Cours du 17 novembre 2000

 

La crainte et l’audace

 

Aujourd’hui, je voudrais poursuivre mon exploration de la notion de crainte, et accentuer les distinctions qu’elle me paraît impliquer. Je vais essayer de vous montrer que ce que nous avons compris les dernières fois correspond sinon à la réalité du moins à la vérité des réflexions que tout le monde peut faire. Le cours de philosophie thomiste dont je vous avais recommandé la lecture nous fournira un ensemble bien commode de distinctions. Je vais les critiquer, non pas pour les contester mais, quand elles me sembleront pertinentes comme c’est presque toujours le cas, pour montrer en quoi elles mobilisent des significations dont l’opposition de la vérité et de la réalité, autrement dit la distinction absolument parlant, est le principe. Nous apercevrons tout leur intérêt quand nous penserons le respect, la dignité et l’autorité, dont le principe est à chaque fois que la réalité ne compte pas.

En première partie, je vais explorer le couple notionnel de l’audace et de la crainte, pour que vous aperceviez que la notion de crainte, telle que je l’ai développée jusqu’ici, n’est pas une autre que celle qui se trouve engagée dans cette opposition, alors qu’on aurait pu penser le contraire (la crainte, au sens de la crainte de Dieu, impose le respect, alors qu’une personne craintive ne l’inspire pas). Bref, je veux assurer l’unité de la notion. Dans la seconde partie de notre séance et la prochaine fois, je prendrai en compte les apports thomistes que j’essaierai d’intégrer à notre problématique. Ensuite j’aborderai les questions décisives du respect et de l’autorité.

La crainte et l’audace

Je crois que cette opposition évidente devient intelligible à partir du principe que j’essaie de mettre en œuvre dans mon travail, la distinction de ce qui compte et de ce qui importe dont la vérité me paraît être littéralement la mise en œuvre.

D’abord une généralité : si la crainte s’oppose à l’audace, il semble qu’on doive considérer l’objet de la crainte comme trop grand pour nous, comme dépassant nos capacités de l’affronter. Un individu craintif fait des montagnes de tout, comme on dit, alors que l’audacieux est déjà au-delà des obstacles qu’il ne considère jamais pour eux-mêmes, bien qu’il ne les méconnaisse pas. L’audacieux n’est en effet pas un aveugle ni un naïf. J’exprimerai donc cette distinction en disant que l’obstacle compte pour le craintif (c’est à partir de l’obstacle qu’il pense toute son entreprise dès lors réduite à une velléité) alors qu’il ne compte pas pour l’audacieux (c’est à partir de sa fin qu’il pense les obstacles), mais qu’il importe (il nécessite telle ou telle mesure, telle ou telle dépense d’énergie et d’attention). Le craintif est vaincu d’avance parce que ce qui compte est ce qui nous permet de nous poser nous-mêmes, et que c’est seulement un vaincu qui peut être considéré au point de vue de l’obstacle. Inversement, on pourrait dire que pour le craintif, les obstacles comptent mais qu’ils n’importent pas (tout obstacle, même petit, est rédhibitoire pour celui qui est craintif : il n’importe pas qu’il soit grand ou petit, à la limite).

Qu’est-ce que cela veut dire, être  » vaincu d’avance « , en plus d’être posé comme étant selon le point de vue de l’obstacle ? J’insiste sur cette question, puisqu’il s’agit pour nous de comprendre l’unité de la notion de crainte.

Cela renvoie d’une part à une épreuve, et d’autre part à l’idée qu’on va, comme on dit familièrement mais avec bien plus de justesse qu’on ne pourrait l’imaginer,  » y rester « . Celui qui est sûr d’y rester, ce serait le craintif. Mais je le demande : est-ce que ce n’est pas la définition même de l’épreuve, qu’on y reste ? L’épreuve en effet ne se pense que dans le rapport de celui qu’on ne sera jamais plus à celui qu’on est désormais, et qui est un autre, bien que par ailleurs (comme sujet de l’expérience) on soit toujours le même.

Alors tout s’éclaire, pour cette unité de la notion : celui qu’on appelle audacieux, c’est simplement celui qui ne situe pas sa vérité dans la perte que l’épreuve sera nécessairement de lui. L’audacieux est celui qui, pour lui-même, ne compte pas dans sa dimension de sujet de l’épreuve, du moins telle qu’elle apparaît d’un point de vue extérieur. Celui qu’il ne sera plus jamais, autrement dit lui-même comme engagé dans l’épreuve, eh bien c’est précisément la part de lui qui ne compte pas – ou plus exactement dont il a originellement décidé qu’elle ne compterait pas : l’épreuve ne compte pas pour lui, mais cela reste une épreuve. L’audacieux n’est donc pas lui-même dans ses marques, c’est-à-dire dans les impossibilités de vivre dont sa vie est forcément parsemée, mais il est lui-même seulement par ailleurs : dans la réflexion où il se retrouve toujours comme étant le même, alors que c’est précisément la nécessité de devoir être désormais un autre qui paralyse le craintif. On pourrait considérer l’audacieux comme un faux sujet, en ce sens : le sujet du  » par ailleurs  » est seul à compter. Le mensonge, que j’exprimerai en disant que ce qui compte ne doit pas compter, pourrait en ce sens être le ressort éthique de beaucoup d’audacieux. Le craintif, par opposition, se saisit selon la nécessité qu’il reste dans l’épreuve qui s’annonce : alors qu’il est celui qui sait qu’on ne revient pas des épreuves, quelles qu’elles soient (en quoi, donc, elles n’importent pas), l’audacieux est celui qui a décidé de ne pas le savoir ou plus exactement de ne pas en tenir compte.

Que l’audace soit le plus souvent une fausseté éthique ne signifie pas qu’elle le soit toujours. On peut considérer au contraire que certains audacieux le sont depuis une position de vérité : ils ont déjà payé la  » livre de chair  » que le craintif prend pour lui-même. On est audacieux devant les épreuves parce que ce ne sont pas vraiment des épreuves (des épreuves, oui, mais pas vraiment…) parce que le crucial se trouve ailleurs.

Considérons un cas banal : le candidat audacieux au moment d’affronter les épreuves du bac est déjà un étudiant, alors que le craintif est toujours un lycéen et que, comme tel, il a tout à perdre. L’audacieux sait que le lycéen qu’il est restera dans les épreuves, qu’il n’en reviendra pas ; mais ce n’est pas dans cette perte qu’il trouve sa vérité : il est déjà un autre, c’est-à-dire un étudiant en puissance. Inversement le candidat craintif est celui qui a pour vérité d’être lycéen. Qu’ensuite il se retrouve étudiant ne relève pour lui que de la réalité future ou du moins possible : c’est peut-être son futur, mais ce n’est pas son avenir. De ce point de vue, l’audacieux est l’homme de la promesse, puisque c’est la promesse qui définit l’avenir à l’encontre du futur. Non pas forcément une promesse qu’il aurait lui-même à tenir, mais une promesse à l’intérieur de laquelle il se tient, sans nécessairement en avoir conscience : l’avenir l’appelle. Pour l’audacieux, c’est donc cette promesse qui compte, et non pas l’impossibilité dans laquelle il va effectivement se trouver d’être le même au sortir de l’épreuve. Pour le craintif, il n’y a pas de promesse, mais seulement l’épreuve : comme elle n’est pas définie par autre chose (la promesse, qui compte), elle le définit (elle compte). Dans cet exemple on dira par conséquent que celui qui détermine sa vérité à partir du statut d’étudiant (les études secondaires sont pour lui la promesse des études supérieures) sera un candidat audacieux, alors que celui qui la détermine à partir du statut de lycéen sera un candidat craintif. Je le dis encore autrement : l’audacieux est celui pour qui l’épreuve a déjà eu lieu, puisque ce qui compte (et l’épreuve est bien la rencontre de ce qui compte, par opposition à l’expérience qui est la rencontre de ce qui importe) se situe ailleurs (dans la promesse). Ainsi le bac est bien une épreuve (pour être étudiant, ce qui compte, c’est d’être bachelier) mais cette épreuve ne compte pas et c’est ce qui constitue l’audacieux. Il y a en effet des élèves de Terminale qui sont déjà des étudiants (c’est seulement pour de stupides raisons administratives qu’ils sont encore dans le secondaire mais leur maturité et leur savoir relèvent déjà du supérieur). L’audacieux n’a donc jamais affaire qu’à un semblant d’épreuve : en quelque sorte il a déjà payé la  » livre de chair « . Ce n’est pas par cette épreuve qu’il sera marqué (le lycéen qui reste dans l’épreuve ne comptait déjà pas) mais par une promesse, c’est-à-dire par une distinction (celle de l’avenir, par opposition au futur).

La crainte et l’audace en philosophie : au-delà de tout, il n’y a rien

On voit bien cela en philosophie : devant n’importe quel sujet, par exemple une dissertation de bac, il y a les craintifs et les audacieux. Et certes, assumer un sujet de dissertation est toujours une épreuve. Les craintifs, eux, ils n’envisagent même pas qu’un être humain puisse répondre aux  » grandes  » questions (les  » auteurs  » n’ont jamais rien fait d’autre, mais ce sont des  » génies  » c’est-à-dire des sortes de monstres extraterrestres), précisément parce qu’ils les craignent. En quoi ils ont raison : une question qui n’inspire pas la crainte n’est tout simplement pas philosophique. Mais justement : celui qui est philosophe entend la question depuis une épreuve bien plus originelle : depuis une épreuve qui est celle du nom secret, dont je vous ai longuement parlé l’année dernière. Le philosophe, la question lui  » parle « , comme on dit, et l’épreuve consiste à assumer cette parole : il l’entend murmurer ce nom qu’il ne connaît pas, mais dont il n’est pas sans savoir que c’est le sien, celui des  » natures  » (au sens où le cogito est de nature cartésienne ou l’Idée de natureplatonicienne) dont le dit est la philosophie elle-même. Là est la crainte, pour l’audacieux : dans ce nom qu’il entend comme la vérité de tout ce qu’il pourra penser (par exemple Kant pense la nécessité et le résultat de sa pensée, pour nous qui avons lu ses livres, c’est la nature kantienne de la nécessité), alors que pour le craintif elle est dans la question elle-même, toujours trop grande pour lui.

Et certes, elle l’est. Une question philosophique est trop grande pour n’importe qui, et elle justifie en ce sens qu’on se plaigne simplement de l’avoir lue. Prenez n’importe quelle question et vous constaterez qu’elle est trop grande, insupportable de hauteur, démesurée par rapport à nos facultés au point d’en devenir grotesque : à nous, pauvres potaches ou pauvres fonctionnaires, on demande tout simplement de décider des ultimes significations de l’existence ! Si l’on n’éclate pas de rire, on est paralysé par la crainte. Au mieux, par conséquent, on essaiera de tenir un discours relativement raisonnable : là où l’on nous demandait de décider de l’ultime, tout le monde se contente, autant que possible, d’éviter le ridicule ! Et dans ce but, on dira par exemple qu’il faut  » interroger la question  » (ce qui dispense évidemment d’y répondre) – défaussement objectif à quoi on ajoutera le plus souvent un défaussement subjectif par l’appel aux  » auteurs « … Or cette option de médiocrité, c’est celle que n’importe qui ne peut pas ne pas adopter devant l’immensité des enjeux impliqués dans la moindre question, dès lors qu’elle est philosophique. Autrement dit assumer la crainte par le défaussement objectif et subjectif, c’est originellement décider que l’épreuve est là, simplement dans la question toujours trop difficile et devant quoi on choisira dès lors de se défiler. Mais est-ce que l’épreuve ne serait pas ailleurs, là où précisément il s’agit vraiment de philosopher, à savoir dans la question des  » natures  » ? C’est en tout cas ce que toutes les lectures de tous les auteurs enseignent depuis que la philosophie existe… La question ne compte donc pas, en vérité, c’est-à-dire pour le philosophe : elle importe. Par exemple le cogito, les vérités éternelles, la création continuée, la méthode, la morale provisoire : autant de questions dont on peut hiérarchiser l’importance, mais c’est toujours Descartes – et c’est cela qui compte, comme aucun des lecteurs du philosophe ne l’ignore.

Telle est l’alternative, pour illustrer la distinction que je viens de faire entre le craintif et l’audacieux : est craintif (par exemple potache ou fonctionnaire) celui pour qui la question compte, est audacieux (ici philosophe) celui pour qui elle importe, bien que  » par ailleurs  » toute question reste une épreuve. Une épreuve, oui, mais pas vraiment : ce qui compte vraiment c’est par exemple la nature cartésienne de tout ce dont traite un ensemble de textes. Qu’on affronte l’épreuve de la pensée (penser est une épreuve, puisqu’on ne pense qu’en absence de soi-même), et tout change : on passe de la crainte à l’audace parce qu’on passe de la réalité anonyme à la promesse du nom secret, et donc du savoir à la vérité. Assumer le nom comme secret, voilà l’épreuve, voilà la pensée. Et dès lors se décident positivement les ultimes significations sur lesquelles on était interrogé. Par exemple Descartes nous dit de manière parfaitement explicite ce qu’il en est originellement de la vérité et de la destinée humaine !

Or ces réponses aux interrogations ultimes que les philosophes donnent effectivement , vous voyez bien qu’elles procèdent d’une décision originelle : la pensée qui consiste à poser comme un la nature et le nom secret. C’est bien de décisions sur la nature de la vérité ou sur la nature du temps qu’il s’agit quand Descartes nous parle du cogito, des vérités éternelles ou de la création continuée. Et cette décision consiste à nouer, sous le nom de nature au sens que je viens encore de rappeler, l’être des étants au nom propre dont ils relève depuis toujours. En quoi nous retrouvons ce que j’appellerai la plus haute responsabilité, celle du penseur : la responsabilité de ce qui s’entend en antériorité à l’être (qu’en est-il vraiment de l’étant quant à ce qu’il soit ?).

Voilà en fin de compte ce qui est impliqué dans la crainte : cette antériorité !

J’ai dit souvent que la crainte était en exclusivité à toute réalité, puisque la vérité n’est pas une sorte de réalité (et le savoir, par exemple, est encore une réalité). Vous voyez que concept de la crainte devait conduire là où plus rien ne peut correspondre : en antériorité à l’être. Et cette problématique de l’antériorité absolue (à quoi par définition rien ne saurait correspondre), vous avez bien sûr reconnu que c’était la problématique du nom secret, celle de la promesse pour laquelle aucune réalité ne saurait compter, autrement dit celle de l’autorité. Car c’est du statut de l’auteur (au sens où les philosophes sont des  » auteurs « ) que je viens de vous parler… La crainte ne concerne donc pas un sujet qui aurait simplement écrit des livres (un  » auteur  » au sens mondain du terme) mais elle concerne celui qui décide de ce qu’il en est vraiment de tout – de l’étant considéré dans son être. Que l’être lui-même et comme tel relève d’une autorité, voilà aussi bien ce qu’on peut nommer vérité. Dans la crainte, c’est toujours de cela qu’il s’agit, en fin de compte.

Passons maintenant à des considérations moins essentielles.

Trois exemples de crainte : la paresse, la honte, la confusion

Peut-on dire, avec le P. Labourdette au cours de qui je me réfère, que certaines craintes portent sur notre propre activité alors que d’autres, dont je renvoie l’examen au prochain cours, portent sur un objet extérieur, donnant lieu à de l’admiration, à de la stupeur ou à de l’effroi ?

Les exemples donnés de la première éventualité sont la paresse, qui serait crainte de la fatigue, puis la honte qui serait crainte du blâme, et enfin la confusion qui serait la crainte de ce qu’on a fait.

Ces définitions semblent absurdes : la crainte paraît renvoyer à une temporalité en quelque sorte projective ; or le paresseux s’installe en lui-même et jouit de sa propre passivité ; celui qui est honteux peut certes craindre le blâme, mais il est d’abord il est installé dans la conscience de sa faute, et on ne voit pas non plus comment elle pourrait caractériser, sous l’appellation de confusion, le rapport à ce qu’on a fait dans le passé.

Je crois pourtant qu’il est possible de reprendre ces définitions paradoxales. Car est-ce que la paresse n’est pas à la fois une épreuve et la conscience de l’épreuve (donc crainte, d’après notre première analyse), dès lors que paresser signifie céder sur sa propre spontanéité en décidant que la passivité sera non seulement notre réalité (mais c’est aussi vrai quand on se repose) mais encore notre vérité (en quoi consiste donc la paresse proprement dite) ? Or paresser n’est pas un état : c’est une décision qu’on maintient et qu’on renouvelle à chaque instant, un peu à la manière du Dieu de Descartes qui maintient dans l’être la réalité en la créant à nouveau à chaque instant. Et cette décision, précisément comme décision et non comme nature, est-ce qu’elle ne dit pas ce qu’il en est vraiment de soi (un paresseux, par exemple : non pas une nature psychologique mais une détermination éthique) ? Dès lors qu’on distingue clairement paresser et se reposer, c’est-à-dire dès lors qu’on la reconnaît comme une décision constamment réitérée, on reconnaît la paresse comme étant à la fois l’épreuve et la conscience de l’épreuve (elle est décision constante de continuer), et par là même, pour son sujet, rapport à sa propre vérité, à l’encontre de sa réalité…

La honte opère pareillement une distinction entre ce qu’on est réellement et ce qu’on est vraiment. Réellement on est coupable, et vraiment on est indigne. Le sentiment de l’indignité concerne expressément la distinction de ce qui compte et de ce qui importe : on est indigne quand on a cédé sur ce qui compte au nom de ce qui importe (par exemple on a pu voler, et personne ne songerait à nier l’importance de l’argent) ; de sorte que la honte, en tant qu’elle est sentiment de l’indignité et pas simplement de la culpabilité est elle aussi le maintien de cette distinction. En ce sens, il est juste de dire que la honte est crainte du blâme : non pas crainte de cette épreuve que sera le fait éventuel d’être blâmé pour ce qu’on a fait, mais rapport à ce qui compte en tant qu’il compte et sur quoi on reconnaît qu’on a cédé. C’est à distinguer la conscience de la culpabilité. Il y a des gens qui n’ont honte de rien : ils ignorent la crainte, au sens où j’ai parlé l’autre jour de la crainte de Dieu. Ce sont des gens sans âme.

Enfin, peut-on dire que la confusion est une sorte de crainte ? Pour le savoir, il faut se demander entre quoi et quoi il y a confusion, bien sûr.

Confondre, ce n’est pas identifier. La question de la confusion ne renvoie donc pas à des différences comme le ferait celle de l’identification. Cependant, tout ce qui est distingué peut par ailleurs (c’est-à-dire là où ça ne compte pas) être posé dans des différences. Dans le bronze, par exemple, le cuivre et l’étain sont confondus. Cela signifie qu’ils étaient originellement différents. Mais quand on se place du point de vue du bronze, il faut non pas les différer mais les distinguer. Bref, il n’y a de confusion que là où il devrait y avoir distinction, et surtout pas différence. Toute confusion est référence à une distinction première. Quand nous disons à quelqu’un que nous sommes confus, par exemple d’avoir cassé par maladresse une belle tasse en porcelaine, c’est donc que nous étions distingués et que ce dont nous sommes responsables a aboli cette distinction ? Quelle distinction ?

Considérons l’acte qui a pu nous rendre confus. On pourra être gêné de s’être montré maladroit si l’objet n’a pas de valeur, mais s’il en a une, on se sentira confus. L’importance du dommage entre donc en ligne de compte. Comment ? Je dirai que cette importance, si elle est vraiment grande, rendra dérisoire la distinction que je peux toujours faire, pour m’ex-cuser, entre moi et mon acte : c’est bien moi qui ai cassé la tasse, je ne vais pas dire le contraire, mais ce n’est pas vraiment moi, puisqu’elle est tombée à l’occasion d’un faux-mouvement. Il s’agit donc bien d’une distinction et non d’une différence : le même, mais pas vraiment ; autrement dit : l’acte n’est pas une autre réalité que le sujet, mais c’est sa présence, sa manifestation, son effectivité. D’un autre côté, pourtant, il serait absurde de les identifier : la course n’est pas le coureur. Vous vous souvenez de ce qu’on a vu, à ce sujet : on peut dire indifféremment qu’une distinction est une différence au sein de l’identité (alors qu’une différence est une différence au sein de l’altérité), ou qu’une distinction est une différence qui ne consiste en rien (alors que toute différence consiste en quelque chose). Je tiens beaucoup à cette équivalence des deux définitions, qui permet de résoudre bien des difficultés conceptuelles. Donc entre le sujet et son acte, il n’y a évidemment pas de différence, mais tout aussi évidemment il y a une distinction. Et c’est d’elle qu’il s’agit quand nous disons que nous sommes confus. Etre confus, c’est vivre la légitimité de la confusion opérée par l’autre entre nous et notre acte (il est vrai qu’on est celui qui aura dépareillé le service) – légitimité dont le principe est la grandeur du dommage, qui doit avoir rendu dérisoire toute mention de la distinction en question ( » je n’ai pas fait exprès « ). Je le dis autrement : à partir d’un certain degré, l’acte cesse d’importer, il se met à compter (par exemple on ne nous invitera plus jamais). Et dès lors que l’acte compte, et que la distinction est précisément distinction de ce qui compte, alors il ne reste plus de possibilité qu’il y ait en nous une distinction qui puisse encore être vraie (bien qu’elle puisse encore être réelle). Je peux donc m’ex-cuser, c’est une parole qui, bien qu’elle renvoie à une réalité indubitable (je n’ai effectivement pas voulu casser la tasse), est désormais sans vérité (ce qui compte, c’est que j’ai cassé la tasse, et on ne m’invitera plus). Voilà en quoi consiste la confusion.

Nous savons donc ce qu’est la confusion, mais nous ne voyons pas quel rapport il peut y avoir entre cet émoi et la crainte, au sens où je vous ai expliqué qu’il n’y avait de crainte que de l’impossibilité (ou de l’abîme, dont je viens de nommer la notion comme  » antériorité à l’être « ) que la vérité est toujours pour elle-même – impossibilité qui rend compte de la dimension d’épreuve impliquée dans cette idée.

Je crois qu’on peut l’apercevoir en prenant conscience que la confusion est une souffrance. Dire qu’on est confus, en effet, c’est dire qu’on souffre. Or une souffrance en appelle non pas à une réalité qui pourrait la soulager (on ne confond pas la souffrance et la douleur, y compris morale) mais à quelqu’un, à un autre, à qui d’une certaine manière la plainte est adressée. Dire sa souffrance en tant que telle, c’est un peu s’en plaindre (d’ailleurs : dire qu’on souffre, c’est se plaindre). On se plaint donc de la légitimité de la confusion opérée par celui à qui l’on a porté tort.

Dès lors la solution se présente à nous. Car celui à qui l’on a fait du tort, s’il n’est pas question qu’il nous excuse (précisément : la confusion, c’est la conscience de l’absurdité qu’il y aurait à parler d’excuse), mais il peut nous pardonner. L’excuse est du côté de ce qui importe, le pardon du côté de ce qui compte. Voilà donc l’essentiel : celui qui est susceptible de nous pardonner, il est impossible que nous n’éprouvions pas de crainte (au sens que j’ai défini la dernière fois) à son endroit.

Et pourquoi ? mais parce que le pardon est impossible ! Pardonner est en effet exclu d’avance du champ des possibilités, puisque cela consiste à faire à nouveau confiance, et que ceux qui nous ont trompés une fois ou qui nous ont porté tort une fois, il est impossible, avec la meilleure volonté du monde, que nous leur fassions à nouveau confiance. Tout le monde le sait et il est dès lors exclu que le pardon puisse jamais constituer le projet de quelqu’un – sa possibilité. L’essence du pardon réside dans sa propre impossibilité. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas de pardon, mais ce qui signifie qu’on ne peut pas avoir le projet de pardonner (bref, le pardon relève de l’éthique, là où le sujet est en impossibilité à lui-même). La crainte est la reconnaissance de la dimension d’impossibilité radicale de ce qui est en cause. Notre souffrance ne trouvera sa résolution que dans le pardon.

La crainte est donc bien rapport à l’abîme dont je parlais l’autre jour, à cette impossibilité radicale qui définit la vérité à l’encontre de la simple possibilité qu’il y ait de la vérité (car s’il y a de la vérité, c’est du savoir ou de l’effectivité et non pas de la vérité). La confusion est bien une crainte.

 

J’arrête ici pour aujourd’hui. La prochaine fois, nous continuerons cet examen, notamment à travers les notions de stupeur, d’effroi et de sidération que nous prendrons soin de distinguer. Ensuite, nous examinerons les trois sortes de craintes qui sont avancées dans la philosophie thomiste. Le savoir que nous aurons établi à travers toutes ces distinctions devrait constituer une base suffisamment solide pour qu’on se risque ensuite à étudier la signification du respect.

 

Je vous remercie de votre attention.