Je vais poursuivre aujourd’hui mon exploration des différentes sortes de craintes, avant d’aborder plus spécifiquement la crainte de Dieu, qui en radicalise la notion. L’essentiel est toujours de penser la distance imposée par les choses qui nous inspirent du respect, parce que c’est l’intelligence de cette distance qui permettra seule d’élaborer ce qu’on peut appeler » la signification du respect « , c’est-à-dire la leçon que nous ne sommes jamais sans avoir reçu de ce qui nous a inspiré ce sentiment. Comme d’habitude, je préfère tenir compte des remarques et des questions qu’on a bien voulu m’adresser plutôt que de dérouler magistralement des nécessités conceptuelles qui, de toute façon, ne m’apparaissent pas d’emblée. Le cours y perd en continuité doctrinale, et les développements annoncés s’en trouvent souvent repoussés de plusieurs semaines. Mais précisément : c’est un cours et non un livre en feuilleton. Les suggestions et même les objections restent les bienvenues, même celles qui me font légèrement dévier. L’examen que je vais mener aujourd’hui procède de cette nécessité : on m’a demandé d’expliquer quelle différence il y avait entre la crainte, telle que je l’avais présentée comme inhérente au respect, et le fait d’être intimidé, notamment par certaines personnes ou certains lieux. Et certes, la proximité ne paraît pas simplement étymologique. La demande qui m’a été adressée me semble donc pleine de justesse et de pertinence.
La timidité
La timidité paraît liée à la crainte telle qu’elle s’impose dans le respect. Les gens que nous respectons, il semble évident de dire qu’ils nous intimident. Mais justement : est-ce qu’en disant cela nous ne sommes pas en train de ramener la crainte à une sorte de timidité ? Quel est notre vécu de la timidité ?
Tout le monde admettra qu’il y a des gens, des endroits et des circonstances qui intimident, c’est-à-dire qui nous privent de l’aisance que nous avons dans les ordres ou dans les milieux qui nous sont familiers. L’opposition de la timidité et de la familiarité semble aller dans le sens d’une confusion entre la timidité et la crainte, telle qu’elle est impliquée dans le respect. D’un autre côté, la timidité est immédiatement réflexive, alors que la crainte reste intentionnelle : quand nous sommes intimidés, nous nous sentons gauches, lourds, maladroits, et nous avons conscience de la chose grotesque, à la limite, que nous pouvons être sous le regard de l’autre. Alors que dans la crainte c’est de lui qu’il s’agit, dans la timidité c’est de nous. Ceci pour la réalité objective de ces affects. Mais on peut souligner que cette conscience de ce que nous pourrions bien être sous le regard de l’autre implique que nous gardions une distance comparable à celle qu’impose le respect. Sauf que dans ce dernier cas, c’est de la grandeur de l’autre qu’il s’agit, alors que dans celui de la timidité c’est plutôt pour nous protéger de la chose que nous sommes par ailleurs que nous maintenons une distance : nous nous gardons d’approcher trop près ce regard ou ce jugement par quoi nous serons irrécusablement cette chose que nous n’avons pas pour vérité d’être. Voilà le principe descriptif, à mon avis.
La distinction de la crainte et de la timidité (qui est toujours une intimidation : car on n’est jamais timide qu’à être intimidé) m’a été en quelque sorte donnée, au sens pour ainsi dire littéral de l’expression. En effet, il m’est arrivé de rencontrer des auteurs dont j’admirais les livres et qui dès lors m’intimidaient, de sorte que je pouvais confondre ce que j’éprouvais sur le moment avec le respect dans sa dimension de crainte. Ce moment est utile à mentionner comme expérience : ils ont su très rapidement me mettre à l’aise, avec la générosité et la délicatesse qui caractérise en général les personnes vraiment intéressantes, de sorte que j’ai perdu ma timidité devant eux (par exemple je pouvais argumenter avec facilité et de manière précise). Eh bien cela n’a en rien diminué mon respect, bien au contraire : la confusion de la crainte et de la timidité était devenue impossible.
D’ailleurs, tout le monde sait qu’il y a de parfaits médiocres qui n’en sont pas moins intimidant : ils peuvent renvoyer à plus ou moins symboliquement et inconsciemment à la » grosse voix » ou aux » gros yeux » qu’on nous faisait dans l’enfance, donc à une sorte de surmoi que nous sentions prêt à s’abattre sur nous et qui nous signifie implicitement que nous n’en sommes pas, de cet ensemble dont ils nous signifient ainsi l’appartenance. On peut considérer un grand nombre d’exemples de situations intimidantes : soutenance de thèse quand on est étudiant, dîner dans la haute société quand on n’en fait pas soi-même partie, etc., sont autant de situations où la conscience de ce qu’on est potentiellement sous un regard irrécusable (un ignorant ou un pauvre, etc., qui peut être démasqué à chaque instant) nous empêche d’exister naturellement, c’est-à-dire en fait de nous ignorer nous-mêmes. La timidité, au sens précis, c’est l’impossibilité de cette ignorance qui se confond avec notre vie habituelle de parole, d’écriture, d’actions de toutes natures.
Dans la timidité, ce n’est pas l’autre qui compte (contrairement à ce qui se passe dans le respect et donc dans la crainte qui le reconnaît dans son essentielle impossibilité), et ce n’est pas nous non plus, paradoxalement : c’est cette chose que nous sommes et dont l’habituelle ignorance est brusquement devenue impossible à cause du regard irrécusable qui nous prend pour objet. Bien sûr, ce regard n’est pas forcément actuel : il peut être uniquement potentiel, comme quand on n’ose pas prendre la parole en public. J’accorde alors qu’il s’agira d’une crainte : pas la crainte comme composant du respect, mais la crainte comme conscience de l’épreuve à venir : si tout le monde me regarde, est-ce que je ne vais pas me mettre à bafouiller ? est-ce que je ne vais pas me couvrir de ridicule ? est-ce que je ne vais pas apparaître comme cette chose grotesque et pitoyable que je pourrais bien être en réalité ?
Mais cet oubli de nous mêmes dont la timidité est l’impossibilité, je crois qu’il est inséparable de la question du » sens » de ce que nous vivons, autrement dit de sa portée, bref de son caractère philosophique ou, si l’on préfère, de sa vérité. La cause de la vérité, nul n’est sans le savoir, c’est le nom propre : ce nom secret que nous ne connaissons pas mais dont nous n’ignorons pourtant pas la trahison si nous décidons d’être des » en tant que « , c’est-à-dire des gens plus ou moins importants, des gens qui s’autorisent de leur place ou de leur savoir mais pas d’eux-mêmes.
Je crois que c’est la nécessité éthique de s’autoriser de soi-même (autrement dit d’être un auteur : le contraire d’un » en tant que « ) qui permet de comprendre en quel sens la timidité est non seulement différente de la crainte mais lui est même absolument opposée.
Je traduirai ce sentiment en disant que ce qui nous intimide renvoie toujours à l’anonymat, parce qu’il s’agit toujours que nous correspondions à une nécessité sans sujet dont les représentants sont d’autant plus arrogants qu’ils jouissent plus de s’être réduits à des » en tant que » (autrement dit sont d’autant plus arrogants qu’ils sont d’autant plus médiocres). Ainsi il y a des ouvrages, sur une question donnée, que personne n’a le droit de ne pas avoir lus, ou encore des manières de tables (peler une orange avec la fourchette et le couteau, etc.) qu’il n’est pas question de ne pas posséder naturellement : l’intimidation de la soutenance de thèse ou du dîner chez les grands bourgeois renvoie à ces injonctions négatives, qui constituent donc le principe objectif de la timidité. En quoi c’est toujours la puissance de notre surmoi qui est en cause dans l’intimidation – celui là même que Lacan disait » obscène et féroce » et qu’il me semble pouvoir réduire à la catégorie originelle de l’anonymat (en ce sens le lien freudien de la morale et du surmoi est indéniable, puisque faire son devoir consiste à se mettre en position de sujet anonyme : j’agis bien quand je suis n’importe quel sujet humain, la singularité de ma subjectivité ne pouvant s’entendre qu’au niveau de ma sensibilité).
Pour comprendre cette négativité qui est inséparable du secret de la timidité, je crois donc qu’on pourrait parler de l’anonymat phallique de la référence. J’ai nommé l’Université et la Bourgeoisie, mais on pourrait citer le Pouvoir ou n’importe quel autre signifiant dont l’érection procure aux uns la jouissance d’en être et aux autres le dépit de ne pas en être. Car bien sûr, c’est de cela qu’il s’agit, d’un point de vue freudien. C’est pourquoi je range la timidité du côté de la médiocrité (donc d’une jouissance d’être féminisé dont témoigne le rougissement et qu’on ne laissera pas de dénier), et je l’oppose à la crainte qui renvoie non pas au phallus mais, tout au contraire, au nom (et qui renvoie au contraire à une certaine lividité : celle du mort dont il ne reste plus que le nom). Objectivement, mais aussi subjectivement.
On est intimidé parce qu’on voit la jouissance du phallus, pour parler freudiennement. Tout au contraire on est dans la crainte parce qu’on reconnaît le nom, le vrai nom, le nom » secret » : celui là même qui institue l’auteur comme tel, puisqu’un auteur est quelqu’un qui s’autorise non pas de son savoir mais de son nom impossible. Impossible de considérer une opposition plus radicale.
De fait, les gens qui m’ont appris que la crainte n’était pas la timidité étaient des » auteurs « , c’est-à-dire des gens dont les écrits étaient subjectivement autorisés du nom (car être auteur est une position subjective avant d’être un statut objectif). C’est toujours des anonymes qui intimident, des » en tant que « , bref des médiocres, c’est-à-dire des gens dont le nom ne compte pas – anonymes comme le phallus à la jouissance de quoi ils ont décidé d’identifier leur existence, eux qui se perdent à servir leur maître (tel auteur sur quoi on publie, tel standing dont il faut assurer le maintien, tel ministère dont il faut assurer la continuité) – c’est-à-dire des gens qui ne comptent pas. Les gens qui comptent n’intimident pas : ils inspirent la crainte.
Cela dit, on peut être intimidé par les gens qui comptent, puisque la réflexion qu’on ne peut pas ne pas opérer en sachant qu’on va les rencontrer en fera des gens importants : des » en tant que « . Par exemple : ils sont au sommet de la célébrité, ou du talent, voire même du génie dont on fera dès lors une catégorie objective c’est-à-dire anonyme. Cela, c’est intimidant. D’ailleurs, il est impossible de ne pas être intimidé quand on les aperçoit pour la première fois : comment pourrait-on s’autoriser de soi-même quand on leur est présenté comme n’importe qui a la possibilité de l’être ? Devant quelqu’un qui compte, on est forcément n’importe qui, par principe. Et peut-être la générosité dont beaucoup savent faire preuve tient-elle non pas à la complaisance de supposer tout le monde intéressant mais à une sorte d’acuité qui consiste, bien au contraire, à déceler chez l’autre le lieu où c’est de lui-même et non pas d’un quelconque savoir ni d’un quelconque statut qu’il s’autorisera, par exemple en répondant à une question. Peut-être la vraie générosité est-elle alors d’aller chercher l’autre là où il ne savait pas qu’il était, là où il compte…
Je dirai alors que c’est du même lieu qu’il s’agit pour l’autre s’il nous reconnaît là où nous pouvons nous autoriser de nous-mêmes (lieu de notre nom secret : notre nom d’auteur) et pour nous quand nous sommes capables de ne pas ramener en sa présence notre crainte à une timidité toujours anonyme.
Car si la crainte (par exemple de Dieu) inspire le respect, c’est que celui qui l’éprouve ne le fait qu’à être situé lui-même là où il peut compter, au lieu de son vrai nom, et nullement là où il peut plus ou moins importer c’est-à-dire au lieu de son savoir ou de sa fonction.
Personne n’est fier d’avoir été intimidé, mais on trouve en soi du respect pour soi-même quand on a éprouvé de la crainte. Les gens qui » craignent » Dieu imposent le respect même aux athées, alors que nous pouvons seulement plaindre les gens que leur timidité empêche d’agir.
toujours devant l’œil vide et béant du surmoi qu’on est intimidé : il nous voit totalement, et nous savons que sa vision renvoie à notre réalité, autrement dit que notre vérité – ce dont notre nom secret est éventuellement la cause – ne compte alors pas. Voilà l’épreuve : que ne compte pas l’éventualité que nous puissions nous autoriser de nous-mêmes. On voit bien cela chez Proust, par exemple : tout le monde sait que le narrateur écrit son » livre « , mais ce n’est pas le genre de choses qui peut impressionner un duc. On peut donc concevoir que l’écrivain ait été intimidé par les modèles de ses Guermantes, alors même qu’il avait une conscience parfaite de leur absolue médiocrité. D’où la constante impression de malentendu que laisse ces situations plutôt pénibles de la timidité : c’est réellement de nous qu’il s’agit, mais pas vraiment de nous, le malentendu lui-même procédant du caractère dérisoire de cette distinction qui, en effet, ne concerne rien (on ne peut arguer de rien à l’encontre de ceux qui nous en imposent).
Ceux qui nous intimident le font toujours en nous signifiant que nous ne sommes pas à notre place, ou que notre prétention est démesurée par rapport à la place à laquelle nous devrions nous tenir. Comme identifiés à un savoir potentiellement total, ils nous identifient à une nature ; et comme sujets de signification ils nous identifient à une place. C’est cette conjonction qui est au principe de l’intimidation : regarder quelqu’un comme une nature dont la place n’est pas là où il est, là où il prétend désormais se tenir.
A mon avis, c’est cette réversibilité de la nature et de la place qui est le principe objectif de la timidité. Car ce sentiment est toujours une sorte d’appréhension : quand nous sommes intimidés, on sait trop bien quelle vérité on peut nous jeter à la figure (celle d’être un pauvre, un ignorant, un roturier, etc.). Et cette » vérité « , justement, c’est l’indication que notre place n’est pas là mais ailleurs, là où les places produisent des natures toutes différentes de celles qu’elles produisent ici. Par exemple notre place peut-être dans le village arriéré ou la violente cité de banlieue dont nous nous venons, et nullement dans ce cocktail éditorial où le succès (forcément provisoire et basé sur un malentendu cocasse) d’une publication nous a fait inviter. C’est le même de se sentir potentiellement grossier et ignorant au milieu de personnes raffinées et savantes, et de savoir que notre place n’est pas parmi elles, mais là d’où nous venons.
La timidité se donne donc à penser, une fois de plus (mais négativement pour une fois), dans une problématique de l’origine. Là où nous sommes intimidés, c’est là d’où nous venons et dont nous sommes faits, parce que nous sommes constitués de cette origine et que cette constitution, quand elle est réfléchie, produit une réalité. Je le dis autrement : si nous pouvons être intimidés, c’est parce que la réflexion peut faire de l’origine la cause d’une nature, alors qu’il appartient à l’origine d’être la décision d’une vérité.
La question de l’origine trouve sa vérité dans la crainte qui est la reconnaissance de l’impossibilité radicale (le nom secret de l’auteur rend compte de l’autorité comme vrai objet de la crainte), et sa fausseté dans la timidité qui est la constatation de sa réalité (l’origine a un effet injonctif : qu’on retourne d’où on vient, puisque ce lieu est notre nature). C’est en ce sens que la timidité, contrairement à la crainte qui est épreuve de vérité (puisque c’est le nom impossible, ou encore l’autorité, qui cause comme vrai), est selon moi une épreuve de fausseté. La distinction de la crainte et de la timidité renvoie donc aussi bien à la fausseté de la position réflexive.
J’opposerai donc la crainte comme rapport au nom secret lui-même conditionné par le nom secret, en un mot comme épreuve de vérité, à la timidité comme épreuve de fausseté : là où nous sommes sans le savoir est notre vérité, là où nous sommes en le sachant est notre fausseté. Crainte dans un cas, timidité dans l’autre.
J’arrête ici sur cette notion qu’on m’a demandé d’examiner, et j’espère avoir donné la distinction qui s’imposait pour qu’on ne risque pas de la confondre avec la crainte. Vous savez dans quelle direction nous allons. Si aucune nouvelle demande ne nous fait musarder sur ce chemin, nous nous approcherons de notre but la prochaine fois.
Je vous remercie de votre attention.