Cours du 06 juin 03

 

La notion de désinvolture (7) : eyes wide shut

 

Intro

Le vrai, on n’en fait pas l’expérience mais l’épreuve. Pour la réflexion il est donc exclu que sa reconnaissance aille de soi : ce dont on ne peut tirer aucun savoir n’est tout simplement rien, et c’est seulement comme réel que le vrai peut être appréhendé. On peut donc opérer sur lui toutes sortes de réflexions et lui reconnaître par là même toutes sortes d’importances (culturelles, psychologiques et même métaphysiques), le désignant ainsi dans sa réalité c’est-à-dire comme ne comptant pas. Or le vrai, justement, c’est ce qui compte. Dès lors, la désinvolture consistera à faire comme si ce qui compte ne comptait pas, comme s’il n’y avait pas eu cette épreuve à partir de quoi désormais on sera soi-même. Il s’agira donc de ne pas être celui qu’on est désormais, de faire comme s’il n’y avait pas de différence entre être désormais soi, et être toujours le même.

Le vrai, quand on en réfléchit la notion à l’encontre des enseignements d’expérience qu’on peut en tirer par ailleurs, on peut donc seulement le rapporter à l’épreuve qu’a été sa rencontre. Or comme telle, c’est-à-dire abstraction faite la dimension d’expérience que la réflexion peut toujours lui conférer, la rencontre est forcément rencontre d’un existant – d’une chose dont on dira seulement qu’elle existe. On peut encore présenter cette nécessité en disant que ce qui compte, quand on en réfléchit la notion, s’entend depuis l’existence parce que la personne qui marque est la deuxième, laquelle est précisément définie d’exister (par opposition à la première qui est celle qu’on est, et à la troisième qui est le semblable qu’on se représente). Bref, dans le vrai, ce qui compte, c’est qu’il existe.

C’est par conséquent le même de dénier qu’on soit désormais celui qu’on est en décidant d’être toujours celui qu’on a été, et de ne pas reconnaître l’événementialité de ce qui est arrivé, sa dimension d’existence, de butée irréductible à toute reprise réflexive. Je le dis autrement : décider qu’on est toujours le même, c’est prendre en main la question de l’être pour la réduire à la question du savoir dont le propre, dès lors qu’il a toujours à être savoir de quelque chose et non pas de rien, est de faire le départ entre ce qui est et ce qui n’est pas – de le faire subjectivement, puisqu’il ne s’agit précisément pas de l’être propre de l’étant auquel il est par définition impossible que la reconnaissance ne soit pas assujettie, mais seulement de l’être que, réflexivement, on lui accordera, ou pas. Accorder ou refuser l’être à ce qui est, ou nier qu’on soit désormais un autre, c’est pareil.

On nomme désinvolture cette identité.

 

Comme si de rien n’était : la décision de l’être

Dire qu’il n’y a pas d’expérience mais une épreuve du vrai, c’est dire qu’on ne l’aperçoit pas mais qu’on le rencontre. Il n’instruit pas et c’est l’exclusion du savoir, dont l’extraction définit l’expérience, que j’ai paradoxalement signifié dans la notion de  » savoir passe  » : les éprouvés ne savent rien de plus que les autres et ce qu’ils ont vécu ne les a pas rendus plus sages mais, d’être désormais des autres bien que par ailleurs ils soient toujours les mêmes, ils ne sont pas sans savoir. Ce qui revient plus simplement à dire que le  » savoir passe  » doit s’entendre selon la temporalité du désormais et du toujours qui définit subjectivement l’épreuve (on passe du même à l’autre, en en cela consiste désormais que l’on soit celui qu’on est).

La désinvolture, qui n’est pas l’ignorance en ce qu’elle suppose expressément la rencontre du vrai pour dénier qu’il oblige, sera par conséquent la conversion de l’épreuve en expérience c’est-à-dire, pour soi-même, le passage du sujet impossible de l’épreuve au sujet nécessaire de l’expérience. Ainsi sera-t-on paradoxalement désinvolte de vouloir tirer un enseignement de ce qu’on aura vécu, c’est-à-dire le constituer comme important (il importerait en nous du savoir, des maximes de prudence, etc.).  » Que je ne sois pas impossible pour moi-même «  est par conséquent la maxime du désinvolte, qui déniera toujours ce qui définit l’épreuve, à savoir d’une part qu’on y ait été sans recours et d’autre part (en fait c’est la même chose) qu’on n’en soit pas revenu. Et certes, là où nous sommes impossibles pour nous-mêmes est notre sensibilité au vrai, sujet de la vérité devant quoi nous sommes forcément sans recours, et non pas à l’objet qui se reconnaît au contraire là où nous sommes transcendantalement et eidétiquement nécessaires pour nous-mêmes.

Kant nous a très précisément expliqué que le sujet nécessaire pour lui-même était, pour tout ce dont il peut avoir l’expérience, la mesure de son être : j’ai souvent cité l’extrême fin de l’analytique transcendantale, où les diverses manières de n’être rien sont passées en revue alors même qu’elles concernent très expressément quelque chose (et non pas rien,). Dès lors, si un objet n’a d’être qu’en fonction de ma possibilité de le constituer en objet d’une expérience au moins possible, cela signifie que la nécessité réflexive porte moins sur la détermination des choses qu’elle conditionne formellement et matériellement, que sur leur être… Une fonction de surcroît, en somme : il faut bien qu’il y ait quelque chose pour apparaître, bien-sûr, mais la reconnaissance de l’être en soi est identique à celle de sa dépossession toujours déjà avérée, puisque ce qui apparaît ne peut le faire qu’en accord avec les cadres et les contenus déjà certains de l’expérience – laquelle, actualité du subjectif entendu dans la nécessité réflexive qu’il est pour soi, est donc décisive quant à l’être des étants dès lors toujours déjà dépossédés de toute éventualité d’être vrais. Désinvolture du transcendantal, donc, qu’il faut éthiquement penser en parlant de la décision de décider de l’étant quant à ce qu’il soit.

Etre désinvolte, donc, c’est décider qu’on peut décider de l’être – d’être désinvolte et de l’être des étants – en faisant semblant de ne pas savoir que la nature d’une décision est qu’elle soit toujours déjà prise. Et on le fera, suivant en cela les nécessités du choix soigneusement confondu avec la décision, en arguant des meilleures raisons. Et la meilleure des raisons, bien sûr, c’est l’inconsistance de la vérité, telle qu’elle apparaît dans les évidences tautologiques (les morts sont morts et il faut se consacrer donc aux vivants, les promesses sont toujours liées à des circonstances qui leur donnent sens, et ainsi de suite).

Le ressort de la désinvolture est donc le suivant : il appartient à la nature de la réflexion de corréler l’inconsistance de la vérité à la décidabilité de l’être.

De fait : ce qui n’importe d’aucune manière, je suis absolument fondé à dire que ce n’est rien. De sorte qu’en effet, ce qui compte (et donc n’importe pas), personne ne peut me reprocher de le considérer comme n’étant rien. J’ai donc décidé de son être, et je me pose en vivant c’est-à-dire en sujet absolu (c’est-à-dire que je fais semblant de l’être, puisqu’on n’est pas plus vivant qu’on ne peut être absolument sujet) dès lors qu’est avéré dans ma pensée et dans mon comportement que certaines réalités (celles dont je ne suis pas sans savoir qu’elles comptent) ne sont pas.

Qu’en une certaine réalité, je retrouve la nécessité formelle et matérielle que je suis pour moi-même (par exemple la reconnaissance de la maladie comme telle assure le médecin de lui-même), et j’accorderai qu’elle est ; mais que je ne la retrouve pas, comme c’est forcément le cas quand je me suis trouvé sans recours au moment de la rencontre, et par là même je dénierai qu’elle soit, quand bien même, comme dans le passage de Kant auquel je viens de faire allusion, il s’agirait le plus expressément de quelque chose et non pas de rien, de quelque chose dont les effets sont comme tels irrécusables. Citons en exemple le froid, que la doctrine transcendantale doit identifier à l’absence de chaleur – position dont l’extrême désinvolture saute aux yeux dès lors qu’on réalise que des milliers de gens meurent de froid chaque année, alors que personne n’est jamais mort de n’avoir pas chaud ! (Dans le même ordre d’idées, il y aurait beaucoup à dire sur l’ombre et sur ce que nous ne sommes pas sans y reconnaître, à l’encontre des nécessités réflexives qui veulent qu’elle soit un simple manque de lumière.)

D’où la formule familière que je propose pour synthétiser ce que nous avons appris de la désinvolture : faire comme si de rien n’était. Ce qui revient en somme à être soi-même ce par quoi tout est tout, puisque c’est justement le propre du sujet de la réflexion qu’il compte dans tout ce qu’il réfléchit et qu’il le totalise formellement – puisqu’il y a par définition une réflexion possible de tout.

La désinvolture consiste ainsi à déposséder l’étant de toute éventualité de vérité et corrélativement d’être ce qui va faire que le tout soit tout. Le sujet métaphysique ainsi posé s’identifiera lui-même comme l’instance de décision quant à l’être lui-même (de sorte que quand on voudra lui donner la consistance imaginaire d’un Dieu, il faudra attribuer à celui-ci la faculté d’avoir tout créé c’est-à-dire d’avoir uniment décidé, pour l’étant, qu’il soit). Voilà ce qu’il faut entendre sous la formule  » faire comme si de rien n’était  » : que le même acte subjectif soit le déni de la vérité des choses et l’institution de sa propre nécessité comme décision de l’être.

Par décision réelle de l’être, c’est bien entendu la vie qu’il faut entendre, dans la première corrélation de la vie et du monde que nous avons étudiée il y a une semaine. Car si chaque vivant se définit d’avoir toujours déjà ouvert un monde, celui-ci est structuré par des axes de sens dont on peut mesurer la complexité (Deleuze cite le monde de la tique, déterminé seulement par trois paramètres de sens). Or cette complexité qu’on peut, dans un premier temps, entendre comme spécificité (il est bien évident que le monde de l’éléphant est plus complexe que celui de la mouche), est-ce qu’elle ne se donne pas comme une certaine décision toujours déjà prise quant à ce qui est, et quant à ce qui n’est pas ? Ce qui importe au plus haut point pour un monde peut tout simplement ne pas être dans un autre monde : il n’y a pas de proies dans le monde des herbivores, par exemple. Retenons ainsi l’idée que l’ouverture d’un monde est d’abord une décision ontologique : vivre, c’est faire le départ entre ce qui est et d’autre part ce qu’une réflexion plus vaste désignera après coup comme n’ayant pas été. Car bien sûr, on ne peut pas dire sans absurdité qu’on choisit dans un ensemble de réalités celles dont on admettra l’être parce qu’elles correspondraient aux impératifs formels et matériels de notre vie, en rejetant celles dont on n’admettra pas l’être parce qu’elles n’y correspondraient pas !

Eh bien c’est précisément cette absurdité qui se trouve levée par la désinvolture, dès lors qu’elle est une sorte de mauvaise foi, c’est-à-dire de déni de ce qui par là même doit préalablement avoir été reconnu.

Etre désinvolte consiste en effet, pour un être qui n’est pas sans savoirque la vie n’est pas ce qui compte bien que rien ne lui soit extérieur, à avoir décidé qu’elle serait quand même ce qui compte. Et certes, la vie n’est pas ce qui compte, puisqu’on ne vit jamais qu’à avoir raison et non pas tort de vivre, mais on emploiera toute son industrie pour ne pas le penser à cette évidence et surtout pour ne pas en tirer les conséquences. On peut en somme réduire la désinvolture à cette volonté que le  » savoir passe  » soit une illusion. Et la réflexion enseigne qu’il en est une, dès lors qu’il ne peut pas y avoir de différence entre le vrai et le réel mais seulement une distinction. de fait, il ne se transmet pas. En quoi il appartient bien à la désinvolture qu’elle se dise autorisée.

 

eyes wide shut : vivons comme si de rien n’était !

On a défini la désinvolture en disant qu’il s’agit à chaque fois que la vérité ne compte pas ou, ce qui revient exactement au même, qu’on s’estime quitte. S’estimer quitte est toujours la signification des conduites de désinvolture – comme on le voit par exemple d’un individu qui se dispenserait d’aller à un rendez-vous qu’il aurait fixé parce qu’il n’aurait plus envie de voir la personne concernée. Bien entendu, la structure réflexive du déni n’a pas besoin d’être consciente ou volontaire : on nommera pareillement désinvolte l’individu donnant des rendez-vous auxquels il oublie le plus sincèrement du monde de se rendre. Un seul principe, toujours le même, dans toutes les formes de la désinvolture : que la vérité, c’est-à-dire le reste du savoir où l’on est soi en impossibilité à soi (dans la marque, donc), ne compte pas. Et toujours la même justification : il n’y a pas de raison qu’elle compte.

La désinvolture est toujours suscitée par le vrai, c’est-à-dire par ce qui relève d’une autorité. L’autorité, toujours définie par l’impossibilité qu’elle est pour soi, peut être générale comme dans les exemples de l’Etat ou des exigences d’un poste administratif – auquel cas on parlera de désinvolture réelle : celle de l’employé qui lit Shakespeare pendant ses heures de travail – ou elle peut être la singularité même en tant que personnelle, autrement dit le génie entendu comme le simple fait d’être soi – auquel cas on parlera de vraie désinvolture à propos du déni de cette irréductibilité de la première personne à celle qu’on se représente être. Il y a aussi des choses qui font autorité et qui, par là même, susciteront la désinvolture : un monument, voire une simple interdiction de fumer dans un lieu public. Mais si nous reconnaissons ainsi l’autorité, c’est bien qu’une réflexion a toujours déjà été opérée corrélativement à son caractère juridique et non pas factuel (personnel et non pas individuel). Cette corrélation de la réflexion et de l’impossibilité à soi qui définit l’autorité (puisqu’elle consiste d’abord à s’être autorisée à autoriser), j’ai proposé de la penser sous la notion de  » savoir-passe « . Les choses qui inspirent du respect, les mêmes qui suscitent par conséquent la désinvolture, on n’est pas sans avoir compris quelque chose quand on les a rencontrées, bien qu’on ne puisse évidemment produire aucune doctrine – qui de toute manière, si elle était possible, serait par là même un déni de l’épreuve.

L’injonction du  » change ta vie !  » entendue par Rilke devant le torse antique, voilà exactement une figuration du savoir-passe, en tant qu’il procède d’une méditation. Mais on peut bien sûr décider qu’on n’a rien entendu – puisque, de fait, on n’a rien entendu, et qu’on est toujours à la sortir du musée celui qu’on était en y entrant. La désinvolture va donc indistinctement dénier la temporalité de l’épreuve en affirmant qu’on est toujours le même pour refuser d’admettre qu’on est désormais un autre, et dénier ce reste de la méditation, cet élément de  » savoir-passe  » que le poète a ainsi figuré.

Je le dis autrement : la notion du  » savoir passe  » a pour fonction de pallier à l’absurdité (puisqu’elle est intrinsèquement contradictoire) de l’idée d’une  » expérience métaphysique « . Il n’y a certes pas plus d’expérience métaphysique qu’il n’y a de sagesse possible, mais il y a des rencontres dont on ne se remettra jamais et dont la méditation se traduira en nous par le sentiment d’être désormais un autre – un autre qui n’est pas sans avoir reconnu quelque chose dont celui qu’on était n’aurait jamais eu idée. On pourrait dire qu’il s’agit d’une vérité, en gardant bien à l’esprit que vérité s’oppose à savoir et qu’une vérité n’est surtout pas un élément de doctrine, parce qu’en elle c’est vraiment de soi qu’il est question. On ne saurait appeler  » vérité  » ce dont on prendrait simplement acte sans en être marqué – sans que par elle on ne soit désormais un autre.

Ce qui ouvre à la méditation, autrement dit le vrai comme tel dont on appelle respect l’affect de reconnaissance, a par là même toujours déjà impliqué le sujet que nous sommes dans un  » savoir-passe  » : une vérité, c’est déjà pour soi un devenir autre – de sorte que la non vérité de l’identité maintenue (certes je suis désormais un autre, mais c’est toujours moi qui vous parle) exclut que la réflexion métaphysique qu’on en ferait puisse jamais présenter la moindre légitimité : ce ne serait légitime que pour un sujet non-vrai. Paradoxe dont j’ai expliqué de diverses manières qu’il définissait la métaphysique en général.

La désinvolture, donc, se fait toujours au nom de l’identité maintenue : dès lors que le vrai a été rencontré, et donc que des vérités, au sens que je viens de dire, ont été reconnues, ce maintien est tout simplement un mensonge.

Prosopopée de ce mensonge : vivons comme si de rien n’était ! Gardons  » les yeux grand fermés « . Si l’on m’a accordé de nommer  » trésor  » les marques du vrai, et par conséquent les  » vérités  » qui hantent notre méditation (mais dont notre réflexion ne peut rien faire), l’injonction de la désinvolture est toujours celle de saccager le trésor au nom de l’arrogance vitale, c’est-à-dire de la réflexivité de la vie à laquelle il appartient par définition de s’être depuis toujours arrogé tous les droits.

On a compris que je me référais à Eyes wide shut – le dit de la désinvolture comme telle. Ce film présente en effet l’intérêt de mettre en scène une tentative explicite de réduction du vrai qui a été rencontré et donc des  » vérités  » qui sont autant de  » passes  » c’est-à-dire de devenir-autre (de réitération du  » change ta vie  » énoncé par Rilke) à la nécessité vitale et représentative. Le film est donateur de vérité (une œuvre, en un mot) parce qu’il est la construction même de l’impossibilité d’une telle réduction : l’irrécusable de la vérité est là, qui fait apparaître la désinvolture comme la décision du mensonge commun – qui nous éprouve de nous la faire apparaître, puisque nul d’entre nous ne peut prétendre ne pas l’avoir plus ou moins prise.

Le héros est confronté à des choses qui sont pour lui littéralement impensables, propres à mettre en question non seulement toutes les valeurs mais toutes les réalités dont était faite sa vie de riche bourgeois, qui est aussi la nôtre à cause de l’identification représentative. Tous les événements auxquels il est mêlé ont en commun d’ouvrir des abîmes sous ses pieds, et donc aussi sous les nôtres. Or ces abîmes, je le dis, ce sont des abîmes de vérité : on ne peut y penser autrement que selon le  » savoir-passe  » parce qu’ils sont à chaque fois un devenir-autre de celui qui s’y est trouvé pris, une épreuve dont il ne se remettra jamais – quelque chose qui fera que ce sera seulement par ailleurs qu’il restera le même. Le thème de la désinvolture occupe toute la fin du film, où nous assistons à l’effroyable appel à la vie contre la vérité, ce qui constitue pour nous, spectateurs par ailleurs identifiés aux personnages principaux (comme eux, nous sommes totalement dépassés par ce qui arrive), un moment dont nous ne nous remettrons pas.

A la dernière scène les héros font leurs achats de Noël (car Noël est essentiellement une période d’achats et de frénésie consommatoire, dans l’anonymat vital et conformiste des sociétés de masse) ; le décor est un magasin de jouets où les marchandises-bonheur croulent de tous côtés, appelant d’abord à la jouissance de leur quantité. Après les épreuves, c’est le moment de réflexion, dont voici à peu près la teneur, telle qu’elle apparaît dans le dialogue : quoi qu’il ce soit passé, il faut être reconnaissant d’en être revenu, et il faut vivre désormais en fermant soigneusement la porte à tout ce qui pourrait faire brèche dans le déroulement normal de la vie ; décidons en toute lucidité de vivre une fois pour toutes les yeux grand fermés. Que la vie reprenne le dessus !

On reconnaît que des épreuves terribles ont eu lieu et on met l’accent sur le fait que les épreuves, on les a traversées, puisqu’on est encore là pour en parler : on est ici, dans la paix conformiste de la consommation, qui est en fin de compte ce qu’on avait, depuis toujours et sans le savoir, décidé de vouloir vraiment. Désormais, ce qu’on voulait sans le savoir, on le veut en le sachant et en décidant que rien d’autre ne comptera que ce savoir – aucune vérité donc, si cette notion s’entend expressément à l’encontre de celle du savoir.

Le dernier mot du film est une injonction, celle d’en rester à la vie comme telle c’est-à-dire dans son aveuglement à l’éventualité même qu’il puisse y avoir du vrai :  » baisons !  » (Remarquons en passant, et pour marquer encore la question de la vérité, qu’il conviendrait d’opposer  » baiser  » à  » faire l’amour  » comme  » le monologue parallèle qui se fait passer pour dialogue  » s’oppose à  » une conversation chiffrée  » – Sollers, in Passion fixe).

Si donc c’est seulement par ailleurs qu’on revient de l’épreuve, autrement dit si l’épreuve se réalise de laisser ouvert le seul ordre des importances parce que ce qui compte dans le fait d’avoir traversé une épreuve, c’est qu’on n’en soit pas revenu, alors on peut dire que la volonté des héros du film est d’en rester à l’ordre des importances, de bannir à jamais ce qui compte de leur vie – les importances consistant par exemple en la fête si conformistement joyeuse, unanimiste et grégaire de Noël. L’essentiel, dans cette scène ultime, est que la vérité soit reconnue dans et par sa récusation consciente, qu’elle soit reconnue et posée comme telle : décidons en toute conscience de ne plus vivre désormais que les yeux grand fermés parce que, putain (l’interjection serait fuck en américain – le dernier mot du film), il n’y a que la vie ! Trahison ultime de soi, par conséquent : il faut décider que la vie est seule à compter et donc de faire comme si de rien n’était, parce qu’en effet la vérité et le service des biens sont en parfaite exclusivité.

Touchés par la vérité et par là ouverts ou gouffre de l’âme, les héros du film mèneront désormais la vie bonne – celle dont le vouloir lucide et délibéré se nomme perte de l’âme. Une vie brillante de bourgeois consommateurs jeunes et beaux, bref une vie idéale parce qu’elle sera une vie de conformité à l’idéal, voilà ce qui les attend désormais. Désinvolture absolue, qui n’a même plus à être sotte arrogante et inculte comme le sont toutes les désinvoltures que nous rencontrons quotidiennement. Vie sans âme, donc – tout entière transférée dans le film que certains d’entre nous ne se remettront pas d’avoir vu (les autres s’en remettront très bien !).

Je vous remercie de votre attention.