Le fait
(Extrait des notes de la conférence du 23 mars 2010)
On dit qu’ils sont têtus pour signifier que, agréables ou pénibles, favorables ou désespérants, simples ou complexes, évidents ou énigmatiques, les faits s’imposent. On n’y peut rien : il faut en tenir compte, « faire avec » comme on dit. La notion du fait est en ce sens la notion réaliste par excellence, celle de l’irréductibilité du réel à quelque forme de subjectivité que ce soit, et d’abord au savoir. On peut ignorer que la tour Eiffel se trouve à Paris ou ne pas comprendre que la sommes des angles d’un triangle est égale à deux droits, que cela n’en constitue pas moins des faits, irrécusables et incontestables. « Pensez, croyez, déduisez ce que vous voulez, que cela ne changera rien : les faits sont là ! ».
Or la plus réaliste des notions est en même temps la plus énigmatique : ce qui est irréductible à tout, et d’abord à nous, est en même temps cela dont notre affaire aura depuis toujours été de prendre acte, parce que le propre des faits est de déterminer l’autorité sur nous et pas simplement la réalité hors de nous. C’est que la simple réalité des choses, par définition neutre et indifférente, devient obligatoire dès qu’on y reconnaît un fait, tant au niveau du dire et du penser qu’à celui de l’agir : le fait qu’il pleuve ce matin m’interdit de considérer qu’il fait beau et m’oblige à reconnaître la justesse des prévisions météorologiques entendues la veille à la radio. De quelle nature est cette interdiction ? Pour répondre, il suffit d’envisager l’éventualité de sa transgression : si je pensais qu’il fait beau alors qu’il pleut, je me tromperais ; si je n’admettais pas la justesse des prévisions entendues hier, je mentirais. Tel est donc le paradoxe de la question du fait : qu’elle n’ait pas pour envers celle de l’irréalité, comme on l’imagine en identifiant naïvement le factuel au réel, mais celle de la fausseté !
Le fait et son envers
Les fait n’ont aucun besoin de notre autorisation pour être ce qu’ils sont, même pas une autorisation transcendantale (portant sur la possibilité a priori de ce dont nous pouvons avoir l’expérience), si le transcendantal lui-même est un fait. Nous, par contre, avons besoin qu’ils nous autorisent à dire penser ou faire ceci plutôt que cela, toujours pris que nous sommes dans une réflexion qui donne la forme de l’interdit à leur prise en compte : « 2 + 3 = 6 » voilà ce qu’on n’a pas le droit de poser, l’égalité de la somme de 2 et de 3 à 5 étant un fait. La notion du fait s’oppose donc à celle du droit mais c’est dans les premières catégories subjectives du droit, l’autorisation et l’interdiction, qu’elle est réfléchie.
On répondra à cette idée d’autorisation et d’interdiction qu’on peut toujours choisir d’ignorer certains faits ou d’y être indifférent, quitte à en payer le prix. Certes. Mais on ne le fera jamais qu’en référence à d’autres qui seront au moins supposés et dont on tiendra le droit, ou parfois même l’obligation, de le faire (par exemple : c’est un fait que nous sommes fragiles et qu’on se protège peut-être mieux en se mentant et en niant l’évidence qu’en étant honnête avec soi-même). De sorte que la factualité des choses qui devrait avoir pour envers l’indication d’une innocence radicale (est-ce ma faute, à moi, s’il pleut ce matin ou si la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits ?) se retrouve paradoxalement causer une responsabilité indéfiniment redoublée, puisque son paradoxe est qu’elle porte sur la responsabilité elle-même. Est-ce qu’en effet ignorer les faits (ou les faits qui autorisent à ignorer les faits) ne revient pas à se conduire de manière irresponsable, et donc à prendre la responsabilité de mépriser la responsabilité, laquelle était aussi bien celle qu’on avait de maintenir la responsabilité ? Ainsi le fait comme fait se dit en même temps dans un langage qui est celui de la pure innocence quand je dis qu’il pleut après que j’aie regardé par la fenêtre, et dans le langage de la responsabilité quand je réalise que je ne peux tout de même pas dire qu’il fait beau alors qu’il pleut ! Et pourquoi ne le puis-je pas, subjectivement parlant ? Pour la raison suivante : ce serait parler de manière irresponsable. Or cela, je ne le veux pas. Mais pourquoi, demandera-t-on encore ? Voici la réponse que je donnerai enfin : pour la raison que j’ai la responsabilité d’être un sujet responsable (par exemple un adulte et non pas un enfant) et que cela consiste notamment à ne pas méconnaître l’autorité des faits.
L’énigme du fait tient donc à cette contradiction, au moins apparente, que l’autre absolu de notre subjectivité et même de notre existence (qu’on pense ou pas, qu’on soit ou pas, pour le fait, c’est pareil), soit en même temps la raison d’une responsabilité dont nous découvrons ainsi qu’elle est toujours plus radicale qu’elle-même – puisqu’on ne peut jamais la récuser, à quelque niveau que ce soit, qu’au nom d’une responsabilité encore plus originelle ! La platitude et l’inertie du fait que nous imaginions stupidement donné (« Les faits sont têtus !») a donc pour envers ce qu’il faut dès lors appeler l’abîme de la responsabilité (« Alors tiens-en compte ! ou alors assume la responsabilité de ne pas en tenir compte, sinon tu devras assumer la responsabilité de ne pas l’avoir fait ! »). A l’immédiateté d’une donation dont les éventuelles justifications ne comptent pas correspond donc l’indéfinie réitération d’une responsabilité qu’on ne peut jamais dire de dernière instance – infinie en ce sens.
Car la responsabilité n’est pas une nature métaphysique, une disposition magico-divine qui nous différencierait du reste de la nature et plus particulièrement des vivants non humains : c’est un effet. L’effet de quoi, demandera-t-on ? La réponse est facile à donner : l’effet de l’autorité considérée en tant que telle c’est-à-dire dans son irréductibilité aussi bien à la puissance qu’au pouvoir. Posez une autorité, n’importe laquelle, et vous aurez par là même produit des responsabilités. L’autorité du système éducatif, par exemple, c’est la responsabilité du professeur de préparer des cours et de corriger des copies, celle des étudiants d’être assidus, etc. Reconnaissez des responsabilités et par là même vous aurez désigné des autorités, même si une claire identification n’en est pas toujours aisée (il y a des autorités diffuses) ou si elles sont un peu difficiles à conceptualiser (de quelle nature est l’autorité de la logique ? de la grammaire ? d’une tradition ?)
Parce qu’elle est celle d’une responsabilité dont on découvre qu’elle est littéralement infinie (elle porte sur la responsabilité, puis sur la responsabilité d’être responsable et ainsi de suite), la question du fait est dès lors celle d’une autorité qui doit elle aussi être infinie : impossible qu’arrive un dernier niveau auquel on puisse se tenir, un dernier fait stupide et inerte qui serait donc celui de l’autorité (« c’est un fait que l’autorité ne se réduit ni au pouvoir ni à la puissance, que plus généralement le droit ne se réduit pas au fait, comme c’est un autre fait qu’il pleut ce matin ») – parce que ce soi-disant dernier fait, comme tel, ferait encore autorité : on aurait le devoir de le reconnaître (ou le devoir de reconnaître les faits, réels ou idéaux, qui autoriseraient à ne pas le faire).
Distinction du fait et de l’état de choses
Le fait s’impose massivement, sans raison – ou avec des raisons qui ne comptent pas. En même temps il ne le fait que par autorité et selon cet effet de l’autorité qu’on appelle la responsabilité. Impossible, en ce sens, de dire du fait qu’on se contente de constater les faits comme on constaterait la présence de pierres dans les lentilles : cela pourrait certes valoir pour la première dimension qui se trouve impliquée dans sa notion (une donation finie, indifférente à toute justification) mais en tout cas pas pour la seconde qui est celle de causer la responsabilité puisqu’une autorité en soi n’est absolument rien. Qu’on veuille en effet la considérer d’une manière positive et selon une consistance quelconque, et l’on ne parlera pas d’une autorité mais seulement d’une puissance ou d’un pouvoir – dont les notions sont très précisément ce à l’encontre de quoi celle de l’autorité se donne à penser.
Les faits, parce qu’ils ne s’entendent qu’à faire autorité (on doit en tenir compte ou tenir compte de ceux qui autorisent à ne pas en tenir compte), on ne les constate pas : on les reconnaît. Ce sont les états de choses que l’on constate.
Par où l’on découvre que la notion de fait s’oppose à celle de l’état de choses, et que les confondre revient tout simplement à supprimer ou à dénier le problème qu’elle pose – ce problème dont on vient de découvrir qu’il était celui de la responsabilité d’être responsable comme causée par une donation qui soit, elle, toujours concrète et finie.
On identifie généralement le fait à l’objet spécifique de la constatation parce qu’on s’en tient à une première opposition du fait et du droit comme modalités (on constate le fait et on reconnaît le droit, par exemple la possession opposée à la propriété). C’est négliger l’essentiel, ici, qui est la distinction qu’il convient d’opérer entre ces occurrences qu’on appelle des faits et celles qu’on appelle des états de choses.
Du fait à l’état de choses, la distinction est la même que de la reconnaissance à la constatation. Celle-ci a pour limite la stupidité d’un regard qui en reste à ce qu’il a devant lui, quand celle-là est la mise en œuvre d’une responsabilité dont il revient au même de dire qu’elle porte sur une autorité (celle des faits, précisément) ou qu’elle porte sur elle-même (puisque l’autorité n’a de réalité qu’à causer la responsabilité) – s’avérant par là même infinie, ainsi qu’on vient de le dire. Reconnaître un fait, par exemple ceux qu’on vient de citer, c’est donc prendre sur soi qu’il en soit ainsi et prendre sur soi qu’on soit responsable qu’il en soit ainsi. Constater un état de choses, c’est au contraire marquer qu’on n’y est pour rien. Pas d’état de choses dont on ne soit innocent, même quand on l’a par ailleurs causé (on attribue des effets à une cause, on ne les lui impute pas) ; pas de fait dont on ne soit responsable, même quand il a lieu à des distances inimaginables (considérer comme un fait qu’il y a des tempêtes dans l’atmosphère de Jupiter, c’est prendre sur soi qu’il y en ait).
On s’étonnera de cette identification. Car enfin, on veut bien être responsable de ce qu’on dit ou de ce qu’on fait, à la rigueur de ce qu’on pense (encore que les idées doivent nous venir autrement dit qu’il soit absurde de vouloir penser) ; mais comment le serait-on de ce que soit ce qui est ? Qu’il pleuve ce matin ou que la somme de 2 et de 3 soit égale à 5, on ne voit vraiment pas à qui, ni surtout comment, on pourrait l’imputer ! En effet, on ne le pourrait pas, si l’on mentionne ainsi des états de choses (ici réel et idéel). Mais si c’est de faits qu’on parle, il en irait tout autrement ! Qu’on en juge : est-ce qu’on n’acquiescerait pas à tout discours qui les mentionnerait ? Bien sûr que si ! Or acquiescer, n’est-ce pas donner son accord et marquer ainsi une prise de responsabilité personnelle ? De ce qui aurait été mentionné par un discours dont on admettrait ainsi la vérité, on prendrait donc la responsabilité d’être sujet…
Le fait et l’état de choses ne diffèrent donc pas, puisqu’ils ont la même réalité – un élément différentiel entre eux ne pouvant par définition constituer qu’un nouvel état de choses. Exemple d’état de choses : de l’eau tombant du ciel. Exemple de fait : qu’il pleuve. Par contre ils se distinguent : c’est de faire autorité (et donc de rendre responsable) qu’un fait n’est pas un simple état de choses. Ainsi le fait qu’il pleuve m’interdit d’annoncer qu’il fait beau, me mettant par là même au pied de mon propre mur c’est-à-dire de ma responsabilité d’assumer (ou pas) ma responsabilité de sujet parlant. Cela me force aussi à prendre la responsabilité de ma tenue vestimentaire (imperméable, parapluie, simple costume de ville mais qui sera mouillé, etc.). De l’eau tombant du ciel, cela ne s’entend ni comme interdiction, ni comme autorisation, ni comme obligation (les instances de la responsabilité) pour personne.
Nous découvrons ainsi la formule de l’incidence du fait en tant que fait, dont tout le paradoxe est qu’elle soit subjective, puisque c’est d’être l’affaire (ce qui le met au pied de son propre mur) et non pas simplement l’objetd’un sujet qu’il se distingue d’un état de choses. La voici : on peut croire, penser et dire tout ce qu’on veut, mais on ne peut pas affirmer n’importe quoi.
Conclusion
La notion est mise en place quand nous concluons 1) que la factualité de l’objet (nul n’y peut rien : qu’il y ait des tempêtes sur Jupiter est un fait) ne fait qu’un avec la responsabilité d’être responsable (et d’être responsable d’être responsable, etc.) qui définit le sujet, parce que l’autorité est constitutive du fait est sa distinction d’avec l’état de choses ; 2) qu’il faut définir l’autorité comme la cause de la responsabilité ; et 3) que ce nouage a un lieu très particulier que nous avons donc la responsabilité de prendre en compte : celui qui est balisé quand on oppose ce qui est dit (l’état de choses) et de ce qui est affirmé (le fait), et qui est donc la représentation.
Nous rassemblons ces acquis en revenant sur l’indication qui nous a été donnée presque tout de suite, à savoir que la question du fait avait un envers qui n’était pas celle de la réalité mais celle de la vérité. Et certes, l’état de choses indifférent dont on a pour responsabilité de prendre la responsabilité, tout le monde sait que c’est le vrai, la vérité ne pouvant se représenter que comme l’affirmation de quelque chose à propos d’autre chose. Le fait, c’est donc le vrai tel que la représentation le donne (forcément de manière non représentative) à penser.
Dire ce que c’est qu’un fait, ce n’est donc pas définir et caractériser le vrai lui-même avec l’autorité et les effets de responsabilité qui sont forcément les siens, mais c’est définir et caractériser cela que nous nous représentons nécessairement comme vrai, avec les effets d’autorité et de responsabilité eux-mêmes représentatifs qui sont forcément les siens. Le fait relève donc de la proposition, puisque c’est par elle que la vérité se représente. L’ancrage de notre questionnement dans une distinction qui soit celle de dire tout ce qu’on veut et de ne pas affirmer n’importe quoi enferme ainsi l’enquête dans une limite qui est celle de la représentation, au sens où ce n’est pas la cause du sujet que nous sommes sans le savoir qui sera interrogée (cause qu’on appellerait donc le vrai lui-même) mais uniquement la cause du sujet que nous nous représentons être : celui qui prend acte de ce que X soit Y et qui par là s’assume lui-même comme responsable.
Penser le fait, c’est donc penser l’autorité qui produit malgré nous une responsabilité que nous nous représentons être la nôtre. Autrement dit c’est répondre à la question de la vérité non pas là où elle se pose, à savoir dans une responsabilité qui n’aura été la nôtre que parce qu’elle nous aura toujours été étrangère, mais au contraire là où nous nous représentons nécessairement qu’elle le fait : dans ce qui s’impose contre toute particularité « subjective » mais en quoi nous avons à reconnaître notre « affaire » – celle d’être responsable c’est-à-dire sujet.