L’autorité et le féminin
A partir de la psychanalyse :
On ne peut traiter de l’autorité, masculine en ce que le phallus est le signifiant qui différencie et par là décide des places, sans mentionner la question du féminin. Par ce terme on n’entend pas une autre autorité que le masculin aurait toujours à réduire de nouveau pour conserver la domination. Il n’y a en effet pas les hommes et les femmes dont on se demanderait comment ils se positionnent différemment par rapport à l’autorité. C’est le contraire qui est vrai : on appelle homme un sujet qui se positionne par rapport à l’autorité selon la nécessité et par conséquent d’universalité, et on appelle femme un sujet qui se positionne selon la contingence et par conséquent la singularité. Rien de naturel là-dedans : ce sont des « positions subjectives » adoptées par les êtres parlants qui, ensuite et par là même, adviendront comme masculins et féminins. On voit que rien ne serait plus absurde que d’imaginer une « nature » féminine qui serait donnée à la naissance et qu’il faudrait opposer (jusqu’à imaginer une « guerre des sexes » !) à une « nature » masculine.
Mais bien sûr, si ces différentes « positions subjectives » des êtres parlants n’ont rien de naturel, il est évident que les parents et plus généralement la société vont traiter différemment un enfant selon que le donné anatomique sera ceci ou cela. Dans les faits le garçon sera très fortement amené vers l’identification par le phallus (détenir l’autorité) où tout sera saisi d’avance à travers les catégories de l’universel et du nécessaire, et la fille très fortement amenée dans l’autre direction (ne pas détenir l’autorité) où tout sera saisi d’avance non pas à travers d’autres catégories qui seraient positivement celles du particulier et du contingent (il s’agirait alors d’une autre autorité en face de la première), mais justement de ce qu’il ne s’agisse pas d’une autre autorité (=il n’y a pas de nature féminine), selon les catégories du non-universel et du non-nécessaire (que dans les faits on réfléchit inévitablement comme particulier et contingent).
Il y a donc bien du masculin et du féminin qui vont se traduire par des positions particulières relativement aux nécessités du langage et de la vie et, pour dire l’essentiel, relativement à l’irréductibilité de la vérité au savoir (les hommes seront plutôt dupes de l’identification de ces notions mais rarement les femmes), mais ce ne sont pas des natures, même si la motivation sociale en produit l’illusion en faisant correspondre la position masculine au fait d’être né garçon et la position féminine au fait d’être né fille et si cette illusion de naturalité est par ailleurs renforcée par une corporéité et donc un rapport subjectif au corps qui sont différents.
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Que les « théories sexuelles infantiles » se construisent toujours à partir d’une représentation du masculin montre n’y pas de savoir du féminin dans l’inconscient. Freud ne trouve à la place que les deux notions de passivité et de castration, lesquelles ne constituent aucunement une réponse. C’est donc de manière originelle que les notions du savoir et du masculin sont en corrélation et donc, dirons-nous, les notions de l’extériorité au savoir et du féminin.
La question du masculin est celle de la nécessité et de l’universalité d’une réponse aux questions qu’on se pose, et d’abord à propos de soi-même : il faut qu’elle s’impose incontestablement, et en ce sens qu’elle aille de soi. Au contraire celle du féminin est, avec la réserve qu’on a dite, celle de la contingence et de la singularité de cette même réponse, dont on peut par là même reconnaître le paradoxe éthique en disant que dans la réponse le savoir ne compte pas. Lacan exprime cette opposition en disant que « LA femme n’existe pas », ce qui signifie que chaque femme est unique quant à être une femme, tandis que tous les hommes sont tous faits sur le même modèle. Être enrégimenté accomplit le masculin qui ne l’est jamais mieux que sous l’uniforme qui anonymise[1], alors que l’idée d’un régiment de femmes ne peut s’entendre que comme une parodie du masculin.
Cela implique le refus catégorique de produire une différence entre le masculin et le féminin : s’il y avait une « nature » féminine, elle permettrait d’identifier certains êtres, exactement comme une « nature » masculine permettrait d’en identifier d’autres, à partir d’une « nature » commune (être une représentation de l’humain) à laquelle on aurait ajouté ou retiré certains traits particuliers comme la passivité ou la douceur, alors que la question du féminin se pose expressément en subversion de l’identification : le féminin, c’est d’abord qu’il n’y ait pas de nature féminine, autrement dit pas de réponse à la question du féminin.
Contre l’absurdité habituelle des évidences essentialisantes et des symétries réflexives, et dans la ligne de la distinction entre constater et reconnaître, il faut plutôt dire ceci : le féminin, c’est pareil que le masculin, une identification sexuelle, à ceci près que ça ne compte pas ou que la question n’est pas là.
Vérité d’expérience, si l’on peut dire : chaque femme s’interroge sur la féminité et ne le fait précisément qu’à avoir reconnu qu’il ne s’agissait pas là d’une catégorie symétrique à une autre, autrement dit qu’à avoir reconnu d’avance l’inanité du savoir correspondant. Les hommes ne se demandent jamais ce que c’est qu’être un homme – et ne se mettent donc pas comme les femmes dans la dépendance d’un Autre auquel ils ne cesseraient de demander des confirmations afin de pouvoir se rapporter à soi-même.
Voici comment il faut traduire cette distinction : toute femme sait qu’elle est une femme, mais aucune femme ne sait ce que cela signifie.
Ainsi pour chacun, homme ou femme, il y a une évidence du masculin et une énigme du féminin, le premier terme renvoyant à l’identification par le savoir et le second au malentendu qu’une telle démarche, par ailleurs réflexivement possible voire socialement nécessaire, constituerait forcément.
On ne peut que souscrire à la thèse de Derrida qui fait de la métaphysique, laquelle est moins une période révolue de l’histoire de la philosophie qu’une décision subjective en faveur de l’identification par l’universel, une posture typiquement masculine[2]. A cela il a raison d’opposer l’éthique entendue comme rapport d’énigme que le sujet entretient avec sa propre identification.
Pour nous, cela signifie deux choses :
– que la vérité est féminine (ainsi que le disent depuis toujours tous les mythes où elle intervient comme telle) puisqu’elle est l’impossibilité que le savoir compte. Le vrai en effet est ce qu’on sait en tant que ça ne compte pas qu’on le sache (si ça comptait, ce serait le contraire existentiel du vrai, qui est non pas le faux mais le certain, typiquement masculin). Et certes il revient au même de reconnaître une vérité comme telle et de reconnaître qu’elle aurait pu rester ignorée.
– qu’il appartient au sujet en tant qu’il souffre qu’il soit constitué d’un certain appel au féminin, exactement comme il appartient au féminin d’avoir pour affaire propre la souffrance du sujet – si être sujet est bien la question et non pas la nature d’un sujet. A l’hôpital par exemple et pour simplifier le médecin (position masculine même quand c’est en fait une femme) s’occupe de la pathologie des personnes tandis que l’infirmière (position féminine quand c’est en fait un homme) s’occupe de leur souffrance : le masculin s’y oppose au féminin comme le traiter s’oppose au soigner, comme la mise entre parenthèses du sujet s’oppose à sa prise en compte.
Si donc nous pouvons vivre, c’est parce que l’autorité ne s’impose jamais absolument, bien qu’être une autorité consiste à s’imposer, que tout en relève et que l’idée de ne pas en relever n’ait aucun sens (ce serait n’être pas déterminé) : elle s’impose à tout sauf que la question – celle d’être sujet, et précisément en tant que question – n’est pas là. Le féminin n’est certes pas cette question puisque c’est la question du sujet en général dont c’est seulement ensuite, et dans la réponse qu’il y donnera, qu’il sera masculin ou féminin, mais c’en est la possibilité.
J-P L
[1] Gérard Pommier, en définissant le masculin d’un côté par le phallus anonyme et de l’autre par la nécessité de transmettre le nom du père, explique le caractère séduisant des porteurs d’uniformes : celui-ci, comme anonymat, est la brillance même du phallus, autorité du sexuel qui désignera le féminin comme tel. Séduire un homme, c’est lui promettre une jouissance ; séduire une femme, c’est l’assurer d’être une femme.
[2] C’est pourquoi il ne faut pas confondre la masculinité qui renvoie à des traits d’identification de soi-même, des autres et même des choses en général, avec la virilité qui est au contraire un accueil à la question que le féminin est pour lui-même et plus généralement à l’impossibilité que le savoir soit jamais ce qui compte. Le premier terme renvoie à l’exercice d’une domination où s’applique un savoir qui est toujours d’identification (celui que Simone de Beauvoir a dénoncé), tandis que le second renvoie à un savoir paradoxalement non identifiant – quelque chose comme un savoir y faire avec l’impossibilité même de savoir, pourrait-on dire en transposant l’expression lacanienne de « savoir y faire avec son symptôme » (elle renvoie à la fin de la cure, donc à ce qui suit la « traversée du fantasme » : quand le savoir subjectif qui structure le monde a été posé comme tel et donc désintriqué de la question de la vérité du sujet). D’où ce paradoxe noté par Gérard Pommier que la virilité ne soit pas sans apparaître comme une distance ironique et ludique avec les traits de masculinité, dont le principal est la domination identifiante. (Pour donner des figures, Charles Bronson serait la masculinité et Clint Eastwood la virilité.)