Cours du 1er décembre 2000

 

La “crainte de Dieu” (1)

 

Je voulais m’efforcer de progresser en direction de la crainte de Dieu en suivant l’ordre et les indications du cours thomiste de théologie morale dont je vous avais recommandé la lecture, mais finalement je me suis dit que le mieux était de présenter tout de suite l’essentiel du problème, quitte éventuellement à critiquer et à corriger ce que j’aurai dit, à la lumière des thèses thomistes que nous serons alors en mesure d’évaluer. Ce n’est en effet pas la doctrine thomiste de la crainte qui nous intéresse quand on essaie de penser la signification du respect comme j’ai entrepris de le faire cette année, c’est la crainte elle-même – sur laquelle on peut par ailleurs espérer que la doctrine thomiste fournira des indications utiles. Aujourd’hui, je vais me limiter à une première approche de la crainte de Dieu ; la semaine prochaine, l’approfondissement de cette même notion devrait nous conduire à la doctrine de la crainte dont nous avons besoin pour penser concrètement le respect.

A l’encontre de toute réalité

Je commence par poser le cadre général en rappelant que nous ne sommes pas novices dans le domaine de cette notion. L’essentiel nous en est connu : elle renvoie à l’impossibilité de principe (celle que la vérité est pour elle-même, au sens où il serait contradictoire d’affirmer la réalité de la vérité) qui interdit de considérer Dieu comme une réalité positive, un étant, même ” le plus réel ” de tous : si la crainte renvoie bien à l’autorité et si l’autorité n’est rien (il n’y a que des représentations de l’autorité) alors en effet c’est dans son impossibilité même que l’on craint Dieu. Quant à savoir ce qui reste de Dieu quand on l’appréhende dans cette crainte tellement spécifique, la réponse va de soi : rien, bien qu’on ne conteste pas l’éventualité que Dieu existe ” par ailleurs “, c’est-à-dire, vous avez compris, là où il est redoutable.

Là où Dieu a une réalité, il est redoutable, forcément ; c’est à l’encontre de cette évidence qu’il faut penser la crainte. Et c’est précisément dans cet ” encontre ” que réside le respect inspiré par ceux qui craignent Dieu : là où ils prient, la réalité ne compte pas.

La réalité de Dieu (son caractère redoutable) ne compte pas, bien sûr, mais ne compte pas non plus, et corrélativement, la réalité de celui qui craint Dieu, puisque précisément craindre s’entend à l’encontre de redouter.

J’insiste sur cette corrélation : la crainte de Dieu ne peut être le propre que d’une personne dont la réalité ne compte pas, à ses propres yeux, c’est-à-dire tout simplement d’une personne qui ne compte pas pour elle-même (encore que la réflexion puisse toujours, en convertissant ce qui compte en importance, récuser cette position). Le croyant peut être malade, voir s’abattre sur lui toutes sortes de malheurs. Dieu, par ailleurs, est omnipotent de sorte qu’il peut remédier à tous les malheurs (laissons de côté le fait qu’il ne le fasse pas quand il s’agit des plus innocents d’entre les innocents : entrons, malgré cette objection à mes yeux définitivement rédhibitoire, dans la logique impliquée par l’idée de ” craindre Dieu “). La réalité de Dieu et celle du croyant sont donc en corrélation, et c’est ce que signifie l’idée que Dieu est redoutable : celui qui peut sauver peut également anéantir. Eh bien c’est exactement de cela dont il ne s’agit pas dans la crainte de Dieu, restriction qui suffit formellement à la définir : quelle que soit sa maladie, celui qui craint Dieu ne le considérera pas comme un supermédecin dont on pourrait acheter les services par des sacrifices, des prières ou du chantage (” Dieu n’aura quand même pas le front de me laisser mourir, moi qui respecte si scrupuleusement les commandements ! “), et corrélativement la possibilité d’être malade (sa réalité, tout bonnement) est ce qui en lui ne compte pas.

Celui qui n’a pas pour vérité d’être sa réalité, c’est lui qui craint Dieu. La réalité de Dieu ne compte pas non plus, par conséquent : les bienfaits qu’il peut dispenser et que la plupart des croyants essaient d’acheter au plus bas prix par des oraisons et des engagements divers, celui qui craint Dieu n’en a cure. Lui aussi peut tomber malades et par conséquent souhaiter la guérison, parfois de façon ardente. Mais jamais il n’aurait l’idée de la demander. Evidemment que Dieu peut guérir les malades, s’il le veut ; mais cela ne compte pas, dès lors que c’est bien de Dieu qu’on parle et non pas de quelque magicien supérieur, de quelque supermédecin capricieux. Pour ceux qui craignent Dieu, il y a donc quelque indignité, même si par ailleurs elle est bien compréhensible de la part de personnes souffrantes, à faire ainsi de Dieu cette puissance positive dont ils ne nient pas qu’il la soit par ailleurs. Quand j’avais traité de l’âme, je me souviens avoir longuement examiné l’éventualité qu’on puisse ” perdre son âme “. J’avais conclu que c’est toujours pour le plus grand des biens qu’on le fait, pour le plus important ; et perdre son âme se fait dans l’acte qui consiste à décider qu’il n’y aura pas de distinction entre le plus important de tout et ce qui compte. La question de la crainte de Dieu, telle qu’elle apparaît ici, renvoie à cette éventualité : on peut concevoir que la maladie soit telle que celui qui craint Dieu finisse sans se l’avouer clairement par voir en lui une puissance positive. La vérité ne comptera plus pour lui, mais seulement la réalité (ce qui peut assurément se comprendre, si ses souffrances sont terribles) : l’espoir d’être guéri l’aura décidé à opérer le retournement de ce qui compte et de ce qui importe ; il prendra donc son billet pour Lourdes.

Dieu comme puissance, c’est Dieu, bien sûr, mais quand même pas vraiment. J’appelle ” crainte de Dieu ” cette distinction : qu’en la prière, il aille vraiment de Dieu. Ici l'” âme ” sera l’instance subjective de la distinction comme telle – l’âme ne pouvant en effet pas être quelque chose, dès lors que la distinction n’est pas une différence (dans un autre ordre d’idée, une maison qui n’a pas d’âme n’a aucun élément de moins qu’une autre maison, qui se distinguerait de ses semblables par le fait que, justement, elle ne serait pas sans âme).

Ceux qui craignent Dieu inspirent du respect, alors que ceux qui le redoutent ne sont pas sans inspirer du mépris, parce que les premiers sont extérieurs à une réalité dont ils ne diffèrent pourtant pas (et que serions-nous, sinon notre réalité ?), alors que les seconds ont au contraire décidé que rien ne compterait jamais que ce qui importe. D’autre part ceux qui lui demandent des bienfaits peuvent susciter la compréhension et la compassion, mais jamais ils n’inspireront le respect (sinon en tant qu’ils souffrent, mais c’est une autre question). Ceux qui inspirent le respect, ce sont ceux dont la réalité, par ailleurs diversement importante (il peut s’agir d’un mendiant mais aussi d’un président), ne compte pas : leur réalité n’est pas leur vérité, laquelle n’est bien entendu pas quelque chose d’autre.Personne en effet ne diffère de sa réalité, mais les personnes qui inspirent le respect s’en distinguent. Ils sont les sujets d’une opération de distinction relativement à eux-mêmes. On peut dire que la crainte de Dieu réside dans cette détermination subjective, dès lors qu’elle est strictement corrélative d’un rapport à la puissance de Dieu comme ne comptant pas. Car si ce que je suis, et sur quoi Dieu a pouvoir en tant que puissance, ne compte pas, alors cette puissance ne compte pas ; de sorte qu’on peut tout à faire définir la crainte de Dieu comme un souci de l’âme, étant clairement précisé que l’âme n’est rien dont on puisse constater la possession (même d’une manière symbolique, allégorique, métaphorique). Et alors c’est vraiment de Dieu qu’il s’agit dans les prières : la prière n’est pas l’acte de l’esprit, mais celui de l’âme. Laquelle, bien sûr, n’est rien d’autre que sa propre impossibilité.

La question de la prière mériterait d’être examinée, de ce point de vue, c’est-à-dire comme acte de l’âme et non de l’esprit et de la volonté. Je crois que Kant l’a méconnue quand il dit que les prières sont en fin de compte seulement des demandes. C’est tout le contraire, à mon avis, si c’est vraiment à Dieu qu’elle s’adresse, c’est-à-dire si en elle la puissance divine ne compte pas plus que la réalité humaine dont elle pourrait être le complément (comme le médecin est le complément de la maladie). Perdre son âme, au sens que je viens de rappeler (décider que ce qui compte sera la chose la plus importante), a pour conséquence qu’on ne puisse plus prier, qu’on ne sache plus alors que demander. Et ce que dit Kant, c’est justement ce que devient la question de la prière quand l’âme est perdue, c’est-à-dire quand la pensée n’est plus qu’esprit : volonté, désir et représentation. En fait, pour toutes ces questions, je suis moralement mal à l’aise : je vois bien qu’elles sont vraies mais je crains toujours qu’un lecteur naïf ou trop pressé ou un peu malhonnête ne confonde ” vrai ” et ” correspondant réellement à une réalité “, de sorte qu’il en vienne à rendre positives, c’est-à-dire triviales, les raisons que j’expose et à voir dans des discours comme celui que j’aimerais bien tenir sur la prière je ne sais quelle doctrine ” spiritualiste ” ou je ne sais quel service intellectuel d’un ” Dieu ” qui existerait ” réellement “, et qui serait donc la plus importante des choses (forcément, s’il existe). A l’encontre de ces trivialités, j’essaie tout au contraire de comprendre les enseignements que je ne suis pas sans reconnaître en moi quand j’éprouve du respect. C’est une des fonctions importantes de la philosophie, que cette explicitation des enseignements implicites. Mon idée, c’est que le respect est une sorte d’épreuve de vérité dont la réflexion peut faire une expérience philosophique, c’est-à-dire une production de savoir qui compte. Or les gens qui craignent Dieu m’inspirent du respect, même si par ailleurs ils sont les dupes de croyances dont ils méconnaissent totalement la signification inconsciente. Je dis alors qu’ils sont ” vrais “, et c’est cela que j’essaie de comprendre, dans des réflexions comme celle que je mène en ce moment. La prière, pareillement, m’inspire du respect et c’est au nom de cette épreuve (c’est-à-dire au nom d’une marque en moi et nullement d’une volonté d’accumuler du savoir) que je souhaiterais en former une notion complète et précise. Il est pour le moins probable que les développements qui suivront sur le respect et sur l’autorité ne seront pas sans intérêt, de ce point de vue. Mais revenons à notre question.

Ceux qui craignent Dieu, donc, précisément parce que craindre n’est pas redouter, ne sont pas des gens sans âme et leur réalité (y compris celle de leur âme, s’ils imaginent qu’ils en possèdent une) ne compte pas. Ceux pour qui Dieu et une puissance, bien qu’ils aient indubitablement raison (car s’il y a un Dieu, alors il est une puissance), ne laissent pas d’inspirer un certain mépris, puisque le mépris, contraire du respect, est le sentiment que nous inspire celui qui a décidé que ce serait la réalité qui compterait toujours.

Que Dieu soit une puissance, voilà ce qui ne compte pas pour celui qui le craint, parce que sa propre réalité (ses intérêts, ses besoins, mais aussi ses espoirs à la limite dans le domaine spirituel) est précisément ce qui ne compte pas : craindre Dieu, c’est avoir distingué à propos de soi et de lui la réalité de la vérité. Par contre, que Dieu soit une puissance, voilà toute la préoccupation de celui qui le redoute.

La crainte de Dieu n’est finalement rien d’autre que la distinction, à propos de Dieu (donc aussi de soi-même) entre ce qui compte (la vérité) et ce qui importe (la réalité) : la vérité, ce n’est pas la réalité, bien que ne soit pas autre chose. Ne pas céder là-dessus, c’est craindre Dieu.

Corrélativement, on peut dire que le ” vrai ” Dieu est celui dont la puissance ne compte pas : non pas celui qui est redoutable et qui est en cela semblable à toutes sortes d’idoles, mais celui qui suscite la criante. Le vrai Dieu, c’est le Dieu distingué de tous les autres (celui dont on a peur, celui qu’on redoute, celui qu’on flatte, celui dont on attend des bienfaits, etc.).

On peut donc terminer ce premier moment en disant que la crainte n’est rien d’autre que la distinction du croyant, au sens où je vous enseigne que la distinction est une différence qui ne consiste en rien mais dont l’effet s’appelle vérité : celui qui craint Dieu, par opposition à tous les autres croyants qui le redoutent, c’est un vraicroyant (distinct de tous les autres, dont il ne diffère par ailleurs en rien), et le Dieu qu’on craint, par opposition au Dieu qu’on redoute, est le vrai Dieu.

Ce que craint celui qui craint Dieu

Le Dieu qu’on craint n’est pas le Dieu qu’on peut par ailleurs redouter, et on peut nommer ” vérité ” ce qui se dit négativement dans ce ” par ailleurs “. N’empêche que toute crainte est crainte de quelque chose ! Qu’est-ce qui est craint, concrètement, dans la crainte de Dieu, dès lors que ce n’est pas sa puissance ? Car enfin, si la puissance ne compte pas, il n’y a plus rien à craindre… Il importe en effet de ne pas se payer de mots : ne faisons pas semblant de croire que le mot ” crainte ” aurait une signification si particulière dans le cas de Dieu qu’il n’aurait plus rapport avec le concept de ” crainte “. Et si craindre Dieu n’est pas du tout la même chose que craindre un contrôle fiscal, il n’en reste pas moins qu’on parle de crainte dans les deux cas. La ” probité philologique ” nous force donc à revenir au principe de la notion. Gageons que nous n’y perdrons pas, s’agissant du ” vrai ” Dieu.

Quand j’ai analysé l’idée générale de crainte, j’ai expliqué qu’elle renvoyait à l’épreuve. On le voit bien dès qu’on prend un exemple où la crainte s’oppose à la peur : dire que le soldat a peur des bombes, ce n’est pas la même chose que dire qu’il craint les bombardements. Dans le premier cas il reconnaît la réalité d’un danger alors que dans le second il parle de lui : il se demande s’il ” tiendra ” dans cet enfer. Pareillement, celui qui craint un contrôle fiscal n’est pas le même que celui qui en a peur : celui-ci est un fraudeur, alors que celui-là a simplement conscience qu’il est en général impossible de prouver qu’on est innocent, et par conséquent qu’il s’agit d’une épreuve à l’issue toujours incertaine, quoi qu’on ait fait, ou pas, par ailleurs.

Parlant de la crainte de Dieu en ce sens, je renvoie à l’idée qu’il y aurait une rencontre de Dieu et que cette rencontre, forcément, serait une épreuve. Le propre d’une épreuve, quand on la considère d’avance, c’est qu’elle extériorise au savoir : le soldat ne sait pas s’il est lâche ou courageux, et il ne le saura qu’après l’épreuve. Dans l’épreuve, le savoir qu’il avait de lui ne compte pas, et tout éprouvé est, comme tel, un sujet qui est sorti du savoir dont habituellement il s’autorisait.

Eh bien je crois que ce rappel peut nous aider à penser un aspect essentiel de la crainte de Dieu. D’accord, Dieu n’est sa propre puissance qu’en réalité, et nullement en vérité (en quoi il est le ” vrai ” Dieu et non pas un Dieu de plus). Autrement dit sa capacité de renverser l’ordre de la nature, de guérir les mourants ou de faire éclater l’innocence de ceux qui sont injustement accusés, et tout ce qu’on voudra d’autre, ne constitue pas sa vérité, telle qu’elle est subjectivement impliquée dans le refus de ramener la prière à la demande (concrètement, la crainte de Dieu est ce refus même). Cela le croyant le sait. Mais qu’il tombe gravement malade, qu’il soit injustement mis au rang des assassins : est-ce que, du fond de l’épreuve, ce sera encore la vérité qui comptera pour lui ? Est-ce qu’il ne va pas en appeler au vrai Dieu comme il le ferait à n’importe quel dieu ?Car enfin, rien ne sera alors pour lui plus important que le secours qu’il pourra attendre de la puissance divine ! Vous m’avez compris : l’épreuve, c’est le moment où ce qui ne comptait pas va devenir plus important que tout ; c’est le moment critique pour l’âme. Et là, on va voir si la réalité continue à ne pas compter, c’est-à-dire si c’est vraiment de Dieu qu’il s’agissait dans ses prières ou seulement d’une puissance suprême définie par la primauté métaphysique de sa place ! Est-ce qu’on prie le ” vrai ” Dieu, ou seulement n’importe quel Dieu dans une réalité qui par ailleurs n’en comprend qu’un seul ? Autrement dit, on va voir ce que valait vraiment la distinction : si elle tient, ou si elle ne tient pas. Et on ne peut pas être certain de la réponse qui apparaîtra d’avance. Sauf justement si l’on est vraiment un vrai croyant !

Or est-on vraiment un vrai croyant ? telle est la question, qui est bien celle de la vérité dans le redoublement qui la définit comme telle. Car si ce n’est pas en vérité que la vérité est la vérité, ce ne l’est pas du tout. La question de la crainte est inséparable, par conséquent, du redoublement véritatif que la vérité est pour elle-même, parce qu’autrement elle impliquerait que la vérité soit une sorte de réalité qui caractériserait positivement à la fois le croyant et son Dieu. Ce serait une différence et non une distinction, et il y aurait seulement un Dieu plus valable que les autres. Or c’est justement ce type de discours que la ” crainte ” de Dieu récuse.

Pour penser cette crainte, il est donc indispensable de le faire d’une part au moyen de l’opposition inconsistante de la vérité et de la réalité, et d’autre part au moyen de la problématique de l’épreuve. Pas de vérité qui n’ait son moment, autrement dit.

La crainte est celle de la vérité comme telle, c’est-à-dire en tant qu’elle ne diffère pas dans la réflexion de la question qu’elle reste pour elle-même – autrement dit encore : en tant que la vérité est sa propre impossibilité, ou sa propre nécessité, véritative (puisqu’il n’y a jamais de vérité qu’en vérité et jamais en réalité).

Remarque sur la vérité subjective

Je viens d’envisager que la question de savoir si l’on est un ” vrai ” croyant (et donc si le Dieu auquel on croit est le vrai Dieu, ou seulement le meilleur ou le plus important des dieux) ne se pose pas. L’éventualité n’est pas si présomptueuse qu’elle paraît l’être, ou du moins sa présomption n’implique pas nécessairement sa fausseté.

En effet, le critère est donné : que la réalité ne compte pas. Il est le critère de l’épreuve elle-même.

C’est le même que nous avons déjà reconnu en examinant des notions comme celles du pardon ou de la promesse qui concernent des actes absolument impossibles, dès lors qu’on prend la réalité en compte : pardonner c’est faire à nouveau confiance, or il est absolument impossible, en réalité, de faire confiance à une personne qui nous a trahis, de faire vraiment comme si cela n’avait pas eu lieu. On peut faire semblant que cela n’ait pas eu lieu, mais on ne peut pas faire que cela n’ait pas eu lieu. Pareillement la promesse est une parole posant que la réalité, quelle qu’elle soit, ne comptera pas (quoi que tu aies fait, quels que soient mes sentiments à ce moment, quels que soient mes moyens, je serai là) ; or la réalité, c’est d’abord l’éventualité qu’on soit mort au moment de tenir parole ! Eh bien celui qui promet sera quand même là, comme le montre a contrario le ressentiment que certains orphelins ne manquent pas d’avoir dans un coin de leur cœur : le propre des parents est d’avoir promis d’élever leurs enfants, et les parents qui sont morts avant d’avoir pu le faire sont d’une certaine manière coupables de ne pas avoir tenu parole (c’est ce statut de ce que j’ai appelé ” la meilleure des excuses ” qui distingue la promesse propre à certains de l’engagement, contractable par n’importe qui).

La question de la crainte s’entend donc comme s’entend la question de la promesse ou du pardon : il y a des gens pour qui ces notions n’ont qu’un sens analogique (ils parlent de promesse quand il s’agit d’engagement contracté ; ils parlent de pardon quand il s’agit de passer l’éponge), et puis il y a d’autres gens pour qui ces notions sont prises d’une manière littérale – ce sont les gens qui ne cèdent pas sur la vérité, autrement dit sur le fait que la réalité (l’impossibilité de pardonner ou de promettre) ne compte pas. Eux ne sont pas des gens sans âme.

Est-ce donc qu’il est possible de parler d’une crainte de Dieu qui soit certaine, subjectivement (car objectivement la question n’a aucun sens : elle ne correspond à rien) ?

Je formule ma question autrement, à partir de la réflexivité que je confère à la question de la vérité elle-même réflexive : est-ce qu’il y a des gens qui sont des ” vrais de vrais ” ? Est-ce vraiment le vraiDieu qu’ils prient, par exemple ? On voit que ces formulations contiennent une référence à l’épreuve qui devient presque explicite.

Moi je dis que oui : il y a des gens qui ne cèdent pas sur la distinction, ceux qui ne sont pas sans âme, ceux pour qui l’ordre des importances (donc de la puissance à commencer par celle de Dieu) ne compte pas, de gens en sommes pour qui l’épreuve ne change rien (et donc pour qui elle n’en est pas une).

Pour penser notamment l’après de l’analyse et la question du sujet, il m’est arrivé de proposer la notion de ” place non négociable “. Je parlais de place, parce que je me situais dans le contexte de la psychanalyse et il va de soi que je présenterais l’idée d’une manière un peu différente en philosophie (pour être précis, il s’agirait de la distinction de l’être et de l’existence, si certains d’entre vous voient à quoi je fais allusion), mais cette notion suffit à indiquer quelque chose sur quoi il n’est pas question de céder, quoi qu’il arrive – comme dans les modèles de la promesse ou du pardon qui renvoient à un sujet libre de toute réalité et par là même existant de manière absolue. Dans cette suggestion, j’appliquais ma distinction entre ce qui compte et ce qui importe : dans l’ordre de ce qui importe tout est négociable, mais ce qui compte ne l’est jamais. Et réflexivement, ce qui compte se donne à reconnaître comme une place : là où il ne sera jamais question de ne pas être. Par exemple devant un chevalet quand on s’appelle Picasso (pour métaphoriser la notion de place). Et si d’aventure la maladie ou un accident (cécité, amputation, etc.) font qu’on ne pourra plus s’y tenir, alors il n’est tout simplement pas question qu’on accepte encore de vivre, si attaché à la vie qu’on soit ” par ailleurs “, c’est-à-dire, justement, là où ça ne compte pas. Voilà ce que la fin de l’analyse doit permettre de reconnaître, d’après moi, bien qu’il aille de soi que cette nécessité ne soit nullement propre à la psychanalyse (Picasso ne s’est jamais situé ailleurs qu’à la ” place non négociable “, et n’a eu aucun besoin de séjourner sur un divan pour la reconnaître).

Si l’on peut parler de ” vrai ” croyant, alors ce doit être en ces termes. Il y a la place où l’on craint Dieu, et ce n’est pas du tout la même que celle où on le redoute : c’est un décentrement qu’on ne peut même pas objectiver comme tel, celui qui est en cause dans la distinction qu’on peut opérer de ce qui compte relativement à ce qui importe, une fois rappelé qu’il n’y a jamais que des choses plus ou moins importantes. Ces places, que j’ai essayé de décrire aujourd’hui, renvoient bien à ce qui est en jeu dans la crainte, justement parce que craindre s’entend non pas en elle-même mais à l’encontre d’avoir peur ou de redouter (puisque ce qui compte n’est pas quelque chose de plus important que ce qui importe). On peut donc parfaitement concevoir que certains croyants aient constitué la place où l’on craint Dieu comme ” non négociable “.

Mais cette place que je dis ” non négociable “, il faut bien l’entendre dans son horizon qui est celui de la vérité personnelle, sinon la notion est arbitraire donc absurde (il suffirait de passer d’une place ” non négociable ” à une autre !). Rien de plus simple que la formulation qu’elle impose : la place non négociable, c’est la place d’un pur excès qui soit un excès de sens, celui là même qu’on désigne quand on parle de ” sens ” de la vie. Il y a la réalité de la vie, où tout est négociable (à commencer peut-être par ce qu’on aurait imaginé ne pas pouvoir l’être), et puis il y a la vérité de la vie où rien ne tout simplement parce qu’il n’y a rien dont on puisse produire la représentation dans un procès. Et pourtant il est faux de dire qu’il n’y a pas de sens.

Ce sens, j’ai expliqué déjà qu’il était exclusivement métaphorique : ce que j’ai pu nommer, sur un modèle lacanien, la ” métaphore personnelle “, c’est la signification que la vie d’une personne singulière est de l’existence en général. J’ai expliqué cela en réfléchissant sur cette question naïve qu’est celle du ” sens de la vie “.

Mais précisément : comme manière de signifier la métaphore a pour vérité sont excès au concept, lequel est à la réflexion parfaitement suffisant ! Et certes il suffit de parler assez longtemps pour signifier la plus subtile des nuances. Je le dis autrement : la métaphore s’épuise dans sa propre littérarité, c’est-à-dire son caractère purement littéraire, alors qu’elle est ” par ailleurs ” une manière de signifier. Il y a donc un sens qui n’est fait que de sa propre impossibilité, puisqu’il est impossible d’admettre qu’il y ait un sens qu’on ne puisse pas conceptuellement réduire, et que le sens apporté par l’inouï de la métaphore tient précisément à l’impossibilité qu’on la réduise au concept. On le dit clairement : oui, c’est cela que je veux dire, mais quand même ” pas vraiment “. Mais justement : la question n’est pas là, bien qu’elle ne soit évidemment pas ailleurs : la métaphore n’est pas une manière de communique, en vérité (mais en réalité, oui).

Quand donc je parle de crainte, ici de Dieu mais en fait c’est la question du respect qui compte, c’est finalement à cette impossibilité au savoir de la métaphore que je renvoie : cette crainte ne peut s’entendre que depuis cet excès dont j’indiquais qu’il est formellement le ” sens ” de la vie, c’est-à-dire la place non négociable de celui qui est vraiment lui et non pas n’importe qui. Cet excès, donc, il est de nature expressément littéraire.

Les dieux qu’on redoute, on les trouve dans la réalité (du moins telle que la voient les croyants !). Le ” vrai ” Dieu, lui, c’est tout autre chose. Vous m’avez compris : le Dieu qu’on craint, parce qu’il est le ” vrai ” Dieu, c’est le Dieu de l’Ecriture, forcément.

En quoi, une fois de plus, je n’ai guère été original : tout le monde sait depuis toujours ce que je viens de rappeler. Quant à la place non négociable, vous avez également compris : c’est celle de l’Ecriture. Là où il s’agit réellement de Dieu, tout est négociable et le croyant n’en est pas vraiment un. Là où il s’agit de l’Ecriture, la place n’est pas négociable.

Donc bien que la vérité soit impossible réflexivement (si je dis que je suis un vrai, je prouve que je suis un imposteur), on peut être un vrai croyant parce que la question de savoir si l’on a ou pas cédé sur l’Ecriture (au profit de la puissance ou de tout autre caractère que Dieu possèderait réellement) reçoit une réponse parfaitement décidable. Cette référence à l’écriture et au littéraire est extrêmement importante à mes yeux : celui qui craint Dieu, on peut dire ans un autre contexte (celui de l’âme, au sens où l’on parle d’une maison qui a une âme) qu’il se tient juste au point littérature du monde : là où ça compte.

Voilà, j’arrête ici pour aujourd’hui, en vous promettant pour la semaine prochaine des développements qui approfondiront encore plus notre notion de la crainte de Dieu.

Je vous remercie de votre attention.