de ce qui compte n’est concerné par l’exactitude, comme l’atteste d’ailleurs notre rapport à ces choses, qui est le respect, et dont la signification est expressément l’impossibilité qu’un autre en soit jamais le juge : ce qui inspire le respect le fait précisément de s’autoriser de soi, d’être fait de sa propre impossibilité. Rien de ce qui inspire ce sentiment ne peut avoir l’exactitude pour principe puisqu’elle suppose qu’on soit fait de sa nécessité.

Même dans son acception la plus triviale, la vérité est exclusive de l’exactitude : nous avons pu apprendre, références exactes à l’appui, que les produits de marque ne s’imposent pas le plus souvent à la ménagère par des qualités particulières (plus de vitamines, meilleure fabrication, etc.) mais uniquement par leur marque. L’étiquette sur la boîte de conserve ne rend assurément pas meilleurs les haricots qu’elle contient ! Mais justement, la question n’est pas là : c’est de distinction et non pas de différence qu’il s’agit pour la ménagère qui achète ostensiblement la boîte la plus chère, montrant ainsi à tout le monde qu’elle n’est pas n’importe quelle ménagère – à laquelle il appartient assurément d’optimiser les achats familiaux : elle achète ce que personne ne saurait avoir raison d’acheter  (le savoir ne compte pas s’agissant de ce qu’elle fait) et par là jouit d’un indiscutable effet de vérité, en l’occurrence de distinction (elle reste une ménagère : c’est toujours exact mais ce n’est plus vrai).

 

Le vrai produit un effet de distinction et non pas un effet de différence, et c’est pour cette raison que la question de l’exactitude, exclusivement cantonnée dans celle des différences, ne le concerne en rien.

Disons le autrement : l’exactitude suppose qu’on puisse définir la vérité par la prédication, ce qui revient à dire que rien d’autre que le discours ne peut être vrai et que lui-même ne l’est jamais que de l’extérieur, puisqu’il n’y a formellement pas de différence entre un discours vrai un et un discours faux. Les choses ne sont pas vraies et il faut toujours un troisième terme entre le discours et la réalité à laquelle il est supposé  » correspondre  » pour qu’on puisse parler de vérité. Qu’on refuse, comme j’espère vous avoir convaincus de le faire, ces deux propositions et la corrélation de l’exactitude et de la vérité devient simplement intenable.

A l’inverse en insistant sur la corrélation de la vérité et de l’autorité, autrement dit sur la nécessité que la vérité se définisse suffisamment d’être le fait d’un auteur, d’un sujet autorisé de son impossibilité à lui-même, on fait de l’exactitude un moyen contingent au service du vrai, comme dans les exemples que je citais l’autre jour de Lanzmann et de Foucault : il se trouve que ces auteurs ont su disposer l’exact de manière à ce qu’il produise comme tel un effet de vérité, dont à la réflexion nous devons reconnaître que le véritable sujet n’est pas l’exact mais sa disposition, qu’ils ont signée.

Car il ne suffit pas d’accumuler les détails et les repérages précis pour qu’un effet de vérité ait lieu (on pourrait citer des exemples de décomptages méticuleux ne produisant aucun effet de vérité, bien au contraire), il faut encore que cet effet de vérité s’entende dans l’ordre de l’autorité. Là est toute la différence : si horrible qu’il soit, un fait n’est que ce qu’il est, sauf s’il est investi, dans sa nudité factuelle, d’une autorité – qui est par définition celle d’un sujet qui s’autorise non pas de ce qui a eu lieu mais bien de lui-même : celle de Lanzmann à propos des camps, celle de Foucault à propos des prisons, par exemples. Alors l’exact est autorisé à être vrai, et l’exactitude produit un effet de vérité – qui est donc un originé dans une signature et non pas dans des choses du monde. Sans la signature du dispositif, ce qui a eu lieu n’est qu’un matériau pour professeur d’histoire (ce que n’est pas Lanzmann) ou pour sociologue (ce que n’est pas Foucault). Là où l’exact produit comme tel un effet de vérité c’est nécessairement de la première personne qu’il s’agit, de son impossibilité, telle que la fait reconnaître l’impossibilité du nom. La vérité est toujours un acte de première personne, absolument toujours, quand bien même la jalousie pourrait essayer de faire croire à une force de l’objectif. Le réel n’est pas le vrai : il lui faut encore l’impossibilité subjective. La vérité est bien plutôt dans l’impossibilité pour l’effet de vérité de n’être pas un effet de première personne. L’exact réduit à lui-même produit un tel effet (repérage littéral de la Shoah, du goulag, de la Kolyma, des prisons, etc.) mais c’est à la condition d’être disposé par un auteur, à la condition que cette disposition soit son acte de première personne, son impossibilité, autrement dit son génie.

Il est donc tout simplement faux de prétendre que l’exact lui-même puisse produire un effet de vérité : sous la plume d’un comptable ou d’un professeur, il ne le fera jamais parce qu’on obtiendra alors que des discours sans reste d’impossibilité subjective (autrement dit sans génie), des discours autorisés d’une place ou d’un savoir qui sont leur propre nécessité alors que la première personne est au contraire sa propre impossibilité.

Ainsi faut-il que le discours de savoir soit adéquat à lui-même, c’est-à-dire à la construction de son objet, alors que le discours de vérité est en impossibilité à soi, puisqu’il peut être parfaitement et définitivement inexact, comme on le voit dans l’exemple de la métaphysique classique à laquelle nul d’entre nous ne songerait à souscrire, sans pour autant que sa vérité soit le moins du monde affaiblie.

Le discours de savoir n’est au contraire que la construction de son objet, puisque telle est la fonction transcendantale du savoir. Dès lors la différance que son objet sera ultérieurement pour lui-même (par exemple nous ne parlons pas de la même histoire romaine que les gens du XVIII ème siècle, la foudre n’est pas pour nous ce qu’elle était pour les anciens grecs, etc.) implique absolument l’anéantissement du discours de cette construction : celle-ci apparaît n’avoir été construction de rien et l’ancien discours de savoir apparaît à la réflexion comme n’ayant jamais eu le moindre rapport avec la vérité, même quand on imaginait réflexivement pouvoir confondre celle-ci avec le savoir.

Tout texte de savoir est donc obsolète à l’instant même où il est rédigé(en droit, il y a un autre savant dans le monde qui vient de différer la compréhension de l’objet dont le premier texte était l’assurance) et c’est seulement pour des raisons de fait qu’il n’est pas instantanément effacé (ce qui est presque le cas dans les disciplines d’évolution très rapide, comme la génétique ou la technologie). Du texte de savoir, l’impératif de mort est donc originellement constitutif. (Et l’on peut imaginer, à voir la rancune de ceux qui le pratiquent envers les auteurs, qu’ils ne sont pas sans le savoir !)

 

Le mot d’ordre  » Pas de reste !  » qui résume l’impératif de l’exactitude concerne donc aussi bien l’énoncé (rien ne doit y être métaphorique) que l’énonciation (il ne faut pas qu’elle survive à l’objet dont elle aura été la construction).

Eh bien la distinction des textes de savoir et des textes de vérité nous fait apercevoir que c’est le contraire qui est vrai pour la pensée : il y a pensée précisément là où il y a reste et uniquement au lieu de ce reste, et d’autre part n’a droit au titre de pensée que le travail qui survit à l’objet dont il aura été la construction, qui n’est plus que le reste d’une constitution dont on aperçoit qu’elle n’a jamais compté.

C’est par conséquent de la même nécessité qu’il s’agit dans l’interdiction du reste métaphorique autrement dit dans l’interdiction de penser, et dans l’interdiction d’écrire des textes qui restent. Car un texte qui reste, autrement dit un texte d’auteur ou encore de vérité, c’est forcément un texte inexact quand bien même il continuerait de s’avérer exact, au sens où il ne reste précisément que dans la mesure de son inexactitude : de la science aristotélicienne, il ne reste absolument rien ; de la pensée d’Aristote, y compris scientifique, il reste absolument tout. Mais comme elle n’est plus constitution de rien (les entités dont il parle ne valent que dans l’œuvre aristotélicienne et non sont pas des faits auxquels on devrait se référer), elle n’est plus que reste. Le génie, c’est qu’il n’y ait rien d’autre que du reste. Telle est la vérité, dans sa radicale et définitive exclusivité à l’exactitude.

 

Impératif de l’exactitude et haine de l’élection

La vérité qui consiste subjectivement à exister en première personne (c’est-à-dire en absolue impossibilité à soi) n’est en rien concernée par la question de l’exactitude qui suppose qu’on fasse semblant d’être pour soi-même une troisième personne c’est-à-dire n’importe qui.

Seule par conséquent la haine de la distinction propre au vrai peut conduire quelqu’un à le rabattre sur l’exact, qui lui est parfaitement étranger comme tout ce que je vous ai appris depuis plusieurs années ne cesse de le montrer, depuis le plus sublime (la problématique du génie dont j’ai essayé de pointer l’essentielle inconsistance) jusqu’au plus trivial (un produit de marque est un  » vrai  » pour le consommateur, alors qu’il peut ne différer en rien du même produit – dès lors exclusif de toute différence énonçable en terme d’exactitude – vendu anonymement, par exemple).

L’impératif de l’exactitude est haine de la distinction, des élus en tant que tels. Et certes les auteurs sont des  » élus  » : ils peuvent dire les pires inexactitudes, leur discours était, est, et sera toujours vrai !

Voilà ce que nous savons tous, nous qui ne confondons jamais les textes de savoir que nous utilisons avec les textes de vérité que nous respectons ; mais voilà aussi ce qu’à la réflexion nous avons le plus de mal à admettre, puisqu’il appartient à la nature même de la réflexion d’être démocratique (l’avis qui prévaut est expressément celui du sujet anonyme : c’est le même d’avoir raison et d’être n’importe qui). Cela dit, l’argument ne serait légitime que dans le cadre de l’idéologie des  » dons  » c’est-à-dire de l’irresponsabilité : s’il y avait des  » génies  » naturels comme, pour l’ancien régime, il y avait des gens naturellement supérieurs (les nobles, caractérisés par leur  » sang bleu « ) tout irait pour le mieux : nul ne serait responsable de sa médiocrité ou de son originalité, et n’éprouverait le besoin d’en projeter sa culpabilité éthique (relativement à soi, par opposition à la culpabilité relativement à la loi) sur les autres. Mais le génie n’a rien d’un don et ne relève d’aucun chromosome : c’est simplement le refus de céder sur l’étrangeté qu’on est pour soi.

La haine de la distinction, spécifiquement, cela s’appelle la jalousie (qu’il ne faut pas confondre avec l’envie : les gens distingués n’ont rien de plus que les autres dont ceux-ci pourraient être envieux). La problématique de l’exactitude est une sorte de prosopopée de la jalousie, finalement : on s’en veut tellement d’avoir cédé sur sa propre étrangeté qu’on plonge haineusement dans la passion de la coïncidence. Pas de différence entre l’impératif de l’exactitude, la haine des élus et la rage de trouver en soi malgré tout encore un reste. Le reste que le plus strict des tenants de l’exactitudes, le plus sourcilleux scrutateurs de notes en bas de page trouve encore en lui, c’est la liberté autrement dit le génie – dont l’impératif de l’exactitude est clairement la reconnaissance, qui se ramène toujours à la même formule interdictive  » mort à la métaphore ! ». La question de l’exactitude est donc la réaction imposée par la question de l’autorité, telle qu’elle est toujours déjà actualisée dans la reconnaissance de l’auteur, c’est-à-dire pour soi de sa propre étrangeté. Je ne sors donc pas de ma problématique.

 

L’autorité de l’inexact

Inexactes, certaines paroles n’en son pas moins vraies et c’est ce qui définit l’autorité.

D’ailleurs la notion banale de l’autorité le comprend déjà : si l’on n’obéit à son médecin qu’à la condition d’avoir parfaitement compris les raisons de son ordonnance et d’avoir reconnu l’exactitude de chaque prescription, c’est qu’on ne lui reconnaît aucune autorité. A l’inverse on lui en reconnaît quand on suit ses prescriptions sans les comprendre, et a fortiori on peut concevoir qu’on obéisse aux prescriptions d’un grand médecin (une sommité, une autorité) alors même que nos connaissances nous les feraient apercevoir comme inexactes.

Plus essentiellement, c’est depuis son inexactitude qu’on reconnaît un auteur : c’est justement de ce que nous n’ayons pas à admettre comme exact ce que disent les auteurs que nous les reconnaissons comme tels.

Et l’exactitude reconnue de leurs propositions est un obstacle à la reconnaissance de leur autorité puisqu’elle nous fait supposer que n’importe quel savant, ayant étudié les mêmes cas, serait parvenu aux mêmes conclusions. C’est la question des auteurs contemporains, par exemple Lacan dont par ailleurs on reconnaît l’exactitude de la clinique : un auteur qu’on accepte par ailleurs de considérer comme un savant, tout en sachant parfaitement qu’il n’est pas en vérité quelqu’un qui importe mais quelqu’un qui compte (d’où par exemple la nécessité d’établir exactement ses séminaires : on ne veut pas obtenir exactement les informations qu’ils transmettaient assurément, on veut sa vraie expression).

C’est moins le contenu des propositions, même exactes, qui décide de notre reconnaissance, que leur disposition. On le voit très bien avec tous les exemples d’emprunts. J’en cite un seul, que tout le monde connaît : le  » stade du miroir  » dont Lacan n’a jamais voulu reconnaître qu’il l’avait pris à Wallon, alors que c’est indéniable. Eh bien je crois que Lacan avait raison, non pas certes en termes d’exactitude (il n’est pas exact qu’il ait fait en premier cette observation) mais en termes de vérité c’est-à-dire d’autorisation de soi. Car enfin, cette question du stade du miroir est la mise en place de l’imaginaire, qu’on retrouvera dans le nouage RSI, dans le nœud borroméen, dans la topologie, dans les mathèmes… Est-ce que tout cela n’est pas de  » nature  » lacanienne ? Si l’on m’accorde ce truisme, on m’accorde que la question du miroir était déjà lacanienne en vérité, bien qu’en réalité elle ait été formulée par Wallon. Qu’un autre soit objectivement le premier à l’avoir posée, voilà qui peut revêtir une certaine importance pour une histoire bêtement chronologique de la psychologie, mais voilà ce qui n compte absolument pas s’agissant de la psychanalyse, dès lors qu’on parle bien de la discipline lacanienne et non pas d’une quelconque psychologie.

La prochaine fois, je vous expliquerai, après l’éthique, la métaphysique de l’exactitude.

Je vous remercie de votre attention.