Séduction : Pensée versus Métaphysique 3/3 :
Penser la séduction selon cette nécessité qui n’est pas celle du domaine salutaire mais seulement de la responsabilité d’être sujet (et de rien d’autre ! car c’est bien de cette limitation qu’il s’agit dans l’impossibilité d’une métaphysique de la vérité), c’est la défendre contre la métaphysique qui est, dans la pensée, la figure de l’excuse. S’il y a une vérité métaphysique ultime, alors il va de soi qu’on s’y conforme et qu’en s’y conformant on advienne à une vérité dont il revient au même de dire qu’elle est celle de tout ou qu’elle est la sienne propre. Dans la séduction, au contraire, on est sommé de prendre enfin sa responsabilité de sujet, et donc de récuser toute métaphysique c’est-à-dire toute croyance en une vérité préalable, en fait ou en droit, dont il faudrait s’autoriser. « Cesse de te justifier, et décide toi ! », dit l’objet. Cela signifie que la question de la séduction ne peut jamais être celle de ce qui nous donnerait raison, par exemple de tout quitter. La vraie vie n’est pas une vie dont quelque chose ou quelqu’un puisse nous donner raison d’être le sujet. C’est même exactement le contraire : la vraie vie est celle dont il est impossible que quelque chose ou quelqu’un puisse jamais nous donner raison de l’avoir fait la nôtre. Telle et en effet la différence entre la séduction et la tentation, entre la question de la vérité et la question du bien, entre la pensée de la responsabilité qu’on prendrait enfin d’être responsable et celle du salut. Se décider à être enfin sujet, c’est se décider à ne pas s’autoriser du savoir. Et le savoir qui autorise et par là décide de la responsabilité, quelle qu’en soit la teneur, il faut en fin de compte le nommer métaphysique. Ainsi la séduction elle-même, dans son concept, est une mise en garde contre la métaphysique de la séduction : si une telle métaphysique est possible alors il n’y a tout simplement pas de séduction mais seulement l’habituel service des biens qu’on aurait spécifié en tentation.
La séduction est la récusation en acte de la métaphysique, et tous les maîtres l’ont toujours reconnue comme telle – comme on le voit dans les exemples paradigmatiques de Platon, dont toute l’œuvre peut être lue comme une guerre contre la séduction, et de l’Eglise qui personnifie le mal dans la figure non pas de l’assassin ou du tortionnaire mais du séducteur.
Le concept de la métaphysique peut être facilement indiqué ainsi : c’est que le savoir fasse autorité. Ce qui revient à dire que, subjectivement, la métaphysique est identique à la justification. On appellera donc métaphysique la pensée de ceux qui veulent être justifiés. Ce qui est le cas de tout le monde, autrement dit du sujet de la représentation en général, parce que celle-ci est constitutivement finalisée : pensée, c’est comprendre et comprendre c’est justifier. La séduction nous arrache donc à la condition commune, et nous distingue aussi de nos semblables et donc aussi de nous-mêmes, des sujets : de cela, l’objet nous somme d’être enfin sujet – sommation dont l’envers est par conséquent « cesse de te justifier ! »
Il n’y a de séduction que de l’autorité, laquelle n’est rien dont on puisse arguer pour constituer une métaphysique
La métaphysique, c’est le savoir et donc, subjectivement, la justification. Le sujet de la représentation est le sujet qui se justifie au moins à ses propres yeux parce qu’il se donne raison. Et il le fait en arguant du savoir. La métaphysique définit la vérité comme excuse : ce n’est pas ma faute à moi si le sens général des choses est ceci plutôt que cela. En nous sommant de prendre enfin notre responsabilité, l’objet récuse donc la métaphysique et par là nous ôte toute excuse : les raisons qu’on pourrait invoquer, même pour aller dans son sens, en seraient toujours la trahison. Par exemple un philosophe expliquerait qu’il faut philosopher : que c’est utile, agréable, salutaire ou on ne sait quoi d’autre et qu’en ce sens, il est innocent d’être philosophe. Or non : si Platon, Kant ou Hegel ont été dans leur jeunesse séduits par la philosophie, c’est pour la seule raison qu’ils étaient Platon Kant ou Hegel – et surtout pas parce que le philosophie présenterait des qualités ou des avantages que ces grands esprits ont discernés avec plus de perspicacité que leurs contemporains. Le sujet qui a été séduit est absolument injustifiable d’avoir été séduit (et donc aussi inexcusable, puisque la réalité de la séduction est toujours celle d’une complicité) et c’est ce qui fait qu’il est vraiment responsable : responsable de quelque chose dont il aura pris la responsabilité, en consentant à être séduit, qu’il l’ait mis au pied de son propre mur.
Refuser la justification dans le savoir, c’est refuser l’autorité de celui-ci. Et certes, le savoir ne fait autorité que pour ceux qui ont d’abord décidé qu’il en est serait ainsi : il n’avance jamais à rien, puisqu’il faut encore prendre la responsabilité de soi-même devant ce que le savoir a pu avérer. L’autre du savoir est l’objet, qui est une énigme. L’énigme, c’est d’abord du non savoir matérialisé, personnifié, si l’on peut dire : le non savoir est là, et par conséquent la nécessité pour soi de prendre enfin sa responsabilité. Une énigme, comme le montre celle devant laquelle Œdipe n’a pas reculé, c’est toujours la sommation de prendre sa responsabilité de sujet : « arrête de te défiler comme le font ceux qui mettent les raisons en avant (autrement dit : arrête d’être n’importe qui) et parle enfin en ton propre nom ! »
On voit quel concept est à l’œuvre, en toute séduction, une fois qu’on a reconnu que la question de l’objet n’était pas qu’il plaise ni même qu’il tente mais qu’il somme : l’objet qui séduit, c’est toujours et seulement un objet qui fait autorité, puisque c’est la même chose de faire autorité et de renvoyer à rien la nécessité de la justification.
La vie courante le montre très bien : se justifier devant ses subordonnés quand on en a, c’est avérer qu’on n’a pas d’autorité puisqu’ils se rendront alors aux arguments, c’est-à-dire à leur propre raison, et non pas à l’autorité qu’on était supposé avoir sur eux. Ce peut être aussi, à l’inverse et dans des cas plus particuliers, la preuve d’une autorité inattaquable, comme quand le PDG d’une multinationale prend la peine d’expliquer les nécessités de l’économie planétaire au plus modeste des « collaborateurs » qu’il va licencier : le faisant, il exhibe qu’il est dispensé de le faire. Bref, c’est le même de renvoyer à rien les raisons et de faire autorité – ou au contraire de les mettre en avant et de ne pasfaire autorité, puisqu’une raison est toujours une excuse (« Croyez bien que je n’y suis pour rien : les chiffres sont là »). Avoir compris qu’on ne peut pas raisonner celui qui est séduit, et qu’on ne peut pas se raisonner soi-même quand on l’est, c’est donc avoir compris qu’on n’est jamais séduit que par une seule chose, celle qui fait que les raisons ne comptent pas : l’autorité.
L’autorité ne renvoie pas à ses propres capacités comme la puissancequ’on jauge et dont on se demande si on pourra lui résister ou si on devra essayer de se la concilier ; elle ne renvoie pas non plus à sa propre réalité comme le pouvoir qu’on a en face de soi pose, et qui la question de son exercice en termes d’être ou de ne pas être (le pouvoir laisse être) ; mais elle renvoie à sa reconnaissance. La nature et la réalité d’une autorité, c’est qu’on la reconnaisse. Une autorité qu’on reconnaît en est une, et elle disparaît totalement à l’instant même où l’on cesse de la reconnaître. La nature de l’autorité, c’est qu’on en fasse son affaire : quand on prend sur soi sa réalité, on parle alors de quelque chose, mais quand on ne prend pas sur soi sa réalité, on ne parle de rien : le terme d’ « autorité » ne correspond à rien (idéalement, bien sûr, car les reconnaissances se font avant d’être réfléchies – ne serait-ce que l’autorité du langage que toutes les autres supposent forcément).
C’est ce que marque cette double évidence, constitutive de notre notion que 1) la séduction est une complicité au sens où l’on n’est jamais séduit qu’à consentir à l’être et donc qu’à prendre sur soi l’autorité de ce qui nous séduit et que 2) qu’il n’y a jamais rien à constater dans ce qui nous séduit, puisqu’il suffit que nous cessions de prendre sur nous la possibilité que nous soyons séduits pour que nous ne puissions plus l’être – pour que l’objet n’ait plus rien qui séduise ! Il peut éventuellement plaire ou tenter c’est-à-dire figurer la vie bonne où le service des biens est aussi assuré qu’il peut l’être, mais en tout cas pas la vraie vie où la question est de s’être enfin décidé à être sujet, hors de l’excuse commune des raisons.
L’objet qui séduit est donc essentiellement inconsistant : ce n’est pas par telle ou telle qualité qu’il séduit (il suffirait de s’en parer pour devenir séduisant !) mais seulement par son autorité – laquelle n’est absolument rien en soi puisque sa reconnaissance est en même temps la décision de son être ou de son non être. Impossible dès lors de considérer la question de la vérité que l’objet qui séduit amène dans la vie comme une question consistante : amener la vérité, ce n’est pas amener quelque chose – et notamment pas la vérité à quoi il ne resterait dès lors plus qu’à se soumettre. Si l’on veut faire une métaphysique de la séduction, au sens d’une qualité particulière, elle ne sera donc métaphysique de rien.
Reconnaissance des distinctions VS savoir des différences
D’un autre côté, pourtant, n’importe quoi ne séduit pas n’importe qui – et nous avons déjà nommé des personnes (Cary Grant, Ava Gardner…) dont il semble impossible de ne pas reconnaître la séduction. L’apparence d’une qualité particulière est donc tenace, d’autant que l’absence de séduction est semble aussi flagrante dans un grand nombre de cas. La séduction paraît donc une différence, comme n’importe quelle autre détermination positive et par là même discriminante entre ceux qui la possèdent et ceux qui ne la possèdent pas.
Le paradoxe sera facilement levé dès qu’on aura remarqué que les personnes qui ne séduisent pas sont très faciles à désigner : si la séduction est détournement de la nécessité représentation autrement dit du service des biens, il est évident qu’une personne totalement identifiée à cette nécessité et à ce service, si c’est possible, ne peut pas séduire et ne le pourra jamais. Parce que la question de la séduction est celle de l’autorité (c’est donc une certaine autorité qui séduit dans des personnes comme Cary Grant ou Ava Gardner…), on en déduit que l’impossibilité de séduire et le fait de ne pas avoir d’autorité sont identiques. Ne pas avoir d’autorité, pour un sujet autrement dit un être responsable, c’est s’autoriser d’autre chose que soi : de sa place ou de son savoir (ce qui revient le plus souvent au même). Cette condition est la nôtre, qui nous situons forcément quelque part et qui avons toujours des raisons d’agir ou d’opiner. En quoi on a trouvé le concept : être commun et ne pas pouvoir séduire (ni être séduit, parce qu’alors ni la place ni les raisons ne comptent !) c’est donc la même chose. A l’inverse l’éventualité de séduire tient au caractère non commun de quelqu’un ou de quelque chose : faire autorité ou n’être pas commun, c’est donc pareil – même s’il faut ensuite des médiations symboliques et sociales (le cinéma et le star-system, pour les exemples qu’on vient de citer) pour que cette autorité soit déterminée.
Ne pas être commun, cela s’appelle être distingué – par opposition à ne pas être semblable qu’on indique en parlant d’être différent. La séduction, ce n’est absolument pas une question de différence (il y a des gens séduisants dont on ne voit vraiment pas ce qu’ils ont de plus ou de moins que les autres – et d’autres auxquels les plus enviables qualités ne confèrent aucune séduction) : c’est une question de distinction. L’objet de la séduction est distingué. Il n’est même que sa propre distinction avec tout objet susceptible d’être différence (autrement dit relevant du savoir), toute différence qui l’opposerait à autre chose étant par là même une innocence du sujet qui l’assumerait. Et puis serait-il différent des autres que l’objet serait forcément meilleur puisque nous l’aurions préféré – en quoi il faudrait alors dire qu’il nous a plu ou qu’il nous a tentés mais en tout cas pas qu’il nous a séduits c’est-à-dire nous détournés de la voie commune qui est celle du bien.
La différence on la constate et on peut tabler sur elle. La distinction, par contre, on la reconnaît, son paradoxe étant alors qu’elle ne réside que dans la reconnaissance qu’on en opère. Là où personne ne prend sur soi qu’il y ait de la distinction, il n’y en a tout simplement pas – de sorte que la question de la distinction des uns est aussi bien celle de la responsabilité que les autres ont décidé de prendre (dire ce que c’est qu’une star de cinéma, c’est dire ce que c’est que le public du cinéma). Et bien sûr, en tant qu’elle n’est pas une différence que tout le monde pourrait constater, la distinction peut aussi bien passer inaperçue – y compris de celui qui l’avait faite justement, s’il a changé entre temps (on peut donc ne plus distinguer certaines choses et donc cesser de les trouver séduisantes). Ce qui séduit les uns ne séduira donc pas souvent les autres, et les plus grandes séductions restent en général incompréhensibles à ceux qui en reçoivent la confidence : la voyant en photographie, Saint-Loup est stupéfait de l’insignifiance de celle à qui son ami a voué son temps, sa pensée et sa fortune, cette Albertine qu’ensuite Marcel, devenu autre, jugera en toute indifférence « grosse » et même « hommasse » (tout le contraire de séduisante, en somme). Mais justement : dire qu’il est désormais un autre, c’est dire qu’il fait d’autres distinctions : celles qu’il faisait, parce qu’elle n’étaient précisément pas des différences, ne lui apparaissent plus. Cela signifie que pour un sujet particulier, capable d’un certain type de distinction, la séduction est au contraire nécessaire et, en ce sens, objective : aussi réelles, ni plus ni moins, que l’acte de leur reconnaissance. En quoi on rappelle que la séduction est une complicité.
On constate une différence dont on est dès lors innocent (hier il faisait beau et aujourd’hui il pleut : dire cela, c’est dire je n’y suis pour rien), mais on reconnaît une distinction dont on est dès lors responsable – car reconnaître, c’est prendre sur soi ce qu’on affirme, s’en porter garant, en prendre la responsabilité, et donc y advenir soi-même comme sujet responsable. La vérité du sujet n’est pas en lui mais dans l’objet qu’il reconnaît parce que reconnaître l’autorité l’objet et prendre la responsabilité d’être rendu responsable par lui, c’est la même chose.
Que la séduction soit une affaire de distinction et non pas de différence, autrement dit que séduire soit une manière de faire autorité (mais quelle manière ? telle est la question…) autrement dit de causer la responsabilité de l’autre (ce qu’on a appelé le mettre au pied de son propre mur), c’est ce qui interdit d’en faire la matière d’une croyance en un dernier fait qui serait celui d’on ne sait quelle vérité, devant quoi les autres devraient s’incliner, on ne sait pour quelle raison. C’est dire que la séduction, dont la notion est celle de l’alternative de la vie bonne et de la vraie vie, ne renvoie à aucun savoir supérieur qui permettrait de trancher (par exemple la vraie vie serait préférable c’est-à-dire meilleure tout compte fait, que la vie bonne) et donc de se dispenser de prendre sa responsabilité.
Concluons : penser la séduction, c’est indistinctement remplacer la métaphysique par l’éthique et faire la théorie du remplacement de la métaphysique par l’éthique. Car tout ce qui séduit détourne en fin de compte du savoir dont il faudrait forcément s’autoriser pour choisir entre les vies possibles – et détourne non pas vers un autre savoir qui serait préférable au premier mais paradoxalement vers un objet qui, à cause de son caractère énigmatique, constitue le sujet en destinataire de l’injonction d’être vraiment sujet.