Cours du 02 février 2001
la métaphysique et le respect
L’impossibilité de faire de la marque une sorte de signe, ou encore l’impossibilité de faire de la distinction une sorte de différence, oblige à scinder la question du respect entre une nécessité de la réflexion (le respect comme commandement) et une réalité de la sensibilité (le respect comme sentiment) et à faire de la seconde instance l’instrument de déconstruction de la première. Dire que la question du respect s’entend à l’encontre de celle du transcendantal en général parce qu’il n’y a pas de différence entre respecter un être et reconnaître qu’il compte (alors que le transcendantal est suffisamment défini quand nous avons dit que l’objet importe mais ne compte pas), c’est poser l’impossibilité pour ce qui inspire du respect d’être repris dans les a priori de la réflexion. Mon idée d’aujourd’hui est donc de considérer le respect comme une exclusivité actuelle relativement à la métaphysique : on ne respecte qu’à se situer en impossibilité subjective de la position métaphysique, et réciproquement on peut dire que cette impossibilité libère un espace, celui de la rencontre, dont le respect sera l’épreuve.
Respect : l’encontre du métaphysique
Par métaphysique, j’entends exactement ce que la marque se constitue d’exclure – l’ordre du signe. Partout où du signe est en instance de gouvernement, est l’ordre métaphysique ; de sorte que l’on peut aussi bien définir notre réalité, à nous qui sommes originellement faits de langage, comme l’ordre du métaphysique (le langage ouvre le monde). Mais précisément : nous ne nous remettrons jamais d’être faits de langage, ni de toutes les autres épreuves que nous avons traversées (cette ouverture laisse une marque, un ombilic). Et cela, à mon avis, opère la distinction de la vérité et du métaphysique, telle qu’elle s’impose notamment dans l’éthique. La question du respect relève bien sûr de cette nécessité : là où je respecte, les raisons ne comptent pas bien qu’elles importent toujours, le respect lui-même trouvant son principe dans cette distinction.
La récusation du métaphysique n’en est donc pas la négation, dont l’idée serait aussi absurde (peut-on nier la finalité inhérente au signe, c’est-à-dire la nécessité que toute conscience soit reconnaissance d’un sens ?) que naïve (on ne pourrait dépasser les raisons qui importent qu’au nom de raisons qui soient encore plus importantes). La question philosophique du respect tient dans ce cadre, à mon avis.
Respecter n’est pas estimer, même moralement ; dans le respect, les raisons morales ne comptent pas, donc. D’un autre côté, il est impossible de respecter sans estimer. La « distinction » constitutive du respect tient dans ce nouage, c’est-à-dire dans l’impossibilité que compte ce qui doit nécessairement importer.
Le sentiment du respect est toujours une épreuve d’extériorité au savoir au sens où il lui appartient constitutivement de ne pouvoir être justifié : si je justifie le respect que j’éprouve pour quelqu’un ou pour quelque chose, il ne s’agit pas de respect mais d’estime. C’est ce que j’indique en disant que la réalité de ce qu’on respect ne compte pas, même quand on considère sa réalité morale. Or ce dont la réalité ne compte pas, c’est aussi bien ce que, dans notre représentation, donne lieu à un savoir qui ne compte pas. Les raisons d’estimer ne comptent pas, dis-je, mais elles importent, et le respect, comme sentiment donc comme réflexion, est précisément que ces raisons importantes ne comptent pas. Vous voyez qu’il n’y a pas de différence entre définir le respect par la distinction (distinction qu’il est donc à l’intérieur de lui-même) et récuser le métaphysique non pas en le niant mais en reconnaissant qu’il ne compte pas.
La distinction du respect à la métaphysique implique forcément sa distinction à la morale. Moralement, je ne respecte qu’à avoir des raisons de respecter (je ne confonds pas respecter et estimer), lesquelles raisons ont pour réalité « objective » une certaine détermination conceptuelle de l’objet. Par exemple je respecte tout être humain à cause du concept que j’ai de l’humanité et à cause, également, du concept que j’ai de la vérité comme représentation (représenter l’humanité, c’est être vraiment humain). En quoi j’aperçois que j’étais en train de mentir malgré moi, puisque je viens d’avouer qu’en ce que je respectais (tout être humain, soi disant), c’était uniquement le savoir qui comptait, avec la conception de la vérité qui en est à chaque fois inséparable ! D’un autre côté, je ne vais pas dire que le respect n’est pas une notion morale, bien sûr. Je suis donc contraint de poser que le paradoxe du respect est qu’il s’entende à l’encontre de la morale, dont il relève « par ailleurs ». le respect est par conséquent sa propre distinction morale : c’est une notion morale, et elle n’a de sens qu’à ce que la morale ne compte pas. Le respect est donc le dé-compte, si l’on peut dire, de sa propre notion. C’est pourquoi il s’entend comme extériorité au savoir, à commencer par les savoirs de la morale où l’essentiel reste la représentation, et de la philosophie où l’essentiel reste la notion. On n’a jamais de raisons de respecter, et c’est à cette condition absolument originelle qu’on peut parler de respect.
Bien sûr toute cette pensée s’ordonne implicitement à unproblématique de la grâce, dont je reparlerai quand je traiterai de l’autorité : ceux qui nous inspirent du respect, ils nous inspirent de la « crainte » (au sens de la « crainte filiale »), mais ce qui nous inspire cette crainte, c’est le don qu’ils sont de leur propre existence… Au don, il appartient par définition qu’il soit sans raison, qu’il soit « gratuit » et qu’il suscite la « gratitude ». Celle-ci est donc une composante essentielle du respect, en plus de la crainte dont j’ai longuement parlé. La gratitude, c’est la reconnaissance du gratuit comme tel, c’est-à-dire de l’impossibilité qu’il soit jamais réduit aux raisons que la réflexions peut toujours lui trouver. Les raisons importent autant qu’on voudra, mais elles ne comptent pas – et c’est ce qu’on appelle la grâce, vous les savez. Dès lors il appartient à la problématique du respect de renvoyer à une nécessité métaphysique, celle de raisons, et à une nécessité éthique, celle de l’impossibilité aux raisons (réflexivement : l’extériorité au savoir). J’indique cela en disant que l’être qu’on respect, quoi qu’il en soit par ailleurs, c’est lui qui compte et non pas ce qui en lui ferait signe pour justifier qu’on le respecte.
Eh bien le respect, c’est exactement contraire : concernant l’être qui nous inspire ce sentiment, le savoir que nous pouvons posséder à son propos ne compte pas – à commencer bien sûr par le savoir de son mérite, puisque respecter n’est pas estimer.
Dans cette dernière opposition, il s’agit du signe (de la valeur morale) et de la marque (de l’impossibilité au savoir). Je pose donc le principe de ma thèse : la distinction entre la question qui (marque) et la question quoi (signe)
Tout être relève réflexivement de la question quoi, puisqu’on répond à la question qui par l’indication d’une place : la réflexion instaure toute réponse possible dans l’ordre du signe, or ni le nom propre ni le visage, qui sont les vraies réponses à la question, ne veulent dire quelque chose : le nom est déjà une marque originelle sur le sujet, et d’autre part il n’y a de visage que marqué. Réflexivement donc, on répondra toujours par l’indication d’une place ou d’une appartenance – dont le modèle est bien entendu l’appartenance à l’humanité dont notre complexion factuelle et surtout notre comportement moral doivent être les signes.
Cette réponse, je l’appelle métaphysique parce qu’elle décide d’avance de ce qu’il en sera : si c’est un être humain, je respecterai, mais si ce n’est pas un être humain, je ne respecterai pas ! On voit bien là que le respect s’entend à l’encontre du respect : l’être lui-même ne compte pas, mais seulement le savoir qui le concerne.
L’opposition du respect à la métaphysique apparaît ainsi comme une opposition du respect à lui-même : il y a le respect que j’éprouve, celui qui est lié à la réponse (représentativement impossible) convenant à la question qui et d’autre part le respect que je dois éprouver, celui qui est lié à la réponse (représentativement nécessaire) convenant à la question quoi.
Ainsi les deux acceptions du respect, commandement et sentiment, renvoient à l’opposition du savoir et de la vérité ; et cette opposition est paradoxalement constitutive du respect lui-même, qui ne diffère pas son objet d’un autre (l’objet du respect que j’éprouve serait un autre que l’objet du respect que je dois éprouver) mais qui le distingue.
Car la différence du sentiment et du commandement qui caractérise la question du respect devient une distinction quand on respecte effectivement, puisque ce sentiment est précisément celui qu’inspire en propre les entités telles que les raisons, en elles, ne comptent pas.
L’ordre où les raisons comptent, nous savons qu’il s’appelle « servile »
La réflexion est le pivot de la différence entre le « servile » et le « filial », et la question du respect est constamment guettée par la métaphysique comme discours originellement servile – à la manière dont tout penseur (vérité) est menacé d’occuper une posture de maîtrise (savoir). Dans la doctrine réfléchie Dieu lui-même devient le premier bien, l’être le plus important, et l’on peut identifier la métaphysique au savoir des importances.
La distinction du « filial » et du « servile » installe d’emblée l’alternative entre respecter et ne pas respecter, puisqu’est tautologiquement « servile » toute préoccupation axée sur l’ordre des importances (paradigmatiquement : les bienfaits que Dieu peut m’accorder, lui qui est l’entité la plus importante).
Par ce terme, on qualifie toute préoccupation reposant sur une décision – celle de la « servilité », précisément – interdisant à l’autre (dans le modèle, c’est Dieu, qui ne m’intéresse que par ce que je peux en obtenir) de jamais compter. Il suffit par conséquent de définir le « servile » par la décision originelle de ne pas respecter.
C’est cette décision que je vois au principe de la métaphysique, telle qu’on peut toujours l’expliciter de manière intellectuelle sous la forme d’une doctrine des importances, l’ultime importance n’étant comme telle qu’un moyen supplémentaire (paradigmatiquement : Dieu, qui serait mon plus grand bien).
Pas de différence entre le refus originel de respecter (de considérer qu’il y a des choses qui comptent) et la décision qu’il n’y aura jamais que des choses plus ou moins importantes (à la limite Dieu lui-même). C’est en quelque sorte une nécessité de structure qui apparaît là, et c’est pourquoi je l’utilise pour caractériser la métaphysique – dont le respect apparaît dès lors comme une instance de déconstruction, puisque toute pensée, dès lors qu’elle est réfléchie, est une doctrine des importances.
Quand j’ai expliqué en quoi la philosophie était de nature « spirituelle », j’espère avoir fait reconnaître que le respect en était la libération proprement constitutive, s’il n’y a de philosophique qu’à l’encontre de la métaphysique dont elle ne diffère « par ailleurs » pas.
Je reprends l’argument en disant que pour la réflexion, ce qui compte n’est pas ce qui s’oppose à ce qui importe mais au contraire ce qui importe le plus. En ce sens, la condition « servile » est la condition universelle, celle du sujet de la réflexion (n’importe qui, donc aussi moi – et la métaphysique est la philosophie elle-même telle qu’elle peut être admise par n’importe qui). Or respecter consiste précisément à refuser de céder sur la distinction entre ce qui compte (objet du respect) et ce qui importe (objet de l’estime, y compris morale), et par conséquent à refuser d’identifier le sujet de l’éthique à celui de la représentation.
Je dois insister sur l’impossibilité que cette déconstruction du savoir des différences par le sentiment de la distinction reste doctrinale, puisque le respect est éprouvé, que c’est un sentiment. C’est comme sentiment que le respect échappe à la métaphysique, doctrine des importances finalisées, parce qu’il s’entend exclusivement au lieu de la marque et ne porte que sur ce qui est marqué. Et certes, jamais la problématique des marques ne peut déboucher sur la question des biens, puisqu’une marque est tout simplement un morceau de mort fiché en nous : l’ombilic dans notre corps (c’est-à-dire dans notre âme) de celui qu’on était et qui n’est pas revenu d’une certaine épreuve.
Là où nous ne sommes pas revenus, la disposition métaphysique est inopérante, qui suppose au contraire la présence constante d’un sujet à quoi tout soit rapporté. La notion de marque s’entend donc à elle seule comme subvertissant la nécessité métaphysique par ailleurs impossible à récuser.
En quoi le respect apparaît plus concrètement : s’il n’y a de respect que du distingué, autrement dit d’un UN distingué de réalité et de vérité, à l’encontre de la métaphysique où il s’agit d’un UN confondu de réalité et de vérité.
La notion centrale de la métaphysique, la notion la plus servilepar conséquent, est celle de cette confusion. J’ai nommé l’expérience, dont je parlerai la prochaine fois.
Je vous remercie de votre attention.