L’autorité et son réel

Conférence du 12 février 2025 à l’UPN

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L’autorité, qui n’est l’autorité qu’à n’être ni le pouvoir ni la puissance, doit néanmoins s’entendre selon un autre, qu’on appellera son « réel ». Rappelons que le réel d’une chose, c’est le contradictoire d’elle-même qu’elle ne peut pas ne pas être en s’effectuant. Par exemple le réel de l’école, entreprise de libération des inégalités sociales, est le renforcement et la pérennisation de ces mêmes inégalités par la légitimité qu’elle leur confère. Une chose est donc la notion d’autorité, une autre chose est l’autorité elle-même, qui n’est l’autorité qu’à s’imposer – une autorité qui ne s’impose pas n’en étant pas une (c’est au mieux l’idée d’une autorité).

Quel est donc le « réel » de l’autorité ? Voici la réponse, qui est en même temps une définition : la violence.

 Qu’est-ce en effet que la violence, sinon justement une autorité qui s’impose en tant qu’autorité c’est-à-dire en tant qu’elle fait choir toute raison, la première étant l’autonomie de ce sur quoi ou sur qui elle s’exerce et donc la seconde qu’on n’y consente pas ? De fait quand on parle de violence, on ne parle jamais que d’une autorité dans son réel : un agresseur a par exemple imposé son autorité à sa victime en la réduisant à merci. Pourtant, l’autorité, c’est qu’on y consente…

I. L’autorité : qu’on n’ait pas à se justifier

L’autorité ne se distingue pas par la pertinence de ses justifications, mais au contraire par son indifférence vis-à-vis d’elles. Une autorité qui s’appuie sur des justifications cesse d’en être une et devient une simple conviction fondée sur des arguments, ou une persuasion fondée sur des impressions : les deux renvoient à une égalité de principe dont la notion d’autorité est précisément la négation, puisque c’est le rapport d’un supérieur à un inférieur qu’on appelle ainsi dans un ordre donné. « Faire autorité » consiste toujours à frapper d’inanité les raisons dont on pourrait arguer, y compris quand elles seraient justifiantes. Le légitime ne l’est qu’à n’avoir pas besoin d’être légitimé (c’est l’illégitime qui a besoin de l’être !)

D’où ce paradoxe que c’est seulement à la condition de ne pas être justifiée (ou de renvoyer à rien tout ce qui la justifierait) qu’une autorité en est une. Faire autorité, c’est donc manifester qu’on n’a pas à se justifier.

L’idée qu’il devrait y avoir un « fondement » à l’autorité ou encore que les autorités devraient être « légitimes », repose donc sur l’ignorance de ce qu’est l’autorité. Plus précisément elle consiste à confondre la décision, qui est l’acte de faire autorité pour la seule raison qu’on en a l’autorité, avec choix, qui est au contraire l’action d’être déterminé dans ses options par une compétence qui aurait aussi bien pu être celle de n’importe qui d’autre. Là où le choix s’appuie sur des arguments ouverts au débat, une décision s’impose. On discute un choix, mais on prend acte d’une décision. Le choix renvoie à des arguments, la décision à une signature. Obtempérer n’est donc pas le résultat d’un jugement sur la légitimité des ordres : un soldat n’est pas tenu de comprendre les ordres qu’il reçoit, ni moins encore de les approuver, mais seulement de les exécuter.

C’est donc une contradiction de soumettre une autorité qu’on a reconnue à cette autre autorité qu’est le bienen général, et en particulier le bien commun si on parle de politique ou le bien des bonnes actions si on parle de morale. Dans l’autorité, les raisons ne comptent pas, ni par conséquent le bien. N’avoir pas à se justifier, c’est avant tout n’avoir pas à se référer au bien.

Tout le monde le sait, même s’il faut faire semblant de l’ignorer. C’est ainsi qu’en politique l’opposition peut dénoncer des mesures gouvernementales comme nuisibles ou injustes sans pour autant les dire illégitimes. Quand il s’agit de décider c’est-à-dire de faire autorité sur ceux à qui la décision s’appliquera, ceux-ci peuvent avoir toutes les raisons du monde de juger la décision injuste ou nuisible, il n’en reste pas moins que celui qui l’a prise a l’autorité de la prendre et que c’est cela, pour une décision, d’être légitime. Rien d’imaginaire dans l’exemple suivant : nous reconnaissons l’autorité de la loi fiscale alors même que nous la savons promulguée au bénéfice des plus fortunés. Nous sommes scandalisés et même indignés de son injustice mais par ailleurs c’est la loi, et le propre de la loi, c’est qu’elle s’impose. En tant que citoyens, nous témoignons donc de l’autorité de la loi dans cette contradiction, laquelle est son réel autrement dit sa violence.

C’est une absurdité (dont il est incontestablement politique de feindre l’ignorance) que de soumettre l’autorité politique à cette autre autorité qu’est le bien commun. Car la question du politique, c’est la politique. Aussi est-ce d’être politique que son action peut seulement valoir : ni bonne ni utile, même s’il est souvent plus politique de faire des choses bonnes et utiles que des choses mauvaises et nuisibles[1]. Vouloir croire que la politique a le bien commun pour objet revient à vouloir la confondre avec la gestion qui est le domaine des choix (donc de la soumission à la nécessité du bien) alors qu’elle est celui des décisions (donc de l’exercice de l’autorité).  

On traduit cela en rappelant que le dit de l’autorité est la tautologie : il faut obéir aux ordres parce que les ordres sont les ordres et que le chef est le chef. Cela revient à rappeler que l’autorité consiste seulement à faire autorité, nullement à vouloir le bien (ce qu’il serait certes antipolitique de reconnaître). On n’obéit pas à la loi parce qu’elle serait juste, utile ou morale, mais pour la seule et unique raison que c’est la loi, si injuste, nuisible ou immorale que par ailleurs elle puisse être. 

Que le bien ne compte pas quand il s’agit d’autorité, c’est ce que montre à l’envi la notion d’élection, qui est le contraire de celle du choix. 

Choisir, en effet, c’est opter ce qui apparaît comme le meilleur dans une pluralité par exemple de candidatures. Un mandataire est-il à désigner qu’on prendra le plus compétent en lui faisant passer des examens d’économie, de droit ou de science politique, le plus maître de soi en lui faisant passer des tests psychologiques, et le plus honnête en examinant son passé. 

Toute autre est la question d’élire un chef : non pas celui qui fait des choix qu’on souhaite les meilleurs pour nous (une sorte de serviteur) mais celui dont les ordres s’imposeront à tout le monde et notamment à ceux qui pourraient les trouver absurdes, dangereux et même, à la limite, suicidaires. Élire, c’est donc balayer toute référence au bien : tel politicien est un monstre de narcissisme, de brutalité, d’inculture, de misogynie et de malhonnêteté ; tout le monde le sait (il ne s’en cache même pas puisqu’il est en plus un monstre de cynisme). Ce n’est donc pas lui qu’il fallait choisir. Mais que voulez-vous, le peuple est souverain et aucune raison ne peut le contraindre : c’est lui qu’ils ont élu… 

Or qui peut nier qu’il s’agit là d’une violence faite par les électeurs à la démocratie, et aussi à la représentation (dont la fausseté est dès lors avérée) que le peuple a de lui-même comme préoccupé de son bien ? 

II. L’autorité comme traumatisme

L’autorité s’impose, ou alors ce n’est pas l’autorité. Elle s’impose donc contre la réflexion ; faire autorité, qu’il s’agisse de quelque chose ou de quelqu’un, c’est ainsi toujours faire violence au sujet qui se définit par son jugement et ses appréciations, c’est-à-dire à celui qu’on se représente être. Cela vaut même pour les domaines les moins autoritaires, comme par exemple l’orthographe qui détermine l’alternative d’être désinvolte ou responsable quand on écrit : vous noteriez volontiers « bonhommie » à cause de la proximité apparente avec « bonhomme » ? Eh bien non : que cela vous plaise ou pas « bonhomie » ne prend qu’un « m » et il va falloir que vous vous soumettiez !

Il est en effet évident que si l’autorité s’exerce sur quelqu’un qui est d’accord avec sa détermination, par exemple un subordonné qui trouve que l’ordre qu’on vient de lui donner est exactement celui qu’il aurait lui-même donné s’il avait été en position de le faire, on ne peut pas dire qu’il s’agisse de l’autorité bien qu’on ne puisse pas le nier non plus. Pour qu’on puisse réellement parler d’autorité, il faut considérer le cas du subordonné qui n’est absolument pas d’accord avec son chef, et qui trouve que l’ordre qu’on vient de lui donner est absurde, injuste, nuisible. Eh bien l’autorité, c’est qu’il doive quand même l’exécuter, et de la meilleure façon possible ! Il n’est pas question qu’il n’exécute pas cet ordre, quoi qu’il en pense par devers lui. Et s’il accomplira de son mieux une obligation qu’il juge absurde, injuste, nuisible, et donc s’il en réalisera au maximum l’absurdité, l’injustice et la nuisance, c’est parce qu’il en reconnaît la légitimité et que c’est la seule chose qui compte. Une expression dit cette vérité : « la mort dans l’âme ». 

Donc non seulement c’est une violence que le légitime s’impose, mais il faut aller plus loin et reconnaître que c’est un traumatisme, si l’on nomme ainsi ce qui excède et à la limite détruit la capacité de supporter, de recevoir, d’accepter, de reconnaître. Qu’on le nie et l’on en reste à l’a priori de la représentation (il y a certes des choses difficiles à se représenter) alors que par « autorité » c’est son abolition qu’on entend, puisqu’une autorité qui se soumettrait aux raisons qu’on aurait de la reconnaître avérerait par là même qu’elle n’en est pas une. Forcer le jugement lui appartient donc en propre. Et s’il est impossible d’appréhender l’autorité autrement que dans la crainte et le tremblement, c’est parce qu’elle n’est pas la nécessité (notion du savoir) que le légitime s’impose, mais l’impossibilité qu’il ne s’impose pasUne autorité qui n’est pas traumatisante n’en est dès lors pas une.

Pour énoncer en première personne l’autorité dont on relève, on dira ceci : à cause de l’autorité dont la récusation ferait de moi un irresponsable (ce que je ne suis pas assez irresponsable pour accepter d’être), j’ai raison de faire ce que je sais avoir tort de faire. Voilà en quoi consiste le forçage de la reconnaissance et donc, subjectivement, la violence que l’autorité a pour réel.

Or ce n’est pas seulement comme forçage de la reconnaissance que l’autorité est réelle c’est-à-dire traumatisante, c’est comme inéluctabilité. Car c’est bien un fait que la loi fiscale s’impose, que le chef a donné l’ordre d’une opération dont il est très improbable que le soldat revienne, que « bonhomie » ne prend qu’un seul m alors que sa proximité avec « bonhomme » ne cesse d’induire à la tentation d’en mettre deux, etc. 

L’inéluctable est donc, dans un statut en quelque sorte transcendantal, le sens même de l’autorité – le signifié de son dit spécifique, dont on a rappelé que c’était exclusivement la tautologie.

III. L’autorité et la mort 

D’où cette évidente implication : parce que le dit de l’autorité est la tautologie, en toute autorité il s’agit ultimement de l’inéluctable comme tel. 

En quoi bien sûr on désigne la mort. Le réel de l’autorité, en fin de compte, c’est la mort. 

L’autorité est une violence parce qu’elle n’est rien d’autre que l’impossibilité qu’on ne la reconnaisse pas(une autorité qu’on ne reconnaît pas n’est au mieux que l’idée d’une autorité). C’est une butée d’impossibilité « de ne pas » en nous, alors que vivre consiste à chaque instant à assumer de nouveaux possibles. Les raisons aussi ouvrent à de nouveaux possibles et donc à la vie, alors que l’autorité consiste à faire que les raisons ne comptent pas (« Ses ordres sont absurdes, on le lui a dit, mais que veux-tu : il n’en fait qu’à sa tête et nous devons obéir »). En témoignent les procès staliniens : l’évidente innocence des accusés n’était pas une raison pour ne pas les envoyer à la potence.

 Or cet exemple a valeur de paradigme pour toute autorité, à commencer par celles que nous nous représentons comme utiles, justes, ou même bonnes. Qu’on en juge : l’autorité d’accorder un subside est aussi l’autorité de le refuser ; celle d’embaucher est aussi celle de licencier ; celle de donner la parole est aussi celle de faire taire ; celle d’accepter est aussi celle de refuser ; celle de soutenir est aussi celle de laisser tomber ; celle de nourrir est aussi celle d’affamer ; celle de sauver est aussi celle de perdre, et bien sûr pour soi l’autorité de vivre est aussi celle de mourir… Voilà pourquoi en toute autorité (y compris celle de la mère toute attentive à soigner son enfant) il s’agit du même geste : brandir la mort. Par quoi seulement l’autorité est réelle.

C’est aussi sa notion. Récusant les raisons c’est-à-dire les déterminants, l’autorité récuse toute éventualité de limitation. Si bienveillante qu’elle soit, toute autorité a donc pour vérité la mise à mort (ou du moins le laisser mourir) de ceux sur qui elle s’exerce. Dans les faits, les autorités qui sont toutes potentiellement illimitées et donc meurtrières se limitent les unes les autres, et c’est ce point de simple contingence qui rend la vie possible. Si cela change tout dans la réalité, cela ne change rien dans le principe : amener à la mort est le sens de toute autorité (ce que chacun admet avec une notion comme celle de « raison d’État »).

Qu’est-ce à dire, sinon que la mort est la seule véritable autorité, dès lors qu’on refuse de ne considérer que son idée, autrement dit dès lors qu’à la question de l’autorité on refuse de ne pas accoler celle de son réel ? 

La mort est autorité absolue : elle s’impose sans justification, elle exclut toute contestation, elle ne distingue pas entre les sages et les fous, les innocents et les coupables, les égoïstes et les généreux. Scandaleuse dans certains cas (la mort de ceux qu’on aime), juste et utile dans d’autres (un terroriste est tué par la bombe qu’il était en train de poser dans une école maternelle), rien de tout cela ne compte : il en est d’elle comme d’un chef dont l’autorité ne dépend aucunement de la justice ou de l’injustice de ses décisions, de leur sagesse ou de leur folie. 

Cependant l’argument décisif est celui-ci : l’autorité consiste à distinguer ce qui compte, c’est-à-dire qui nous rend sujets, et ce qui importe, c’est-à-dire qui suppose qu’on soit déjà sujet. Cette distinction est même en propre la fonction du chef, alors que nous nous contentons dans la vie courante de hiérarchiser les importances. Or distinguer ce qui compte est très exactement ce que fait la mort, ce qu’elle a d’une certaine manière toujours déjà fait en nous, bien que beaucoup de personnes emploient « toute leur industrie » (c’est l’expression de Descartes à propos du génie trompeur qu’on pourrait avoir en nous) à courir après les hochets qui leur permettent de ne pas avoir le loisir d’y penser. 

Qu’est-ce en effet que le « divertissement », indiqué par Pascal comme le déni de la mort, sinon le remplacement de ce qui compte par ce qui importe, autrement dit le remplacement de notre question, qui est celle d’être sujet, par la question de notre bien qui suppose l’évidence qu’on le soit déjà. Il est par exemple très important de manger à sa faim, et des aliments les plus sains et les plus agréables possibles (quand on est affamé, il n’y a même rien de plus important). Est-ce à dire qu’il faut vivre pour manger – manger ou autre chose comme gagner de l’argent, augmenter son confort ou satisfaire son ego ? Le « divertissement » c’est d’avoir décidé que oui. En quoi il n’est pas plus à condamner que son contraire (l’« authenticité » ?) – sauf à vouloir croire contre toute logique et toute expérience que c’est d’être vraie (= non pas selon ce qui importe mais selon ce qui compte) que la vie peut être bonne. 

En reconnaissant un réel de l’autorité qui en contredit la notion (c’est la violence, alors que l’autorité est d’abord d’exclure la contrainte, même intellectuelle) on découvre que la mort est l’autorité dont nos vies relèvent, parce que la responsabilité qui nous définit comme sujets est l’envers de l’autorité, et que c’est réellement que nous sommes sujets.

Conclusion

L’autorité est une force, celui du légitime en tant que légitime, dont le paradoxe est qu’elle impose la reconnaissance et non pas la soumission. Ce n’en est que plus traumatisant. Elle ne repose sur aucune justification parce qu’une justification n’est rien d’autre que l’autorité des raisons autrement dit du savoir. Or l’autorité des « pourquoi » n’a pas elle-même plus de « pourquoi » que n’importe quelle autre (à preuve : on peut avoir décidé d’en rester sa vie entière à du déni et à des certitudes). Toute autorité en faisant qu’aucune raison ne compte jamais, est ainsi sa propre illimitation, s’agirait-il encore de celle de la raison[2]. Cela signifie que, si banale utile ou bonne qu’elle soit, l’autorité finit toujours par conjoindre le brandissement implicite mais constant de la mort à la question d’être sujet, qui n’est pas simplement celle des obligations plus ou moins importantes de la vie mais d’abord celle du fait même de vivre – lequel n’est ultimement possible que pour autant que nous sommes encore « comptés » comme responsables et non pas innocents de vivre. Car c’est ce qui compte pour nous qui nous fait vivre et donc assumer plus ou moins bien tout ce qui importe.


[1] Qu’il appartienne ainsi à la politique d’être parfaitement indifférente au bien n’est donc pas une raison pour en désespérer. L’autre raison est paradoxalement qu’il soit politique de faire passer la politique pour de la gestion, tout comme il est politique de faire passer sa soif de jouir du pouvoir pour le souhait désintéressé de servir ses concitoyens.  

[2] Chesterton : le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison.