Qu’est-ce que le charisme ?

On connaît l’énigme du charisme : certaines personnes suscitent une considération et un respect spontanés, parfois même une dévotion, que rien ne paraît justifier. Un professeur peut être respecté en raison de son statut académique ou de ses compétences pédagogiques ; un chef d’État peut asseoir son pouvoir sur des institutions qui le légitiment ; mais un individu charismatique n’a pas besoin d’un tel cadre : il s’impose sans explication, sa présence suffit. Et certes on peut s’imposer par son savoir, son intelligence, son talent, sa richesse, sa beauté, sa vertu, son mérite, son statut. Eh bien le charisme, c’est de s’imposer sans que rien de tout cela n’intervienne jamais : en quelque sorte de soi-même, hors de toute raison et donc inconditionnellement.

 Ainsi en est-il de ce client d’un café de village auquel les autres habitués témoignent malgré eux d’une déférence particulière, qu’ils écoutent même quand il ne dit rien alors que l’usage est plutôt que personne n’écoute personne et que tout le monde coupe la parole à tout le monde. Il arrive encore qu’un inconnu impressionne l’assemblée, arrête les conversations, suscite une considération et une attente que personne ne comprend : entre-t-il dans une salle qu’on se tourne malgré soi vers lui, énonce-t-il des platitudes qu’on y reconnaît un discours de sagesse, parle-t-il même sans pouvoir être entendu, comme le Mynheer Peeperkorn de La Montagne magique devant la cascade au fracas assourdissant, que chacun donne à voir qu’il approuve l’orateur et que sa conviction est emportée. Beaucoup parmi nous ont aussi le souvenir d’avoir été impressionnés par l’autorité naturelle de quelqu’un : un collègue au bureau, un voyageur dans le train, voire un passant dans la rue que rien d’exceptionnel ne caractérisait et qu’on aurait pu à la limite dire « sans qualité ». Non pas que ce qui valait ordinairement (préoccupations de toutes sortes, soucis du quotidien) n’ait pas valu pour eux : c’est juste qu’en ce qui les concerne, la question n’était manifestement pas là où elle est pour le commun des mortels. 

Avoir du charisme, c’est faire autorité du simple fait qu’on soit la personne qu’on est, dans une réalité qui ne compte pas puisqu’elle aurait aussi bien caractérisé n’importe qui à la même place.  Songeons ainsi à François Mitterrand qu’on représentait comme un sphinx pour en dire l’aspect énigmatique, qu’on qualifiait de florentin pour indiquer la dimension machiavélienne de son intelligence, ou qu’on disait être « Dieu » pour en marquer à la fois le pouvoir et le caractère impénétrable. Par la situation au sommet de l’État et par les options politiques il était semblable à François Hollande qu’on désignait par le nom d’un flanc pour les enfants (Flamby) et que ses collaborateurs appelaient Pépère. On peut aller jusqu’à dire que François Mitterrand l’était aussi par la transgression privée : ses pires ennemis ont respecté le secret de sa double famille dont il aurait pourtant été facile et profitable d’user contre lui, quand la presse riait des galantes escapades à scooter de son successeur. Nulle différence entre les situations ni entre les autorités institutionnelles ; mais nul n’a jamais douté de la distinction des personnes. 

L’énigme du charisme est donc facile à indiquer : c’est que le simple fait d’être une certaine personne constitue à chaque fois dans des cas qu’on ne pouvait pas anticiper, une autorité, et que celle-ci ne consiste en rien d’autre qu’à s’imposer

Notre étonnement devant le charisme 

Qu’il n’y ait pas de raison dont le « charisme » serait la conséquence ou l’expression et qui en ferait quelque chose de normal (d’exceptionnel peut-être mais en tout cas de normal). Cela signifie que le charisme est une effraction ou une suspension locale de la nécessité transcendantale que rien ne soit sans raison. On l’exprime par la tautologie : si François Mitterrand faisait autorité, c’est pour la raison unique et suffisante que c’était lui. 

On traduit de manière positive cette évidence en parlant de son autorité « naturelle », ou encore en qualifiant cette autorité de « propre » ou de « personnelle » – par opposition à un pseudo-charisme qui serait statutaire et par conséquent commun et impersonnel comme dans les exemples du Pape, du Président de la République ou d’un quelconque préfet participant à une réunion de village. (Le charisme se dirait alors celui de l’institution, comme l’Église ou l’État dont on n’écrit jamais les noms sans majuscules.) 

On exprime encore que les déterminants ne comptent pas en faisant du charisme une sorte de présence et même un comble de la présence. L’idée est d’ailleurs familière aux spectateurs du théâtre et du cinéma : certains comédiens ou acteurs ont « de la présence » en ce sens qu’il suffit qu’ils paraissent pour faire, comme on dit, de l’effet, quoi qu’il en soit par ailleurs de leur compétence professionnelle[1]. C’est leur charisme : ils font autorité par eux-mêmes seulement. 

D’où cette idée mystérieuse que le charisme serait l’identité de la présence et de l’autorité : la présence comme autorité, l’autorité comme présence. 

Disons la même chose autrement : chez tout le monde la présence est un fait, mais la leur c’est un événement. Cette étonnante notion signifie à la fois la présence et l’absence : Badiou note qu’un événement identifie son apparition et sa disparition, de sorte qu’on n’est jamais sûr qu’il a eu lieu. Dans ce cas particulier, l’événement redouble son paradoxe d’être une continuité dès lors proprement miraculeuse. Ils sont là et on n’en revient pas ; on les voit mais on n’en croit pas ses yeux – comme s’ils avaient pour nature d’être des lointains quand bien même on pourrait les toucher. 

Certaines personnes dont rien ne justifie la distinction donnent ainsi le sentiment étrange d’être élues sans qu’on sache par quoi, sinon par une transcendance impossible à nommer (le ciel ? la nature ? l’Histoire ?) dont elles semblent mystérieusement procéder et dont, par là même, elles participeraient. On en prend conscience à travers une forte impression de vérité, comme si elles étaient « vraies » et comme si nous autres, qui sommes ce que le monde a fait de nous, n’étions que réels

Le charisme est donc aussi, à notre propre étonnement, une conduite que nous ne pouvons pas ne pas adopter envers eux – alors même que nous n’aurions aucune raison de l’adopter puisque, précisément, il n’y en a pas. De fait on aurait le sentiment de s’être conduit en irresponsable si, sous le prétexte démocratique et inattaquable qu’il n’y a pas de raison et que tous les humains relèvent de la même dignité, on en avait usé avec certaines personnes comme avec tout le monde : non pas forcément leur avoir accordé des privilèges si on était en situation de le faire, mais au moins ne pas avoir manqué d’être spécialement déférent envers elles… 

Critique de l’idée de charisme.

A cause de son manque de justification (énoncé) et aussi de son arrogance (énonciation), on craint que l’idée ne dissimule ou même ne soit un fantasme. Il faut donc la « critiquer ». On le fera en partant d’une définition nominale : le charisme de quelqu’un, c’est son autorité non pas réelle, au sens où les déterminations de la réalité en rendraient compte, mais personnelle. 

1)   La vertu dormitive de l’opium ?

Dans sa notion le charisme est l’autorité personnelle ; or le dit de l’autorité est la tautologie : ce n’est par exemple pas parce qu’on l’estimerait juste ou utile qu’il faut respecter la loi mais pour la seule et suffisante raison que c’est la loi. Ainsi François Mitterrand faisait autorité pour la seule et suffisante raison qu’il était François Mitterrand : c’était son charisme. 

Qui ne voit qu’en disant cela on répète la faute de raisonnement, ou la sottise, qui consiste à expliquer que si l’opium endort, c’est parce qu’il a la vertu d’endormir ? Le charisme serait donc une sorte de « vertu dormitive » : la capacité naturelle, personnelle, innée, de susciter chez les autres un respect particulier. 

En s’étonnant de ce que l’opium endorme au lieu de continuer à trouver que c’est évident, on se libère en donnant du travail au chimiste qui isolera des molécules et au biologiste qui identifiera les récepteurs cérébraux. A nous par conséquent d’opérer une libération analogue en nous étonnant de ce qu’une autorité puisse être propre à quelqu’un (certaines personnes s’imposent malgré elles et hors de toute raison) et de ce que nous y soyons sensibles en termes de rapport à nous-mêmes (on ne veut pas être assez irresponsable pour ne pas marquer leur marquer de déférence) 

2)    L’idée d’autorité naturelle

Rappelons l’opposition du choix (qui l’est par définition de l’objet préférable : son sujet est n’importe qui) et de la décision (qui l’est par définition du sujet légitime : son objet est n’importe quoi) : alors que choisir consiste à avérer son innocence du meilleur (est-ce ma faute si, quand il faut planter un clou et qu’on dispose d’un marteau et d’un tournevis, le premier est préférable au second ?), décider consiste à avérer sa responsabilité du distingué. On prend acte d’une différence dans le choix, mais on institue une distinction quand on décide. Il est donc par définition exclu qu’une décision soit naturelle, mais on peut parler de choix naturels non seulement pour le vivant en situation mais aussi pour nous : il est naturel de préférer le marteau au tournevis quand il faut planter un clou. Sauf que ce qu’on appelle « nature » est en réalité le savoir : que nous sachions ce qu’est un marteau et un tournevis ainsi que l’activité de planter les clous, voilà ce qui décide de la conduite que nous ne serons pas assez irresponsables pour ne pas tenir. On a donc positivement l’autorité du savoir et, dans une double négation, l’autorité que nous sommes à l’égard de nous-mêmes. On a donc seulement une représentation de l’autorité comme naturelle.

3)   L’idée d’autorité personnelle

Le premier point concerne la possibilité qu’une autorité soit personnelle au sens de la singularité de la détermination. Comme individus, nous sommes caractérisés par les différences de nos réalités (hommes ou femmes, petits ou grands, jeunes ou vieux, savants ou ignorants, bien portants ou malades, blonds ou bruns, clairs ou foncés de peau, etc.) mais comme personnes nous sommes définis par la même dignité[2]. Imposer sa dignité, assurément, c’est faire autorité. Si l’on admet que certains individus sont plus disposés que d’autres à imposer la leur (Rousseau l’a dit :  dans la servitude on perd jusqu’au désir d’en sortir), l’autorité qu’ils imposeront à propos d’eux-mêmes sera celle de la personne en général dont ils n’admettront pas qu’elle soit bafouée en eux, et non pas une autorité qui leur serait propre et qui consisterait en quelque chose de particulier.

Sur le second point : le charisme consistant à ne pas être n’importe qui, on demande ce que c’est qu’être n’importe qui. La réponse est évidente : c’est être sujet du choix, puisque celui-ci s’entend expressément d’être ce que n’importe qui ferait dans une situation objective et subjective similaire. Autrement dit c’est être à la fois défini et constitué par l’autorité du savoir qui est idéalement le même pour tout le monde. 

Dès lors il suffit de dire que le savoir ne fait pas autorité pour ou par quelqu’un pour désigner un sujet dont l’autorité soit personnelle ! 

Est charismatique tout sujet qu’il est impossible d’être

Le monde est l’horizon de ce qu’on peut savoir et de ce que, sachant, on peut anticiper – c’est pourquoi on le définit aussi comme l’horizon des possibles et donc comme celui d’être possiblement sujet. Le sujet de la décision, par opposition à celui du choix, est donc extérieur au monde et par conséquent à la possibilité d’être sujet. C’est qu’une décision est un événement (alors qu’un choix est un fait) et que le propre d’un événement est de n’avoir pas été possible avant d’être réel. Quand on se demande ce qu’un chef pourrait décider, c’est donc qu’on ne parle en réalité ni d’un chef ni d’une décision mais d’un certain individu et des choix qu’il est susceptible de faire : ceux qu’on ferait à sa place.

Telle est d’ailleurs la pratique du commandement : le chef écoute tous les avis, chacun lui indiquant ce qu’il est selon lui préférable de faire, puis il se retire dans sa tente pour décider. Il le fait dans le silence – et d’abord dans celui de sa propre pensée qui, comme chez n’importe qui dont il reste le semblable, ne peut être qu’une recherche du meilleur choix. De fait, pour décider, il faut se vider la tête alors que pour choisir il faut avoir présents à l’esprit les avantages et les inconvénients de chaque éventualité. La clôture de la tente et le silence de la pensée, en donnant l’idée de la sacralité d’un espace réel et d’un espace mental, marquent l’extériorité au monde, y compris intérieur. 

Définir le charisme non pas comme une capacité « quasi-surnaturelle » (Weber) mais comme l’impossibilité que le savoir compte, c’est dire qu’on trouve « charismatiques » des personnes qui ne sont manifestement pas du monde (comme le chef quand il est retiré sous sa tente) bien qu’elles ne diffèrent en rien de nous (le chef est l’un des nôtres, que nous avons élu). 

Que l’extraterritorialité s’entende à propos du monde pour les autres et de soi pour ceux que cela concerne, on le traduira en parlant de sujets « impossibles » bien que par ailleurs ils soient aussi réels et imaginaires que les autres. Cela signifie que la notion du charisme est celle d’une butée d’aberration dans la notion même de sujet : du point de vue des autres, c’est une façon d’être sujet dont le propre est de rendre impossible la représentation qu’on le soit. Un président de la République, par exemple, n’importe qui peut envisager de l’être et se voir à la place de celui qui l’est sur le moment (des hordes de petits politiciens ne vivent que de cette obsession). Mais être de Gaulle ou Mitterrand, personne ne peut se représenter ce que c’est et l’idée de se mettre à leur place n’a aucun sens. 

Notre épreuve de cette impossibilité

Quand il introduit la notion de charisme pour indiquer un type d’autorité qui n’est ni rationnel-légal ni traditionnel, Max Weber cite le prophète, le chef de guerre, le souverain plébiscité, le grand démagogue ou le chef d’un parti politique[3]. Alors nous le demandons : cela, est-ce qu’on a la possibilité de l’être, y compris en étudiant ou en travaillant très longtemps ? Pharmacien, chef de bureau ou notaire, pas de problème : n’importe qui peut l’être, il suffit de faire ce qu’il faut. Mais « prophète », « souverain plébiscité » ou « grand démagogue »[4] ? On ne peut pas poser la question sans déclencher le rire. Voilà donc le point décisif : avoir du charisme, quand on le considère à la façon du sociologue comme une catégorie de l’autorité, c’est être ce qu’il n’est possible à personne d’être, alors qu’il est possible à tout le monde d’être n’importe quoi quand les conditions sont réunies.

Posons alors la question : cela veut dire quoi, « impossible », ici ? Voici la réponse, qui va nous étonner : cela veut dire impossible « par ailleurs » et donc possible pour ce qui est de la réalité commune. Expliquons-nous. 

Je ne peux certes pas être un « prophète », mais enfin je peux annoncer que la semaine promet d’être chaude (j’habite dans le midi et nous sommes en été) ; je ne peux certes pas être un « souverain plébiscité », mais enfin je décide seul de mon enseignement et il est arrivé que tout une classe d’étudiants juge que mon cours n’était pas trop mauvais et me le fasse comprendre ; quant à être un « grand démagogue » cela m’est pareillement fermé, mais l’honnêteté m’oblige à avouer, le terme certes légèrement gauchi, que j’ai parfois exagéré l’expression de mon estime pour certaines personnes dont j’avais besoin pour des raisons de carrière ou pour certains groupements d’étudiants peu philosophes dont je craignais que la bienveillance ne soit pas totale… Bref, ce que sont les porteurs de charisme exemplifiés par Weber, moi aussi je peux l’être –  sauf que c’est à la petite semaine. 

Qu’est-ce que nous comprenons alors ? Que l’extraterritorialité du charisme est en réalité une transcendance

Or la transcendance au sens qui nous est imposé par ces exemples, c’est l’identité d’une possibilité commune et d’une impossibilité personnelle. 

Ainsi pouvons-nous en produire le paradigme : être artiste. C’est d’ailleurs la définition même de l’artiste d’être ce que nul n’a la possibilité d’être, puisque l’art consiste expressément à produire ce qui va frapper d’inanité son anticipation. L’œuvre naît entre les mains et pas dans le cerveau, justement parce que le travail artistique consiste, pour celui qui l’accomplit, à se déposer c’est-à-dire à ne pas être le producteur d’objets qu’il avait la possibilité d’être (l’impossibilité de cette dépose définit l’académisme). Alors qu’on l’imagine à partir de l’idée de maîtrise, l’artiste advient à lui-même c’est-à-dire à sa propre déposition quand ce qu’il a artisanalement façonné se met à faire de plus en plus précisément autorité sur lui, par exemple en lui demandant de rattraper ou au contraire d’accentuer un déséquilibre, puis en exigeantqu’il pose ici une touche de bleu et que là qu’il étale un certain rouge, et enfin en lui interdisant brusquement d’y toucher encore. Institué comme auteur par cette autorité alors que sa compétence et le monde ne l’autorisaient qu’à être un producteur, l’artiste n’a plus qu’à faire la seule chose dont soit capable un auteur : signer – acte d’autorité consistant à témoigner d’une autorité que par là même on avère

Cela donc, c’est l’artiste par exemple un peintre. Or qui niera que produire ou fabriquer n’importe quoi soit pour n’importe qui l’épreuve d’une certaine indépendance de ce qu’il est en train de faire par rapport à l’anticipation qu’il en avait, puisque justement il le fait ? Un professeur par exemple ne prépare pas un cours sans juger pendant sa préparation et comme cette préparation même de l’équilibre ou du déséquilibre de ses différentes parties selon l’étendue et le degré de difficulté, dans un souci dont il est impossible de nier qu’il est un tant soit peu esthétique. Il est rare en somme qu’on ne regarde pas ce qu’on a fait, une fois qu’on l’a fait, qu’on ne le contemple pas un peu. Or qu’est-ce qu’on contemple, par opposition à ce qu’on fait ? Une œuvre (c’est même sa définition statutaire) ! Est-ce à dire qu’on est artiste ? Certes non. Ou alors oui, mais à condition que ce soit au sens de tout à l’heure : à la petite semaine

Peut-être l’idée du charisme de l’artiste sera-t-elle plus concrète si nous passons de l’exemple du peintre à celui de l’écrivain. Son intérêt est qu’on ne peut pas se représenter que quelqu’un soit écrivain, à savoir quelqu’un dont l’écriture soit intransitive (il n’écrit pas ceci ou cela, non : il écrit), qui n’a aucun savoir à transmettre (ce n’est pas un « écrivant », comme dit Barthes : transmetteur de connaissances ou d’idées) et surtout qui n’a rien de particulier à dire (c’est juste qu’il ne doit jamais écrire moins de deux pages par jour). Si écrire est possible à tout le monde, être écrivain ne l’est à personne (ceux qui le sont ne comprennent pas qu’ils le soient : ils ne peuvent pas ne pas l’être). Tout le monde écrit plus ou moins (au moins une liste de courses avant d’aller au supermarché) ; publier des livres est par ailleurs quasi-constitutif de certaines professions comme les journalistes ou les universitaires. Bref, ce que font les écrivains, nous le faisons tous plus ou moins. En effet : à la petite semaine ! Eh bien c’est cela le charisme attaché à cette condition : cette impossibilité ou encore cette transcendance qui fait voir ceux qui en relèvent presque comme des extraterrestres.

Une des applications de ces évidences est que le charisme soit exclusif de la première personne : on ne saurait soi-même être « charismatique », a fortiori vouloir l’être, ni même avoir conscience de l’être (sinon comme le sens réfléchi d’un bizarre comportement des autres à notre égard). Qui ne voit en effet que l’affirmation « j’ai du charisme » est aussi grotesque et pitoyable (et donc si récusatrice de toute éventualité d’être vraie) que sont sottes et naïves des affirmations comme « je suis quelqu’un de libre » ou « je suis quelqu’un d’authentique » ?

L’autorité d’être soi et son exclusivité à l’être

Comment comprendre cette extériorité au monde et à soi-même, à sa propre notion et à sa propre réalité ? On répondra en se souvenant que, pour les êtres originellement et définitivement exilés d’eux-mêmes par le langage, être sujet neconsiste pas à être sujet. Non : cela consiste de l’extérieur  à avoir pour affaire, c’est-à-dire pour responsabilité, pour autorité, d’être sujet. 

En ce qui nous concerne l’être du sujet ne se réduit pas à une détermination (ce qu’on est, y compris subjectivement), mais se joue dans la responsabilité subjective (qu’on le soit). Notre langue l’exprime bien par la distinction de l’indicatif et du subjonctif : il y a ce qu’on est, à savoir un sujet (indicatif), et il y a qu’on le soit (subjonctif). Entre ces deux plans se glisse une irréductibilité qui est elle-même irréductible au fait de second ou de énième degré qu’elle pourrait encore constituer. En effet il faudrait que ce fait, aussi originel ou ultime qu’on veuille le concevoir, soit encore l’affaire de quelqu’un, sinon ce n’est pas d’un sujet qu’on parlerait mais d’une substance que personne n’aurait la responsabilisé d’être.

L’impossibilité qu’il y ait jamais une dernière imputation, c’est-à-dire un dernier fait qui serait enfin celui de la responsabilité et dont dès lors personne ne serait responsable, on le signifie par l’impossibilité de jamais pouvoir ramener quelqu’un à qui l’on s’adresse à quelque chose qu’on déterminerait, même à la limite comme instance d’imputation irréductible. Car cela répondrait à la question « quoi ? » alors que la mention de quelqu’un correspond irréductiblement à la question « qui ? ». On exprime cela par l’idée d’une définitive « exclusivité à l’être » : jamais on ne peut dire que nous sommes puisque, précisément, nous avons pour affaire, pour responsabilité, pour autorité, de l’être.

Eh bien cette exclusivité à l’être qui empêche que quelqu’un soit jamais réductible à quelque chose (même à un sujet qui aurait comme structure une responsabilité irréductible), il n’y a qu’une seule manière de la désigner : c’est pour chacun l’autorité d’être soi. 

L’autorité d’être soi et son exclusivité à la détermination

Désigner par cette expression l’impossibilité que le fait d’être soi ne soit pas, encore et toujours, quelque chose d’imputable à quelqu’un (et donc pas à quelque chose comme une structure), cela rend absurde l’idée que cette autorité puisse se déterminer : c’est alors à quelque chose qu’elle le serait[5] ! On se limitera donc au sens de la distinction que fait notre langue entre l’indicatif et le subjonctif : ce qu’on est, à savoir toujours un certain sujet avec ses responsabilités déterminées (faire correctement son travail, élever au mieux ses enfants, etc.) il n’y a aucun sens à déterminer qu’on le soit

Il suffit d’appliquer cette nécessité à n’importe quel exemple : si la responsabilité qu’on a de soigner est expressément médicale (indicatif), il n’y a aucun sens à dire que la responsabilité qu’on en a le soit (subjonctif). 

On peut le montrer en rappelant qu’on n’est jamais responsable de quoi que ce soit qu’à d’abord être responsable de cette responsabilité même, et que cette antériorité est une inconsistance : le professeur n’est par exemple responsable de son enseignement que dans l’a priori d’une responsabilité d’être professeur, évidemment, mais qui est responsable d’être professeur ? Pas le professeur en tout cas, mais celui qui est professeur, par exemple Pierre. Or il ne l’est pas puisqu’il est le sujet de l’alternative rétrospective de l’être ou de ne pas l’être, et que la responsabilité d’être professeur ne peut pas être une responsabilité de professeur. De la même manière celui qui soigne les malades exerce une responsabilité de nature médicale et non pas de nature politique ou artistique, par exemple ; mais exercer une responsabilité de nature médicale n’est pas quelque chose dont la responsabilité soit elle-même de nature médicale. Autrement dit : être médecin n’est pas plus quelque chose de médical qu’être géomètre n’est quelque chose de géométrique. Et ainsi de suite : toute responsabilité qui consiste en quelque chose n’en est une que depuis et par une responsabilité antérieure dont elle relève constitutivement, et qui elle-même ne consiste en rien

C’est l’expérience commune : le médecin ne peut pas plus expliquer au malade qu’il soit médecin que le professeur ne peut le faire en parlant aux étudiants, parce que la parole du premier ne serait pas plus médicale que ne serait pédagogique celle du second. Dans les faits, on peut bien sûr s’adresser des paroles personnelles, mais dire qu’elles le sont, c’est dire qu’elles sont impossibles (c’est-à-dire en réalité irresponsables) du point de vue de la responsabilité dont on était parti. 

D’où cette évidence qu’on divise toujours la responsabilité en responsabilité réelle et donc déterminée (elle est médicale, pédagogique, etc.) et en responsabilité personnelle exclusive de la détermination (être médecin n’est pas médical, être professeur n’est pas pédagogique, etc.)! 

Tout le monde en sera convaincu quand nous aurons fait remarque que quoi qu’on soit, c’est personnellement qu’on l’est !

Réellement, c’est consistant (par exemple c’est médical, pédagogique, etc.), mais personnellement ça ne l’est paspuisque c’est toujours personnellement qu’on est sujet de ce dont on est sujet. L’antériorité de la responsabilité à elle-même (on n’est jamais responsable qu’à d’abord être responsable d’en être responsable), est donc formellement celle d’une inconsistance originelle par rapport à une consistance toujours seconde. Bref on ne sort pas de cette évidence (consistante car déterminée) qu’une chose est la responsabilité de ce qu’on fait et qu’une tout autre (inconsistante car exclusive de la détermination) est la responsabilité de le faire.

L’autorité d’être soi n’est donc pas une certaine autorité : c’est juste qu’il soit impossible de jamais ramener quelqu’un au statut d’être quelque chose, bien qu’en fait quelqu’un soit quelque chose, à savoir un sujet et non pas autre chose – sauf que ça ne compte pas et que tout est là. Et certes ça ne compte pas qu’on soit un sujet : ce qui compte, c’est qu’on ait pour affaire – responsabilité, autorité – d’être ce sujet.

Cette autorité d’être soi, qu’on peut dire pure ou insaisissable pour la très bonne raison qu’elle ne consiste en rien, elle ne cesse à chaque instant d’être validée. On désigne là les reconnaissances de chaque instant. Car c’est bien toujours à quelqu’un que nous nous adressons, y compris dans nos interactions les plus formalisées. Par quoi nous entendons l’autorité irréductible comme telle (et donc irréductible au fait qu’on pourrait encore y voir) d’être un certain sujet. On parle à un sujet qui est bien quelque chose, par exemple un médecin et non un géomètre, mais si on lui parle, à lui (et non pas à ça !) c’est parce qu’on s’adresse non pas à ce sujet, bien que ce soit ce qu’on se représente, mais à quelqu’un dont c’est l’affaire, la responsabilité, l’autorité, d’être ce sujet.

Stupeur du charisme : un réel

Il y a ce qu’on est, et par ailleurs il y a qu’on le soit. Cela, c’est la condition de n’importe qui (nous disons bien « qui » et non pas « quoi »). Eh bien le charisme, c’est que l’impossibilité de jamais ramener la question « qui ? » à la question « quoi ? », au lieu de l’admettre comme on le fait à chaque instant dans le tout venant des reconnaissances réciproques, on bute sur elle. Ou, si l’on préfère une autre métaphore, c’est qu’elle troue le monde, lequel est l’espace intersubjectif de nos vies.

Ainsi le charisme pourrait être entendu comme l’irréductibilité de « qui » à « quoi ». Mais ce n’est pas cela, qui vaut tout n’importe qui. Pourquoi ? Parce qu’à propos du charisme comme « autorité personnelle de quelqu’un » on parle d’une butée, d’une effraction, presque d’un traumatisme et que c’est donc le réel de cette irréductibilité ! Non pas comme chez tout le monde l’autorité d’être soi, mais le réel de cette autorité, sur quoi on bute et qui vient trouer le monde. 

La pertinence de cette indication d’un « réel » de l’irréductibilité personnelle est facile à reconnaître : il suffit d’opposer le cas d’un professeur dont la classe est silencieuse au cas de son collègue, semblable à lui en tous points sinon supérieur sur beaucoup, qui n’aura jamais cessé d’être chahuté. Comment nier qu’en l’idée d’imposer non seulement l’ordre et le silence mais encore le travail quand la pente est celle de la distraction et de la paresse (et de la méchanceté…), il ne s’agisse d’un effet de réel c’est-à-dire d’une butée, d’un arrêt, d’une impossibilité qui distingue la personne ?

Ce réel, il faut maintenant le cerner. Ce sera bien sûr par la distinction propre à la condition d’être sujet : d’un côté le choix dont la question est celle de la responsabilité ce dont on est sujet, et de l’autre la décision dont la question est celle de la responsabilité d’en être sujet. 

Les deux positions du nom

Tout autorité est une certaine autorité. En toute autorité déterminée, il s’agit en réalité d’une autre autorité : celle du savoir et de l’institution dans le cas de l’autorité pédagogique, celle de la science, de la technique et aussi de l’institution dans le cas de l’autorité médicale, et ainsi de suite. Rien de tel dans l’autorité d’être soi, dont on peut dire pour cette raison qu’elle est la seule autorité qui ne soit pas du semblant. 

Insistons : toute autorité est du semblant parce qu’elle consiste toujours à effectuer une autre autorité, sauf l’autorité d’être soi qui ne consiste en rien.

Cela vaut évidemment pour n’importe qui. En quoi est-ce que cela expliquerait le charisme dont la notion est celle d’une distinction sinon d’une discrimination (eux, les vrais, et nous autres qui vivons comme nous pouvons) ?

On le sait parce que le charisme de quelqu’un est l’impossibilité qu’il soit n’importe qui et que la notion d’être n’importe qui est celle d’être sujet du savoir autrement dit du choix. 

Une autorité qui est du semblant, c’est donc celle de choisir parce qu’en réalité c’est le savoir qui décide ; une autorité qui n’est pas du semblant, c’est celle de décider parce que décider, cela consiste précisément à faire que le savoir ne compte pas. Les conseillers sont unanimes : voilà ce qu’il faut faire ; oui, mais c’est le chef qui décide et on fera ce qu’il aura décidé !

Quelle est la différence, subjectivement ? Tout le monde le sait : un choix, on l’explique tandis qu’une décision, on la signe. 

En expliquant un choix, on montre que n’importe qui aurait fait le même s’il s’était trouvé dans la même situation objective et subjective. Autrement dit, choisir, cela consiste à faire que, personnellement, on ne compte pas. Cela étant, un choix reste imputable à quelqu’un : c’est par exemple Pierre Dupont qui a choisi le camembert quand on lui a présenté le plateau de fromages, alors que c’est Paul Durand qui a choisi le brie, chacun sachant ce qui lui procure habituellement le plus de plaisir et se faisant sans y penser le vecteur de ce savoir. 

En signant une décision, c’est tout le contraire : d’autorité, on a fait que le savoir ne compte pas. La recommandation des conseillers était pourtant excellente mais le chef a pris le parti contraire : que voulez-vous, c’est lui qui décide. 

On objectera que le savoir compte quand même : on sait qui a décidé. Contrairement aux conseillers qui sont interchangeables (c’est leur savoir qui compte), le chef ne peut pas être n’importe qui. Nous savons donc qui c’est. En effet, nous le savons – et bien sûr lui aussi en tant qu’il reste l’un d’entre nous. Mais comme chef, son nom est-il un savoir ? 

Pour répondre, il suffit de regarder : qu’est-ce qu’il est en train de faire, avec son stylo ? Vous dites qu’il écrit son nom, c’est-à-dire qu’il en communique le savoir à quiconque lira ? Pas du tout ! Regardez : c’est illisible ! Ce n’est donc pas son nom qu’il a écrit : c’est sa signature – son sceau – qu’il appose ! Communiquer est transitif, apposer est intransitif. Écrire son nom de manière illisible alors qu’écrire c’est donner à lire, cela s’appelle écarter le savoir

On voit la distinction : il y a tous ceux qui choisissent et le fait que cela leur reste imputable se traduit par le savoir de leurs noms. Par ailleurs il y a celui qui décide et le fait que cela lui reste imputable se traduit non pas par une communication de savoir mais tout au contraire par un scellement, la signature, qui est en elle-même un acte d’autorité. L’autorité, on l’a dit, c’est faire que le savoir ne compte pas. Et signer, en effet, c’est faire que son nom ne soit pas lisible. De fait, on bute sur le réel d’une signature, au lieu d’anticiper les explications qui pourront toujours être demandées à ceux qui choisissent.

Le choix ne renvoie pas au réel, puisqu’il est toujours discutable. La décision, c’est le contraire : quand elle est prise, on ne peut plus rien, il faut faire avec, même dans l’hypothèse où on la trouve absurde voire suicidaire. Un paradigme de réel serait ainsi le refus de gracier un condamné à mort : « nous sommes désolés : c’est sa décision, il faut vous préparer ». 

On voit l’opposition : il s’agit de l’autorité de quelqu’un à être sujet dans les deux cas, du choix et de la décision sauf que dans le cas du choix c’est un semblant, alors que c’est un réel dans le cas de la décision.

Si maintenant les deux positions du choix et de la décision qui sont internes à chacun deviennent les positions de sujets différents, comme dans l’exemple des conseillers et du chef, et si l’on reconnaît à la seconde le privilège de cette extériorité au monde en quoi consiste le charisme (les personnes qui en relèvent sont par rapport au monde comme le chef dans l’espace intouchable de sa tente), alors on se trouve contraint de poser la définition suivante : 

Le charisme est le réel de l’autorité d’être soi. 

Il produit l’effet de distinction d’emblée mentionnée quand on aborde cette notion : devant certaines personnes nous nous sentons non vrais et il faut parler de réel parce que c’est un traumatisme. Le sens de cette épreuve détermine des jugements et surtout des reconnaissances communes. Ainsi dit-on que c’est le chef, dont le nom est désormais immortel, qui a gagné la bataille. Pourquoi ? parce qu’il s’y rapportait sur le mode de la décision alors que les soldats qui l’ont faite, et dont les noms resteront ignorés, s’y rapportaient sur le mode du choix en tentant à chaque instant d’agir pour le mieux… Il y a donc d’un côté ceux qui importent auxquels on reconnaîtra toutes sortes de mérites puisqu’à chaque fois leur question était celle du bien, et de l’autre celui qui compte, dont le nom universellement célébré cesse d’être objet de savoir en disparaissant sous un titre (« duc d’Iéna », « vainqueur de Verdun », etc.)Quand il passe les troupes en revue, toujours du haut de son cheval même s’il est en jeep ou à pied, chacun est frappé de son charisme.

La vérité manifeste des uns et le savoir certain des autres

Avec cette définition le problème est résolu ; mais cela ne rend pas compte du jugement de charisme d’abord comme ce jugement de vérité qu’on vient de rappeler (il y les « vrais », et par ailleurs il y a nous autres) ensuite comme une discrimination (idem).

Sur le premier point, c’est facile, puisque la vérité n’est rien d’autre que l’impossibilité que le savoir compte. Le vrai en effet, c’est ce qu’on sait – sauf que ça ne compte pas qu’on le sache et que c’est précisément en cela que c’est le vrai. Dire par exemple qu’est vraie l’affirmation d’Euclide, c’est dire que la somme des angles d’un triangle plan n’en aurait pas moins été égale à deux droits si cet auteur n’était pas venu au monde, et même si aucune conscience n’était jamais apparue dans l’univers. Mais qu’on veuille que le savoir compte, et ce n’est plus du vrai transcendant le savoir qu’on parlera : seulement du certain, qui lui est immanent. On peut dire la même chose autrement : c’est la vérité qui décide du savoir, puisque savoir autre chose que le vrai, c’est tout simplement ne pas savoir. 

Sur le second point, c’est plus difficile. Après ce qu’on vient d’apprendre, on dira que les uns, qui forment le grand nombre se définissent d’un nom qu’on peut savoir, tandis que les autres, qui forment le petit nombre (ceux dont on ne peut pas nier qu’ils ont du « charisme »), se définissent d’un nom qu’on ne peut pas savoir

Ainsi le petit nombre est celui de ceux dont le nom est originellement une signature, tandis que le grand nombre est celui de ceux dont la signature est originellement un nom. 

On peut encore présenter l’alternative en disant que le nom qu’on peut communiquer est celui qui peut participer à la non-vérité du monde c’est-à-dire à l’imputation des choix, tandis que le nom illisible (biffé, incommunicable) de la signature lui reste étranger. 

La « vérité » qu’on reconnaît à certains être n’est donc en rien quelque chose de positif : comme on l’a dit d’emblée, c’est juste l’étrangeté au monde – dans lequel la vérité n’advient jamais que comme événement, trouage, irruption. Car telle est la vérité d’une manière générale : est vrai ce dont choit le savoir qu’on en a (ce qui suppose qu’on l’ait !) et par conséquent ce qui vient trouer, effracter, déchirer cette nappe toujours surdéterminée d’a priori matériels, au sens de possibilisés objectives et d’anticipations subjectives, qu’on appelle le monde. 

Produire cet effet d’effraction, c’est exactement ce qui nous fait dire de certaines personnes qu’elles ont du charisme : le savoir dont elles devraient normalement relever pour produire un effet – on peut en rassembler l’idée en disant qu’elles devraient être importantes – manque et insiste quant à manquer. 

Or c’est quoi, cette insistance ? Très exactement celle qu’on met en avant quand on dit, à propos d’une responsabilité déterminée qui est donc toujours une responsabilité du bien (faire au mieux son travail, élever au mieux ses enfants, se promener le plus agréablement possible, etc.), que c’est personnellement qu’on l’exerce. Si c’est personnellement qu’on soigne ou qu’on enseigne, par exemple, cela signifie que la médecine ou la pédagogie qui sont les déterminants de la responsabilisé qu’on exerce, ne comptent pas quant à ce que nous soyons le sujet pour lequel elles comptent ! 

Le point décisif est celui-ci, en effet, qui dit la misère de l’être parlant comme l’envers de sa grandeur de responsable du vrai : ce qui compte pour nous comme sujets ne compte pas quant à ce que nous en soyons sujets. La distinction que nous sommes de nous-mêmes est donc claire : pour le sujet que nous sommes, le savoir compte ; mais quant à être ce sujet – ce qui est notre affaire « personnelle » car ce sujet, c’est personnellement qu’on l’est – le savoir ne compte pas. Et que le savoir ne compte pas, c’est la désignation de la vérité par le savoir lui-même, précisément en tant qu’il n’y a de savoir que du vrai (on vient de rappeler que savoir autre chose que le vrai, c’était tout simplement ne pas savoir).

Notre « autorité d’être nous-mêmes » est donc en nous l’insistance de la vérité.   

Il appartient ainsi à la vérité en nous d’être refoulée par les responsabilités déterminées qu’à chaque instant nous avons à exercer et donc finalement, la responsabilité étant toujours de faire au mieux, par le bien. Que le bien refoule la vérité, ce n’est rien d’autre que l’impossibilité, pour la responsabilité d’être le sujet qu’on est, de ne pas être refoulée par la responsabilité du sujet qu’on est. Car le souci réel de ce dont on s’occupe exclut – refoule est le mot – le fait personnel qu’on s’en occupe.

Ce refoulement de la vérité par le bien, nous sommes désormais en mesure d’indiquer en quoi il consiste subjectivement : il consiste à avoir trivialisé son nom en en faisant le repérage des choix que nous faisions. L’impossibilité du nom, au sens où la signature est cette impossibilité, c’est donc la vérité dans sa dimension subjective. 

Et en effet : ce qu’on signe et que par là même on valide quant à ce qu’il soit, c’est le vrai. Car est vrai non pas simplement ce qui est (indicatif), mais ce qui est validé quant à ce qu’il soit (subjonctif) – comme on le voit avec l’exemple d’employés indélicats qui, la nuit venue, feraient sans les déclarer des heures supplémentaires dans l’utilisation des machines, des encres et des papiers de l’imprimerie officielle des billets de banque. Parfaitement identiques aux à ceux dont la production était autorisée, les billets qu’ils emporteraient au petit matin n’en seraient pas moins des faux[6].

Eh bien c’est cela que certaines personnes, à leur insu, donnent à voir. Et c’est de le voir en les voyant que nous disons qu’elles ont du charisme. 

Cette donation de visibilité pour le vrai en tant que subjectivement institué d’un nom qui n’a pas été trivialisé (celui des décisions toujours personnelles, par opposition à celui des choix toujours communs), cela porte un nom : l’aura. Le charisme est une aura.

Ainsi pouvons-nous terminer en donnant du charisme la définition personnelle, au sens où l’on parle d’être personnellement responsable de ce dont on est responsable en tant que sujet déterminé (par exemple médecin ou géomètre). Ce faisant, nous assumerons dans cet ordre celle qu’on a déjà donnée et qui pointait la dimension effractive, événementielle, en somme « impossible » ou encore « réelle », de la vérité – laquelle troue localement l’a priori de savoirs dont est fait le monde et dont nous sommes nous-mêmes constitués comme vivants dans le monde[7].

Rappelons cette définition : « le charisme est le réel de l’autorité d’être soi ».

Donnons maintenant la définition non plus réelle mais personnelle du charisme, celle qu’il faut finalement retenir pour comprendre que le charisme soit l’autorité personnelle de quelqu’un à qui il serait de notre part irresponsable de ne pas marquer une déférence particulière, et devant qui on se sent non pas faux, certes non, mais non vrai puisque le vrai, c’est lui. La voici, simple et évidente comme il convient : 

Le charisme est la personnification de la vérité.

 

Conclusion

 Le charisme de certaines personnes, c’est pour nous le rappel de notre responsabilité d’être nous-mêmes, celle-là même que nous font constamment oublier les responsabilités déterminées que nous ne cessons légitimement d’assumer. 

La responsabilité d’être personnellement ceux que nous sommes, c’est étonnamment celle de la vérité par opposition à la responsabilité du bien, laquelle consiste à trivialiser son nom en faisant ce que n’importe qui, dans la même situation objective et subjective, trouverait légitimement bon de faire. 

Que le charisme de certaines personnes vienne trouer le monde, s’imposer comme une présence qui ne correspond à rien, c’est le rappel de ce que la question générale du bon ne s’entend jamais que par le refoulement de celle du vrai – refoulement par ce que nous sommes (des sujets responsables de ceci ou cela) du fait que nous le soyons (des sujets dont l’affaire est d’être sujet en général, et les sujets qu’ils sont en particulier).

Si la question du sujet est celle du bienla question de la responsabilité d’être ce sujet est celle de la vérité, structurellement refoulée par la première.

Le charisme est donc en quelqu’un la visibilité de la levée de ce refoulement, ou alors de son manque : la personne cesse de trivialiser son nom en prenant au sérieux les affaires du monde comme elle le faisait jusque là – ou alors elle ne l’a jamais fait, n’ayant jamais été chez elle dans le commun.

Parce que notre question n’est pas tant celle de ce que nous sommes que celle de ce que nous le soyonsla question de la vérité que cache notre légitime souci du bien et des biens ne cesse jamais d’insister au fond de nous. 

Parfois elle surgit, en toute méconnaissance. C’est alors le charisme. Des autres[8].

Jean-Pierre Lalloz

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[1] Alain Delon, par exemple, a souvent dit qu’il n’avait jamais appris le métier d’acteur.

[2] Et non pas par des dignités « égales » comme le croient ceux qui confondent estimer et respecter, autrement dit la valeur (relative) et la dignité (absolue).

[3] Max Weber Le savant et le politique, Plon, 1963, pp.102 et 103.

[4] Pour une raison dont le lecteur se souvient, on récuse à propos du charisme l’exemplarité de « chef d’un parti politique ».  

[5] Bien entendu on peut toujours déterminer la responsabilité dont relève une première responsabilité, et dire qu’on est par exemple médecin par tradition familiale. Mais alors il faut continuer : on veut être un bon fils ou une bonne fille, disons, par probité religieuse. Et il n’y a pas de raison de s’arrêter. Si on ne veut pas être irresponsable comme sujet religieux, c’est par exemple pour être fidèle à son origine ethnique. Et ainsi de suite. On le voit : la conséquence de chausser la spirale réflexive en adoptant une reprise indéfiniment dilatoire, c’est qu’il n’y a jamais de décision nulle part et que jamais personne n’a à répondre de soi. Or, outre le fait de supprimer toute éventualité d’imputation qu’elle représente, cette démarche est énonciativement contradictoire. Pourquoi ? Parce que c’est la même chose d’affirmer la vérité d’une proposition et de se mettre en position d’en être le dernier garant. Imputer suppose donc de stopper au premier niveau le vertige de donner une détermination à la responsabilité d’être responsable de manière déterminée.  

[6] C’est une sottise de voir entre la vérité et la fausseté une différence de réalité, comme si la vérité ou la fausseté étaient la qualité ou la caractéristique de certains jugements. Le vrai est ce dont l’être est autorisé, le faux étant ce dont l’être se représente comme autorisé. 

[7] D’où sa présence comme « symptôme » : dans la vie des êtres parlants, ça ne va jamais totalement bien. Et aussi la haine de la vérité, sous-texte de toutes les paroles poussant au bien, ou simplement le disant. 

[8] Reste la question : pourquoi certains autres, et pas n’importe quel autre. Elle relève des sciences humaines et plus particulièrement de la sociologie, le charisme étant un phénomène d’autorité c’est-à-dire de réciprocité sociale. De ce point de vue, voici ce qui s’impose : est forcément charismatique l’individu dont les signes et indices de l’habitus (sa disposition envers le monde et lui-même, ses goûts, ses opinions, ses postures corporelles inconscientes…) apparaissent aux autres comme représentatifs des valeurs qui font de leur monde un espace de légitimation pour eux-mêmes. Il est par ailleurs évident que notre explication par l’alternative de trivialiser ou pas son nom (être sujet de choix ou de décisions) renvoie à l’inconscient des personnes concernées : le nom qu’on ne trivialise pas reste celui du père mort. Ainsi la cause du charisme relève d’une double lecture de la constitution du sujet, qui lui est par définition extérieure (c’est comme parlés que nous parlons). Le repérage des vicissitudes factuelles – un exemple : que le ménage des parents ait été une mésalliance – rendra compte de ce qui semblera à tout le monde, et notamment à ce frère jaloux (Caïn) qu’est toujours le sujet quelconque, une « élection ».