Cours du 22 mars 2002

 

Il n’y a d’autorité que de la métaphore

 

Nous avons appris la dernière fois que l’autorité était inséparable de la question de l’âme, justement parce qu’il n’y avait d’autorité qu’à l’encontre du savoir qui la justifierait ou, si l’on préfère, parce que la vérité n’est pas une sorte de réalité. Impossible par conséquent de séparer la question de l’autorité de l’âme, qu’on pourrait nommer un lieu si sa détermination n’était pas uniquement négative (car encore une fois, il n’y a rien d’autre que la réalité et que le savoir auquel elle peut donner lieu) : il est question de l’âme quand le savoir ne compte pas alors même qu’il n’y a rien d’autre. Et si autre chose comptait (par exemple l’âme) il n’en serait pas question : elle serait alors le premier des biens, c’est-à-dire, à la réflexion, la chose la plus importante (celle à laquelle, par exemple, on pourrait sacrifier toutes les autres).

Car subjectivement parlant, le savoir est toujours celui du service des biens – et c’est à l’avoir reconnu qu’on peut entendre qu’un homme ait perdu ou, parfois, sauvé son âme. L’âme est l’enjeu ultime et pourtant elle ne consiste en rien, parce qu’il n’y a pas d’enjeu ultime et qu’après toute chose il y a encore autre chose ; ou plus exactement : l’âme n’est rien d’autre que l’impossibilité qu’on puisse jamais la reconnaître comme étant quelque chose (s’il y a une âme, alors il n’y a pas d’âme). C’est cette impossibilité qui compte, quand tout le reste importe plus ou moins (parfois absolument – ce qui fait alors de l’âme le prix à payer pour vivre).

L’autorité est identique à ce statut d’enjeu de ce qui ne saurait en aucun cas être reconnu comme étant. Ce dont je fais ainsi la synthèse constitue pour nous un acquis décisif, bien qu’en vérité on explicite ainsi seulement que l’autorité est une notion spirituelle.

Or si l’on réfléchit cette nécessité pour l’âme qu’elle se réduise à l’impossibilité qu’il y ait jamais quelque chose comme l’âme – nécessité en quoi consisterait ultimement l’autorité si la notion d’âme ne s’entendait précisément à l’encontre de toute éventualité de position ultime, il faut reconnaître que la question de l’autorité s’entend dans un premier temps comme celle de l’extériorité au savoir, dès lors qu’on ne donne pas là une indication topologique. Car s’il y a un lieu d’extériorité au savoir à penser comme une sorte de  » moins-un  » qui rendrait consistant tel ou tel ensemble, alors il n’y en a pas, tant il est vrai que nous pouvons encore penser l’impensable comme tel. Admettre l’impensable en un lieu qu’on lui attribuerait logiquement, je dis que c’est un mensonge dont il faut nommer  » supplément d’âme  » le corrélat objectif. Le supplément d’âme est le dernier moment de l’irrespect parce que c’est celui du  » rejet  » de l’autorité quand le simple asservissement aux biens pouvait en être le refoulement  : nul, par exemple, ne sera plus bourgeoisement satisfait (car, n’est-ce pas,  » l’homme ne se nourrit pas que de pain « ) qu’un directeur de centre commercial ayant inclus quelque lieu de prière ou de  » méditation  » parmi les boutiques dont il assure la gestion.

Si donc la question de l’autorité est inséparable de la question de l’âme (par exemple il n’y a pas de différence entre avoir perdu son âme pour un pays et faire de ses écrivains un  » patrimoine culturel  » à gérer), et d’autre part s’il appartient à l’âme de ne surtout pas être l’âme, alors cela signifie que l’extériorité au savoir qui en réfléchit la notion n’est pas, précisément d’un point de vue réflexif, l’indication d’un autre savoir, d’un savoir qui serait spirituel par opposition à un autre qui resterait temporel. Car l’autorité, c’est qu’il n’y ait rien à savoir là même où la question du pourquoi continue d’insister : il y a autorité quand la question  » de quel droit ?  » se pose et quand il est par avance exclu qu’elle reçoive une réponse. Ces deux conditions s’imposent. Evidence dont il faut tirer la conséquence, toujours sur le plan de la réflexion, en disant qu’elle est l’impossibilité que le concept (y compris celui de soi-disant réalités  » spirituelles « ) puisse jamais compter.

La question de l’autorité, c’est-à-dire celle de l’auteur, on peut donc la ramener à celle de la distinction du concept : non pas celle d’autre chose, mais celle de l’impossibilité (laquelle est originellement éthique) que le concept compte – bien qu’il continue évidemment d’importer, puisqu’on se trouve dans une problématique réflexive. L’impossibilité que le concept compte alors même qu’il importe toujours, nous savons que c’est la question de la métaphore. Je vais donc expliquer aujourd’hui qu’il n’y a, finalement, d’autorité que de la métaphore.

 

C’est de ne rien dire de plus que la métaphore fait autorité

Réflexivement parlant, la question de l’âme est celle de l’extériorité au savoir, puisqu’il y a un savoir de tout et qu’elle n’est rien. Le savoir de n’importe quoi, c’est son concept. La question de l’âme, c’est-à-dire celle de l’autorité (c’est formellement l’âme qu’on respecte), est par conséquent inséparable de celle de la métaphore qui n’enseigne jamais rien sinon une pure absurdité (que le dernier chevalier français ait été un félin de la savane africaine, etc.). Et qu’est-ce qu’enseigner une pure absurdité (exemple du maître Zen, entre autres), sinon enseigner que le savoir ne compte pas ? Là où le savoir compte, par exemple dans la construction d’un aéroport ou d’un centre commercial, il n’y a pas d’âme c’est-à-dire pas d’autorité : seulement des  » usagers  » définis par leurs droits quand ce n’est pas par leur caprice, et nullement par un respect qui s’imposerait à eux et qui, avons-nous appris, serait toujours celui de sujets auteurisés d’eux-mêmes. Bref, là où il est vrai que le savoir ne compte pas est l’âme – en quoi j’en indique la dimension réflexive.

La question de l’auteur est par conséquent celle de cette vérité : se demander ce que c’est qu’un auteur, c’est se demander à quelles condition il est vrai que le savoir ne compte pas.

Je rappelle que nous sommes partis de l’opposition, flagrante notamment dans les études philosophiques, entre les textes qui produisent un effet de savoir (manuels, thèses, articles historiques, commentaires de toutes natures), qui sont pour ainsi dire périmés à l’instant même de leur parution et qui ne comptent pas, et les textes qui produisent un effet de vérité en ce sens que la question d’être convaincu, c’est-à-dire d’admettre qu’une réalité y correspond (par exemple que Dieu soit une substance infinie ou que le fond des choses soit la volonté), n’a tout simplement aucun sens. Ces textes (par exemple de Spinoza ou de Schopenhauer), ils comptent parce qu’ainsi c’est d’eux-mêmes et non pas par leur soumission à une réalité préalable qu’ils sont vrais. L’accord est unanime pour les distinguer en disant que ce sont les textes des auteurs.

Or comment cette liberté qu’on nomme autorité serait-elle possible, si elle ne s’entendait justement d’un savoir (car enfin, ils disent bien quelque chose, ces textes : on peut faire des contresens en les lisant !) qui ait comme caractéristique de ne pas compter ? N’oublions pas que tout savoir est savoir de quelque chose ; et il est impossible qu’un auteur parle de rien… Eh bien c’est justement cela qui ne compte pas, s’agissant des auteurs. Et un savoir qui a pour vérité de ne pas compter alors qu’il se présente expressément comme tel a forcément la métaphore pour principe. La métaphore ainsi définie est le lieu exclusif de l’autorité, puisqu’il est d’une part indéniable qu’elle pose un savoir (nous apprenons que Bayard était fort et courageux) mais que d’autre part ce savoir plus ou moins important est justement ce qui ne compte pas, dès lors que c’est par une métaphore et non par un concept qu’on le transmet. Car de toute métaphore comme donation de savoir, il est impossible qu’il n’y ait pas d’équivalent conceptuel : il suffit de parler assez longtemps pour dire ce qu’on a à dire (indiquer quel était le genre très particulier de courage qui caractérisait Bayard, par exemple).

Si donc on décide d’éliminer cette possibilité qui est celle de la communication, c’est bien que l’essentiel n’était pas là. Où est-il alors ?

 

Eh bien le paradoxe de la métaphore est qu’il soit dans l’autorité ! Car celui qui énonce la métaphore là où la nécessité réflexive imposait le concept (dont la périphrase relève évidemment), il atteste malgré lui que la nécessité réflexive n’est pas son lieu propre : que c’est seulement  » par ailleurs  » que son discours relève de la communication. Par ailleurs, cela désigne le lieu du sujet  » en général « , celui qui pose la métaphore malgré lui (car lui, plein de bonne volonté, il veut simplement communiquer), celui qui est toujours le même quand l’épreuve a fait de lui désormais quelqu’un d’autre (or il est bien évident qu’il faut être le même, pour être un autre). Bref, celui qui pose la métaphore alors que par ailleurs c’est un concept qu’il aurait eu raison de poser, atteste malgré lui qu’il n’est pas en vérité ce sujet de la réflexion qu’il est évidemment pour soi – autrement dit nous comprenons qu’il n’est pas n’importe qui, puisqu’il n’y a pas de différence pour une proposition entre s’imposer réflexivement et valoir pour n’importe qui. Lui qui est désormais un autre, c’est depuis ce temps très particulier qu’il parle, alors qu’il communique dans un autre temps, celui de l’indéfinie substitution qu’on désigne en disant qu’on est toujours le même. Bref, le sujet distingué parle par métaphore et le sujet commun par concept. Or le sujet distingué, c’est le vrai sujet : celui qui fait autorité.

Je poserai donc que la métaphore est le prototype de la parole autorisée, à l’encontre de celle qui, contrairement au concept qui renvoie à l’universalité de l’entendement et de la référence, est toujours soumise. La métaphore suffit à assurer la distinction c’est-à-dire à faire autorité – puisqu’elles sont à chaque fois la parole d’un sujet qui ne dit pas ce que n’importe qui aurait eu raison de dire.

Finalement, on peut dire que toute autorité est originellement métaphorique, pour cette raison. Je tiens à souligner le caractère exclusif de cette raison : il n’y a d’autorité que de celui qui n’est pas n’importe qui, et uniquement pour cela ; or il n’y a que dans la métaphore qu’on ne le soit pas. La métaphore est donc le lieu propre de l’autorité. On peut donc considérer n’importe quelle autorité en pensant la métaphore dont le caractère inouï, autrement dit absurde (au sens où il est absurde de dire que le dernier chevalier français était un félin de la savane), est la cause.

Pour la représentation, la cause de l’autorité ne peut être qu’absurde, puisque le propre de l’autorité est qu’elle récuse toute éventualité d’être jamais fondée : qu’elle le soit, pour une raison aussi fondamentale qu’on le voudra (la volonté de Dieu, l’ordre de la nature sont les principaux exemples), et elle ne l’est pas : on ne mentionnera jamais qu’un fait, dont on ne voit dès lors pas en quoi il serait le moins du monde obligatoire (Dieu veut ce qu’il veut, et moi ce que je veux ; la nature produit les microbes et moi je prends des antibiotiques quand je souffre d’une infection, etc.)

Il est donc bien évident que se poser la question de l’auteur revient à se poser la question du caractère métaphorique de ce qu’il fait. Mais nous savons que ce n’est pas ce que fait l’auteur qui compte, puisque la signature suffit à constituer l’œuvre comme telle : cela importe seulement. Je renvoie donc à ma notion de la  » métaphore personnelle  » pour penser l’autorité, et il est bien certain qu’elle en recèle le principe : c’est là où l’on est vraiment c’est-à-dire métaphoriquement soi-même qu’on fait autorité. Je crois que personne n’est sans savoir cela, et que nous avons reconnu l’aberration métaphorique (et non pas une certaine manière de communiquer, par quoi on resterait au contraire asservi à la généralité de la signification et des biens) en tout ce qui nous impose le respect…

Je me sens conforté dans mon hypothèse par la nécessité de considérer le travail des auteurs comme une sorte de symptôme, puisque ce travail est pour chacun d’entre eux une nécessité harassante et ingrate (il n’y a presque jamais de bénéfices, et quand il y en a ils ne sont jamais à la mesure de ce qu’ils ont coûté) qui empêche de vivre mais qu’on s’impose envers et contre tout (à commencer bien sûr par soi-même). Le symptôme ainsi caractérisé, nous savons qu’il a une structure de métaphore, et on peut présenter subjectivement la question de l’autorité en disant qu’elle sera celle de ce symptôme auquel l’éthique des créateurs serait de se tenir. Je reviendrai sur cette approche en quelque sorte psychanalytique, mais l’essentiel est ici de retenir que c’est la métaphore comme telle, c’est-à-dire comme aberrante (à l’encontre du substitut de concept qu’elle est par ailleurs et en quoi n’importe qui aura raison de se reconnaître), qui fait autorité.

 

De n’être pas revenu, l’auteur est celui qui a droit de parler – les autres n’en ayant que la possibilité.

La métaphore dit quelque chose dont la réflexion nous montre l’importance en en faisant une comparaison : Bayard est fort et courageux comme un lion peut l’être, voilà ce qu’il importe de savoir pour s’en faire une représentation relativement correcte. Mais elle pose aussitôt de manière expresse que ce qu’elle vient d’avancer ne compte pas, parce que ce qui compte est tout autre chose : dans cet exemple c’est la marque qu’il a laissée et dont l’indication objective n’est en quelque sorte que l’occasion, puisqu’à l’entendre métaphoriquement désigné, on reconnaît l’autorité de celui qui parle : une personne qui n’est toujours pas revenue de l’avoir vu combattre. Un peu à la manière des anciens d’Austerlitz selon Napoléon (quand vous direz  » j’y étais « , on dira  » c’est un brave « ), celui qui ne peut pas parler de Bayard autrement que par métaphores alors que n’importe qui a la possibilité d’en parler par concepts, fait autorité : il parle non pas depuis sa réflexion c’est-à-dire sa vie qui est son incapacité de vérité, mais au contraire depuis sa marque. Bref : la métaphore fait autorité parce qu’elle est le discours de celui qui n’est pas revenu. Le concept non, parce qu’il est le discours de celui qui est là. Et on ne peut être là que dans le monde commun, c’est-à-dire qu’à être n’importe qui…

J’appelle vérité le faire ou le dire de celui qui n’est pas revenu, et mensonge le faire ou le dire de celui qui est là (raison pour laquelle, soit dit en passant, l’authenticité et la sincérité sont des formes du mensonge).

Tel est, vous le savez, l’essentiel de ma thèse sur cette question de la métaphore – que j’espère enrichir considérablement quand je trouverai l’occasion de reprendre avec vous, au-delà de ce que j’en ai déjà dit notamment l’année dernière, la question de l’énigme. Car toute métaphore est d’abord une énigme…

Pourquoi ce rappel aujourd’hui ? Eh bien parce qu’on appelle précisément  » auteur  » celui qui produit un savoir qui ne compte pas, et que c’est justement ce qui définit selon moi la métaphore, puisqu’elle est par ailleurs un mode de communication. Spinoza produit assurément un savoir sur Dieu. Mais qu’ai-je besoin d’admettre la réalité objective de la notion de Dieu pour lire et relire Spinoza ! En vérité, la question de Dieu est parfaitement indifférente à celui qui a reconnu en Spinoza un auteur c’est-à-dire quelqu’un dont le discours compte. Je sais bien que je ne suis pas une monade, et pourtant je lis Leibniz. Quant à la volonté comme fond ultime des choses, c’est une idée que je ne peux pas isoler de l’histoire de la métaphysique (quelque chose comme un chaînon formel entre Kant et Nietzsche) et l’idée de me demander s’il en est réellement ainsi, autrement dit si Schopenhauer est une sorte de savant, me semble seulement grotesque. Mais je sais qu’il est un vrai sujet : quelqu’un qui pense, par opposition à un quelconque sujet humain produisant des représentations dans sa tête. Or je dois bien entendre cette opposition q comme son absence, puisqu’il appartient à ces auteurs de parler toujours alors qu’ils sont morts – ce qui revient à dire que cela leur appartenait dès l’origine. Là où ils n’étaient pas, de n’être pas revenus de l’épreuve qui les a distingués (Spinoza, Leibniz, Schopenhauer… ce n’est pas n’importe qui !), ils ont parlé. Et leur parle est vraie d’elle-même. Je le dis autrement : elle ne donne pas à comprendre, elle donne à penser. Car d’avoir lu les philosophes, on ne comprend pas mieux la réalité que les autres hommes (et on n’est pas mieux armé pour affronter des épreuves comme la perte de ceux qu’on aime), mais on est invité à philosopher soi-même. Voilà l’œuvre de la métaphore, paradigmatiquement : elle nous donne d’avoir à parler vraiment quand le concept ne nous interpelle qu’à répondre intelligemment. Nous connaissons cette nécessité : c’est la tradition, dont j’ai souvent indiqué que la notion était inséparable de celle de la vérité – la métaphore l’étant non pas d’une chose qu’il faudrait donner à connaître mais du moment d’énonciation précédent.

En rappelant ainsi la nécessité de nommer  » auteur  » (par opposition à savant) celui dont le discours compte (par opposition à celui dont le discours importe), ou en citant ces noms propres comme des moments de la tradition, je ne fais rien d’autre que mentionner l’autorité : il faut par exemple lire les textes de Spinoza pour la seule raison qu’ils sont de lui, y compris ceux qui pourraient être  » faibles  » (textes de jeunesse qu’on retrouverait, voire les fameuses  » notes de blanchisserie « ). Et nul ne contestera que cette exclusivité suffise à pointer l’autorité. Car celui dont il faut lire les ouvrages en raison de l’objet dont ils traitent, celui-là ne fait pas autorité – ce n’est pas un auteur, puisque ce sont les choses dont il parle qui comptent et non pas lui. Plus simplement : au savoir de celui-ci (par exemple un traité de géologie ou une étude sur Spinoza), aucun sujet ne saurait être supposé, alors que cette supposition suffit à constituer celui-là non pas comme un savoir réel (justement non : sa réalité objective ne compte pas) mais comme un savoir vrai. J’insiste sur cette suffisance, dont le principe est qu’un nom propre suffit à constituer l’œuvre. Tant qu’il y aura des êtres humains à peu près civilisés, on lira Spinoza non pas parce que l’objet de ses réflexion sera resté intéressant (pour cela, nul besoin d’être civilisé : on reste enfermé dans le service des biens), mais parce que ses réflexions sont les siennes, à lui qui est Spinoza et non pas celui qu’un autre aurait été à la même place. Cette distinction, je le rappelle, n’est pas réelle : on ne constate pas que Spinoza est un autre individu que celui qui aurait occupé la même place (qui aurait possédé le même patrimoine génétique, les mêmes empreintes digitales, etc.), puisque cette idée est simplement absurde (occuper la place de Spinoza, c’est être Spinoza) : on le décide. C’est bien entendu à cette décision que je fais allusion en disant que la métaphore donne à penser alors que le concept permet de comprendre. Car hors d’elle, il ne reste que cette trivialité que la métaphore permet de comprendre et de communiquer.

Est-ce que ce trait qui définit l’auteur n’est pas précisément celui qui, au-delà du semblant de savoir qu’elle aurait apporté, définit la métaphore, dès lors qu’on a décidé qu’elle ne serait pas un moyen supplémentaire de communication ? je viens de le dire : ce qui compte en elle n’est pas ce qu’elle dit (une absurdité) ni ce qu’elle permettrait de reconstruire (une comparaison dont on ne voit pas pourquoi on ne l’énonçait pas clairement) mais la marque de celui qui l’a produite, autrement dit sa distinction ou encore son autorité (lui, contrairement à nous, il peut parler : il y était !) Je dis par conséquent que la métaphore est le dit de la distinction, si la marque (par opposition au signe) est ce qui distingue. Or qu’est-ce que le distingué (par opposition au différent), sinon le vrai lui-même ?

 

Le vrai sujet parle par métaphores, précisément parce qu’il n’y a de vrai sujet qu’à n’être pas revenu de l’épreuve (originellement celle du langage, mais on peut aussi parler de toutes les marques dont nos corps et nos âmes sont criblés), et que la métaphore est ce que nul ne peut poser (aucun sujet présent ne peut affirmer que Bayard était un félin africain : il faut n’être pas revenu de sa rencontre pour le dire).

Un auteur, c’est un sujet vrai et c’est de cela qu’il s’agit quand on parle d’autorité.

 

Toute œuvre est originellement métaphorique : c’est son autorité

Si donc il faut penser l’auteur non pas comme un savant ni comme un homme très intelligent (deux façons d’importer) mais comme quelqu’un de vrai (il compte), et si d’autre part c’est la marque qui distingue le vrai du réel dont par ailleurs il ne diffère pas (on décide du génie alors que l’on constate le talent, le savoir ou le métier), alors il est évident que ce que l’auteur a posé, et qu’on appelle son œuvre, a pour nature d’être métaphorique – une fois la métaphore définie comme le discours de celui qui est marqué.

Dire que toute œuvre est de nature métaphorique ne renvoie donc pas à un quelconque savoir impliqué dedans, au su ou à l’insu de celui qui l’a posée (auquel cas, il ne faudrait pas perdre son temps à lire les auteurs mais il faudrait se limiter à lire les critiques !), mais uniquement au fait que lui qui l’a posée était, quant à l’avoir fait, vrai, mais ni sincère ni authentique (encore que ce ne soit pas interdit, si cela ne vaut que  » par ailleurs « , c’est-à-dire là où ça ne compte pas)

L’œuvre n’est pas en ce sens l’expression de celui qui l’a produite, mais elle est ce qu’il a eu raison de poser dans le seul moment où il l’a posée le moment non pas de sa simple absence, mais de l’impossibilité d’être revenu.

Car il est bien certain qu’on ne saurait faire de la  » vérité  » une qualité de certains humains dont on nommerait  » œuvres  » les expressions – l’idée d’œuvre s’entendant d’abord à l’encontre de toute idéologie de l’expression (dont relèvent l’authenticité, la sincérité et autres notions du même tonneau). Là où l’on est marqué on est capable de vérité, et là seulement. Or on n’est jamais là où l’on est marqué, puisque la marque est un morceau d’impossibilité pour la vie : un morceau d’impossibilité pour la compréhension et la communication. On ne saurait donc poser la  » vérité  » de l’auteur ailleurs que dans la production de l’œuvre, et l’œuvre est le vrai précisément de venir du point de vérité de celui qui l’a posée et qui, par ailleurs, était un individu parfaitement ordinaire.

C’est seulement d’être une métaphore que la métaphore est vraie, dès lors que la vérité s’entend à l’encontre du savoir que la réflexion devra identifier au concept, et non pas d’être une représentation spécialement adaptée à on ne sait quel ineffable. Réfléchir la métaphore en effet ne donne rien (on ne voit qu’une absurdité) sinon la nécessité de la remplacer par un concept (dont relève la périphrase) et donc de l’effacer.

C’est que la question de la métaphore n’est pas celle de la représentation mais, d’abord et trivialement, celle du langage : la meilleure des métaphores n’est pas celle qui dirait enfin une réalité que les générations précédentes auraient été incapables d’apercevoir mais celle qui fait jouer avec le plus de diversité et d’ampleur les possibilités du champ de sa pertinence, de la  » sémiosis « , comme dit Eco.

En quoi nous retrouvons ce que je vous ai expliqué : pour qu’il y ait pensée, c’est-à-dire œuvre, il faut qu’il y ait un transfert quant à la fonction sujet. Le sujet du tableau, par exemple, ce n’est pas le peintre (le sieur Untel possédant plus ou moins de talent et de métier), c’est la peinture – ou la couleur, si l’on détermine le sujet à partir de sa capacité (voilà de quoi la couleur a été capable !). Pareillement, si le critère de la métaphore est l’ampleur de la sémiosis, c’est qu’il n’est pas  » l’expression  » de celui qui l’a formulée, ni la  » réalité  » des choses dont elle semblait parler (par exemple le type d’énergie déployée par Bayard au combat) : elle est vraie d’avoir le langage comme sujet, et non pas l’être humain ni la réalité supposée préalable. Nous retrouvons notre idée de transfert de la fonction sujet.

Seulement, ce transfert, il faut qu’il soit autorisé ! N’importe qui ne peut pas faire des métaphores,. Car si elle est le dire vrai : il faut être vrai soi-même. Et comme la vérité subjective s’entend réflexivement à partir du respect, on dira qu’il faut avoir reconnu que dans le langage ce n’est jamais l’énoncé qui compte (le savoir) ni même l’énonciation (le désir du locuteur) mais l’impossibilité de parler dès lors que parler est une manière de vivre. Entée en la marque et donc originellement vraie, il appartient à la métaphore qu’elle ne veuille jamais rien dire – même si  » par ailleurs  » la réflexion s’efforcera d’en faire un ersatz de concept.

Non pas que la  » vérité  » soit une capacité humaine dont l’absence réduirait à l’impuissance les autres locuteurs, au sens où ils ne pourraient pas faire des métaphores exactement comme celui qui n’est pas un haltérophile entraîné ne peut pas soulever un quintal de fonte : elle est au contraire l’impossibilité singulière comme inhérente à la possibilité commune.

Dans la métaphore par exemple, il faut que le moment vital qui est la position d’un savoir (Bayard était fort et courageux) soit transi d’impossibilité (c’était un lion !). Ce qui compte, c’est la marque de l’impossible – ce qui importe (transmettre une information sur le caractère de Bayard) n’étant là que de ne pas compter (cette parole a fait autorité).

Quand le morceau de mort, si l’on nomme ainsi la parque comme impossibilité ponctuelle, est le lieu de la position d’une chose, je dis que cette chose est une œuvre. Toute œuvre est donc originellement métaphorique. De cette nécessité, j’ai déjà donné la traduction en disant qu’il appartenait à l’œuvre de susciter les interprétations, et aux interprétations de ne pas compter. Bref, l’œuvre se définit avant tout de rester énigmatique. La question de la métaphore débouche ainsi sur celle de l’énigme, que nous n’avons pas fini d’explorer.

Qu’on reconnaisse seulement aujourd’hui la parenté de cette notion avec la nécessité pour la pensée d’être seulement pensée de la mort ( » de  » s’entendant à l’ablatif de provenance, mais pas seulement). La question de l’autorité est donc celle de la métaphore dont la dimension subjective est celle de la radicale impossibilité d’être le sujet de ce qu’on est en train de produire (les problématiques de la vérité et de l’expression sont absolument exclusives), et dont la dimension en quelque sorte objective est celle de l’impossibilité pour l’œuvre, qui donne de ne pas rester une énigme.

 

Je vous remercie de votre attention.