Cours du 30 mai 03

 

La notion de désinvolture (6) : la vie contre la vérité et contre le monde

 

La désinvolture n’est pas simplement une attitude, c’est un mot d’ordre :  » on ne va tout de même pas s’embarrasser de ce qui n’a pas d’importance ! » Cela signifie qu’elle est une revendication de l’exclusivité de l’importance. Or l’ordre des importances, par définition, c’est la vie. La désinvolture, où l’idée d’avoir des égards envers ce qui n’a pas d’importance est proprement intolérable, s’entendra donc comme une protestation de la vie à l’encontre de ce qui en limiterait la souveraineté, et surtout comme une protestation toujours déjà légitimée par l’attitude réflexive, puisqu’il est en effet irrécusable que tout ce qu’on pourrait reconnaître comme extérieur ou transcendant à la vie, d’être forcément reconnu par un vivant, en serait de toute manière encore un moment. La vie a tous les droits parce que toute limitation qui pourrait lui être imposée serait encore une modalité du rapport de finalité à soi qui est sa réalité même.

Et pourtant ! nous qui sommes des personnes et pas simplement des individus, c’est-à-dire des sujets de droit (ce que proclame bien la désinvolture :  » j’ai le droit d’envoyer balader toutes les obligations seulement imaginaires ! « ), nous ne vivons jamais qu’à avoir raison et non pas tort de vivre, quelle que soit par ailleurs la manière dont nous nous trompons nous-mêmes en nous représentant ce qui nous rend la vie acceptable et ce qui nous la rendrait inacceptable. Or on n’a jamais raison ou tort que relativement au vrai, lequel est dès lors ce qui compte bien qu’il n’importe aucunement (il n’est ni pourvoyeur de bonheur, ni pourvoyeur de malheur).

La désinvolture est donc un mode de la mauvaise foi ; en fait, sa radicalité même, puisqu’on ne peut en général être de mauvaise foi qu’à être aussi désinvolte envers sa propre vérité qu’envers la dignité des autres et qu’à ce que cette double désinvolture s’entende originellement depuis la récusation de ce qu’on a toujours déjà admis, à savoir que la définition pour nous du vrai est qu’il compte. Je propose donc d’explorer cette radicalité d’abord dans son implication la plus évidente qui est de définir la désinvolture comme une protestation de la vie contre la vérité que, comme contestation, elle doit pourtant bien présupposer, et ensuite dans une implication moins évidente que je désignerai en parlant de la récusation du monde par la vie.

 

Vérité et vie

C’est un truisme de rappeler l’identité du vivre et du comprendre. Par compréhension on peut d’abord entendre la saisie de la nécessité et par conséquent de la réalité d’une chose, puisque cette réalité est la nécessité comme réalisée (le principe de raison enseigne que les justifications portent tout ensemble sur l’existence et la déterminité de ce qui sera compris), et ensuite concrétiser cette idée en disant que comprendre consiste à prendre une certaine option sur l’être de l’étant.

La prise de cette option, je dis que c’est la désinvolture dans son principe de sorte que c’est originellement dans son principe que la compréhension est désinvolture.

Le sujet comprenant n’invente pas les raisons qu’il reconnaît à ce dont il a admis la nécessité, mais il a admis cette nécessité, précisément, et toujours d’une manière déterminée : ce n’est pas n’importe quelle raison qu’il se représentera pour admettre la réalité déterminée de son objet. Plus simplement : toute compréhension est eidétique, et il y a autant de manières de comprendre qu’il y a de savoirs et donc de productions subjectives du comprenant par celui-ci. Quand donc je parle d’une option sur l’être de l’étant pour définir la nécessité transcendantale, il ne faut pas voir cela comme un arbitraire (comment pourrait-on opter pour telle compréhension plutôt que pour telle autre, si la décision n’était pas prise depuis toujours ?) mais comme une fonction. Par exemple il n’y a pas de différence pour le médecin entre être subjectivement produit par la médecine (la personne dont le point de vue est médical, on l’appelle un médecin) et avoir depuis toujoursopté pour une compréhension de l’être de l’étant en termes, disons, de normalité et de pathologie. Ce n’est pas un arbitraire, donc, mais c’est une option parce que le sens d’être qu’on reconnaîtra à certaines choses (par exemple leur statut de symptôme morbide) relève de la contingence du savoir lui-même (ce statut n’a de sens que par, pour et dans la médecine telle que nous la définissons aujourd’hui), et ne peut dès lors être entendu comme la vérité même, je veux dire propre, de ce qui est compris. La compréhension est optionnelle même quand elle s’impose, parce que la contingence du savoir dont elle est la mise en œuvre oblige à en reconnaître l’essentielle impropriété. La vérité, au contraire, est toujours propre au vrai qui en est par définition le sujet, et réflexivement on la dira nécessaire (en quoi on ne parle que de la réflexion et nullement de la vérité). Dans ces conditions, comment ne pas nommer désinvolture le principe même de la compréhension ?

Qu’on m’entende bien : je ne suppose pas quelque existence en soi ni quelque donation originaire à laquelle nous devrions faire  » retour  » pour retrouver  » les choses mêmes « , telles qu’elles seraient indépendamment des savoirs nous permettant de les appréhender. Je le dis autrement : la compréhension de l’être appartient à l’être lui-même. Ou encore : si l’on n’admet pas que la fièvre, par exemple, est en soi une entité de nature médicale, eh bien on ne parle tout simplement pas de la fièvre, de sorte que c’est à bon droit que le médecin exerce son point de vue, par ailleurs contingent, sur cette réalité. En pointant le caractère optionnel de la compréhension, je ne veux donc me référer à aucun réel préalable qu’on aurait la sottise de baptiser  » vrai  » et auquel on opposerait, éventuellement pour en affirmer la seule légitimité, quelque perspectivisme de la constitution. Non : j’oppose seulement le respect à la désinvolture en disant que celle-ci est la position de l’impropre quand celui-là est au contraire lareconnaissance du propre. L’opposition n’est pas celle du donné et du construit, c’est celle du posé et du reconnu. Plus simplement et plus radicalement : l’opposition est celle de la pensée comme maîtrise et celle de la pensée comme service. La première est liée à l’expérience alors que la seconde est liée à l’épreuve : la première consiste à se servir du donné pour s’assurer de soi, conformément à l’idée d’expérience dont la signification est qu’on jette le donné après en avoir extrait du savoir, alors que la seconde consiste à servir ce donné. Or le donné par opposition à l’acheté ou au conquis, c’est ce qu’on ne saurait jeter sans désinvolture.

L’expérience, que nous avons déjà examinée comme  » la plus servile des notions « , est par cela même la plus désinvolte : on ne va tout de même pas s’embarrasser de la donation une fois qu’on a fait rendre gorge au donné c’est-à-dire une fois le savoir recueilli ! L’expérience est cette désinvolture même, la mise en œuvre de ce mot d’ordre.

Or qu’est-ce que l’expérience sinon la vie elle-même ? Qu’elle soit immédiate et l’on parlera d’expérience en général, ou qu’elle soit réfléchie et l’on parlera d’expérimentation. Mais sur le fond le principe est le même : que je sois le sujet d’un savoir dont il est transcendantalement impossible qu’il ne soit pas finalisé (ce qui ne signifie évidemment pas qu’il fasse système ni même que ses différents moments soient cohérents entre eux), c’est-à-dire dans lequel ne compteront ni l’impossibilité que je suis pour moi-même (l’aberration d’être soi) ni la donation toujours singulière d’un sujet qui l’est forcément de lui-même (et donc de sa manifestation).

Par désinvolture, il faut donc désigner concrètement cette corrélation d’être soi-même le sujet nécessaire du savoir (la subjectivité du médecin est la réalité même de la médecine) et du rejet du donné comme tel. Le donné comme sujet de la donation, il faut l’appeler le reste du savoir entendu dans sa nécessité subjective. Je parle bien entendu de ce reste dont chacun sait qu’il n’est que littérature, parce que c’est la désinvolture même qui, en le rejetant, exige sa désignation comme tel. Ecoutez les bons bourgeois, les savants sûrs de leur méthode, les professeurs bien en chaire, les fanatiques et jouisseurs de tous ordres : ils n’ont que ce mot à la bouche pour cracher leur mépris de ce qui ne répond pas à la légitimité du point de vue qui leur permet de se reconnaître comme des justifiés :  » littérature « . En quoi nous reconnaissons en celle-ci, disons le depuis l’autorité des désinvoltes qui en prennent à leur aise, l’impossibilité qu’on soit jamais justifié et donc vivants puisque la vie, d’être son propre vouloir, est par là même par soi toujours déjà le procès de sa justification.

Il appartient donc à la vie d’exclure la littérature dans le moment même où elle repère le littéraire et le nomme expressément et c’est pour cette raison que la désinvolture en constitue la vérité. Voilà où je voulais en venir. Sans les gens qui en prennent à leur aise (et dont nul, je crois, n’est en mesure de s’exclure), nous n’aurions pas reconnu la littérature comme le moment où quelque chose s’impose à un sujet depuis sa propre division.

Ce reste dont nous savons ainsi qu’il faut le dire littéraire, on peut négativement le désigner comme  » vrai « . Nous ne lui reconnaissons aucune propriété métaphysique dont le pointage autoriserait un classement dans la catégorie métaphysique du vrai (qui serait alors un type de réalité), mais nous le reconnaissons comme ce dont la désinvolture est expressément le rejet – ce qui suffit pour que nous le disions vrai. En ce sens minimal il est légitime, indépendamment du problème de la vérité tel qu’il apparaît dans la question de la pensée c’est-à-dire de l’impossibilité à soi, d’identifier le vrai au littéraire. Une des conséquences en est, comme j’ai eu l’occasion de l’expliquer assez longuement, la nécessité de reconnaître qu’il y a du vrai dans la nature (alors même que la notion de vérité est, par l’intermédiaire de celle du génie qui désigne simplement l’inouï d’être soi, inséparable de celle de l’éthique). Qui nierait en effet que des réalités naturelles (à commencer par le fait même qu’il y ait la nature) donnent à méditer ? Ce sont celles qui suscitent la désinvolture (exemples la pollution, l’asservissement génétique du vivant aux normes de l’industrie, etc.).

Je rappelais d’une manière générale que la désinvolture est une sorte de mauvaise foi ; c’est seulement sur la base d’une reconnaissance du littéraire comme tel que cette attitude est subjectivement possible : on n’est jamais désinvolte que depuis la marque laissée en nous par l’épreuve du vrai. Réflexivement : on n’est jamais désinvolte qu’en haine de la littérature, si l’on m’a permis d’utiliser ce terme pour désigner l’écriture du vrai, de ces réalités dont l’emprise vitale est expressément l’interdiction – les choses qui donnent à méditer par opposition à celles qui donnent à réfléchir.

Cette haine du vrai, de ce qui inspire le respect et fait donc apercevoir la fausseté des arrogances du transcendantal, elle renvoie donc à une option originelle de la vie contre la vérité, à une hypostase volontaire des importances : ce qui n’est pas plus ou moins important n’aura droit à aucun égard, parce qu’en tout égard il ne doit s’agir finalement que des médiations que le vivant entretient avec lui-même sur le mode de la finalité (laquelle est donc une notion éminemment désinvolte).

La désinvolture n’est pas une ignorance ou une maladresse, c’est un mot d’ordre : il serait intolérable que la vie comme telle n’ait pas tous les droits ! Vive la vie, telle est le slogan des désinvoltes qui ont depuis toujours décidé que tout était permis parce que rien n’était assez consistant pour avoir une autre réalité que celle que la vie veut bien lui accorder.

 

La vie contre le monde

La désinvolture, identique à la question de la métaphysique et par conséquent aussi à ce dont la philosophe est l’impossibilité expresse (justement parce qu’il est impossible de produire une métaphysique sans qu’elle n’apparaisse sous les espèces d’une œuvre – ou encore parce qu’il est impossible d’être un métaphysicien sans être un philosophe), peut se repérer à travers une opposition moins théorique, celle de la vie et du monde.

L’opposition est paradoxale, puisqu’à un premier niveau les deux notions sont l’envers l’une de l’autre : vivre, c’est avoir toujours déjà ouvert un monde, et réciproquement on ne parle de monde que comme propre à tel ou tel vivant simplement considéré comme tel : le monde de la mouche n’est pas le monde de l’éléphant, et quand nous parlons du monde en général, il s’agit bien sûr du monde humain. Mourir et abolir le monde sont le même : le corps inerte n’a plus de monde, n’est plus l’ouverture actuelle d’un champ de possibles qui soient les siens, mais se trouve posé à une place dans un monde qui reste ouvert et qu’on peut, transcendantalement, identifier à celui du sujet qu’on est soi-même, celui qui reste toujours.

D’un autre côté pourtant, on peut reconnaître dans le monde des polarités, des nœuds, des sources et des ouvertures de sens, qui soient irréductibles aux diverses nécessités que le vivant est pour soi. On le fait en reconnaissant la possibilité de la désolation, qui n’est pas l’abolition de la vie mais celle du monde. Un espace désolé, comme peut l’être un centre commercial débordant de marchandises ou une banlieue industrielle ruinée, c’est encore un lieu de vie mais ce n’est plus un monde.

Allons même plus loin et reconnaissons, avec Deleuze, que beaucoup de personnes n’ont pas de monde – à l’encontre, disait-il, d’animaux pourtant aussi primitifs que la tique. Les gens qu’on peut appeler ordinaires au sens strict, ceux dont toute la vie n’aura jamais été que besogne quotidienne, absence de rêves, narcissisme social, inscription conformiste dans un ordre, sont des gens sans monde. On en fait irrécusablement l’expérience : avec eux, on s’ennuie tout de suite, on a l’impression d’étouffer et il faut vite revenir à quelque pensée un peu humaine, ou laisser son regard errer sur des choses de la nature (un ciel où des nuages semblent se poursuivre, un brin d’herbe qui a dû lutter contre la pesanteur d’un petit caillou pour atteindre la lumière…) pour revenir au monde, comme un nageur qui doit refaire surface pour prendre un peu d’air. On était dans la vie, pourtant : quoi de plus expressément vital qu’un centre commercial, qu’une procédure administrative, que de braves consommateurs tout affairés des jouissances promises par la marchandise ? Tout cela s’entend comme la vie, oui, mais pas comme le monde.

Je disais que la mention du monde en général était toujours celle du monde humain. Et certes, notre déterminité spécifique va de soi pour nous, comme on peut imaginer qu’il en est de même des bêtes sauvages (bien sûr pas des animaux domestiques, qui souffrent humainement de ne pas êtres humains). Mais la distinction que je veux introduire de la vie et du monde pour rendre compte de la désinvolture, qui doit bien la supposer pour la dénier, elle s’entend de ce que l’évidence d’être humain ne soit pas vraiment l’évidence de la déterminité vitale, puisque la désinvolture consiste précisément à avoir décidé que si. La mouche ou l’éléphant n’ont pas à faire comme si leur existence n’était que la vie : ils vivent comme ils peuvent, et voilà tout. Pour nous, quand nous sommes désinvoltes (et qui d’entre nous ne l’est pas ?), il faut que nous ayons implicitement décidé qu’il serait intolérable que l’ordre des importances ne soit pas tout. Décision extrêmement facile à prendre, puisqu’il l’est, en effet ! Car celui qui voudrait mentionner autre chose ne pourrait jamais indiquer qu’une réalité dont on avait simplement méconnu l’importance… Ce que fait par exemple celui qui rappelle que  » l’homme ne se nourrit pas que de pain « , qu’il a aussi des besoins  » esthétiques  » et même  » spirituels « . Telle est la désinvolture, donc, toujours justifiée des meilleures raisons et de l’impossibilité pour toute revendication de vérité de se présenter autrement que sous les espèces d’un surcroît de raisons.

Mais précisément : si le vrai ne diffère pas du réel, et si la désinvolture est pour cela non seulement compréhensible mais surtout objectivement légitime, il s’en distingue. Cela signifie concrètement que l’humain qui se définit par l’effet du vrai et non pas par son rapport au réel est ce vivant pour qui la vie est tout (s’il y avait autre chose, ce serait forcément encore un moment de la vie) mais pour qui la vie n’est pas ce qui compte.

Dès lors la question du monde se trouve séparée de la question de la vie, et on peut dire que la question de l’humain est celle du danger que la vie fait courir au monde.

Il appartient à la vie que pour elle-même tout soit permis, il appartient au monde qu’il y ait des limites. Et ces limites, du point de vue de la vie, elles sont forcément inconsistantes, arbitraires, voire absurdes et par conséquent illégitimes. Le propre du monde, une fois la vie, qui est tout, distinguée de ce qui compte, est d’apparaître à la vie comme une  » humiliation « . Car bien entendu c’est encore et toujours de respect qu’il s’agit : pour l’humain, c’est-à-dire pour le vivant toujours déjà distingué, la vie est la désinvolture même – le propre de celle-ci étant d’être l’affirmation sans limites de droits toujours légitimes. Une humanité en revendication perpétuelle, une société d’ayant droits, voilà l’ordre réel de la désinvolture – l’ordre du mépris du monde.

Pour l’animal sauvage (s’il en existe, puisqu’il y a du vrai dans la nature – par exemple un regard de détresse), vivre et ouvrir le monde sont le même ; pour l’humain, s’en tenir à la vie hors de quoi il n’y a rien, c’est bafouer le monde précisément parce qu’il est ce vivant pour qui la nécessité vitale, par ailleurs évidemment irrécusable, n’est pas ce qui compte. L’opposition de la vie et du monde est inhérente à l’humain et c’est d’exister en inhumanité que de la récuser. Je le dis autrement, c’est-à-dire d’une manière qui ne manquera pas de choquer les désinvoltes que nous sommes tous plus ou moins : on est humain de ce que la vie s’efface devant les nécessités du monde – lesquelles, précisément parce qu’une distinction et non une différence est à leur principe, sont en vérité des droits. Le monde comme tel a des droits alors même qu’il n’est pas un sujet et moins encore une personne. Je ne parle donc pas des droits qui sont ceux de la nature (laquelle n’est en rien assimilable à notre  » environnement « , c’est-à-dire à notre cadre de vie) et qui se fondent sur l’antériorité juridique que celle-ci, dès lors personnellement, est pour soi, puisqu’il est en effet déjà naturel (ou surnaturel, ce qui revient au même) que la nature existe. Non, je m’en tiens aux droits du monde comme tel, et je nomme désinvolture la décision, originelle et toujours déjà légitimée par la vie, de les ignorer.

Le  » crime des crimes  » consiste donc d’abord, au nom de la nécessité évidence que la vie est pour elle-même, à ne pas tolérer que le monde ait des droits comme monde, c’est-à-dire à refuser que le respect soit la dimension originelle de la vie comme humaine. Car vivre humainement, c’est d’abord avoir rencontré dans la nature et dans l’histoire des réalités qui donnent à méditer et par là ouvrent à une réflexion sur la vraie vie – rencontre dont on peut dire qu’elle est institutrice du monde comme tel.

En somme ce qui fait le monde, une fois admise l’opposition de sa notion avec celle de la vie hors de quoi il n’y a rien, c’est ce qui lui manque pour être le monde.

Voilà l’essentiel, je crois, ce dont la désinvolture est la désignation en creux – elle dont le principe est d’avoir toujours déjà mis le savoir à la place de la vérité, conformément aux nécessités de la réflexion et à celle que la vie reste pour soi.

La distinction humaine, par opposition à la désinvolture qui s’autorise de son inconsistante pour la dire intolérable, c’est le rapport de marquage que nous entretenons au vrai, bien sûr, mais c’est aussi le rapport que nous entretenons à un certain manque qui est celui du monde et qui fait que le monde réel n’est pas vraiment le monde.

Ce manque, c’est une place de sujet mais pas la nôtre : la place toujours incertaine d’une donation qui soit celle d’un vrai – d’une chose devant quoi il soit humainement nécessaire de s’incliner, alors qu’il serait évidemment absurde d’y voir la source d’une obligation réflexive c’est-à-dire morale. Je pense notamment au rocher de Mi-Fu dans ce thème classique de la peinture chinoise, et je me dis que le monde où vivait cet homme n’était pas en réalité ce qu’il était en vérité, c’est-à-dire précisément le lieu où ce rocher pouvait trouver une place qui soit juste. La justesse d’une telle place, voilà ce qui manque au monde pour être le monde, voilà par conséquent ce envers quoi nous sommes humains d’avoir des égards.

Dans le monde qu’on appellerait réel pour indiquer qu’il serait celui où la distinction de la vraie vie et de la vie bonne n’a aucun sens, l’idée de la justesse de la place n’a elle-même aucun sens. Ou alors elle a un sens esthétique, comme quand nous décorons nos appartements selon des impératifs de symétrie ou de dissymétrie qui renvoient seulement à notre confort et à la nécessité que nous retrouvions dans notre environnement les nécessités de notre constitution psychologique. Non, je parle de ce type de justesse porpre la métaphore qui vient de naître sous notre plume à notre plus grand étonnement, et dont nous pressentons qu’elle ne renvoie à aucune maîtrise ni même à aucun plaisir (puisque c’est un instant trop tard qu’on en a pris conscience) mais à de la vérité. De la même manière, le monde recèle des possibilités d’étonnement et c’est en cela qu’il est lui-même étonnant, depuis cette place d’impossibilité qui interdit de dire que le monde se réduit au monde – qui interdit à la vérité d’être une forme, même paradoxale ou réfléchie, de la réalité.

Bref, en prenant des exemples comme celui du rocher dont la majesté indiquait à Mi-Fu que la vraie vie n’est pas la vie bonne (dont font partie les légitimes impératifs sociaux et le soucis de la carrière), nous retrouvons l’objet négatif de la désinvolture : ce manque par quoi le monde accède à la justesse dont de vraies choses tirent non pas leur possibilité (précisément : elles n’ont jamais été possibles) mais celle, pour nous, qu’elles nous touchent.

Je termine sur ce point en revenant à la réflexion et en posant une question : ce qui manque au monde pour qu’il soit le monde et que dénie la désinvolture, si nous en réfléchissons la notion, nous en feront nécessairement l’idée d’un savoir. Quel savoir ?

La réponse est évidente, puisque ce savoir impossible et pourtant positivement reconnaissable quand nous en pointons l’incidence dans nos méditations, c’est celui que avons désigné sous le nom de  » savoir-passe « . Je rappelle que ce terme désigne que nous ne sommes pas sans avoir compris quand nous avons par exemple reconnu le sublime d’un paysage ou d’un comportement – ce qui est tout le contraire d’avoir compris et donc de posséder une dernière vérité. Cette contrariété est la même que celle qui oppose la pensée du philosophe à l’endoctrinement du métaphysicien que par ailleurs il peut s’imaginer être (mais ses croyances ne sont pas plus sa vérité d’auteur qu’elles ne sont notre affaire de lecteurs). Ce que nous ne sommes pas sans avoir compris mais dont il est éthiquement exclu, en plus de l’être réellement, que nous ayons jamais le savoir, c’est ce que nous pourrons ensuite réfléchir sous le terme de  » leçons de vie « , ces leçons qui ne s’entendent qu’à ce que nous ayons d’abord dénoncé l’imposture de la sagesse à quoi une réflexion non critiquée pourrait nous faire croire qu’elles conduisent.

Ce qui manque au monde pour qu’il soit le monde, nous savons donc l’avoir rencontré quand nous reconnaissons qu’une  » leçon de vie  » nous a été donnée.

J’insiste sur cette idée, puisqu’elle remet en corrélation les idées de la vie et du monde – à ceci près que les  » leçons de vie  » renvoient à la vraie vie, tandis que la sagesse renverrait à la vie bonne.

La distinction que le monde est de lui-même c’est l’impossibilité qu’il ne soit le monde que sur le manque d’être monde – faute de quoi il serait simple corrélat de l’aveugle autofinalité de la vie alors que la distinction de la vraie vie et de la vie bonne, en instituant l’idée des leçons de vie à l’encontre de l’imposture de la sagesse, l’a toujours déjà affecté d’un manque qui nous le fait reconnaître comme vrai monde.

Etre désinvolte, c’est poser que le monde est le monde. Or non, puisque nous y rencontrons de quoi nourrir notre méditation – parce que la vraie vie, dont la désinvolture est la haine, s’entend en parfaite indifférence de la vie bonne.

En somme, par désinvolture, on peut entendre la décision de vivre  » les yeux grand fermés « . C’est ce que nous verrons la prochaine fois.

Je vous remercie de votre attention.