Les dettes et la nécessité de les honorer

 

Rien ne semble plus opposé que la dette, qui relève des échanges et semble par là ne concerner que des équivalences, et l’honneur qui renvoie à l’impossibilité de la substitution personnelle et à l’incommensurabilité de l’origine. Au trivial de la première semble s’opposer le sublime du second. Disant cela, on oublierait pourtant que la notion de l’honneur est expressément celle d’une dette, par exemple à l’époque classique, celle du sang qu’on a reçu et dont il s’agit de restituer la pureté, du nom qu’on a le devoir de transmettre indemne de toute souillure. Inversement, on ne parle de dette, si quotidienne qu’elle puisse être par ailleurs, que dans la nécessité qu’elle soit honorée. L’honneur et la dette seraient ainsi en compréhension réciproque ? Pourtant si l’honneur s’entend classiquement d’assumer une origine singulière qui oblige à une responsabilité dont le reste des hommes est exempté, autrement dit si sa notion renvoie expressément à celle d’une distinction qu’il faut opposer à l’existence commune, on ne voit pas comment dettes et honneur pourraient être en réciprocité tant il n’est rien de si commun qu’être en dette : toujours déjà engagés dans les échanges humains, nous tenons des autres non seulement ce que nous avons mais encore ce que nous sommes et même le fait que nous soyons. Cette dette universelle, que la corrélation des échanges et de la réception force à reconnaître comme telle, il s’agit donc de l’honorer, puisque c’est la réalité même de la dette qu’elle doive l’être. Dès lors admettra-t-on paradoxalement qu’il appartient au commun de l’existence humaine d’être déjà fait de distinction, c’est-à-dire d’un certain honneur. L’opposition de la distinction et du commun, de la responsabilité et de la désinvolture ne serait donc que seconde ? C’est en questionnant la dette comme telle que nous aurons une chance de l’apprendre.

 

I. L’honneur, condition commune ?

Parlant de l’ » honneur « , on entend qu’un sujet est d’abord responsable de la responsabilité qui est proprement la sienne, ce qui implique qu’il se conduise en responsable de la distinction que cela suppose et constitue à la fois. C’est dans un second moment qu’il sera responsable de ce qu’il aura fait ; et il le sera non seulement dans sa réalité et ses implications ainsi qu’il appartient à chacun de l’être, mais spécifiquement dans l’incidence que cela ne manquera pas d’avoir sur sa responsabilité d’être responsable de sa responsabilité particulière – puisque l’honneur s’entend de ce redoublement réflexif. Le même acte, venger son père dans l’exemple de Rodrigue, peut être blâmable pour le commun des hommes mais honorable pour celui qui assume là une distinction (n’être pas n’importe qui mais le fils de don Diègue) qui autrement n’eût pas compté (en cas d’offense il appartient à n’importe qui d’en appeler à ceux qui rendent la justice). Parce qu’il porte non sur la responsabilité qui est forcément commune, mais sur la responsabilité d’être responsable qui est par là même une distinction identique à celle d’être soi, l’honneur se joue donc essentiellement en première personne. Il consiste à assumer cette nécessité que pour soi – en distinction de la condition commune ou du concept général de sujet – on ne puisse être sujet qu’à n’être pas n’importe quel sujet. Bref il consiste à assumer que compte la distinction d’être soi.

On peut donc refuser de céder sur elle comme dans l’exemple du Cid, ou au contraire s’en estimer quitte depuis toujours en arguant de son appartenance à l’humanité commune où la responsabilité est originellement la même pour tout le monde, et où c’est évidemment pour un humain, n’importe lequel, le même d’exister et d’être sujet.

Posé en récusation du premier, le second terme de l’alternative n’en atteste pas moins de la distinction personnelle qu’il dénie, puisqu’on ne peut s’identifier au sujet commun qu’à d’abord, antérieurement à ce statut d’exemplaire du genre humain qu’on voudrait avoir pour toute réalité, en avoir décidé. On n’échappe pas à l’impossibilité d’être n’importe qui, dès lors qu’on est soi. Disons le autrement : personne n’est n’importe qui parce que, quand bien même on emploierait toute son industrie à avérer sa conformité au modèle humain généralement admis ou prôné, on n’en resterait pas moins celui qui aurait décidé de le faire, décidé de céder sur la responsabilité impliquée dans simple nécessité, pour tout sujet, d’être d’abord sujet du fait même d’être sujet. La responsabilité qui définit le sujet l’inscrit ainsi depuis toujours, et par conséquent malgré lui, dans une question dont il revient au même de dire qu’elle est la sienne propre, ou de dire qu’elle est pour lui celle de l’honneur originel d’être soi.

Corrélativement la responsabilité et la désinvolture apparaissent comme les premières catégories pratiques impliquées dans la simple notion d’être sujet, dès lors qu’elle est sa propre précession ou, si l’on préfère, dès lors qu’elle n’a pas pour réalité objective un état ou une nature mais déjà une responsabilité en train d’être assumée d’une manière qu’il faut forcément supposer responsable ou désinvolte.

Si c’est ainsi d’une responsabilité ou d’une désinvolture premières (celle-ci n’excluant pas plus le sérieux que celle-là la légèreté), qu’un sujet advient à sa propre condition de sujet de devoir déjà en être un (car il est bien responsable d’être responsable ou désinvolte envers la difficulté existentielle d’être le sujet qu’il est), cela signifie qu’on est sujet que dans l’indistinction d’avoir reçu de l’être (on ne saurait se produire comme sujet qu’à l’être déjà) et de devoir l’être (tout sujet est sujet de ce qui pourra lui être imputé et d’abord de cette possibilité même). Cela signifie aussi que l’existence subjective ne peut pas s’entendre autrement que comme la dette de subjectivité dont on est, malgré soi, depuis toujours et pour toujours, en même temps l’origine et la fin. Tout le monde l’a toujours su : être sujet, c’est avoir à être sujet.

Responsabilité de la distinction qui exclut depuis toujours qu’on soit n’importe quel sujet, l’honneur n’a par conséquent aucun contenu et n’est dès lors jamais une raison positive : ceux qui n’y voient qu’un mot sans référent ont absolument raison. L’honneur, en effet, c’est seulement que l’honneur compte, et le déshonneur seulement qu’il n’ait pas compté. Cette inconsistance (il n’y a rien à sauver dans l’honneur que l’honneur) est la même que celle qui distingue le sujet qu’on est (existence) du sujet en général (concept), quand cette distinction s’entend non comme paradoxe logique (il ne s’agit aucunement de faire exception) mais comme responsabilité. Ne voir dans l’honneur que la vacuité de l’invocation qu’on en peut faire ou avoir depuis toujours décidé que le statut du sujet n’était pas une responsabilité mais une nature identique à l’évidence d’être soi, c’est tout un.

A nommer  » honneur  » la responsabilité de la distinction d’être soi, on rapporte en même temps le sujet à sa propre contingence d’existant, par opposition à une nécessité d’essence qu’on retrouverait indifféremment en lui et en tout autre. De sorte que la dette de subjectivité en quoi consiste le fait (dès lors problématique) d’être sujet est en même temps une dette de contingence : ce dont on doit être sujet ne peut répondre à cette condition qu’à ne relever d’aucune raison, notamment d’aucun idéal, dont il serait la simple effectuation. On aperçoit par conséquent l’honneur d’être soi comme l’alternative d’assumer cette dette, ou de la récuser en arguant du fait incontestable qu’on n’a pas demandé à naître et qu’il se trouve seulement qu’on est un sujet, par hasard celui qu’on est. En somme, l’existence en première personne et la dette sont le même, le paradoxe étant seulement qu’il s’agit d’une dette très particulière, puisqu’elle est une dette d’existence. Subjectivement comprise, l’existence relève d’abord d’une distinction des dettes.

Inversement il n’y a de dette, aussi triviale qu’on puisse la concevoir, qu’à ce qu’elle implique un sujet qui ait à répondre non seulement des engagements qu’il a contractés, mais encore de les avoir contractés ! En toute dette, il s’agit donc déjà de la responsabilité d’être responsable et pas seulement de la responsabilité – autrement dit de cette distinction, dont on nomme  » honneur  » la responsabilité.

Les dettes, par-delà toute distinction, il ne suffit donc pas de les payer ou de les rembourser : il faut les honorer.

La réversibilité de la l’honneur, qui est une dette de distinction, et de la dette, qui est déjà une distinction et par conséquent la mobilisation de l’honneur, explicite la notion de responsabilité qui est faite de son propre redoublement (on n’est d’abord responsable de la responsabilité elle-même). Elle fait par là même apercevoir qu’on n’est sujet que dans l’insistance de sa propre distinction – et donc, si on veut la réfléchir, que dans l’insistance de la question qu’on est originellement pour soi (et peut-être pour les autres). Une question, c’est une dette de réponse. De quelle réponse chacun de nous, pour la seule raison qu’il est lui et non pas quelqu’un d’autre, est-il redevable, dès lors que c’est d’existence et non pas de savoir qu’il s’agit dans l’honneur d’être soi ?

 

II. Qu’appelle-t-on honorer ?

Honorer, d’une manière générale, c’est rendre honneur ; autrement dit c’est attester, contre ce qui pourrait en impliquer sinon le déni du moins la méconnaissance, qu’il y a quelque chose qui relève de l’honneurdans la chose ou la personne qu’on veut honorer. Attester de l’honneur, c’est-à-dire de la distinction, c’est par conséquent à propos d’une personne attester qu’elle n’est pas n’importe qui. Disons-le autrement : tout sujet important plus ou moins dans toute sortes de domaines (par exemple un professeur importe du savoir dans la vie des étudiants), honorer quelqu’un consiste à attester, au contraire, qu’il compte. De la même manière, honorer certaines chose – les dettes, on vient de le dire, mais aussi les vertus, la patrie, et bien d’autres encore – revient à attester par sa conduite que ces choses ne sont pas n’importe quoi, qu’on jugerait pour soi-même indigne de les insérer dans le régime commun des réalités ordinaires dont la vie est forcément faite, et qu’en ce qui les concerne la question n’est donc pas de savoir si elles sont plus ou moins importantes, parce qu’elles comptent. Ce qui compte décidant de ce qu’il en est de ce qui est compté, on peut dire qu’honorer consiste à pointer le caractère décisif de ce qu’on honore et donc, si l’on radicalise cette signification, à attester qu’à nos yeux c’est de vérité et non pas (seulement) de réalité qu’il s’y agit.

On le saisira d’une manière plus précise en faisant jouer des proximités sémantiques : honorer est très proche de faire l’éloge, et par là s’y oppose. Ainsi ne fait-on pas l’éloge de ce qu’on honore, ni n’honore-t-on pas à proprement parler ce dont on fait l’éloge. Selon Aristote la louange a pour objet des qualités qui se rapportent à des réalités, tandis que l’activité d’honorer porte sur les qualités les plus nobles dont, par contraste, nous dirons donc qu’elles ne se rapportent pas à des réalités. Il cite comme dignes d’éloges le courage, la force, voire la rapidité à la course – ce qu’on ne peut admettre entièrement, car si l’on fait parfois l’éloge de la force, on honore le courage. La force est en effet la  » vertu  » qui prend éminemment en compte la réalité, identifiée à la résistance que les choses et les êtres opposent à nos desseins, alors que le courage consiste au contraire à ne pas prendre en compte la peur, qui est notre réalité subjective au moment du combat : l’homme courageux n’est pas l’inconscient qui n’a pas peur mais, à l’encontre du lâche qui a pris la décision inverse, celui pour qui la peur, et quelle que soit son importance, ne sera pas ce qui compte. Disons-le autrement : la louange atteste qu’une réalité relève éminemment du domaine des biens, tandis qu’honorer consiste au contraire à attester que pour ce dont on témoigne, le domaine des biens, positifs ou négatifs, ne compte pas.

Dans la première distinction qui s’impose quand on parle de vérité, cela donne par conséquent ceci : on loue le savoir mais on honore la vérité (1). La distinction entre être sujet et l’être vraiment, si l’on entend par là d’assumer le statut de sujet comme une responsabilité et non pas comme une nature métaphysique factuelle, renvoie par conséquent, dans l’ordre de l’approbation, à celle de la louange qui vaut pour ce que n’importe qui aurait raison de faire à la place d’un sujet donné, et de l’honneur qui vaut pour ce que lui seul a fait et devait faire, d’être énigmatiquement lui et non pas n’importe qui (bien qu’il le soit évidemment par ailleurs). Ainsi loue-t-on le semblable à partir du savoir qui permet qu’on le reconnaisse (et on le loue précisément de ce qu’il ait permis cette reconnaissance : si on le loue, c’est qu’il fait ce que nous aurions voulu ou souhaité faire), mais on honore le sujet qui récuse toute identification, celui à la place de qui il est impossible de s’imaginer, justement parce qu’en lui ce n’est pas la place qui compte.

Le couple de la louange et du sujet semblable s’oppose ainsi au couple de l’honneur et du sujet distingué (2).

Puisque c’est au semblable et non au sujet distingué qu’on en appelle quand on se réfère à la réalité (elle est la même pour tout le monde et chacun est celui qu’un autre aurait été à la même place), il faut reconnaître que la distinction, c’est-à-dire la cause de l’honneur, s’entend d’exclure la possibilité de cette référence au factuel. Dans ce qu’on honore est reconnu qu’en aucune manière la réalité, aussi riche de possibilité ou d’empêchements qu’elle ait effectivement été, ne peut être reconnue comme l’instance décisive. En somme c’est toujours la noblesse qu’on honore. Qu’est-ce en effet que la noblesse, sinon l’attitude de celui pour qui sa propre réalité ne compte pas : sa peur, donc il est courageux ; l’attachement commun aux biens, donc il est généreux ; les offenses qu’il a subies, donc il est magnanime, et ainsi de suite. Un sujet n’est jamais distingué que de sa réalité – et c’est seulement de ce qu’elle soit commune qu’il peut être reconnu, quand on l’honore, en distinction des autres.

Honorer, c’est par conséquent attester de cette exclusivité de la vérité relativement à une réalité par ailleurs irrécusable, et dont il serait absurde de dire qu’elle diffère (elle n’est pas autre chose, une autre réalité qu’on aurait oublié de mentionner). Est donc honorable ce qui compte, et non pas ce qui importe dont on peut seulement faire l’éloge. Tout savoir, de porter sur des différences, décide des importances. On honore quelqu’un, dans la vie courante, en montrant par son attitude que cette personne compte, indépendamment des importances qu’on peut lui reconnaître par ailleurs et qui, elles, constituent des raisons positives de faire son éloge. Ce qui compte, au contraire, le savoir n’en décide pas : cela s’impose, à la limite d’une manière parfaitement incompréhensible.

Ainsi l’honneur est-il toujours rendu à l’autorité, si l’on nomme ainsi, dans un premier temps, une possibilité d’imposer que rien, notamment aucun pouvoir, ne peut suffire à justifier. Honorer quelque chose ou quelqu’un, c’est attester, de l’autorité qu’on lui reconnaît, c’est-à-dire de l’effet de dignité produit sur nous par la distinction irréductible de la vérité relativement à la réalité à quoi elle n’ajoute pourtant rien (la vérité n’est pas une nouvelle réalité ni donc l’autorité une force d’une nature spéciale). Quand on la considère du point de vue de son effet, on reconnaît qu’il est alors indigne de ne pas honorer l’autorité c’est-à-dire, pour le dire en langage métaphysique, l’impossibilité que la vérité puisse jamais s’entendre comme une forme spéciale (sa réflexion, son accomplissement, sa dissémination…) de la réalité. D’où cette conclusion subjective dont la notion de responsabilité est évidemment le pivot : honorer consiste à assumer que ce qui compte, compte – assomption qui consiste pour soi à le situer non pas à la place du savoir mais à celle de la vérité, là où justement le savoir ne compte pas.

La distinction qu’on a reconnue, par exemple en étant le témoin d’une conduite généreuse, a donc forcément différé en nous le savoir de la vérité, ou plus exactement interdit que leurs places soient désormais confondues. Nous en sommes par là même distingué, non pas au sens où nous serions devenus particulièrement honorables (cela ne concerne jamais que les autres) mais au sens où il est impossible que l’autorité qui s’est imposée à notre reconnaissance (dans le respect qu’on éprouve pour celui dont la conduite a été généreuse) ne soit pas, pour soi et dans le secret de son for intérieur, une injonction à la dignité. Il est certain, en ce sens, qu’honorer est aussi un acte de gratitude : justement de ce qu’elle ne s’entend qu’en distinction du pouvoir et de la puissance, l’autorité est une donation de dignité, et c’est toujours d’une certaine autorité, donc d’une irréductibilité du vrai au réel, que nous tenons d’éprouver en nous que, si les intérêts importent, c’est la dignité qui compte. Il y a des choses ou des personnes qui nous font reconnaître que notre vérité n’est pas dans notre réalité, puisqu’on ne respecte qu’à être  » humilié  » (Kant) comme sujet concret. De ce point de vue, on ne peut nier que les conduites qui visent à honorer soient en même temps des conduites de gratitudes. Et c’est d’ailleurs la même chose, comme on ne le voit pas seulement à propos des dettes, qu’une personne soit ingrate et qu’elle soit incapable d’honorer.

En honorant ce qui compte, on réalise en soi à propos d’une certaine autorité la distinction impliquée dans le respect : on n’honore jamais qu’en distinction de soi-même, autrement dit du sujet indifféremment semblable que l’on est forcément par ailleurs. Si donc la distinction produite en nous par l’autorité comme irréductibilité du vrai au réel (l’autorité n’est pas plus le pouvoir qu’elle n’est la puissance) a produit une impossibilité pour nous d’être désormais en vérité ce sujet indifférent que nous restons en réalité par ailleurs, alors l’autorité nous a donnés à nous-mêmes comme capables d’actes qui soient vraiment les nôtres. En quoi consiste notre dignité non plus d’être sujet en général mais d’être le sujet qu’on est. Ce qu’on peut traduire en disant aussi qu’honorer ce qui doit l’être (ce qui compte, par opposition à ce qui importe dont on peut seulement faire l’éloge), c’est être vraiment sujet qu’en disant qu’on s’honore soi-même d’honorer ce qui doit l’être.

D’où cette implication éthique étonnante, parce qu’elle fait abstraction d’une déterminité de l’objet (et donc d’une possibilité d’erreur) qui relève uniquement du savoir : quand on honore (ce qui est marquer son respect) on est soi-même forcément dans la véritéen ceci qu’on s’autorise d’avoir éprouvé la distinction du vrai (distingué) et du réel (commun) (3). Par contre on s’autorise de son savoir et de son jugement quand on fait un éloge. N’importe qui peut faire l’éloge de n’importe quoi – puisqu’il suffit de savoir et de juger ; mais il ne faut pas être n’importe qui, un sujet commun, pour honorer. On honore dans l’assurance de savoir, mais c’est dans la crainte – sentiment tourné d’abord vers une distinction de soi qu’on n’est jamais fondé à se reconnaître – qu’on honore.

Il y a donc un réel qui est mis en jeu ici, celui-là même dont la crainte est l’attestation : le réel de la distinction propre. Ce réel, il porte un nom : c’est la marque – laquelle n’est pas un élément supplémentaire venant augmenter la réalité d’une chose mais l’impossibilité, pour cette chose, qu’elle soit réduite à sa propre réalité dès lors qu’elle a été comptée (la marque est l’effet propre de ce qui compte), et donc distinguée (4). D’où cette définition qu’honorer soit attester du caractère marquant de ce qu’on honore.

En somme et formellement : honorer, c’est marquer qu’on est marqué. D’où cette réponse plus concrète : honorer quelque chose ou quelqu’un, c’est attester qu’on lui doit d’être soi. Car marquer, dès lors que c’est forcément par la distinction et que celle-ci est toujours celle du savoir et de la vérité, c’est produire comme sujet ! Qu’est-ce en effet qu’un vivant marqué par la distinction de la vérité ? un sujet. Honorer, c’est reconnaître qu’être sujet soit non pas un fait, un état ou une nature, mais une dette.

Le sujet étant à sa propre responsabilité, il est bien évident que c’est dans la réalité de cette responsabilité, autrement dit dans la dette, qu’il est lui-même. Et être sujet, on vient de le dire, c’est déjà être sa propre dette. Nous retrouvons donc le redoublement de la responsabilité : c’est originellement d’être en dette que nous sommes en dette. Si assumer sa responsabilité rend encore plus responsable, honorer ses dettes ne peut donc pas consister à s’en rendre quitte : d’en répondre, on les aura par là même honorées.

Que la question du sujet soit désormais celle de sa dette, et plus précisément celle de la dette d’être un sujet de dette, c’est ce qui impose le dédoublement de la question de la dette elle-même. D’être subjectivement instituante, la dette sera forcément faite de distinction : sa réalité ne peut pas être confondue avec sa vérité. Et comme on ne peut réfléchir une distinction qu’en en faisant une différence, on ne peut interroger la question que le sujet est pour lui-même qu’en découvrant ce qui oppose dettes qu’on dira réelles et à d’autres dettes qu’on dira vraies.

 

 

III. La distinction des dettes

Parce qu’il est absurde de distinguer entre être sujet et avoir à l’être, on ne saurait exclure sans contradiction la possibilité d’honorer ses dettes : on doit, donc on peut. La formule qui dit la possibilité inconditionnelle d’accomplir le devoir vaut pour la dette, dont la notion est littéralement celle de ce qu’on doit. La question de la possibilité d’honorer toutes ses dettes ne peut donc pas donner pas lieu à discussion.

Il est cependant évident que certaines dettes échappent à cette réflexion, non seulement dans des cas triviaux comme celui du chômeur qui peut ne plus payer les traites de sa voiture, mais dans le cas, notamment moral, où la dette est constitutive de notre subjectivité : pourrai-je jamais rendre à mes parents la vie qu’ils m’ont donnée, à la loi qu’elle m’ait fait sujet universel, à la langue la possibilité de ma pensée, et plus généralement à l’humanité de fait et de droit ma réalité et mon statut d’être humain ? La culpabilité, corrélation subjective de l’imputation et du manquement, signifie cet impossible ; de sorte qu’il revient au même de dire le sujet constitué de sa propre dette et de le dire originellement coupable. Et certes l’idée d’une innocence humaine est une contradiction dans les termes, puisqu’elle serait celle d’une légitime irresponsabilité… D’avoir toujours été plus ou moins désinvolte, on est d’autant plus tenu d’honorer ses dettes.

Parce qu’elle est celle du réel de la responsabilité, la question de la dette est celle d’un infini : dire qu’on n’est sujet qu’à l’être de la nécessité de l’être, c’est dire que l’assomption de responsabilité ne la supprime pas mais l’accentue, et que la question de la dette ne se réduit pas à celle d’une restitution. D’un autre côté, l’acquittement de certaines dettes est possible sans pour autant récuser l’infini de la responsabilité, voire en s’y référant d’une manière quasi-explicite : que je rembourse correctement un emprunt à la banque et j’apparais aux yeux de celle-ci comme un client responsable, auquel de nouveaux prêts seront accordés avec une plus grande facilité. Il appartient par conséquent à la dette d’être toujours déjà distinguée d’elle-même, comprenant un moment subjectif d’accentuation de la responsabilité et un moment objectif où s’entendrait, au contraire, la possibilité d’un acquittement (quand on a remboursé un emprunt, on ne doit plus rien) – à condition bien sûr que le domaine concerné soit celui des biens ou celui de l’action. A quoi s’oppose donc pour chacun le domaine de son être subjectif au sens de sa responsabilité : ce dont j’ai à répondre d’une manière en quelque sorte transitive, et qui constitue mes obligations dans le monde, ne se confond pas avec ce dont j’ai à répondre en tant que j’ai à répondre de ma responsabilité.

Il faut donc distinguer deux sortes de dettes : celles qui supposent notre être de sujet déjà avéré et celles qui sont impliquées dans la nécessité de responsabilité que nous sommes pour nous-mêmes, nous qui ne sommes sujets qu’à devoir encore assumer d’être déjà des sujets. On dira que les premières dettes sont celles qui importent, alors que les secondes sont celles qui comptent.

La distinction, qui est aussi celle que nous sommes relativement à nous-mêmes, est sans équivoque : ce qui importe nous fait réfléchir, mais ce qui compte qui nous fait méditer. Et c’est bien le même pour une réalité d’être marquante et de donner à méditer, par opposition à une autre qui serait potentiellement enrichissante en savoir, et donnerait à réfléchir.

En quoi nous distinguons les dettes selon leur origine, qu’on pourra expliciter comme suit : ce qui compte relève de l’épreuve alors que ce qui importe relève de l’expérience.

L’épreuve est originaire, toujours supposée par l’expérience qui la répètera en quelque sorte à vide dans l’élément du savoir, puisque l’objet éprouvé de l’expérience est toujours déjà oublié (on le jette après la manipulation), le savoir qu’on en aura extrait devant seul rester pour un sujet exhaustivement identifié au savoir conditionnant. Une expérience de physique n’a par exemple de sens que pour le physicien, lequel se doit donc d’être n’importe quel physicien : comme l’objet, le sujet peut bien importer (chacun a son style, ses forces et ses faiblesses particulières) mais c’est de l’interdiction qu’il compte que l’expérience tient sa valeur : en elle le savoir est seul à compter. A l’encontre de cela, c’est toujours depuis une épreuve que nous sommes nous-mêmes, marqués et ainsi définitivement distingués de ceux qui restent nos semblables et par conséquent aussi de nous-mêmes :  » bien sûr c’est toujours moi, mais je suis désormais quelqu’un d’autre  » dit l’éprouvé, dans une étrangeté qu’il est impossible de ne pas rapporter à celle de la vérité. Car il appartient à l’événement d’avoir institué le sujet sur le mode du  » désormais « , en liant cette advenue au droit et au devoir qu’il se reconnaît à être sujet et par là même à la question de la vérité telle qu’elle apparaît dans la distinction de ce qui importe et de ce qui compte :  » c’est seulement maintenant que je suis vraiment moi : désormais je ne confonds plus ce qui importe et ce qui compte ». En identifiant l’épreuve par le caractère instituant de cette dernière distinction, on en fait la corrélation réelle de la vérité et de la responsabilité, par opposition à l’expérience qui en est au contraire la disjonction puisqu’elle rapporte le savoir qu’elle mettait en œuvre, ainsi que le surcroît de savoir qui en résulte, à un sujet qui ne compte pas. En somme, la réalité de l’épreuve est uniment de distinguer la vérité du savoir, et d’être le moment d’advenue du sujet, lequel se donnera donc malgré lui à reconnaître exactement là où le savoir ne compte pas. Par ailleurs, et donc aussi pour sa propre réflexion telle qu’elle s’engagera dans l’expérience, il est n’importe qui : une fonction anonyme du savoir, et donc une place, puisqu’à toute mise en cause de sa responsabilité il répondra en s’identifiant à elle ( » à ma place vous auriez pensé comme moi et par conséquent vous auriez fait ce que j’ai fait « ).

Telle que l’opposition de l’expérience et de l’épreuve permet de la formuler, l’idée de la responsabilité et de ses objets s’entend donc ainsi : nous ne sommes responsables des choses dont n’importe quel sujet serait semblablement responsable (expérience : être toujours soi) qu’à l’être d’abord de nous-mêmes, et donc à l’être d’une façon inouïe, irréductible à toute réflexion rassemblante (épreuve : être désormais soi).

Alors que l’expérience enrichit, l’épreuve marque. Dire cela, c’est distinguer les dettes selon qu’on est redevable de savoir et donc de rassemblement à soi, ou de distinction et donc d’étrangeté à soi.

Or cette distinction de la responsabilité ne laisse pas d’être problématique quant à la possibilité d’honorer les dettes qui en sont à chaque fois le réel, puisque, contrairement à ce qui vaut pour la dette qui importe où des équivalences sont donc toujours envisageables, rien ne semble jamais à la hauteur de celle qui compte. Car s’il est évident qu’on peut payer en principe pour des choses qu’on a et qu’on peut céder, peut-on payer pour la responsabilité elle-même, toujours déjà faite de la distinction du savoir et de la vérité et que nous avons forcément reçue en même temps que l’existence humaine ?

Comment honorer cette dette ? Telle est l’unique question, pour chacun, de lui-même et de ce qu’il a à faire (la même, puisque les notions de sujet et de responsabilité sont l’envers l’une de l’autre) – au-de la de la différence des dettes où elle se réfracte.

 

A. Les dettes réelles

Les dettes qu’on peut payer avec des biens ou des services sont, par définition, mondaines. Mais leur paradoxe est qu’il faut d’emblée les penser à l’encontre de ce statut, puisque ce qui compte dans l’horizon d’une dette mondaine n’est pas le bien qui peut être plus ou moins important (une grosse somme est plus importante qu’une petite, un service personnel l’est plus qu’une courtoisie commerciale, etc.), mais qu’on ait donné sa parole. On n’est par exemple sujet de l’emprunt qu’on fait à la banque qu’à l’être d’abord de la signature apposée au bas du formulaire – laquelle est alors ce qui compte parce qu’elle rendra seule valable une démarche par ailleurs réelle. Toute dette mondaine est par conséquent déjà une sortie du monde : elle renvoie au sujet de la parole, laquelle se donne contre la réalité dont elle décide, et non pas selon elle, assujettie à elle. Ainsi rappelle-t-on seulement le caractère catégorique, c’est-à-dire étrangère aux aléas empiriques, de la nécessité d’honorer la dette.

On pointe cette nécessité en rapportant la distinction des responsabilités qu’on vient d’indiquer à celle qui interdit de confondre l’engagement et la promesse (5) : dès lors qu’elle procède d’une manière ou d’une autre de la signature d’un sujet, la dette ne renvoie pas du tout à l’engagement dans lequel c’est la réalité qui décide originellement ( » je ferai ce que je me suis engagé à faire si la réalité m’en laisse alors la possibilité « ), mais à la promesse, dans laquelle ne compte que la parole donnée ( » quelle que soit la réalité le moment venu, et d’abord quel que soit le changement que mes sentiments pourront avoir subi, je ferai ce que j’ai dit pour la seule raison que je l’ai dit « ). En quoi on rappelle qu’il n’est pas question de ne pas pouvoir l’honorer : on ne promet qu’à forclore cette éventualité pourtant massive d’insistance du mondain (6). Le sujet de dette l’est donc déjà en vérité, si l’on entend par ce terme la pure distinction à la réalité, à savoir qu’elle ne compte pas.

Il arrive évidemment qu’on ne puisse pas rembourser. Mais qui a dit que rembourser et payer étaient le même ? Le caractère catégorique de la dette (qu’elle soit une promesse et non pas un engagement) s’énoncera par conséquent de la manière suivante : quand on ne peut pas rembourser une dette, on la paie.

En effet, lorsqu’on ne peut pas tenir sa parole, que ce soit pour des raisons triviales (on n’a pas l’argent qui devait servir à rembourser, etc.) ou non triviales (dilemmes, cas de conscience), apparaît une culpabilité qu’on aurait tort de réduire à sa dimension psychologique : on est en faute non seulement contre la loi (toute promesse doit être tenue), non seulement contre le débiteur (qui a le droit de recouvrer son bien), mais surtout contre soi-même : la vie que je me suis faite ou du moins que j’ai acceptée, en un mot dont je suis responsable, est telle qu’elle fait apparaître que, de mon fait par conséquent, je suis quelqu’un dont la parole ne compte pas… Le plus souvent, je vais chercher des excuses autrement dit faire semblant d’oublier la distinction de l’engagement et de la promesse : en arguant de raisons souvent très réelles dont j’éviterai soigneusement de voir qu’elles me concernent uniquement comme sujet mondain, je vais tenter de me soustraire à une responsabilité qui était celle de mon statut de sujet pour la parole – en antériorité logique à l’advenue du monde comme horizon des significations. Car la notion d’un sujet purement mondain serait celle de l’excuse généralisée, si elle n’était pas contradictoire : s’y dirait l’aspect subjectif de l’ordre impersonnel et donc irresponsable des choses en général. Il revient donc au même de refuser de confondre la promesse avec l’engagement qu’elle est par ailleurs, le sujet de la parole avec l’individu mondain qu’il est par ailleurs, et de constater que toute excuse est un mensonge, surtout si elle est réelle. Qui ne voit ainsi que l’excuse qu’on invoque pour ne pas rembourser sa dette est une trahison de soi, puisqu’elle consiste à poser que le sujet de la parole – soi-même en vérité – ne compte pas ?

Paiement double, par conséquent. D’abord en termes d’estime de soi : à m’être mis (presque toujours malgré moi et à mon insu) en situation de ne pas pouvoir le faire, je me constitue comme sujet indigne des échanges qui m’avaient fait occuper une place de sujet. Je découvre donc que j’avais usurpé cette place… Mais surtout culpabilité radicale : je ne suis dès lors plus moi que dans l’acte de dénier que je sois le sujet d’un acte, le criminel de moi-même – si l’on nomme  » crime  » l’atteinte au sujet non pas dans ses attributs ni même sa détermination (l’atteinte, éventuellement tragique, à l’estime de soi n’est pas un crime) mais dans le fait même qu’il soit un sujet, au point irréductible de son émergence. Infidèle à ma parole, il va falloir désormais que je vive attaché à un autre, mort, et qui est moi – ou, pour prendre la présentation inverse, avec ce criminel de moi-même que je serai désormais. A la trivialité du bien qu’il fallait rendre, on substituera l’acte de sa propre destitution subjective et la nécessité de vivre désormais selon elle. Cela, je dis que c’est payer.

Le paradoxe des dettes mondaines, quand on ne peut pas les rembourser, tient donc à ce qu’elles soient payées quand même, à ceci près elles le sont d’une monnaie non mondaine.

Et cette nécessité, outre ce qu’on vient de dire, vaut aussi pour ce qu’il faudra rendre. Car l’horizon de la moindre chose qu’on reste à devoir est proprement instituteur d’une possibilité dont nous apercevons qu’elle est diabolique puisqu’on peut à la limite, de désinvolture en aggravation, d’aggravation en négligence, être un jour forcé de donner son âme en paiement en commettant un acte ôtant tout sens à la simple idée de pardon, aux yeux même de celui qui l’aura accompli. Beaucoup de films noirs appuient leur scénario sur cette vérité à laquelle nul n’est étranger.

Dans l’ordre mondain, il se peut donc qu’on ne rembourse pas toutes ses dettes, mais on les paie toujours. Ce qui revient à dire que le mondain n’est jamais simplement mondain : la distinction du savoir et de la vérité reste latente pour la plus ordinaire et la plus assurée des choses, parce qu’il est impossible au sujet ayant à être vraiment lui-même de ne pas être déjà sur le chemin de sa propre responsabilité.

 

B. Les vraies dettes

Aux dettes mondaines qui sont simplement réelles, il faut opposer les vraies dettes, celles qui nous concernent non pas en tant que nous sommes n’importe qui (par exemple je suis n’importe quel client de la banque, en quelque sorte un envers particulier de l’ordre bancaire) mais en tant que nous sommes nous-mêmes, dans l’inouï d’être soi comme ayant à l’être vraiment.

Opposer de cette manière les vraies dettes aux dettes réelles revient à impliquer la question de la vérité dans celle de la responsabilité, et par conséquent à supposer qu’il s’agisse de vérité dans ce qui compte en tant qu’il compte. Pour le comprendre il faut se souvenir que ce qui compte s’entend toujours d’une épreuve, et que celle-ci se définit de ce qu’on n’y soit sans recours. Et c’est d’abord de savoir qu’il s’agit, dans le recours, car celui qui sait quoi faire ou simplement quoi penser n’est jamais seul, quand même il serait isolé. Or c’est précisément là où le savoir ne compte pas qu’apparaît le sujet, dans un moment qu’on dira donc de vérité parce qu’il s’entendra précisément à l’encontre de la fonction d’effacement toujours déjà accomplie par le savoir, dont la présence explique toutes les réussites et dont l’absence ou la fausseté excuse tous les échecs. Que le savoir manque, et le sujet apparaît : dans l’épreuve dont, à l’encontre de l’expérience qui l’aurait plus ou moins enrichi, il restera marqué. A simplement distinguer la vérité du savoir, on aperçoit ainsi qu’elle s’entend de l’identité du surgissement du sujet et de sa  » marque «  – si l’on nous accorde de rappeler ainsi que ce qui compte (par opposition à ce qui importe) est subjectivement instituant.

C’est par conséquent à ce qui nous a marqués que nous devons d’exister subjectivement et d’être nous-mêmes comme ayant à l’être vraiment – à l’encontre de l’indifférence subjective des  » en tant que  » à quoi il est par ailleurs légitime de nous identifier. Les vraies dettes concernent toujours l’émergence du sujet, et donc aussi la marque par quoi désormais il lui est subjectivement impossible d’être n’importe qui (impossibilité qui est l’éthique elle-même). A quoi il faut ajouter qu’assumer la responsabilité ne revenant pas à la l’effacer mais au contraire à l’accentuer, il appartient à la dette, si elle est le réel de la responsabilité, que l’honorer ne soit pas s’en acquitter et qu’elle comprenne en elle-même son propre acquittement, dont on serait alors redevable par surcroît !

 

1. La vraie dette renvoie non à l’échange mais à la grâce

L’acquittement de la dette réelle la supprime en restaurant l’égalité de niveau du créancier et du débiteur, ouvrant alors la possibilité d’une nouvelle dette dans l’indéfinie réitération des échanges. La dette qui concerne ce qui compte récusera cette nécessité, puisque c’est avec des équivalents, qui sont des choses de même importance, qu’on rétablit les parités.

Alors que les choses qui importent, objets possibles des dettes réelles, supposent avéré notre statut de sujet pour les échanges, les choses qui comptent, objets nécessaires des vraies dettes, nous ont toujours déjà donnés à nous-mêmes – et forcément sans que nous ayons été là pour le justifier d’une manière quelconque. Les dettes réelles sont depuis toujours justifiées non seulement quant à leur objet qui correspond à un besoin ou à un désir, à la limite à un caprice, mais surtout quant à leur réalité, puisqu’elles sont le systèmes des échanges en acte, la société en tant qu’elle fonctionne. Par contre il appartient aux vraies dettes d’être sans justification ce qui compte ne pouvant s’entendre comme le moment plus ou moins essentiel d’autre chose. On ne saurait donc séparer l’idée de vraie dette de celle de sa paradoxale gratuité. Par opposition à ce qui importe impliquant la nécessité d’être quitte comme son horizon constitutif, et dont le vrai sujet est en somme le système des échanges, ce qui compte nous a donnés à nous-mêmes comme responsables, non seulement de nous mais de cette donation même. Tel est le paradoxe de la gratuité : qu’elle soit une dette de surcroît. Par quoi on rappelle seulement qu’il n’y a pas de différence entre être sujet et avoir à répondre de l’être : alors que la dette réelle s’entend de la nécessité à venir de n’en plus répondre, les vraies dettes s’entendent au contraire de ce qu’on ait encore et toujours à répondre. En somme la vraie dette, si c’est bien la responsabilité qu’elle concerne et si c’est d’abord de la responsabilité qu’on est responsable, consiste en ceci que nous soyons redevables du fait même d’être redevables .

Une notion permet de penser ce paradoxe. On la mentionnera en disant que tout ce qui compte a forcément été reçu comme une grâce. Et certes, pour que je mérite l’effet d’advenir à moi comme sujet responsable, il aurait fallu qu’il fût déjà avéré dans ma vie : seul quelqu’un pour qui cela comptait déjà aurait par là même été digne de le recevoir, de l’approcher sans désinvolture. Or c’est par principe impossible. Telle est donc la grâce, dans la folie de sa notion : c’est au désinvolte, à celui auquel il est proprement scandaleux qu’elle soit dévolue, qu’elle est expressément adressée…

Qu’on ne se méprenne pas sur ce vocabulaire. La question de la grâce n’est pas celle de la bienveillance d’un quelconque dieu personnel mais, au contraire pourrait-on presque dire, celle de la contingence et de son effet, en tant qu’il est forcément un effet de vérité puisque le contingent touche un sujet qui était forcément sans recours, et par là même a surgi comme tel. La nécessité ne renvoie, elle, qu’au sujet du savoir, qui se définit par des recours qui sont dès lors seuls à compter (il pense et agit  » en tant que « ). Le vocabulaire de la grâce se justifie donc de ceci que tout sujet est né d’avoir été sans recours et n’existe comme sujet que d’en être désormais marqué – pour rien, sans qu’il l’ait voulu ni mérité, c’est-à-dire gracieusement. Disons la même chose autrement : on n’est jamais sujet qu’à titre de survivant. Il serait en effet impossible d’attribuer le statut de sujet à un simple vivant, en admettant que cela puisse exister (par exemple il faudrait qu’il ne soit d’aucune manière concerné par le fait d’être et donc par la mort), parce qu’il n’y aurait aucun être à considérer : il y aurait simplement la vie, dont on constaterait une manifestation singulière. Or pour celui qui a survécu, même quand c’est simple hasard, il est impossible que sa vie, quand elle est éprouvée, ne le soit pas comme une grâce : il suffit qu’il ait été libéré de l’évidence habituelle d’être vivant. Est sujet ce vivant (quelle que soit par ailleurs son appartenance spécifique) pour qui vivre ne va désormais plus de soi (7). Et certes on ne voit pas comment nommer autrement que  » grâce  » l’existence subjective et ipséitaire : elle a forcément été reçue par surcroît puisqu’avoir été sans recours et s’être perdu sont le même. Tout sujet est donc fait d’une étrangeté première à soi qui est celle de sa perte originelle, interdisant qu’on le réduise jamais à sa réalité ni par conséquent qu’on identifie sa vérité au savoir éventuellement exhaustif qu’on pourrait constituer de cette dernière (8).

Est sujet le vivant qui vit par surcroît. Ce qui revient à dire qu’à l’impossibilité de jamais identifier la vérité au savoir et correspond celle de jamais ramener l’existence de quelqu’un à sa vie. Très concrètement entendue, la grâce n’est rien d’autre que cette butée du surcroît.

La nécessité pour tout sujet d’être né comme tel d’une épreuve, dont on peut dire indifféremment qu’on y était sans recours ou qu’on n’en est jamais revenu, il est bien évident qu’on peut la penser d’une manière totale ou partielle. La première éventualité correspond à l’institution du sujet dans le langage : pour être dans le langage (par exemple c’est bien moi que vous écoutez en écoutant la suite de mes paroles), il faut s’être définitivement perdu dans la réalité (nous étions notre corps ; désormais nous avons un corps). La seconde correspond à chaque épreuve, petite ou grande, dont nous restons marqués et par là localement institués. Perdre un parent, par exemple, c’est une épreuve dont, comme fils ou fille, on ne reviendra jamais : notre vie est désormais celle d’un orphelin, bien que par ailleurs (là où ça ne compte pas, donc) tout continue comme avant. Le sujet qui s’est trouvé sans recours, et qui s’est donc perdu, est par ailleurs celui qui, revenu de l’épreuve, dira être toujours le même – à ceci près qu’il restera marqué. La marque peut donc être absolue comme dans le cas du langage (elle est alors l’impossibilité que notre présence diffère de notre absence), ou relative quand on se réfère à telle ou telle épreuve traversée, qu’elle soit insignifiante ou tragique, répétée (comme la suite des examens dans le cursus des études) ou unique. Mais à chaque fois il s’agit de naître à une subjectivité désormais propre et ipséitaire – et ainsi d’y naître sans avoir pu le mériter.

De n’être pas revenu de l’épreuve qui constitue désormais son origine, le sujet s’entend donc forcément comme une liberté miraculeusement donnée à elle-même, alors que les déterminismes les plus implacables informent sa réalité objective et subjective. Voilà pourquoi il faut reprendre l’opposition non contradictoire des deux ordres, celui de la nature et celui de la grâce. Ce n’est donc plus à partir des sottes apories du déterminisme et de la liberté qu’on peut poser la question de la responsabilité (dans quelle mesure est-on responsable ? ce qui revient à demander quel pourcentage de déterminisme et de liberté il y a dans telle ou telle action !), mais uniquement à partir de la grâce, qui est non pas l’arbitraire bienveillance d’un Autre divin auquel nous resterions haineusement assujettis mais au contraire la nécessité toujours déjà engagée que nous ayons à répondre de notre responsabilité même.

On n’est soi que dans la contradiction à chaque fois ponctuelle de la vie et de l’existence, que dans chaque impossibilité que l’existence corresponde à la vie, dont elle ne diffère pourtant pas. De sorte que c’est à la marque, impossibilité locale d’être le même et lieu impossible de l’advenue à soi, qu’est la grâce. Et donc aussi la dette.

 

2. La gratitude, paiement de la vraie dette ?

La vraie dette s’entend de ce que la responsabilité nous ait été donnée ; et le propre d’une responsabilité est d’exiger qu’on l’assume. Assumer la responsabilité de ce qui nous a été donné, en tant précisément que cela a été donné, autrement dit en tant qu’il s’agit là de l’effet de vérité produit par une contingence, c’est la gratitude. Par ce terme, on désignerait alors le paiement des vraies dettes, par opposition aux biens de diverses équivalences répondant aux dettes réelles, et la thèse serait la suivante : la vraie dette oblige à la gratitude comme la dette réelle oblige au remboursement. Et de fait, nous sommes scandalisés par les comportements d’ingratitude, qui nous donnent le sentiment d’une escroquerie.

Mais cette analogie est partiellement trompeuse, car la considération de la gratitude comme une sorte de paiement, subjectif et symbolique par opposition à un autre qui serait objectif et réel, revient à faire du don une vente qui ne s’avoue pas (on se sent comme escroqué si une de nos attentions n’est pas payée de gratitude), parfois même un simple chantage ( » j’espère que je n’aurai pas affaire à un ingrat ! « ) Pour serrer au plus près ce paradoxe, il faut dire ceci : on perd le propre de la difficulté en affirmant que nous sommes scandalisés par l’ingratitude, car en réalité nous sommes outrés – comme s’il appartenait à cette obligation de renvoyer à un surcroît à soi-même auquel le sujet des échanges, que chacun est forcément par ailleurs, ne suffit jamais. L’essentiel est en effet que seul un sujet identifié à son propre surcroît puisse correspondre au don, en tant que celui-ci porte non pas sur un bien mais sur le surcroît toujours injustifié de ce bien puisqu’il n’y a bien sûr de don qu’à l’encontre de toutes les raisons qu’on a pu avoir de donner.

On résumerait donc le paradoxe de la gratitude par cet oxymore qu’elle soit la réponse de surcroît due à ce surcroît de donation que le don est originellement. Mais n’est-ce pas repousser la difficulté ?

Ne cédons pas sur la gratuité qui définit le don et qui force à ranger la grâce, comme le miracle, dans l’impossible. Maintenons corrélativement qu’on ne saurait payer une dette qui soit vraie, parce que cela constituerait le rétablissement au moins possible d’une équivalence idéalement originelle, alors que la question de la vraie dette n’a de sens qu’à partir de la reconnaissance de la hauteur caractérisant la grâce qui nous a été faite (on ne la méritait d’aucune manière, et pourtant elle nous a été faite…). Et puis si la grâce est la contingence qui, justement comme telle, produit un effet de vérité, elle échappe aux échanges définissant des nécessités et renvoyant par là même à des savoirs – dont le fameux  » savoir-vivre  » peut être considéré comme la limite, puisque dire de quelqu’un qu’il ne sait pas vivre revient à pointer sa méconnaissance de la lettre ou de l’esprit des échanges. Or il n’y a justement de grâce que sans le savoir. Que par exemple une jeune fille se sache gracieuse, et sa conduite devient immédiatement hystérique. Disons-le en reprenant la distinction proposée plus haut : la grâce est l’impossibilité manifeste que la réalité, qu’on peut aussi nommer l’ordre des importances, soit ce qui compte. Une démarche gracieuse ne récuse pas la gravitation ni la nécessité d’équilibrer les masses du corps, mais en elle, si cela importe, cela ne compte pas ; et c’est le manifeste de cette exclusivité qu’on appelle grâce, au sens esthétique. De la même manière, la grâce accordée par un chef d’Etat ne récuse pas le système judiciaire ni même la légitimité de la condamnation dont il continue de reconnaître et même de valider l’importance ; mais son acte propre est que toute cette réalité, par lui, ne compte pas. Et ainsi de suite, pour tous les exemples que l’on voudra prendre de cette notion.

Or l’exclusivité de la grâce au savoir implique son exclusivité à l’ordre des importances, qui est celui des estimations ; de sorte qu’il revient au même de la mentionner et d’exclure jusqu’à l’éventualité de quelque paiement que ce soit. D’ailleurs l’idée de paiement devient ici contradictoire : quand bien même on paierait pour ce qui compte avec autre chose que des biens, disons avec de la souffrance ou plus simplement de la gratitude, on serait toujours hors du compte puisque l’être souffrant ou rempli de gratitude devrait encore reconnaître comme une grâce, à peine paradoxale, qu’il soit précisément un être capable de souffrir ou d’éprouver de la gratitude.

Celui qui fait preuve de gratitude n’est pas un misérable, contrairement à celui qui prétend être quitte des grâces qui lui ont été faites – puisque l’ingratitude se définit très précisément d’être désinvolture (prétendre être quitte) envers la grâce. Et certes il n’est pas de misère plus grande que celle des ingrats, qui s’imaginent que tout leur est dû et qu’en conséquence ils n’ont à reconnaître aucune grâce – c’est-à-dire aucune contingence, puisque précisément tout leur était  et que la notion du devoir est celle de la nécessité – étrangers qu’ils restent alors à l’effet de vérité instituteur de responsabilité. Inversement celui qui n’est pas un ingrat a été sauvé de la misère par la reconnaissance qui s’est opérée en lui de la grâce comme telle. Et personne ne niera que cela constitue encore une grâce, voire la vérité même de la grâce en tant qu’elle a à être son propre supplément (elle ne saurait constituer un fait avéré une fois pour toutes dont il suffirait de prendre acte). Sa reconnaissance, dont on nomme gratitude l’épreuve subjective, est donc tout le contraire d’une compensation dont la fonction est d’assurer le retour à la platitude normative des échanges et à l’indifférence subjective.

Disons-le autrement : la gratitude consiste à se disposer envers la grâce selon sa vérité à elle qui est d’être sans raison, et non pas selon le profit (éventuellement spirituel) qu’on en aurait tiré et dont on poserait par là même l’idée d’une équivalence au moins possible. La gratitude n’est pas un paiement mais au contraire l’accentuation de la dette, son aggravation et par là le surcroît de nécessité qu’on y réponde (9).

Or une dette, même vraie, se définit d’obliger à rendre…

La question de la vraie dette est dès lors la suivante : comment l’honorer sans avoir la désinvolture de s’en acquitter ?

La direction est indiquée, en tout cas : comme ne peut honorer qu’un sujet déjà fait de sa distinction, autrement dit de son propre surcroît, la question de la vraie dette devient en chacun celle du réel de ce surcroît, où s’identifieraient l’assomption de son propre statut de sujet et une restitution littéralement gracieuse.

Reprenons donc notre question, parce qu’il est désormais avéré qu’elle est celle de la vraie dette : de quoi est-on sujet, quand on est vraiment sujet ? Autrement dit : de quel surcroît s’agit-il quand on distingue, à propos d’un sujet et quant à la responsabilité que cela suffit à constituer, être et être vraiment ?

 

 

IV. Rendre l’impossible

On est sujet depuis toujours et dès lors malgré soi, par grâce. Etre sujet, puisqu’il n’y a en fin de compte de responsabilité que de la distinction, s’entend donc d’assumer cette antériorité de la marque du vrai sur notre propre advenue : une marque qui soit toujours celle d’un contingent qu’on désignera comme le vrai, précisément de ce qu’il ait produit cet effet de distinction qu’on nomme responsabilité. Sans elle, autrement dit en dehors de l’incidence du vrai, nous n’aurions jamais été qu’un vivant quitte de tout – ce que nous ne pouvons plus désormais que faire semblant d’être (cela s’appelle la désinvolture). La dette dont notre subjectivité est littéralement faite concerne ce qu’on pourrait nommer l’antériorité absolue dont la plus originelle des responsabilités est déjà l’assomption ; de sorte que c’est bien d’impossibilité que nous sommes redevables.

 

Rendre l’impossible : la promesse répond de la vraie dette

Si la grâce est la contingence dans son effet de vérité, elle est aussi l’impossibilité que nous en assumions la responsabilité autrement que dans et par la grâce d’avoir été, forcément sans nous et toujours partiellement, sauvés de la misère où les ingrats se perdent. Assumer cette responsabilité, autrement dit n’être pas un misérable, c’est répondre d’elle là où nous sommes désormais un autre – bien que par ailleurs nous soyons resté le même c’est-à-dire un ingrat. Les vraies dettes, on ne saurait donc les honorer qu’en distinction de soi, de celui qu’on reste par ailleurs. Et comme le concept de sujet pose qu’il n’y a pas de différence entre être soi et s’exprimer (être le même sujet de tout ce dont on est sujet), on peut poser d’emblée qu’honorer la vraie dette doit s’entendre à l’encontre de la nécessité expressive : qu’elle importe, bien sûr, mais qu’elle ne compte pas.

Honorer la vraie dette se fera donc non pas au lieu de la vie mais au lieu de contradiction de la vie et de l’existence – à la marque. Car si la grâce est l’effet de vérité produit en nous par le contingent, elle ne s’entend que de l’épreuve, à l’encontre de l’expérience qui renvoie à l’effet de savoir produit en nous par le nécessaire. Et comme le propre de l’épreuve est de laisser marqué celui qui l’a traversée, ce n’est qu’à se tenir à la marque, autrement dit à ne pas céder au nom de la vie sur l’inouï de notre statut de survivant, qu’on pourra envisager d’honorer une dette qui soit non plus réelle mais vraie.

Si donc c’est seulement dans le surcroît par rapport à la vie, ordre des biens, que la vraie dette se donne à reconnaître, elle renvoie au don. Mais don de quoi ? Donner un bien n’est pas donner, puisqu’il est impossible d’échapper aux équivalences dont il est comme tel déjà l’institution : le plus gracieux des dons est au moins l’envers de la satisfaction qu’on peut éprouver d’avoir donné, ne serait-ce qu’à penser avoir eu raison de le faire. C’est par conséquent le même de dire que le don ne peut pas concerner un bien, et de dire, tout bien ne différant pas de son équivalence potentielle avec un autre, que le don est exclusif du savoir et par là de la présence du donateur : on ne donne que sans le savoir, c’est-à-dire que sans y être. D’où cette nécessité : un vivant, quel que soit son degré de bonne volonté, ne saurait donner : seul un survivant le peut. Mais il ne le peut alors qu’en impossibilité à lui-même : là où lui, qui est toujours le même et qui se sait tel, ne compte pas. Si le propre d’un survivant est d’être marqué, c’est à la marque exclusivement qu’on peut donner.

La question prend désormais une forme d’énigme : que peut-on donner sans le savoir et qui ne soit donc pas un bien, mais qu’une marque apposée en étrangeté à soi suffise à produire ?

Désigner la marque comme le lieu propre du don fait apercevoir qu’en celui-ci il s’agit toujours de l’origine, puisqu’elle témoigne du  » désormais  » de notre statut de sujet. Et certes, ce qui compte, par opposition à ce qui importe et qui la suppose, a toujours valeur d’origine. Celle-ci n’est assurément pas un bien, puisqu’elle est par définition toujours déjà perdue (si je vous dis que j’ai un ami d’origine italienne, vous avez déjà compris qu’il n’était pas italien, par exemple). Pur surcroît par conséquent.

Il s’agirait donc de  » donner l’origine «  et en cela consisterait d’honorer la vraie dette ? La réponse paraît abstraite. Or de l’abstrait au dilatoire, il y a généralement moins qu’un pas… Il en ira peut-être autrement quand on aura nommé à partir de ce que nous avons appris la donation de l’origine en tant que telle.

C’est tout simplement la promesse. Nous ne risquons plus de la confondre avec l’engagement qui, lui, ne renvoie à aucun surcroît de son sujet ni de son objet. Rappelons que l’ordre de l’engagement est celui de l’excuse, autrement dit que son sujet est littéralement institué d’être excusé d’avance de sa démission : dire que personne ne reproche à celui qui est mort entre temps de n’avoir pas tenu ses engagements, c’est dire qu’il n’aura jamais été que l’ordre des choses singulièrement manifesté et que par  » sujet « , c’est une sorte de  » collapse  » des probabilités mondaines qu’il fallait entendre (il appartient à la structure comme telle de produire un  » effet sujet « ). Le sujet de la promesse, par contre, est exclusif de toute excuse, puisqu’il n’y a de promesse qu’à l’encontre d’une réalité dont il est par ailleurs irrécusable qu’elle l’épuise – ce qui revient à dire que sa réalité de sujet ne compte pas, n’étant dès lors dans le don de sa parole que son propre surcroît. On s’engage donc comme vivant, mais c’est uniquement comme survivant, et dans l’extrême littéralité de ce dernier terme, qu’on peut promettre.

La vraie dette, on ne saurait donc l’honorer qu’avec une promesse. La réponse est un peu moins abstraite mais la monnaie semble quand même légère : n’est-ce pas ce qu’on appelle (se) payer de mots ?

Peut-être pas, si l’on réalise qu’il appartient à la promesse de produire un effet – lequel répondrait donc à l’effet de vérité dont il faut nommer grâce la production par le contingent. Indiquons-le : l’effet de la promesse, c’est d’ouvrir le temps et par là de donner l’avenir. Celui de l’engagement est de le supposer et, au mieux, de donner le futur.

On ne confondra pas l’avenir (auquel correspondrait la figure du prophète) et le futur (ne renvoyant qu’au devin). Le futur comprend ce qui sera présent et, dans l’ordre représentatif, il répond au passé comme ensemble de ce qui était présent : demain sera un jour exactement comme hier était un jour. L’avenir au contraire est fait de la promesse qui en est l’ouverture, de sorte qu’il se définit avant tout de ce qui spécifie la promesse, à savoir que la réalité, quelle qu’elle puisse être, ne comptera pas. Ainsi dit-on d’une technique prometteuse qu’elle est une technique d’avenir, bien qu’elle puisse n’avoir aucun futur (elle peut être étouffée dans l’œuf par des lobbies dont elles menacerait les intérêts), et parfois d’une technique assurée d’un très long futur qu’elle est malgré tout sans avenir (par exemple le moteur à explosion, dont il est très probable que nos voitures seront équipées encore longtemps). Bref, la dette réelle renvoie au futur, mais la vraie dette renvoie à l’avenir.

Retenons donc cette proposition, pour l’instant encore énigmatique : on répond à la grâce par la promesse, c’est-à-dire par une donation qui soit celle d’un avenir.

 

B. Rembourser réellement la vraie dette

Nous ne sommes pas notre propre cause : non seulement parce qu’il faut que nous soyons déjà en cours d’institution subjective pour que nous commencions à devenir les sujets de notre propre subjectivation, mais encore parce que l’identité de l’existence et de la dette exclut que nous soyons pour nous-mêmes vraiment notre but. En effet, nous ne saurions l’être que réellement (chacun peut s’imaginer qu’il travaille à son bien, et il en est parfois ainsi) mais pas vraiment, parce que ce qui rend valables (valablement valables) et pas simplement réelles les valeurs que nous assumons nous échappera toujours. La dette qui tient à notre constitution par l’humanité se remboursera donc au-delà de soi, corrélativement à l’impossibilité que s’accomplisse jamais la nécessité subjective d’être vraiment soi-même. Honorer la vraie dette ne s’entend jamais que du lointain – et tout sujet est en ce sens précis un  » être des lointains  » (Heidegger) autrement dit une distinction dont il revient au même de dire qu’elle est la sienne propre et de dire qu’elle est celle du temps (10).

 

1. Au-delà de soi, la production de l’humanité comme énigme

Toutes les valeurs sont réelles mais elles ne sont pas également valables, selon une nécessité distinctive dont il est par principe exclu que nous la maîtrisions jamais puisque cela constituerait un renvoi à l’infini. Et de toute façon il faudrait d’abord avoir établi que la maîtrise est une valeur valable – ce dont on peut pour le moins douter puisque tous les moments vrais de notre vie l’ont exclue. Ou encore il faudrait avoir établi que chez l’être parlant la place du maître et la place de la vérité sont la même – ce que la psychanalyse s’est littéralement constituée d’avoir récusé. Articulée à l’indistinction de la vérité et du temps qui définit la promesse, la distinction du sujet s’entend donc ainsi : il est impossible pour les fins que nous nous fixons d’être vraiment des fins – de l’être ultimement.

C’est par conséquent le même d’avoir reconnu que nous ne sommes pas notre propre cause, et de reconnaître que nous travaillons toujours pour plus loin que nous-mêmes, sans le savoir (on peut certes en prendre conscience, mais cela n’a d’incidence que fantasmatique).

Eh bien, c’est d’abord en cela que consiste le remboursement réel de la vraie dette : en ce travail dont il est principiellement impossible qu’il se borne aux jours que nous vivrons, c’est-à-dire à notre futur. Disons-le autrement : nous travaillons toujours pour le futur, mais nous ne sommes jamais sans travailler pour l’avenir. Et puisqu’il n’y a de travail qu’effectif, force est de reconnaître nous travaillons effectivement à la donation de l’avenir, quand bien même nous ne voudrions travailler qu’à la production d’un futur – qu’il s’agisse du nôtre ou de celui de nos enfants (lequel, de toute façon, est comme tel déjà un avenir pour nous, puisqu’il est pour nous au-delà de toute possibilité). Si l’avenir est ce qui donne sens au futur comme l’origine donne sens au passé, nous payons notre dette originelle en produisant malgré nous ce qui donnera sens au futur, et par là en ouvrira humainement la possibilité – au-delà de la vie toujours plus restreinte qui nous reste à vivre. Ainsi rembourserons-nous effectivement l’humanité qui nous a    » gracieusement  » fait exister, s’il est vrai qu’il n’y a de grâce qu’à ce que la réalité ne compte pas et que cette distinction fonde l’opposition du futur qui relève de la production, et de l’avenir qui relève de la donation.

Dès lors qu’on a mentionné le travail comme étant celui d’un sujet toujours fait de son propre surcroît, on l’a fait comme étant lui-même déjà distingué, puisqu’il est une production du futur qui ne soit pas sans êtreune donation d’avenir. Une nouvelle notion paraît y être impliquée. En effet, l’impossibilité d’éviter le surcroît qui définit l’avenir à l’encontre du futur constitue éthiquement la culture dont chacun d’entre nous, si modeste ou égoïste qu’il soit, est malgré lui, c’est-à-dire en distinction de soi, un sujet donateur et pas seulement producteur ! Posons donc cette réponse : la culture, en tant qu’elle s’identifie dans ce surcroît à la construction du sens énigmatique de l’humain dont chacun est partie prenante, est ainsi le paiement réel de la vraie dette.

Disons la même chose plus concrètement : il revient au même de dire que tout sujet l’est de la culture qui lui a permis de l’être, et de dire que sa vie est appelée à être (vraiment) vraie et pas simplement bonne, puisqu’elle consiste à effectuer des valeurs (valablement) valables et pas seulement réelles. En somme le surcroît du vrai sur le réel ou de l’avenir sur le futur institue l’humanité comme essentiellement énigmatique, de ce qu’elle soit culturellement donnée à elle-même.

Que chacun concoure sans le vouloir à instituer l’humanité comme essentiellement énigmatique, voilà en quel sens on peut parler d’un remboursement réel de la vraie dette.

 

2. L’énigme de la vraie vie contre l’évidence de la vie bonne

Mentionner un remboursement de la vraie dette comme si elle était une dette simplement réelle méconnaîtrait la nécessité pour la vie de n’être humaine qu’à la condition de la vérité, de n’être humaine qu’à la condition qu’elle se donne à reconnaître là précisément où les savoirs (moraux, politiques, métaphysiques) ne comptent plus – eux dont la fonction est toujours d’avérer la justification des valeurs et d’abolir les énigmes. Ce qui importe est donc que la vie de nos enfants et plus généralement des générations suivantes dans lesquelles nous nous projetons soit bonne ; mais ce qui compte, si nous les respectons dans leur distinction d’avec nous et si nous reconnaissons la dette originelle dont nous sommes subjectivement institués (autrement dit si nous ne sommes pas nous-mêmes désinvoltes), est non pas qu’elle soit vraie (auquel cas la  » vérité  » serait un idéal formel à quoi nous les asservirions), mais qu’elle ne soit pas empêchée de l’être. Parce qu’elle est née du surcroît du vrai sur le réel, et par conséquent de l’avenir sur le futur (et donc aussi de la donation sur la production), la question de la dette d’humanité s’entend expressément à l’encontre des bonnes intentions et, formellement, du souhaitable – puisqu’on ne saurait jamais souhaiter à quelqu’un que ce qui nous semble bon pour lui c’est-à-dire pour n’importe qui à sa place (en quoi la place est alors seule à compter).

La vraie vie est donc exclusive de la vie bonne, dès lors que le propre de celle-ci est de valoir pour n’importe qui (n’importe qui souhaite le bonheur et désire par conséquent ce qui lui semble propre à l’en rapprocher) quand le propre de celle-là est de ne valoir que dans l’effet de vérité toujours déjà produit par sa propre contingence. Il faut donc maintenir, sous le nom de distinction du vrai à l’encontre du réel – distinction dont la vie est humaine de procéder – , la distinction heuristique de la nature qui renvoie à la vie bonne, et de la grâce qui renvoie à la vraie vie.

Elle est par ailleurs familière à chacun puisqu’elle constitue la première signification de ce sentiment presque quotidien qu’est le respect. La distinction est on ne peut plus claire : ceux dont la vie est bonne peuvent nous inspirer de l’envie, mais ceux dont la vie est vraie nous inspirent du respect. Et, sauf dans la sottise réflexive de considérer la vérité comme un bien que justifierait quelque  » vérité de la vérité  » par ailleurs indéfiniment repoussée, il est subjectivement impossible de les confondre, puisque l’exclusivité de la vie et de la vérité implique pour la vraie vie qu’elle soit faite de souffrance. Or seul un fou souhaiterait, pour lui-même ou pour ses enfants, une vie de souffrance : le respectable n’est pas l’enviable et le vrai n’est pas le bon.

On ne peut vouloir la vraie vie : propre au survivant c’est-à-dire au sujet déjà pris dans la nécessité d’être vraiment soi, elle est son propre surcroît – sa distinction. Donc son étrangeté.

 

3. La distinction des réponses et sa portée

Ne mélangeons donc pas les deux réponses qui viennent d’être données : la question du respect, où nous reconnaissons singulièrement un vrai sujet, n’est pas celle du caractère irréductiblement énigmatique de l’humanité que nous rendons à travers la dimension culturelle de notre travail. Autrement dit : il ne s’agit pas, dans le remboursement réel de la vraie dette, que nous travaillions à une humanité qui soit comme telle spécialement respectable (ce qui est de toute façon exclu d’une manière autre qu’imaginaire, puisqu’on n’œuvre jamais que sans le savoir) et dont les sujets concrets ne seraient dès lors plus que les représentants ! Or le propre du représentant, devant le représenté, c’est qu’il ne compte pas (11), alors que le respect est justement le sentiment qu’on éprouve devant quelqu’un qui compte (12). Et de fait, il est impossible de ne pas rester marqué d’avoir rencontré une personne qui nous a inspiré du respect.

C’est pourquoi il faut maintenir, pour penser ce remboursement réel de la vraie dette, l’opposition de l’énigme et du respect – où se dit dans un cas que l’humanité n’est pas comme telle la plus compliquée des espèces vivantes (mais aucun savoir ne répond à la question de ce qu’elle est dans sa vérité), et dans l’autre que le sujet singulier n’a pas pour vérité d’être un moment de ladite humanité, bien qu’il ne soit évidemment rien d’autre ( » Tout homme est une société en acte  » dit Sartre).

La question de la filiation articule cette double nécessité, et constitue donc la modalité privilégiée du paiement réel de la vraie dette. Malheur et honte au père qui donne à ses enfants un simple futur, par exemple sous la forme d’une formation professionnelle, mais qui ne leur donne pas d’avenir – qui ne leur donne rien qui permette à leur vie d’être vraiment la leur, rien qui leur permette la singularité de rendre valable et pas simplement bonne, respectable et pas seulement enviable, la vie qu’ils vont mener… Et cela n’est concrètement possible qu’à les ouvrir à une humanité définitivement énigmatique. Il y a des dévouements qui sont paradoxalement désinvoltes et misérables parce qu’ils constituent un remboursement de la vraie dette comme si elle était une dette réelle : honnêteté anti-humaine, vie sans âme de ceux qui ramènent la question de la dette à celle de la nécessité d’être quitte, de ceux qui ramènent la question de la filiation à la platitude d’échanges que le temps aurait simplement différés d’une génération à l’autre et dont la finalité, exclusive de la responsabilité d’avoir à devenir humain, resterait par conséquent celle de la vie bonne. On n’aime en somme qu’à donner non seulement ce qu’on n’a pas, mais encore ce qu’on ne peut pas vouloir donner.

Voilà donc très concrètement l’impossible de ce que nous avons à faire, nous qui sommes d’abord responsables de notre responsabilité même : donner la vie, dans la crainte et dans le risque d’une vérité qui s’entende éventuellement contre la vie elle-même – bref donner un avenir et pas simplement un futur, à nos enfants qui sont humains c’est-à-dire venus pour eux-mêmes d’une origine et pas simplement d’un passé. C’est dans le surcroît de son propre amour qu’on aime vraiment.

 

4. La promesse d’humanité inouïe et le lieu de la vérité personnelle

Mais la dette d’humanité que nous avons envers l’humanité s’entend singulièrement : j’ai à être vraiment moi-même puisque c’est à moi, justement, que la grâce d’exister humainement a été faite. On l’a dit : la responsabilité est d’abord l’impossibilité de la substitution.

Puisqu’elle consiste à honorer la vraie dette, la nécessité que j’aie à être vraiment moi est en même temps adressée à l’humanité en général. Nous savons déjà de quoi il retourne formellement, puisqu’une nécessité adressée, cela s’appelle une promesse. Au-delà de la donation d’un horizon d’humanité énigmatique qu’il nous appartient à chaque instant, et par surcroît (c’est-à-dire en vérité), de faire advenir, il faut donc penser le devoir de soi que chacun est proprement comme la tenue d’une promesse singulière : celle de donner singulièrement son mot à l’énigme d’être humain. D’un point de vue réflexif, on dira par conséquent que devenir (vraiment) soi consiste à donner la réponse à la question que chacun de nous est pour soi depuis toujours ou encore, gardant à l’esprit la distinction qui définit la promesse à l’encontre de l’engagement, que cela consiste à tenir la promesse d’humanité que chacun de nous est depuis toujours.

On aurait tort de trouver cette idée abstraite, puisqu’il nous arrive assez souvent d’apercevoir des sujets que nous ne pouvons pas ne pas voir à cette place où manque la dernière signification de l’humain, à cette place dont le sens subjectif est forcément qu’elle soit le lieu d’une promesse. Je parle bien sûr des nouveaux-nés. Comment est-ce qu’un nouveau né apparaît, sinon comme une promesse – celle de cette humanité même, avérée enfin et d’une manière inouïe dans sa personne en train de s’instituer ? Aucun de ceux qui ont vu un nouveau-né n’ignore qu’il appartient à chaque humain d’avoir été, dans cette condition extrême où son humanité apparaissait en gésine d’elle-même, la promesse d’une réponse singulière et par là stupéfiante à la question de l’humain. Réponse inventée et non pas répétée, bien sûr, puisqu’il appartient à l’humanité d’être en question pour elle-même ou encore, pour reprendre l’incomplétude à quoi il a déjà été fait allusion et qui dessine la place du sujet, puisque la réalité des valeurs vitales et sociales ne préjuge pas d’un caractère valable dont il faudra encore décider. Chacun de nous étant l’envers de l’humanité qui manque d’elle-même à son endroit singulier, nul ne peut prétendre que cette promesse aperçue par les autres dans le berceau qui était le sien n’a été qu’un effet de représentation. La grâce d’être soi a toujours déjà fait de chacun la promesse d’une définition inouïe de l’humain, promesse qu’il est littéralement et qui reste donc antérieure à toute promesse qu’il aura jamais à faire – au sens bien sûr où il n’y a de responsabilité réelle qu’à ce qu’elle s’appuie sur la vraie responsabilité, qui est celle de la responsabilité comme telle.

Dire que la dette de nous-mêmes tient à ce que notre lieu propre soit la pointe indécidée de l’humanité, là exactement où elle manque de la dernière signification qui avèrerait enfin l’humanité comme une réalité irrécusable, c’est non seulement identifier chacun à la promesse d’humanité inouïe qu’il est depuis toujours, mais c’est indiquer le lieu de sa tenue – ce lieu que nous avons désigné sous le nom de  » culture  » en disant qu’il était structurellement impossible de travailler seulement pour soi. Il n’y a donc pas de différence entre être (vraiment) soi et travailler à l’extrême de la culture qui a fait qu’on était soi. C’est cette non différence qu’on signifie en disant que chacun est depuis toujours la promesse d’une humanité inouïe, parce que c’est la constitution même du sujet, qu’il ait toujours déjà exclu d’être un moment subjectif et inessentiel de sa propre culture : celle-ci ne le fait sujet qu’à ce qu’il en soit, précisément, sujet (sinon, encore une fois, il n’y aurait pas de sujet mais un simple  » effet sujet  » de la structure qui resterait seule à compter).

A l’opposition d’être soi et d’être vraiment soi, il faut donc faire correspondre l’opposition d’être sa propre culture (chacun n’est évidemment rien d’autre) et d’être, comme impossibilité à soi (comme manque de la réponse à la question qu’on est pour soi), à chaque fois la pointe manquante de cette culture – manque du savoir de soi où elle se constitue précisément comme telle et non pas comme une simple structure naturelle analogue à une  » fleur de pissenlit  » (Lévi-Strauss).

Reconnaître qu’il y a un sujet fait de sa propre dette, c’est reconnaître qu’il a pour place la pointe indécidée de la culture humaine et qu’il honore sa dette, là où il est, en en décidant.

On verra très concrètement de quoi il s’agit quand nous aurons rappelé l’irréductibilité du choix et de la décision. Alors que le premier s’entend indistinctement des raisons et de l’identification ( » telles étaient les données objectives et subjectives : à ma place, vous auriez fait exactement ce que j’ai fait « ), la seconde reste injustifiable et bannit toute identification : on explique un choix, mais on signe une décision. Le choix est une fonction automatique du savoir (on choisit forcément ce qui apparaît comme le meilleur, or c’est le savoir qui détermine cet apparaître), tandis que la décision s’entend expressément au-delà de toutes les raisons : quand c’est le sujet qui compte et non plus les justifications, éventuellement satisfaisantes, qu’il pourra donner de son acte. On est donc sujet de ses actions (choix) mais on est vraiment sujet de ses actes (décisions). Une action est toujours déjà excusée puisqu’elle renvoie à la corrélation des justifications et de l’anonymat du sujet réduit à sa place, alors qu’un acte, même accompli ès qualité (par exemple en médecine où c’est sa vie que le patient confie au praticien), reste étranger à toute éventualité d’excuse : c’est le sujet lui-même, et non pas le savoir éventuellement insuffisant dont il disposait et qui par là même l’aurait excusé d’avance, qui devra répondre.

D’un point de vue existentiel et pour nommer la pointe indécidée de la culture dont chacun est par ailleurs exhaustivement constitué, on parlera de l’extrême comme du  » lieu naturel  » de la décision c’est-à-dire de la distinction d’être vraiment sujet : dans l’extrême,  » il n’y a pas de pourquoi  » (13) et l’on est par conséquent sans recours. Le lieu de la vérité personnelle, si l’on nomme ainsi la tenue de la promesse que chacun de nous est depuis toujours, ne peut donc pas être simplement sa culture puisqu’elle n’est précisément telle qu’en son propre extrême, là où manque ce qui avèrerait enfin l’humain (sinon elle est une prolifération naturelle de structures). En rester à l’interne de sa propre culture, c’est-à-dire à son fonctionnement habituel comme nous le faisons par ailleurs à chaque instant, c’est par conséquent trahir sa propre promesse : c’est seulement à l’extrême de soi, donc sans le recours d’être soi, qu’on peut tenir cette promesse qui est indistinctement celle de l’humanité et la nôtre singulière.

On est donc toujours soi en le sachant, mais c’est forcément sans le savoir qu’on est vraiment soi – ainsi qu’il convient à un devenir toujours déjà inscrit dans la contingence et dans l’effet de vérité qu’elle produit, et surtout à un acte dont le lieu spécifique est l’impossibilité même de la signification : là où manque encore le dernier terme qui assurerait enfin la subjectivité d’être un fonctionnement de l’humanité comme telle.On a raison dans la possibilité qu’il soit compris qu’on ait raison : dans son choix comme tenue de l’engagement justifié ; mais on n’a vraiment raison dans l’impossibilité que quiconque, à commencer par nous, se reconnaisse dans ce que nous faisons : dans sa décision de soi comme tenue de la promesse énigmatique.

C’est avec soi qu’on a raison, c’est sans soi qu’on a vraiment raison (14).

Par où l’on aperçoit que l’ordre réflexif, où il s’agit à chaque fois de penser et de faire ce que n’importe qui ferait pour la seule raison qu’il serait n’importe qui (définitions subjectives de la logique et de la morale) s’exclut de la vérité – bien qu’il soit celui de notre réalité subjective. La mention de l’extrême (là où le savoir ne compte pas et donc là où l’on est sans recours) comme lieu propre de la vérité est donc exactement équivalente à celle-ci : chacun de nous est n’importe qui, le semblable de ses semblables, mais la vérité est que cela ne compte pas. Car c’est bien d’être inouïe, de se ternir la pointe extérieure d’elle-même, que l’humanité a fait à chacun d’entre nous la grâce de l’instituer en sujet – le propre de celui-ci étant, et justement pour cette raison de l’impossibilité qu’une signification soit jamais totale ni donc avérée, d’avoir à être librement ce sujet qu’il est depuis toujours nécessairement.

Disons-le autrement : chacun de nous est depuis toujours la promesse de son propre génie – terme qui ne désigne pas quelque faculté naturelle, magique ou divine de produire des chefs-d’œuvre, mais la singularité, et par conséquent l’inouï, de l’invention d’humanité en soi : le statut de sujet de l’acte, par définition toujours étranger à soi, et dont par ailleurs l’humanité sort à chaque fois un peu plus énigmatique à elle-même.

Dans quelque domaine que ce soit, on appelle  » œuvre  » le réel de cette gratitude. Comment en penser le sujet, celui de la dette honorée ?

 

 

V. Rendre la vérité.

La question du sujet n’est pas celle de l’homme qu’on suppose traitée par la discipline anthropologique, mais celle du vrai en tant qu’il marque et par là distingue. A l’encontre du vivant social qu’on est par ailleurs, c’est de la marque du vrai qu’on se constitue comme sujet – de sorte qu’il revient au même d’être le sujet du fait (dès lors problématique) d’être sujet, et d’avoir à assumer la responsabilité d’être distingué c’est-à-dire marqué. La marque n’institue la subjectivité que sur le mode de l’honneur, puisque ce terme signifie expressément qu’on soit responsable de sa distinction. La responsabilité de soi étant identique à la nécessité d’assumer la marque du vrai comme cause de sa propre institution subjective, on peut la présenter comme l’alternative de la responsabilité qui consiste à ne pas céder sur sa propre étrangeté de sujet responsable d’un vrai identique à sa propre distinction, et de la désinvolture qui consiste à se vouloir quitte de toute obligation de vérité pour la même raison d’inconsistance de la distinction. A quoi certes on ne peut rien objecter : on est de toute façon un sujet et il n’y a rien d’autre dans la réalité que la réalité. Le sujet de la dette ayant pour subjectivité sa propre responsabilité d’existant (chacun, voué à sa propre étrangeté sans qu’il puisse jamais s’en justifier) se distingue ainsi du sujet commun (n’importe qui, voué à la nécessité d’être le semblable de ses semblables), fait de la désinvolture d’être n’importe qui c’est-à-dire d’en rester au service des biens – qui s’entendent en effet de valoir pour n’importe qui.

La responsabilité du vrai (qu’il compte et par là distingue) et la responsabilité de soi (il ne suffit pas d’être un sujet pour être un sujet) sont le même, puisque c’est dans un effet de vérité qu’on a été donné à soi. L’effet de vérité, on peut aussi bien dire que c’est un effet sujet : l’injonction toujours déjà faite à un sujet d’advenir vraiment à lui-même ( » Change ta vie !  » dit à Rilke le torse d’Apollon). Au vrai et toujours par surcroît (il s’agit d’une distinction et non d’une différence qui le spécifierait), il appartient de donner à lui-même celui qu’il aura marqué, et par là de le faire advenir non plus comme vivant social mais comme sujet. Dès lors commet-on presque un pléonasme en parlant de  » dette de vérité  » pour définir le sujet non pas dans son concept (n’importe quel sujet : un exemplaire quelconque de l’humanité qui est donc seule à compter en lui) mais dans son existence (être sujet de son impossibilité d’être positivement un sujet). A peine précisera-t-on alors que c’est le même d’être soi, d’avoir à l’être vraiment, et d’avoir à marquer – c’est-à-dire élever un réel à la dignité d’être vrai. De cette élévation qu’on ne saurait vouloir (elle ne constitue nullement un bien) et dont on est par là même le sujet étranger, il faudra admettre lointainement l’effet : le vrai marque et la marque distingue, c’est-à-dire institue subjectivement un vivant comme problématique à lui-même quant à être le sujet qu’il est. Ce qui aura été élevé depuis l’étrangeté du sujet à lui-même, et précisément à cause de cette étrangeté, à la dignité d’être vrai, vouera donc un autre sujet à sa propre et énigmatique vérité dans la grâce désormais effroyable d’être soi. Bref, parce qu’elle est celle d’être voué au vrai, la question de la responsabilité qu’on est toujours de soi-même est inséparable de la question de la responsabilité d’humanité qu’on est toujours pour des autres à venir. Autrement dit la vérité ne s’entendant que de son effet qui est pour un vivant d’advenir à soi comme sujet, elle est inséparable d’une question qu’on aurait pu lui croire totalement étrangère : celle de la tradition et plus précisément de la filiation. Ces propositions, qu’on peut dire analytiques en ce sens qu’elles sont impliquées dans la simple notion de responsabilité, identifient par conséquent l’existence humaine à la nécessité de rendre la vérité dont on tient, malgré soi et la plupart du temps en dépit de soi, d’être humain.

Il serait cependant contradictoire d’inclure la question de la vérité dans celle des échanges, même limitée à la transitivité des générations, non seulement parce que la question des échanges, comme toute autre, la suppose forcément, mais surtout parce que cela reviendrait à faire de la vérité un bien plus ou moins important, voire le plus important de tous et le premier d’entre eux (15). L’exclusivité de la vérité à l’ordre des importances et donc au service des biens (y compris  » spirituels « , car il y a des biens de toutes natures) forcerait donc à penser la dette dont nous sommes littéralement faits comme la nécessité d’un don, si l’expression n’était contradictoire. Il appartient ainsi au sujet humain, dès lors qu’on a accordé qu’il s’entendait depuis la marque du vrai autrement dit depuis la responsabilité de sa distinction qui est sa distinction, qu’il ait à rendre la vérité malgré lui et sans le savoir (16)…

 

a) le vrai qu’on donne

Il y a des raisons à tout ; mais c’est là où le savoir ne compte pas que nous sommes sujets : dans l’irréductibilité de la décision au choix. On peut dire la même chose autrement : si nécessaire que soit notre existence et si déterminées que soient donc nos orientations, c’est toujours par grâce que nous vivons, et que nous vivons humainement. En quoi on ne mentionne pas l’odieuse bienveillance d’une divinité qui nous maintiendrait provisoirement dans l’existence, mais l’existence dans (ou contre, selon l’alternative de la responsabilité ou de la désinvolture) l’effet de vérité que la contingence a depuis toujours produit sur nous. De ce point de vue, la structure et l’éthique sont le même, puisque là où il n’y a pas d’effet de contingence, il n’y a pas de sujet. Si l’on veut poser la question d’un remboursement de la dette originelle qui soit vrai et non plus réel, il faut donc envisager l’éventualité qu’il soit en quelque sorte de nature gracieuse : qu’en lui s’identifient le sens et la contingence, et que cette identification s’entende expressément commeautorisée et non pas comme causée d’un sujet personnel. On comprend aisément ce dernier point, puisque la question de la dette est une question de droit, et que d’autre part on ne saurait parler de grâce en mobilisant le principe de raison. Le vrai remboursement de la vraie dette, expressément entendu à l’encontre de l’habituelle métaphysique de l’expression, renverra donc à la donation qui, comme telle c’est-à-dire dans l’attestation d’une étrangeté originelle du donateur au donné, ne sera jamais celle d’un réel mais toujours d’un vrai. Il n’y a qu’une seule monnaie par quoi on puisse rembourser vraiment la vraie dette : le vrai lui-même.

Sa notion est d’abord celle d’un sujet dont la nécessité extérieure importe autant qu’on voudra mais ne compte pas : la première définition du vrai est qu’il soit sujet, non de la réalité (ce qui désignerait le fondement) mais de la vérité. La première détermination de sa notion sera par conséquent celle-ci : du vrai, ce qui compte, c’est qu’il existe – à signifier ainsi que le savoir de sa nécessité ne compte pas. En quoi on ne nomme donc aucun surgissement métaphysique mais sa distinction ou encore, pour en présenter la notion d’un point de vue humain, son exclusivité au transcendantal : c’est de ce qu’il nous éprouve que le vrai est vrai, et non de ce qu’il actualise nos a priori ni nos inhérences vitales et culturelles (17). Ainsi, de ce qu’elle ait toujours déjà récusé la métaphysique de la représentation (de son auteur, du monde, de son moment culturel, de la destinée métaphysique de l’homme ou de tout ce qu’on voudra imaginer d’autre) parce qu’elle ne diffère pas de sa propre marque, peut-on dire ceci  de la chose rendue vraie parce quevraiment donnée :  » elle est, et rien de plus  » (Blanchot).

La notion de l’œuvre répond donc au paradoxe du vrai. Car l’œuvre s’identifie comme telle depuis la marque d’un auteur, laquelle peut être représentée comme son effet de survivant ramené à son propre surcroît d’humanité, ou figurée comme son refus d’avoir cédé sur l’inouï d’être soi quand il est tellement évident pour chacun qu’il est n’importe quiDisons-le plus simplement : on ne pourrait comprendre que l’œuvre s’impose d’exister quand toute chose s’entend d’une compréhension qui la précède et qui l’accomplit, si on en faisait une chose simplement différente des autres. L’œuvre ne diffère pas des autres choses auxquelles il peut même arriver qu’elle soit parfaitement identique (depuis les produits de la nature, de l’artisanat et de la décoration, jusqu’à ceux de la trivialité quotidienne comme le montrent beaucoup d’exemples inscrits dans la lignée de Duchamp) : elle s’en distingue. Autrement dit encore : ce n’est pas le travail de l’auteur qui fait l’œuvre, mais sa marque. Dire cela ou dire qu’en l’œuvre l’essentiel est en fin de compte qu’elle existe, c’est exactement équivalent (18).

La conséquence en est que le statut de l’œuvre se joue non dans sa réalité mais dans l’attribution. Prenons l’exemple d’un tableau, jusque là universellement admiré, tombant pour ainsi dire dans les oubliettes de l’ordinaire quand une expertise historique a objectivement établi qu’il n’était pas de l’auteur qu’on supposait jusque là. Le tableau a évidemment gardé toute sa réalité (style, richesse de composition, particularité de la palette, etc.) mais il a perdu la vérité qu’on lui avait reconnue. Celle-ci était donc sa distinction. Car c’est seulement d’elle que l’expertise objective l’a privé ! Rien de ce qui importe n’a changé, uniquement ce qui compte : c’est toujours le même ouvrage, mais ce n’est plus une œuvre – comme le symbolisera de manière aussi irrécusable qu’inappropriée l’effondrement vertigineux de sa valeur marchande. L’œuvre, de se reconnaître ainsi selon sa distinction et non pas selon sa réalité (celle-ci importe mais elle ne compte pas), atteste expressément de l’impossibilité de considérer l’auteur autrement que par sa marque. D’ailleurs c’est précisément d’attester cela, qu’elle est une œuvre. On l’aperçoit plus évidemment encore avec le ready-made et toutes ces productions et  » performances  » contemporaines que n’importe qui pourrait assurément faire, mais certainement pas autoriser. De sorte que l’art dit  » contemporain  » si attaché à déconstruire la notion d’auteur en est au contraire la radicalisation : grâce à lui, nous ne risquons plus de confondre auteur et producteur.

Le paradoxe est encore plus flagrant avec les mauvaises productions qu’on trouve, bien sûr à des degrés divers, chez absolument tous les auteurs (premiers jets, erreurs manifestes, faux enthousiasmes, travaux hâtifs ou de circonstances, etc.). Elles attestent spécifiquement que ce n’est pas la valeur de son travail qui fait l’auteur mais que c’est lui au contraire, de son autorité c’est-à-dire de ce qu’il est un auteur, qui institue irrécusablement comme dignes de la postérité des productions qui, venues d’un autre, auraient tout de suite été jetées. La métaphysique de l’expression inhérente à notre faculté représentative (précisément : le sujet se représente en tout ce dont il est le sujet) voudrait que l’auteur soit une instance d’importation pour l’œuvre, au sens où il apporterait des idées, du savoir-faire, du style et autres choses du même ordre, voire même de la vérité dont on ferait alors un bien supplémentaire. Or non : l’auteur, dans l’œuvre, n’est pas ce qui importe mais bien au contraire ce qui compte. Tout le monde s’exprime puisque tout le monde vit, et il faut nommer  » auteurs  » ceux qui ne le font pas – ou plus exactement il faut nommer ainsi ceux qui le font mais à propos de qui, et contrairement à ce qu’il en est pour tout le monde (y compris eux), cela ne compte pas(19). Le survivant est un vivant, bien sûr ; mais en lui ce n’est pas la vie qui compte : il est de retour s’il a eu la chance de pouvoir revenir, mais chacun sait qu’il n’est en vérité jamais revenu de l’épreuve dont il porte la marque. Il n’est en vérité que son propre surcroît dont l’inconsistance est celle de cette impossibilité (n’être pas revenu), et c’est l’effet impossible de cette impossibilité originelle à soi (il s’agit d’un éprouvé, non d’un vivant) qu’on reconnaître comme la distinction (et non pas la spécificité) de ce qu’il autorisera.

Le vrai n’est en effet pas un nouveau réel, notamment pas un réel su, un réel accompli, un réel dévoilé ou tout ce qu’on voudra d’autre, pour la raison de principe que ce n’est pas en réalité qu’il y a la vérité mais en vérité. Ainsi le vrai ne l’est qu’à l’être vraiment, et la marque dont nous nous autorisons pour le dire vrai n’est pas un trait (d’identification) ni moins encore une trace (reste expressif d’un sujet dans son agir), mais le surcroît, comme tel pur et inconsistant, produisant un effet d’autorité. Marquer, c’est distinguer mais non pas affecter, puisqu’affecter consiste à produire de la différence (une chose affectée est différente d’une autre qui ne l’a pas été) alors que c’est de distinction qu’il s’agit dans la marque ; et si l’épreuve affecte, traumatise notamment, ce n’est pas en cela qu’elle est porteuse de vérité parce qu’alors elle reste dans la supposition du sujet (le sujet traumatisé est changé, mais c’est toujours le même). La question de la marque, comme on le voit spécialement chez Descartes dont on peut ramener l’œuvre à cette problématique, est celle de l’institution d’un sujet comme désormais capable de cette aberration qui consiste à faire advenir le vrai, de sa seule autorité – de l’autorité qu’il tient d’une contingence originelle qui l’a causé comme humain, à l’encontre du vivant toujours quitte auquel on aurait par ailleurs raison de l’identifier.

On peut expliciter la référence au vrai comme l’interdiction qu’on le soumette au régime commun de l’étant, dont il est pourtant évident qu’il relève par ailleurs. Concrètement, cela revient à dire que la chose distinguée reste énigmatique, non pas tant dans ce qu’elle est – puisqu’on peut toujours en opérer la déconstruction – que dans le fait même qu’elle soit (ce qui bien entendu invalide sans la réfuter la déconstruction précédente). Causée comme telle par la marque et non par le travail de l’auteur, l’œuvre est le distingué ou encore l’énigmatique (20), bref le vrai : cela dont l’advenue est un surcroît, à la fois objectif (les explications mondaines qu’on en trouve sont dérisoires, surtout quand elles sont exactes) et subjectif (elle n’était pas possible ni donc voulue avant d’être réelle). Ce qu’on ne peut dès lors donner soi-même qu’en surcroît de soi et sans le savoir, voilà ce qui répond à ce qu’on a nommé plus haut la grâce originelle de l’être.

Ainsi aperçoit-on la réponse qui s’impose à la question d’une donation du vrai : le pur surcroît, tel qu’il apparaît dans la marque quand on la pense à l’encontre du trait et de la trace, est la vraie gratitude, qui n’est pas la compensation de la grâce reçue mais au contraire son accentuation. Tout le contraire d’un acquittement.

 

b) donner la vérité 

L’exemple du tableau qu’on vient de prendre montre que, perdant son rapport à l’auteur (sa marque et donc sa distinction), il retombe sous ce régime commun (être semblablement identifié par le concept de  » tableau « ) sans que sa réalité ait le moins du monde été concernée : c’était une œuvre, ce n’est plus désormais qu’un ouvrage, ici une production picturale représentative de son époque et de l’individu qui s’y est exprimé avec plus ou moins de talent. D’un point de vue réflexif on dira par conséquent que l’auteur a donné à ce tableau, sous le nom de distinction, la disqualification du savoir par quoi sa réalité se trouve idéalement épuisée, mais que cette disqualification, qui définit le don à l’encontre de la production, se sera ultérieurement révélée illégitime : le tableau relevait non de la distinction (marque) mais du semblant (concept), au sens où il était transcendantalement semblable à toute autre production du même ordre.

Avérer la fausseté, c’est restaurer la nécessité transcendantale. Et certes, dans l’épreuve réflexivement injustifiable qu’on fait de l’autorité (par exemple du torse de marbre qui impose le silence au visiteur et lui commande de  » changer sa vie  » c’est-à-dire de s’approprier à la marque dont il est sans le savoir déjà institué), on n’entend la distinction que comme la récusation du concept auquel il serait semblablement légitime que relève la chose par ailleurs distinguée. C’est par conséquent le même de nier la distinction et de nier le don : les gens du commun, si l’on nomme ainsi ceux que la distinction ne concernent pas (21), vous expliquent à l’envi qu’il n’y a pas de conduites désintéressées et qu’il s’y agit toujours d’intérêts plus ou moins dissimulés. Eh bien si l’on admet, contre l’attitude commune assurément irrécusable, la notion de marque et par conséquent de distinction, on devra admettre que la donation première de l’auteur est négative : on appelle  » auteur  » quelqu’un qui libère du transcendantal – entendu comme l’impossibilité pour le vrai (le distingué) qu’il soit tel c’est-à-dire sujet propre de la vérité. La notion d’auteur, dès lors qu’on l’entend comme celle d’une distinction personnelle (on n’est vraiment soi que sans soi), est par conséquent l’envers subjectif d’une autre nécessité qu’on signifiera en disant qu’il appartient originellement à la vérité qu’elle soit donnée. Le don de la vérité et l’auteur sont comme le recto et le verso d’une même notion, comme tout le monde l’a toujours su, puisqu’on n’a jamais entendu la vérité autrement qu’à partir de la question de l’autorité – les difficultés venant ensuite de la volonté de croire en l’autorité comme à une qualité spéciale, un mana, dont certaines choses ou certains êtres seraient dotés et les autres privés, comme si la question était métaphysique et non pas éthique, autrement dit comme s’il s’agissait d’une (sur)nature innocente et donc insignifiante, et non pas de la responsabilité de sa propre distinction subjective.

N’importe qui s’exprime en faisant n’importe quoi, de sorte qu’il revient au même de considérer un produit comme quelconque et de dire que, si important qu’il soit, il ne compte pas : ne compte en lui que le sujet humain dont il témoigne de la nécessité propre. A contrario, si l’on définit le vrai comme cette chose qui n’est pas n’importe quoi (corrélativement au vrai sujet qui n’est pas n’importe qui), alors il revient au même d’en admettre la distinction et d’en écarter la nécessité : c’est toujours pour rien qu’existe le vrai, et donc énigmatiquement. Les notions de vérité et de grâce sont en ce sens strictement corrélatives (car ce qui est gracieux s’impose de lui-même et vaut par là même contre ce qui voudrait l’expliquer), puisqu’il appartient à la grâce qu’elle ne soit jamais justifiée et par là qu’elle s’impose énigmatiquement. La grâce n’étant ainsi pas la récusation mais la disqualification du principe de raison, il revient au même d’exclure le vrai sujet (l’auteur) de toute métaphysique de l’expression et d’interdire pour le vrai (l’œuvre) qu’on cherche sa vérité ailleurs qu’en lui : on pourra seulement faire semblant d’y apercevoir un objet exprimant la raison de son être quand on aura opté pour la désinvolture, puisque celle-ci consiste à faire semblant de n’être pas marqué.

D’un point de vue doctrinal on dira qu’il n’y a de vérité qu’à l’encontre de la métaphysique de l’expression proprement constitutive du procès de représentation, de sorte qu’il faut nommer pensée (par opposition à produire des réalités et notamment du savoir) tout acte ayant pour effet de disqualifier cette métaphysique (22). Bien sûr, elle fera spontanément retour : elle est irrécusable pour la réflexion commune, si l’on entend par là une réflexion qui n’a pas d’abord opéré sa propre déconstruction à partir de la distinction de la distinction et de la différence, autrement dit à partir de l’impossibilité de faire du vrai un réel qui serait encore plus réel.

Reconnaître ainsi au vrai le statut de sujet pour la vérité entraîne une conséquence décisive, pour ce qui est de la donation de vérité. On l’indiquera comme suit : si rapporter quelque chose à autre chose en prétendant y voir sa vérité s’appelle interpréter, la question du vrai, dès lors qu’on l’identifie à ce qui compte, sera pour nous celle d’un retournement de la question de l’interprétation.

Il faut donc partir de cette thèse : le vrai, on ne l’interprète pas mais c’est lui qui interprète. Et certes, interpréter consiste à distinguer c’est-à-dire à produire des différences (par opposition à en trouver) – ce qui s’appelle tout simplement compter.

En quoi nous possédons le critère heuristique de sa reconnaissance, qui renverrait autrement à une aporie puisque n’importe quoi est semblablement objet pour notre réflexion : si une chose prend statut d’interprète, autrement dit s’il est ainsi avéré qu’elle compte (quand n’importe quoi est toujours plus ou moins important), alors on dira qu’elle est vraie.

Précisons ce rapport d’interprétation en prenant la psychanalyse pour exemple. La moindre détermination de nos vies manifeste notre inconscient, et souvent d’une manière caricaturale. En ce sens il faut la dire non vraie, puisque sa vérité réside non pas en elle mais dans les nouages de notre petite enfance ; et on a tout dit quand on les a repérés. Mais il existe aussi des réalités – qu’on dirait alors vraies et pas simplement réelles – pour lesquelles cette nécessité triviale, et par là irrécusable, ne compte pas. Ainsi les œuvres de Sophocle ou Shakespeare ou encore (pour passer de Freud à Lacan) d’Aristote, Descartes, Kant ou Hegel ne relèvent pas de la psychanalyse, mais c’est au contraire la psychanalyse qui relève d’elles, alors même que, d’être comme tout le monde faits de leur enfance, leurs auteurs appartenaient jusque dans leur travail au champ de son application. On pourrait parler aussi des passages de Proust qui permettent désormais de penser la jalousie, de Balzac qui permettent désormais de penser l’inhérence de l’Histoire dans les destinées et les ambitions individuelles, et ainsi de suite : autant d’exemples de choses qui comptent et donc, puisque compter consiste à différer, d’instances potentiellement interprétatives.

Enfin la donation de vérité par l’auteur, si elle est évidente pour qui reconnaît à l’œuvre un statut d’interprète, doit encore le concerner personnellement. Car si la vérité est reconnue sans être éprouvée, autrement dit si elle ne s’entend pas depuis sont effet, alors on ne parlait pas de la vérité mais seulement d’un effet de savoir.

Le principe de cette réponse est que tout ce qui est marqué (distingué) se trouve par là même être marquant. Car si l’auteur est celui qui n’a pas cédé sur l’inouï d’être soi, alors ce qu’il aura marqué s’en trouvera par là même institué en vérité d’avoir en fin de compte son énonciation pour seule garantie. L’inouï d’une énonciation, c’est un événement : rupture et instauration d’une intelligibilité nouvelle et par là d’une nouvelle subjectivité – selon la temporalité habituelle de la marque (je suis désormais un autre, bien que je sois toujours le même) dont il faut nommer méditation la reprise subjective. C’est la raison pour laquelle il faut opposer le réel dont on fait l’expérience et qui donne à réfléchir, au vrai dont on fait l’épreuve et qui donne à méditer.

On ne peut pas confondre : l’effet de savoir est la réflexion, tandis que l’effet de vérité est la méditation. Il n’y a de méditation que de la marque c’est-à-dire, pour un sujet, que de la distinction de soi, non pas comme une nature qui serait donnée (et qui ne serait dès lors pas une distinction mais une différence), mais comme inscription de soi dans une reconnaissance dont on ne se remettra pas.

Cette inscription porte un nom déjà indiqué, qui dit expressément le subjectif de la marque : c’est le respect. Et certes, il n’y a jamais de respect que de cela dont la réalité n’est pas ce qui compte bien qu’il n’y ait par définition rien d’autre. Le respect concerne quelque chose dont, pour cette raison que sa réalité ne compte pas, il est impossible que nous ne le reconnaissions pas pour vrai, et de quoi il est par conséquent impossible que nous ne déduisions pas que la vérité s’entende comme distinction. Ainsi une personne est-elle un vivant distingué : un vivant dont la vie est ce qui importe mais pas ce qui compte, bien qu’il n’y ait rien hors d’elle (23). Nous reconnaissons le vrai depuis le respect que son statut de sujet pour la vérité nous inspire, et nous le faisons en nous autorisant de la marque d’impossibilité qu’il a laissée sur nous (24).

Voilà donc en quel sens il faut dire que l’auteur nous donne la vérité : c’est là où nous sommes capables de respect alors que par ailleurs nous sommes seulement capables d’emprise, que nous pouvons rencontrer ce choses qui ont la dignité d’exister : des choses qu’une marque a distinguées, et que nous ne nous remettrons jamais d’avoir reconnues. Tout ce qui suscite en moi la méditation est vrai et m’inspire du respect, tout ce qui m’inspire du respect est vrai et ne peut être accueilli que méditativement (25). Car ou bien le sujet constitue et alors il ne respecte rien (sauf ce qui le représente comme sujet constituant, mais alors ce n’est pas du respect), ou bien il reconnaît que la vérité n’est pas son affaire mais celle du vrai et alors, transcendantalement si l’on peut dire, il s’incline. D’où ce paradoxe que la nécessité transcendantale soit le nom métaphysique de la désinvolture. Bref, nous retenons qu’il appartient à l’œuvre d’être elle-même une donation – celle d’un effet de vérité dont il faut nommer  » sujet « , dans l’indistinction de la structure et de l’éthique impliquée par ce terme, le vivant qui s’en trouvera dès lors autorisé. De cette institution en sujet capable de vérité, nous sommes donc redevables à l’auteur, quand bien même il aurait vécu plusieurs millénaires avant nous.

 

c) donner la subjectivité

Le vrai s’entend de l’autorité (la marque) et non pas d’une production dont on mettrait en avant les particularités (la trace) ; autrement dit il ne diffère pas du réel mais s’en distingue, étant dès lors le distingué lui-même, puisque c’est d’abord de ce que sa réalité importe mais ne compte pas qu’il se distingue. Or le distingué, quand on le considère comme un sujet (et c’est la définition même du vrai qu’on doive le faire), il marque et par là distingue – non pas au sens de faire des différences là où il n’y en avait pas mais au sens d’instituer comme distingué. Alors que les différentes sciences humaines sont des savoirs communs, nul ne saurait, par exemple, nier la distinction de la psychanalyse, marquée qu’elle est depuis toujours non seulement par le théâtre de Sophocle mais encore par des œuvres de philosophes et d’écrivains (26). Mais celles-ci ne produisent pas leur effet de distinction c’est-à-dire de vérité seulement sur la pensée par là même instituée comme telle, par opposition à la simple activité théorique ou cognitive (car il ne suffit pas d’être un théoricien pour être un penseur) : il doivent la produire subjectivement, puisqu’il est impossible à un sujet d’avoir reconnu une œuvre sans en être marqué, et donc sans en avoir été rendu capable de vérité – là où par ailleurs il n’aurait été capable que d’expression. Il faut donc penser le réel subjectif de cette transitivité qui caractérise indistinctement la marque (le marqué est marquant) et l’autorité (l’autorisé, comme on le voit notamment dans le jeu social des diplômes, il est désormais capable d’autoriser).

Une première réponse s’impose immédiatement. Puisque la distinction s’oppose à la différence comme la vérité s’oppose au savoir, il appartient forcément au sujet ayant reconnu la distinction de l’avoir fait sans le savoir. Concrètement, cela revient à dire qu’aucun argument ne saurait jamais convaincre d’une distinction (et donc nous prouver qu’une œuvre en est une), mais qu’on s’aperçoit forcément après coup d’une reconnaissance qui s’est opérée en nous par le sentiment de respect dont nous prenons conscience d’être habités. Or cette occurrence subjective nous est familière : c’est celle que nous avons explorée en opposant la décision (décider, c’est prendre conscience que la décision est déjà prise) au choix (choisir, c’est effectuer son savoir). On a compris que le propre de l’œuvre et plus généralement du vrai (27) était de mettre le sujet habitué à choisir dans la position de décider (28). L’attitude commune (le choix) fait du sujet une fonction du savoir (tout choix l’est du préférable, et c’est le savoir qui fait apparaître celui-ci comme tel), alors que la distinction l’extériorise au savoir, le faisant dès lors advenir à lui-même (quand on ne sait pas, ou quand il y a autant d’arguments pour que contre, il faut décider). Eh bien cette advenue de soi à soi est l’effet de la distinction, précisément en tant qu’elle n’est pas une différence : alors que le savoir nous fait reconnaître le différent, il faut avoir décidé que le distingué l’était. La même nécessité s’impose à chaque fois, mais l’art dit contemporain l’a rendue spécialement évidente, puisqu’il est alors impossible de s’appuyer sur le métier, le talent et la reconnaissance institutionnelle pour éviter, comme cela se fait le plus souvent, de décider qu’une œuvre en est une et non pas un simple produit culturel (ce qu’elle est toujours) voire une simple imposture (ce qui est parfois le cas). Disons-le autrement : c’est la constitution même de l’œuvre que sa reconnaissance soit un risquec’est-à-dire la donation à lui-même d’un sujet qui, de choix en choix, n’aurait jamais été qu’un semblable. Reconnaître une œuvre nous fait nécessairement advenir à nous-mêmes, puisque cela consiste à décider que c’est une œuvre et qu’on advient alors à l’extériorité du savoir dont on était jusque là une fonction. Les créateurs donnent par conséquent la subjectivité en mettant celui qu’elles touchent au pied de son propre mur de sujet responsable pour le vrai, et par là même de sujet responsable de sa propre responsabilité pour le vrai.

Cette responsabilité à la fois propre et spécifique (que je sois vraiment responsable de moi en étant mis au pied du mur de mon rapport à la vérité), nous en avons désigné la reprise sous le nom de méditation. C’est en effet la reprise étonnée de sa propre distinction par un distingué premier qu’on nomme méditation (29). En elle s’opère donc l’ouverture d’un espace subjectif, au-delà de la donation de soi comme sujet dont l’œuvre, produite comme distinguée par celui qui en est dès lors l’auteur, est le vrai sujet. Il n’y a donc de méditation que de la marque, toujours étonnante puisqu’elle avère que le savoir ne compte pas autrement dit de ce que la vérité ne soit pas la réalité (comme, entre autres, dans l’exemple des attributions de tableaux). L’étonnement en effet s’oppose à la surprise de ce qu’en celui-là le savoir ne compte pas (on a beau savoir qu’il y a un  » truc « , le tour de magie est toujours aussi étonnant) alors qu’il épuise celle-ci (c’est uniquement de n’avoir pas su qu’on peut être surpris). L’institution subjective s’entend donc méditativement puisqu’elle s’identifie à l’étonnement même d’être désormais capable d’une vérité dont aucun des savoirs antérieurs ne peut donner la mesure (30). D’où l’on aperçoit que la méditation aura été donnée à un sujet qui jusque là s’était perdu dans la réflexion !Et certes la méditation est une réflexion, mais étonnée et ne sortant pas de son étonnement quand il appartient habituellement à la réflexion d’imposer à toute chose, quant à son être, l’arrogance d’un sujet qui se sait constituant (quand je réfléchis, je constate que  » tout ce qui est, est pour moi « ). L’épreuve subjective de cet effet est un sentiment spécifique, le respect. On ne médite jamais que sur ce qui nous inspire du respect – sur le reste, on se contente de réfléchir parce qu’on n’en a reçu qu’une position de sujet pour le savoir.

A partir de la ponctualité de la marque, il faut donc prendre en compte la production d’un espace subjectif : un sujet n’est pas simplement donné à lui-même comme sujet, il l’est encore comme subjectivité. C’est qu’il appartient à l’effet de vérité (qu’on peut aussi nommer marque au sens verbal) d’être déjà réflexif, la méditation reprenant, comme étonnement assumé, cette impossibilité première que la marque, dont pourtant tout relève quant à relever de la vérité, s’entende jamais comme un fait de réalité qui, comme tel, d’être alors plus ou moins important, ne compterait pas. A cause de la pure réflexivité de la distinction (elle ne saurait être son propre fait mais s’entend déjà comme sa propre question) il est donc nécessaire de passer du statut de sujet à la subjectivité : quand nous disons que la nature du vrai réside dans l’effet de vérité qu’il produit, il faut entendre cet effet, la marque, comme une donation de subjectivité – dès lors qu’on n’est sujet qu’à être d’une manière ou d’une autre (éventuellement dans le déni et la désinvolture) responsable de soi-même comme ayant originellement et finalement le vrai en responsabilité.

L’impossibilité que la donation échappe au caractère réflexif, nous la traduisons en disant que le sujet, qui est advenu d’avoir été sommé de décider, est alors pour soi l’ouverture même de son propre abîme. Indiquons cette même vérité depuis son envers : c’est à avoir décidé (car on ne décide jamais actuellement) que le vrai était vrai qu’on apparaît comme étant pour soi-même sa propre question – puisque la distinction du vrai et du réel ne consiste en rien.

Quand l’auteur marque une chose (même triviale : un simple porte-bouteilles dans le cas de Duchamp), il nous ouvre par là même à une question dont nous découvrirons aussitôt qu’elle était depuis toujours la nôtre, à nous qui avons décidé (et certes pas constaté) qu’en effet un acte de pensée avait eu lieu. Pour soi, être  » marqué  » notamment par une œuvre qu’on a rencontrée signifie qu’on est désormais ouvert à son propre abîme. Voilà en quel sens très précis il faut dire que l’auteur donne la subjectivité. Telle est son autorité : qu’il soit bien un  » auteur « .

 

d) donner la responsabilité de sa distinction

La rencontre de l’œuvre est donc comme telle, c’est-à-dire comme épreuve et non pas comme expérience, subjectivement instituante. Car l’épreuve de l’inadéquation du savoir à la vérité, telle qu’elle apparaît dans la nécessité de décider de la distinction justement d’être institutrice du sujet, n’est pas un fait dont il suffirait de prendre acte une fois pour toutes : l’épreuve originelle est réitérée à chaque fois que le savoir ne compte pas c’est-à-dire à chaque moment qu’on peut dire de vérité. Subjectivement, un tel moment est facile à caractériser : il s’agit toujours de décider de sa propre distinction, et c’est ce qu’on doit nommer la question de l’honneur. On peut dire la même chose en langage réflexif en appelant  » moment de vérité  » celui où le sujet se rencontre lui-même comme identique à sa propre question, laquelle est toujours celle de son honneur de sujet. Il appartient donc à tout ce qui est vrai de déterminer à nouveau la question que chacun est pour lui-même et quand cette nécessité a un responsable (l’auteur), il lui appartient d’être non pas le sujet de cette réitération (c’est l’œuvre qui porte cette responsabilité de nous avoir donnés à nous-mêmes) mais la possibilité de droit, en un mot l’autorité, que tout cela suppose. Il n’y a en effet d’acte d’autorité (ici de l’œuvre) qu’à ce qu’il s’entende lui-même d’une autorité qui l’autorise (par exemple on ne peut conférer un diplôme qu’à être préalablement investi du droit de le faire), le paradoxe de l’œuvre étant qu’elle soit ainsi autorisée à être sujet de soi c’est-à-dire à faire autorité d’elle-même (31).

Très concrètement, cela revient à dire que nous ne vivons pas seulement de notre vie mais aussi de la marque de certains auteurs. Ceux-ci apparaissent comme l’autorité des œuvres, à vrai dire très rares dans une vie humaine, que nous avons reconnues comme telles : celles qui ont récusé le savoir qui nous permet de nous reconnaître nous-mêmes parce qu’elles sont l’établissement déterminé que la vérité, justement, ce n’est pas le savoir – et ont ainsi assuré la réitération de notre institution subjective. L’abîme auquel chaque œuvre nous ouvre est donc à la fois toujours le même, celui de l’impossibilité d’une signification totale et par conséquent de l’impossibilité qu’il y ait jamais à quoi que ce soit une garantie définitive (autrement dit la vérité n’est pas le dernier signifié mais la faille autorisée du savoir), et en même temps il est toujours nouveau, puisque c’est depuis une certaine manière pour le savoir de ne pas être la vérité que le sujet sera (re) produit comme tel.

Il y a des choses qui nous rendent sujets, bien que par ailleurs nous l’ayons été depuis toujours. Ces choses, on n’en fait pas l’expérience : on les rencontre. Et qui ignore qu’une rencontre est toujours la première ?

Prenons un exemple évident. Les films de Fellini montrent qu’il n’y a de présent que comme présence insistante de ce qui n’est pas là (de ce qui ne l’est plus, de ce qui ne l’a jamais été), de sorte que c’est la consistance même du présent en tant que présent qu’il soit sa propre division et ainsi sa propre démesure. Quand je constate cela, à voir les choses et les êtres auxquels son cinéma me fait accéder, moi qui suis présent à moi-même, aux autres et aux choses, moi pour qui toutes les choses et les êtres se donnent selon les diverses modalités de la présence, comment pourrais-je rester moi-même ? C’est absolument impossible : je ne suis plus ma propre présence mais je suis déjà la division et l’aberration de cette présence. Eh bien cette division et cette aberration, je dis qu’elles constituent désormais ma question, à moi qui suis marqué par le cinéma de Fellini. Et en m’y tenant contre la vie commune, loin par conséquent de mon savoir qui me rappelle que les choses sont ce qu’elles sont et que la mémoire est seulement  » subjective « , je suis capable de vérité. C’est par exemple un poème qui surgira sous ma plume, ou une interrogation philosophique inédite sur la nature du temps dont je surprendrai la naissance au détour d’un paragraphe consacré à quelque interrogation académique (par exemple en rédigeant un cours ou une dissertation). Cette vérité dont je serai alors capable à propos du temps, je ne la tiendrai d’aucun des théoriciens plus ou moins importants dont j’ai lu les réflexions et qui constituent mon savoir sur cette question (un savoir de professeur), mais du génie de Fellini et donc de l’impossibilité, que je suis désormais, de jamais me remettre d’avoir vu ses films !

Si ce qui compte se reconnaît ainsi là où le savoir ne compte pas, par opposition à ce qui importe et dont la suffisance du savoir est le lieu naturel, on voit bien qu’il n’y a pas de différence entre être marqué par une œuvre et se voir interpellé depuis ce lieu d’impossibilité dont on peut dire qu’il est celui de la question que chacun reste pour lui-même – question qui ne diffère donc pas de sa propre institution subjective. Le sujet est là où le savoir manque parce que c’est là que la vérité se distingue et produit son effet sur le vivant : elle le rend responsable ou, si l’on préfère, lui confère l’honneur d’être soi à la fois comme statut et comme vocation. Voilà en quel sens il revient au même de se reconnaître dans sa propre responsabilité envers soi et de n’être pas sans savoir que, sans soi-même, à la marque en nous dont personne n’a décidé mais qui nous a été donnée à la manière d’une grâce, on est désormais capable de vérité

Le manque du savoir, quand il est subjectivé, cela s’appelle une question. Pointée par la marque de ce qu’on aura rencontré, la déterminité de l’impossibilité pour le savoir qu’il soit total est donc la déterminité de la question que le sujet sera toujours pour lui-même : c’est exactement là où manque le savoir qui me permettrait de dire  » qui  » (et non pas  » ce que « ) je suis, que j’ai à répondre à la question que je suis dès lors, et depuis toujours, pour moi-même. Or je n’aurais jamais su où manquait le dernier terme qui m’aurait enfin assuré de moi-même si rien ne m’avait marqué, de sorte que la marque s’entend aussi comme production de subjectivité (elle est irréductible à celle d’un simple  » effet-sujet « ).

La responsabilité d’être soi qu’on a reçue de ce qui nous a marqués (des œuvres, mais aussi des événements et de réalités naturelles qui peuvent aussi s’entendre comme le vrai), c’est qu’il n’y ait pas de différence entre être capable de vérité et avoir à répondre à sa propre question. Il a fallu à chaque fois que je sois sommé par le vrai de décider de sa reconnaissance pour que je reconnaisse qu’en cette sommation c’est de ma propre vérité qu’il s’agissait – l’ordre subjectif proprement dit s’entendant de la circularité de cet espace. J’aurai reçu cette vérité dont j’apercevrai qu’elle aura depuis toujours été la mienne.

Dans le langage habituel, on dit qu’il y a des choses qui  » nous parlent  » par opposition à d’autres, éventuellement passionnantes pour nos semblables, qui  » ne nous disent rien « . Ce que l’auteur nous donne là où il nous marque, dans la contingence d’une rencontre qu’on reprend comme l’origine de sa propre vérité, c’est en ce sens très exact une chose qui  » nous parle « . Cette chose nous ouvre à l’infini de la question que nous serons désormais pour nous-mêmes : c’est son autorité.

L’art et plus généralement la pensée n’ont qu’une fonction : distinguer la vérité de la réalité, et par là être l’épreuve même de la vérité. Faire cette distinction, c’est l’art ; la dire, c’est la philosophie (mais bien entendu, dire c’est faire). Opérer cette distinction, pourrait-on indiquer brutalement, c’est produire du sujet. Car l’épreuve originelle dont nous sommes sortis comme sujets (que le savoir n’égale jamais la vérité) devient, à chaque fois pour la première fois, notre propre existence comme contingence – hors de tous les mensonges consolateurs, hors de toutes les bonnes raisons de se croire sauvé. Cela, c’est le don que nous avons reçu de ceux qui ont depuis toujours refusé la désinvolture commune.

Nous tenons de l’autorité que des choses nous parlent et que d’autres ne nous disent rien, c’est-à-dire que nous tenons d’elle l’alternative de la responsabilité et de la désinvolture : la plupart d’entre nous font comme si les choses qui leur parlent ne leur disaient rien, se bouchent pour ainsi dire les oreilles à la question qu’ils sont pour eux-mêmes et qui leur est parfois criée par certaines choses qu’ils passeront le reste de leur vie à faire semblant de n’avoir pas rencontrées. On peut au contraire refuser cette désinvolture, qui est un déshonneur – le déshonneur même du sujet. Et la logique de l’honneur s’impose alors : ce qui importe (soi, d’abord) ne compte pas : d’un faire dont il est dès lors exclu qu’il soit une expression, ce qu’on fait non pas surtout dans l’honneur mais simplement dans le refus du déshonneur sera pour les autres (mais c’est à jamais leur affaire) nommé œuvre. Voilà, concrètement, ce que nous donnent les auteurs dont les œuvres nous ont touchés : transitivité non de la vérité, mais du don de la vérité. Remboursement non plus seulement avec du vrai, mais bien avec de la vérité.

D’ailleurs tout le monde sait cela. Le vrai, par opposition aux objets que nous constituons et en lesquels nous sommes donc seuls à compter, inspire le respect. Or ce qui inspire le respect, est-ce que cela ne nous interpelle pas, non pas quant à notre réalité de sujet qui est la vie, le savoir et la constitution, mais quant à notre vérité – c’est-à-dire à la garantie éventuelle qu’un énoncé recevrait aux yeux des autres d’avoir été proféré par nous ? Car enfin, la marque laissée sur nous par cela qui nous a obligé à la reconnaissance (une obligation dont nous pouvions évidemment faire fi), elle est désormais notre distinction ; et qu’est-ce que la distinction, sinon justement la capacité de vérité ? Si donc l’œuvre est ce qui marque, distingue, et rend par là même capable de vérité, corrélativement à l’institution du respect comme modalité directrice de notre existence subjective, il faut dire qu’il appartient à celui qui aura décidé de la reconnaître d’être désormais celui dont cette décision montrera qu’il l’était depuis toujours : malgré lui et en parfaite extériorité (lui, il est comme tout le monde : il dit ce qu’il lui semble devoir dire) le sujet d’une parole qui compte.

 

e. rendre la vérité au savoir

C’est le même de ramener le sujet au savoir (il choisit) et de l’effacer, le savoir étant indistinctement celui de ses excuses et de son indifférence subjective (sachant ce que je savais n’importe qui eût fait ce que j’ai fait). C’est aussi le même de pointer l’insuffisance du savoir à égaler la vérité et de restituer le sujet (celui de la décision). L’honneur du sujet, autrement dit la responsabilité de sa distinction au savoir qui ne compte pas et à lui-même (puisque décider consiste à avoir décidé), s’appuie donc sur une dette envers le savoir il appartient au sujet d’être fait de sa propre dette de vérité envers le savoir.

Une proposition étonnante s’impose : on n’est sujet qu’à devoir honorer le savoir. Comme le propre de la dette est de mettre le sujet au pied de son propre mur, c’est-à-dire devant l’alternative de la désinvolture (s’estimer quitte) et de la responsabilité (prendre la responsabilité de la responsabilité elle-même), il faut poser qu’il appartient constitutivement au sujet de produire un savoir qui compte alors que c’est justement de ce que le savoir ne compte pas (décider par opposition à choisir) qu’on advient comme sujet ! Allons à la racine : alors que la notion de vérité s’entend uniquement de sa distinction d’avec celle du savoir, la question de l’honneur du sujet – qui est la même – pose subjectivement la nécessité d’un vrai savoir ! Bref, la question de soi dont tout sujet se constitue d’avoir à assumer la responsabilité prend paradoxalement l’allure d’une éthique du savoir…

1) Honorer le savoir

Que le sujet soit constitué de sa propre dette envers le savoir va pour ainsi dire de soi : tout sujet est redevable au savoir de ce qu’il n’ait jamais pu s’égaler à la vérité. Et certes l’impossibilité que le savoir égale jamais la vérité doit bien s’entendre comme une dette, puisqu’il s’agit d’une souffrance, celle-là même dont le sujet (par là même toujours déjà distingué de soi) sera pour lui-même subjectivement institué. De fait, l’impossibilité qu’un dernier terme vienne enfin assurer toute signification d’être d’une fois pour toutes ce qu’elle est, comment la désigner autrement qu’en disant qu’il appartient au savoir d’être en souffrance ? En quoi on rappelle seulement l’impossibilité de principe du dernier terme, de celui qui avèrerait enfin la Vraie Doctrine dont la Sagesse consisterait à se faire les véhicules inessentiels et anonymes, et dont il faudrait nommer Salut l’emprise anéantissante (32). Dire que le propre du sujet n’est de n’être pas sage, qu’il manque toujours de son propre salut, qu’il ne sait jamais totalement ni de quoi il parle ni ce qu’il dit, ou dire que le savoir est en souffrance d’un reste lui échappant de manière non pas empirique mais structurale, c’est la même chose.

Mais alors si la grande affaire du sujet est que le savoir soit perpétuellement en souffrance (que la signification ne soit jamais définitive, qu’il y ait toujours du reste) cela signifie que le manque du dernier terme qui accomplirait absolument le savoir ne fait qu’un avec la question que tout sujet est toujours déjà pour lui-même, précisément parce qu’une question est l’exigence d’un savoir satisfaisant. C’est donc le même de dire que tout sujet est fait d’un savoir en souffrance et de dire qu’il est pour lui-même sa propre question, au pied de son propre mur, qui est donc en ce sens un mur de savoir. Il ne suffit dès lors pas que la vérité s’entende comme l’encontre du savoir et donc comme distinction pure (le vrai est le distingué et non pas le différent), la notion de sujet nécessite encore qu’on reconnaisse la question que chacun est depuis toujours pour lui-même comme celle du devenir vrai du savoir – puisqu’une question reste une exigence de savoir. Pour penser la responsabilité, il faut donc dire qu’il appartient au sujet comme tel de se trouver dans l’alternative originelle de la désinvolture et de la responsabilité envers la souffrance originelle du savoir.

Maintenant cette souffrance du savoir qui est notre existence et déjà notre distinction (elle oblige à décider c’est-à-dire à avoir décidé), et par conséquent aussi la dette que nous sommes subjectivement constitués d’avoir à honorer, il s’agit de l’entendre concrètement et de ne pas la rabattre sur l’idéal d’un dernier terme destiné à tout assurer d’une définitive univocité, puisqu’on n’aurait alors différé que d’un cran l’indéfinie suspension du sens . Disons-le autrement : la question de la souffrance n’est pas celle d’un supplément mais celle d’un surcroît – si l’on entend par là quelque chose qui n’ajoute rien mais qui change tout. On le sait : une seule notion correspond à cette exigence, et c’est la marque.

On peut donc penser la responsabilité du sujet en la disant identique à la dette de celui-ci envers le savoir, qui est celle d’un surcroît : non pas ajouter du savoir au savoir (en quoi sa souffrance serait simplement repoussée) mais au contraire rendre au savoir cette vérité dont, d’en être constitutivement le manque, il continue de faire advenir le sujet. Bref, c’est d’une marque que le sujet est depuis toujours constitué d’être en dette envers le savoir dont nous réalisons alors que la souffrance n’était pas d’être incomplet, mais de n’être pas vrai.

Ne pas céder sur sa propre question, c’est rendre vrai le savoir : non pas le compléter puisqu’il n’est savoir que de son incomplétude, mais le marquer puisque la marque seule répond à la nécessité du surcroît distinctif (par opposition au supplément qui différencierait). En somme, honorer sa dette originelle reviendrait à rendre au savoir la vérité dont il s’est depuis toujours exclu.

Nous pouvons alors expliciter la notion de sujet comme indistinction de la structure et de l’éthique de la manière suivante : être sujet et devoir marquer le savoir, c’est pareil. La question du sujet, parce qu’elle est celle de sa dette et par conséquent de son honneur, prend alors la forme d’une interrogation sur le savoir quant à l’éventualité qu’il soit marqué.

Si chacun est fait d’un savoir en souffrance, autrement dit d’un savoir ayant à être vrai et insatisfait de n’être que réel, la vraie réponse que chacun se constitue de devoir donner à sa propre question est celle où il s’agit d’être vraiment sujet : que cette réponse s’entende de son énonciation et non pas de sa correspondance à quelque réalité préalable ni moins encore de sa conformité à quelque idéal. A l’instar du tableau dont la réalité n’est en rien décisive pour qu’il soit une œuvre ou n’en soit pas une, la réponse à la question que chacun est pour lui-même s’entendra comme vraie de ce qu’il s’y soit révélé vraiment sujet – bref de ce qu’il en soit non pas la cause expressive mais, tout au contraire, l’auteur, puisque ce dernier terme désigne le sujet du point de vue de sa propre impossibilité. Et certes, en tout domaine, fait autorité ce qui provient expressément de l’impossible (33), autrement dit ce qui s’entend depuis le surcroît de la distinction et non pas depuis le supplément de la différence. Pour le dire en un mot : c’est d’autorité que tout sujet comme tel est en dette envers le savoir.

2) L’étrange coupure du savoir par la vérité

L’honneur du sujet, c’est-à-dire sa réalité comme indistinction de la structure et de l’éthique, est de donner au savoir l’autorité que l’impossibilité de sa clôture lui interdit constitutivement de posséder. Comment effet le savoir pourrait-il faire autorité par lui-même, dès lors que sa possession et la découverte de son manque sont le même (le savant voit des problèmes et des difficultés partout, quand l’ignorant vit dans un monde simple et assuré) ? Il ne le peut donc qu’à être autorisé d’un sujet que dès lors on nommera  » auteur  » et dont la signature suffise à faire de lui un vrai savoir, quels que soient par ailleurs les arguments réels qu’on opposerait à ses raisons. On ne peut donc poser la question de la dette du sujet envers le savoir autrement qu’en interrogeant l’éventualité d’une coupure qui produise et atteste en même temps de la légitimité de cette distinction. Autrement dit, il faut que nous pensions le statut de l’auteur comme vrai sujet, comme sujet honorant sa dette envers le savoir, à travers le paradoxe d’une inscription très particulière dans le savoir qui ne soit pas un supplément mais un surcroît, qui ne consiste donc en rien (il ne peut être question d’ajouter quoi que ce soit au savoir), mais par quoi la vérité dudit savoir apparaisse concrètement irrécusable.

Personne ne sera choqué qu’on identifie en dernier lieu la question que chacun est originellement pour lui-même à celle de la coupure concrète dont l’inconsistante inscription doit irrécusablement attester du vrai savoir, dès lors qu’on aura désigné comme vrai le sujet qui ne fait pas semblant de se satisfaire du savoir commun quand c’est sa propre question qui est en jeu, autrement dit le sujet qui n’est pas désinvolte envers la nécessité éthique pour le savoir d’être non pas un savoir (provisoirement) vrai, mais (définitivement) un vrai savoir.

La question de la responsabilité subjective serait donc inséparable d’une distinction entre les savoirs ?

Il existe en tout cas un domaine où cette nécessité est constamment patente, et dont il faudra par conséquent se demander dans quelle mesure il peut valoir comme paradigme, c’est bien sûr la philosophie. Ceux qu’on appelle les auteurs, il suffit que leur nom soit mentionné pour que ce qu’ils ont avancé soit accepté d’avance non pas comme du savoir vrai (auquel cas la vérité serait une qualité contingente, dont certaines propositions seraient pourvues et dont les autres seraient privées) mais comme du vrai savoir – du savoir qui compte, si paradoxal ou énigmatique, autrement dit si déraisonnable (34), qu’il apparaisse toujours. Par exemple on ne conserve pas le Cratyle parce que la linguistique moderne validerait certaines de ses affirmations (auquel cas il faudrait détruire les passages désormais invalidés et réactualiser les autres !), mais parce que c’est un ouvrage de Platon, présentant dès lors la doctrine platonicienne du langage. Un savoir marqué d’un nom propre, que la problématique de l’auteur (sujet capable d’autoriser) nous fait désigner comme un vrai savoir, met donc entre parenthèses son incomplétude irréductible et donc aussi cette impossibilité d’une signification totale et définitive que nous devons nommer – et pas seulement dans l’ordre du savoir – souffrance. Tous les savoirs se constituent d’être incomplets et par conséquent d’être en souffrance, mais cette souffrance est en soi une méconnaissance : on la figure comme la nécessité qu’une ultime proposition vienne enfin rendre total un savoir qui n’est que partiel alors qu’il s’agit de son incapacité à faire autorité, autrement dit de son incapacité à rester au-delà de son invalidation factuelle. Disons-le autrement : tout savoir souffre de ne pas être classique non pas au sens d’être un modèle pour d’autres dès lors vains comme le sont les épigones, mais au sens d’être à chaque fois instituteur de subjectivité – celle-là même qui aura décidé que les réfutations, qu’on peut supposer avérées et même exhaustives, ne compteraient jamais. En quoi on n’a pas quitté le terrain de la responsabilité, car ce dernier terme dont tout savoir se constitue d’être l’impossibilité, c’est celui qui l’avèrerait, qui l’assurerait de lui-même : tout savoir réel manque de sa propre responsabilité, et c’est bien de cela qu’il s’agit quand on parle d’une dette du sujet à l’égard du savoir.

Nos lectures nous apprennent qu’est auteur ce sujet qui ne fait pas semblant de se satisfaire du savoir commun quand c’est sa propre question qui est en jeu dans la souffrance de ce savoir, impossibilité qu’il égale jamais la vérité. Pour penser cette définition, il faut articuler la souffrance du savoir comme responsabilité suspendue (il n’y a jamais de dernier terme parce qu’il en faudrait encore un qui l’assume comme tel) à la question du sujet, telle qu’elle apparaît précisément là où le savoir manque de ce qui l’avèrerait, là où il ne peut effectivement pas égaler la vérité – là en somme où le sujet qui sait (n’importe qui, puisqu’il suffit d’étudier pour savoir) bute sur lui-même. La question posée par la notion d’auteur est dès lors la suivante : quelle est le mot manquant du savoir, dont l’explicitation serait celle de la question que le sujet est depuis toujours pour lui-même, et dont l’impossible restitution par le sujet lui ferait malgré lui forcément, conférer au savoir qu’il produit l’autorité d’être vrai ? Quel est, en d’autres termes, le mot qui répond à la nécessité de la marque ?

Celle-ci, pour inconsistante qu’elle soit, ne saurait être sans réalité ; mais évidemment sa réalité ne peut pas être positive. Disons-le autrement : de n’être ni le trait qui identifie et par conséquent rend commun, ni la trace qui rapporte à un sujet autre et par conséquent rend non vrai, elle ne peut relever du savoir. Elle est la distinction pure du savoir relativement à la vérité, autrement dit l’impossibilité que la vérité soit jamais identifiée au savoir. Puisque marquer consiste à faire que la réalité, et donc aussi le savoir qui en est la réflexion, ne compte pas, on pensera la marque dans son incidence en disant qu’il s’agit d’en briser là avec le savoir. En le reconnaissant, nous la caractérisons alors dans son réelle : la marque, c’est la coupure du savoir par la vérité.

Cette nécessité que le savoir soit coupé par la vérité définit très exactement l’autorité.

On le voit déjà dans les conceptions triviales de l’autorité. Celui qui commande peut bien entreprendre d’expliquer ses raisons et de justifier les ordres qu’il donne comme des décisions de bon sens que n’importe qui aurait prises à sa place, ils ne s’imposeraient pas si ces explications, toujours discutables dans leur principe, n’étaient principiellement interrompues d’un  » enfin bref, faites ce que je vous dis  » où les énoncés relèvent avoir depuis toujours trouvé leur garantie dans l’énonciation (c’est le chef qui parle) – autrement dit n’avoir pas compté en tant qu’énoncé (il a bien voulu donner ses raisons, mais il n’était pas tenu de le faire et s’il ne les avait pas données, son ordre n’aurait pas été moins valable). L’interruption peut bien n’avoir pas lieu en fait et le chef exercer courtoisement son autorité (autrement dit faire semblant de n’être pas un chef), elle a toujours lieu en droit parce que c’est cela qui fait l’autorité : que l’énoncé, d’être garanti de sa seule énonciation, en soit par là même constitutivement abrégé. C’est cette constitution non empirique et pourtant évidente qu’il faut appeler  » marque « . Que le sujet qui ordonne soit le plus souvent sans autorité propre, autrement dit que son autorité soit celle de sa place (un dirigeant) ou de son savoir (un expert), cela n’importe aucunement à la marque dont son discours se prévaut pour l’emporter sur toute justification, et qui est toujours cette coupure qu’il faut dire du savoir par la vérité – puisque la marque fait que ce qui a été dit vaut désormais en lui-même, hors de toutes les raisons qu’on peut par ailleurs lui donner, hors des justifications que la réalité en produirait.

La coupure du savoir par la vérité, on la figurera d’une manière très banale par la locution  » enfin bref « , dont il faut noter qu’elle fait matériellement coupure dans le discours : elle coupe la parole, elle interrompt matériellement celui qui était en train de parler et de nous expliquer, imaginait-il, quelque réalité dont il nous décrivait la nature et dont nous allons voir qu’il nous donnait malgré lui le dernier mot – ce mot fait d’impossibilité dont le savoir tiendra enfin non pas d’égaler la vérité mais d’être vrai. C’est ce  » malgré lui  » qui, en pointant une impossibilité subjective, oppose le vrai savoir, qui fait autorité quand bien même aucune exactitude ne lui serait attribuée, au savoir vrai, tel que le fantasme de résorber l’incomplétude en donne l’indication.

Prenons la morale comme exemple de réalité et Kant comme exemple d’auteur. Tout ce qu’il nous en dit à longueur de livres, qu’elle est réflexive, qu’elle est impérative, qu’elle s’impose contre la particularité sensible, etc., nous pouvons, nous qui le connaissons désormais comme auteur et contre lui qui ne le peut pas, l’interrompre en disant  » enfin bref, la morale est kantienne « . Le nom propre, dont on admettra par ailleurs qu’il est la réponse à la question de savoir  » qui  » l’on est, habituellement obturée avec des réponses qui eussent convenu à la question de savoir  » ce que  » l’on est, le nom propre, donc, est originellement impossible à l’auteur : Kant nous parle de la morale elle-même et n’a jamais voulu nous imposer des opinions qui lui auraient été  » personnelles  » ou  » subjectives « . Or nous, lecteurs, nous constatons que la totalité de son effort de précision, d’accumulation des analyses et des arguments, n’est rien d’autre que la mise en acte de cette impossibilité, puisque nous pouvons l’interrompre par cet  » enfin bref  » suivi de son nom propre adjectivé. Qu’est-ce donc que la pensée de Kant, concrètement ? ceci : l’impossibilité d’une telle adjectivation qui nous est, à nous et non pas à lui, au contraire très facile. Le réel de cette impossibilité, on dira ou bien que c’est le nom en tant que propre (propre à lui, il ne pouvait le dire)ou bien que c’est le kantisme. Et l’on peut prendre autant d’exemples qu’il y a d’auteurs. Ainsi l’existentialisme n’est rien d’autre que l’impossibilité dans laquelle Sartre a toujours été de dire ce que nous pouvons dire pour interrompre son discours, notamment à propos de la liberté :  » enfin bref, elle est sartrienne « . Sartre pensant, autrement dit Sartre comme auteur, est cette impossibilité en acte, puisqu’elle est indistinctement la poursuite et l’accomplissement sans le savoir de son discours c’est-à-dire du savoir qu’il produit ; mais il n’est auteur qu’à avoir depuis toujours, et dans cette impossibilité même, transféré en nous l’éventualité de la coupure (35).

On peut donc considérer comme un auteur, c’est-à-dire quelqu’un dont l’autorité suffit pour avoir rendu valable ce qu’il fait, tout sujet qui n’a pas cédé sur sa propre division – division dont ce qu’il aura fait sera non pas surtout l’expression mais le réel. L’œuvre en effet vaut pour elle-même, indépendamment de l’avis et même de l’existence de son auteur. En quoi elle est bien sa vérité de sujet divisé. Subjectivement, cela revient à se vouer à une étrangeté qui soit sa vérité de sujet divisé, sans qu’il donc à se reconnaître en elle ni à en profiter d’une manière ou d’une autre. On n’est vraiment soi que sans soi, et c’est à le mettre en acte qu’on est un auteur. La copule est ici problématique, puisqu’on ne peut pas plus être un auteur qu’on ne peut être mort (36) : dans l’un et l’autre cas, cela ne sera jamais vrai qu’au lieu de l’autre (le lecteur, pour garder le même paradigme), et c’est justement pourquoi fait autorité celui qui n’a pas cédé sur sa propre division. L’existence de l’auteur est alors une donation d’autorité, puisque l’auteur aura ainsi mis autrui au pied du mur de sa propre décision (paradigmatiquement de lecteur), celle qui consiste à décider qu’une réalisation est valable en soi (37) et non pas par l’importance (savoir, plaisir, etc.) qu’on peut lui reconnaître : il s’agit toujours de décider qu’œuvre en est une, quelle que soit par ailleurs sa qualité (38).

L’idée d’honorer le savoir par la vérité trouve son sens dans cette coupure ( » enfin bref, … « ) dont nous sommes expressément constitués comme lecteurs d’être la possibilité à venir, puisque le discours en acquiert statut de discours d’auteur et non pas de savant : pointant que la garantie de l’énoncé tient à l’énonciation, la coupure l’avère comme vrai savoir dans le moment même où elle le disqualifie comme savoir vrai (s’il correspond à la réalité, tant mieux, mais ça ne compte pas) ; elle opère ainsi une distinction qui était absolument propre au savoir de l’auteur et il faut par conséquent reconnaître la validité de cette lecture (opérer la distinction de la vérité qui compte et de la réalité qui ne compte pas) comme l’effet de l’autorité. Et certes, si le vrai savoir est le savoir distingué, celui des auteurs par opposition au savoir commun des savants, alors il fallait que l’incidence de la vérité sur lui fût sa coupure. De fait personne n’aurait l’idée de la pratiquer dans la lecture d’un manuel ou d’une étude historique. Croyant parler en savant de la réalité des choses, Kant développe la théorie de la morale (il traite objectivement un problème et donne les arguments que, selon lui, n’importe qui aurait pu trouver) mais le lecteur peut à tout moment interrompre son discours par un  » enfin bref, la morale est kantienne  » qui n’apprend rien sur la nature de la morale mais qui répond de manière satisfaisante à la question de sa vérité. Et que la vérité de l’objet soit distinguée de sa réalité dans le moment même où le savoir qui en traite est admis comme vrai savoir et non pas comme savoir vrai, c’est du lecteur que cela relève, en tant qu’il est marqué par l’œuvre et qu’il l’assume dans la responsabilité et non pas dans la désinvolture. A chaque fois nous décidons (par opposition à choisir au vu de la richesse de l’argumentation ou de l’intérêt des problèmes traités) que l’œuvre en est une, nous décidons de la vérité des choses quand nous ne pouvons au mieux que connaître leur réalité. Cette décision qui lie la probité de la lecture à la vérité des choses, c’est l’autorité que l’auteur aura donnée au lecteur et plus généralement à la tradition qui le suit (39). Tout le monde sait que l’autorité consiste à mettre l’autre au pied du mur d’une reconnaissance dont il soit le sujet libre. Nous tenons ainsi des auteurs la nécessité que nous ne cédions pas à notre tour sur la vraie distinction : l’éthique elle-même est une grâce.

Cette idée que la vérité des choses est inséparable de l’autorité des auteurs – puisque les savants ne peuvent, au mieux, en donner que la réalité – rend très concrète l’idée d’honorer le savoir par la vérité : c’est des choses elles-mêmes et par conséquent aussi du monde, qu’il s’agit dans les œuvres. En opposant dans la coupure du lecteur le savoir signé des auteurs au savoir anonyme des savants comme le distingué s’oppose au commun, on fait reconnaître qu’il appartient au monde d’être aussi problématique quant à l’éventualité qu’il soit commun : il l’est, certes, mais localement subverti par des réalités non mondaines, ces choses qu’on dira vraies et pas seulement réelles à cause de l’autorité de la pensée (nous avons cité des philosophes, mais c’est bien plus évident à propos des artistes), qui le rendent humainement habitable.

L’autorité n’est donatrice de vérité que par la coupure de sa reconnaissance, celle de l’ » enfin bref…  » dont la lecture des philosophes donne le paradigme réflexif. C’est répéter qu’on ne fait pas autorité à ses propres yeux et qu’il est impossible sans imposture de se présenter comme une autorité. Se prendre au sérieux, jouer au chef ou au grand écrivain, c’est en effet vouloir opérer cette coupure en usurpant le travail du vrai lecteur : en quoi on n’est alors qu’un semblant d’autorité, un discours ne pouvant jamais être interrompu que de l’extérieur. Et certes, celui qui n’a pas, au moins potentiellement, de  » vrais  » lecteurs, on ne voit pas comment il pourrait être un auteur – le paiement de la dette qui motive transcendantalement son travail en impliquant de toute manière la publicité (originellement la notion de dette renvoie au droit qui est l’extériorité des volontés, et non pas à la morale qui en est l’intériorité). Tout ce ramène à ceci qu’il faut nommer  » auteur  » celui qui n’a pas cédé sur le caractère impossible de son propre nom parce que cette impossibilité est, tout simplement comme son envers, la nécessité du lecteur opérant la coupure du savoir par la vérité par quoi seulement le savoir n’a plus à être un savoir vrai comme il appartient à l’auteur de l’imaginer forcément, mais un vrai savoir. Celui qui met son propre nom en avant en affirme au contraire la disponibilité subjective.

Nous lecteurs, savons désormais que la morale est kantienne, la durée bergsonienne, et ainsi de suite, contre les auteurs en question qui s’imaginaient parler de la réalité de leur objet alors qu’ils en disaient la vérité. Etre ainsi sujet de distinction sans le savoir est assurément une bonne définition de l’autorité. Mais justement de ce que ce savoir soit vrai c’est-à-dire distingué (par opposition au savoir commun de type scientifique ou administratif où celui qui parle s’autorise de son savoir ou de sa place et jamais de sa propre impossibilité de dire le vrai), il serait absurde de prendre ce  » nous savons désormais  » d’une manière non critique : rien là qui mette obstacle aux enseignements contraires que nous sommes toujours en mesure d’accueillir : soit qu’ils importent des savoirs nouveaux (par exemple anthropologiques, dans le cas de la morale) soit qu’ils comptent parce qu’il s’agira de nouvelles œuvres – dont la contradiction avec les précédentes, pour irrécusable qu’elle soit objectivement, ne comptera aux yeux de personne Et si nous savons désormais que la vérité de la morale tient à ce qu’elle soit kantienne, cela ne concerne précisément la vérité qu’à ne pas pouvoir constituer un acquis, l’établissement d’un aspect jusque là méconnu de sa réalité. Il est donc parfaitement possible, mais par ailleurs, dans un autre champ réflexif, de dire que la vérité de la morale est qu’elle soit par exemple nietzschéenne ! En conservant notre paradigme réflexif, nous ferons remarquer que toute l’histoire de la philosophie avère cette évidence : la lecture de Descartes dispense-t-elle de celle d’Aristote ? Le plus modeste des étudiants a compris que la réfutation d’un philosophe par un autre, pour importante qu’elle soit quand on fait semblant de croire qu’ils sont des savants (40), n’a jamais compté (sinon, comme en science, le corpus philosophique se réduirait aux théories actuelles) : ce sont des auteurs dont il faut recevoir l’œuvre et non des savants dont il faudrait vérifier les théories. Pour la philosophie où il n’y a de savoir que signé et donc d’objet que distingué (l’entéléchie est aristotélicienne, le cogito est cartésien, la dialectique est hégélienne, la durée est bergsonienne, etc.), l’impossibilité du progrès est évidente : rien n’est distingué qu’à rester indisponible c’est-à-dire qu’à ne pas importer pour ce que, dans le savoir commun, il faudrait nommer le progrès des connaissances. D’un philosophe, même le plus grand, il serait grotesque de dire qu’il a fait avancer la philosophie, alors qu’on peut mesurer d’une manière relativement précise, sinon exacte, l’importance pour sa discipline de tel ou tel savant. De fait, il n’existe en philosophie aucune proposition non triviale qui fasse l’unanimité : c’est le même d’exclure qu’une proposition non triviale puisse faire l’unanimité (il s’agit donc bien d’une exclusivité de structure et non pas d’une contingence liée à un état qu’il faudrait alors dire infantile de la philosophie !) et d’exclure pour le savoir puisse progresser. La question de l’auteur est celle de la vérité, pas celle du savoir – la philosophie se spécifiant de qu’en elle ce soit le savoir qui ait à être vrai (41).

Tel est le remboursement de la vraie dette : au savoir dont le manque de vérité a justement institué le sujet comme ayant à devenir vraiment lui-même, est enfin rendue cette vérité – puisque de savoir réel réfutable et donc déjà anéanti, il est devenu vrai savoir, définitivement autorisé. Le savoir est remboursé et justement là où il avait produit le sujet, remboursé en termes de vérité non pas en termes de savoir, puisque le nom propre, à la lettre, ne signifie absolument rien, bien qu’il ait apporté la vérité de ce qu’elle concernait. Ainsi ce n’est pas par exemple la réalité de la morale qu’elle soit kantienne (qui nierait que cette réalité ne soit anthropologique et liée à l’économie de l’inconscient ?) mais sa vérité – rien, en somme : le mot  » kantien  » n’apporte rien de plus. Dans la coupure où la vérité fait irruption dans le savoir, qu’elle rembourse donc sans pour autant le combler, apparaît l’auteur comme opérateur de vérité : c’est de n’avoir pas cédé sur sa propre division qu’il a pu rendre au savoir dont il est né subjectivement le surcroît de distinction qui en a fait un vrai savoir. Le sujet rembourse donc sa dette de vérité dans l’instant même où le savoir, enfin vrai, se libère de la nécessité d’être  » vérifié  » par une réalité objective dont il ne serait alors que la représentation plus ou moins élaborée. En quoi il s’agit bien d’honorer le savoir : le poser dans une distinction qui l’exclue désormais des savoirs communs, ceux qui valent pour n’importe qui et dont la vérité consiste à se soumettre au réel de l’expérience.

La notion d’  » auteur  » est strictement éthique puisqu’on nomme ainsi celui qui honore sa dette de vérité envers le savoir : contre le régime commun qui est l’assujettissement au savoir, c’est l’auteur qui marque le savoir d’avoir lui-même été marqué de sa souffrance, et par là d’en avoir fait un vrai savoir. De ce point de vue, l’autorité consiste à rendre au savoir la vérité dont l’impossibilité était sa propre advenue comme souffrance, et donc à l’instituer comme savoir coupé par la vérité. On appellera donc  » auteur  » le sujet qui, né de la souffrance du savoir de ne pas égaler la vérité, n’aura pas été désinvolte envers la dette de vérité qu’il avait ainsi depuis toujours envers ce même savoir. Tout se passe donc comme si la souffrance du savoir était pansée par le nom de l’auteur qui s’en est trouvé adjectivé… Le nom adjectivé répond seul à cette exigence d’être un surcroît dans le savoir (et certes, rien n’est plus expressément facteur de savoir que l’adjectif), qui n’en soit pourtant pas un supplément (un nom propre, même adjectivé, ne veut rien dire). C’est de ce pansement qu’il s’agit forcément dans la dette originelle, si le sujet est précisément né de ce que le savoir ne soit pas la vérité autrement dit de ce qu’il soit en souffrance.

Le remboursement de vérité par coupure du savoir est la forme canonique de l’autorité, et aussi l’advenue du sujet à sa propre vérité, mais pour rien puisqu’il lui est constitutivement impossible de s’y reconnaître ou d’en jouir – l’autorité s’entendant de son étrangeté non seulement aux origines mais encore aux fins communes. Jamais elle n’a à être causée, jamais elle n’a à être utile ni même bonne : en elle, ce n’est pas des raisons qu’il s’agit, ni des fins particulières ou communes, mais seulement de la distinction dont chacun relève originellement, en tant qu’il n’est sujet qu’à avoir à l’être vraiment. Et qui ignore qu’on ait pour fond éthique l’alternative de la responsabilité et de la désinvolture quant à être sujet du fait même d’être sujet ? Ce fond n’est pas une nature, même de second degré : il nous a été donné, puisque sa notion réfléchit une distinction de vérité (responsabilité) et de réalité (désinvolture) qui n’est pas elle-même un fait – et dont le vrai seul pouvait, comme tel c’est-à-dire dans sa distinction, être sujet. Quand ce sujet l’est depuis une autorité humaine (par opposition à celle de la nature en tant qu’elle est sa propre antériorité) on parle d’auteur. Autorité et responsabilité sont alors le même, comme chacun sait.

 

 

Conclusion

Quand il  » honore  » sa dette, tout se passe pour le sujet comme si son nom acquérait une signification dont l’évidence pour les autres n’a d’égale que l’opacité qu’elle conservera pour lui. Il apparaît aux autres pour la vérité de ce en quoi le sujet a reconnu qu’il était en question. Kant par exemple, s’est reçu lui-même comme sujet, c’est-à-dire comme ayant à l’être vraiment, de la question morale et de la légitimité des jugements objectifs (notamment). Cela, il l’a su parfaitement : il a reconnu que là était son affaire. Nous, en le désignant comme un auteur (il appartient de droit au canon de la philosophie), signifions qu’il a  » honoré  » la dette ainsi contractée depuis le moment de son advenue personnelle à lui-même, une dette qui était par conséquent son existence même de sujet, dans l’indistinction de la structure et de l’éthique impliquée par cette notion. Il l’a fait par la conjonction du nom et de la vérité, puisque c’est exactement en cela que consiste l’honneur. Nous, ses lecteurs, pouvons en attester – et le faire est notre honneur de lecteurs que dès lors il nous a donné.

Nous n’advenons à nous-mêmes que marqués par le vrai, dont par ailleurs chacun voit qu’il n’existe pas : il n’y a que des productions naturelles ou des expressions humaines. Ce surcroît inconsistant qu’on repère en opposant les décisions aux choix, le génie au talent, la promesse à l’engagement, l’origine à la cause, il nous donne en quelque sorte à nous-mêmes en nous ouvrant l’alternative de la responsabilité et de la désinvolture. Ainsi sommes-nous faits d’une responsabilité plus originelle que celle que notre réflexion peut retrouver, puisque nous serons encore et déjà responsables de n’avoir pas cédé c’est-à-dire d’avoir opté pour la responsabilité, ou de s’être remis à la nécessité commune c’est-à-dire d’avoir opté pour la désinvolture. Dès lors sommes-nous redevables d’une dette, dont l’origine elle-même relève déjà dans le simple fait que nous refusions de la réduire au néant des réalités perdues : une dette de vérité. On n’est humain que par la vérité, puisque c’est de l’impossibilité pour le savoir de jamais égaler la vérité que nous sommes subjectivement advenus à nous-mêmes, et on n’est humain que pour la vérité puisqu’il n’y a pas de différence entre être sujet et avoir à l’être vraiment. Par vérité, on n’entend donc jamais une chose qu’il faudrait trouver ni un idéal auquel il faudrait se conformer : seulement de ne pas céder sur l’étonnant honneur d’être soi. L’œuvre est le réel de cette nécessité.

Cet honneur, l’œuvre, à quoi nous advenons à notre propre étrangeté d’être voué, le fait apparaître comme la conjonction du nom propre à la vérité.

Conjoindre l’indisponible à l’impossible, pour nous qui n’avons pour existence que notre division, ce n’est pas seulement rembourser ou payer la dette d’humanité que nous avons envers le monde : c’est l’honorer.

 

 

 

NOTES

1. Cette distinction est reconnue par tout le monde dans notre culture, puisqu’elle oppose les sciences dont on fait l’éloge aux lettres qu’on honore. Dans son principe elle n’est d’ailleurs pas exempte de dialectique, comme on le voit par exemple chez Foucault qui compte sur l’effet de vérité produit par l’exactitude d’un discours. Et certes qui contesterait un éloge de l’exactitude, tant elle produit d’effets bénéfiques, y compris de probité et de vérité ? Mais qui songerait à honorer cette vertu de comptable ?

2. Les  » derniers hommes  » déjà décrits par Tocqueville et nommés ainsi par Nietzsche n’honorent plus rien mais ils continuent de faire des éloges : de l’égalité des conditions, du confort, de la science, des loisirs… et surtout d’une lucidité qui permet enfin de ne plus être les dupes de choses qui seraient plus grandes que nous. C’est la jouissance positive de cette restriction, plus qu’une situation étale d’indifférence, qu’il faut nommer nihilisme.

3. La réflexion de cette épreuve est un sentiment très particulier : le respect.

4. On le voit dans la réalité la plus quotidienne : les organisations de consommateurs rappellent qu’un produit  » de marque  » est très souvent identique (sorti des mêmes chaînes) à un produit anonyme ( » générique « ), ne lui étant opposé que pour des raisons de  » segmentation du marché  » ; mais beaucoup d’acheteurs le préfèrent pourtant et acceptent de le payer beaucoup plus cher : c’est un  » vrai  » quand l’autre est seulement réel. C’est donc leur propre distinction qu’ils achètent ainsi. Car, à l’instar de l’honnête homme au XVIIème siècle, on est distingué quand on reconnaît les distinctions, par opposition au connaisseur auquel ses études permettent de constater les différences. Si l’on estime celui-ci, c’est à celui-là que va le respect. En remplissant son chariot de produits  » de marque « , le client anonyme du supermarché achète donc la satisfaction de constater qu’il n’est pas n’importe qui.

5. En fait toujours la même, puisqu’il n’y en a jamais qu’une : celle de la vérité et du savoir – considérés dans leurs effets qui sont ici de responsabilité pour l’une et d’excuse pour l’autre.

6. C’est ainsi qu’un orphelin, au-delà de sa souffrance, peut en vouloir à ses parents : mettre un enfant au monde, c’est promettre de l’élever envers et contre tout, y compris la plus radicale et donc la meilleure des excuses que notre mort constituerait assurément. La question de la filiation ne tient son impact dans la constitution subjective que de cette distinction : elle n’est pas celle d’un engagement forcément conditionnel (je ferai ceci à condition que j’en aie la possibilité) mais d’une parole donnée inconditionnellement. Promettre, c’est décider que la réalité importe toujours (la parole peut être plus ou moins facile à tenir) mais qu’elle ne compte pas (quoi qu’il en soit, et même si la  » meilleure  » des excuses pouvait objectivement être invoquée, la parole sera tenue). S’engager, c’est exactement l’inverse : à l’impossible nul n’est tenu. On ne promet que l’impossible, car lui seul compte.

7. Très concrètement, c’est donc la peur qui fait le sujet : un être susceptible d’avoir peur, c’est-à-dire déjà hanté par sa propre perte dès lors originelle, a pour vie sa propre survie.

8. A la limite, on pourrait dire que tout récit illustre ce paradoxe, dès lors qu’il porte toujours d’une manière ou d’une autre sur la production d’un sujet par sa vie c’est-à-dire par des déterminismes. Le film de Bergman intitulé De la vie des marionnettes traite expressément de cette question. On y entend un psychiatre, locuteur destitué de toute capacité de vérité mais pointant avec exactitude ce qui a importé dans la survenue d’un crime : mère possessive, homosexualité latente, frustration érotiques, pression sociale, etc. Autant de déterminants dont la somme épuise idéalement la réalité du personnage qu’ils concernent, mais dont le film établit qu’ils sont par là même sans vérité. A l’encontre de la position du savoir par ailleurs irrécusable, l’artiste nous fait reconnaître un sujet pris dans les épreuves de la déréliction, de l’impossibilité d’aimer, de la trahison, du regard qui humilie, de l’insignifiance des nécessités sociales, du faux-semblants des relations humaines, de la décrépitude inéluctable, bref de tout ce dont l’acte commis sera en quelque sorte l’assomption (la prise de responsabilité), puisque c’est justement d’être marqué par ces épreuves constantes et implicites qu’il le commettra. Liberté absolue et déterminisme total sont donc le même, à ceci près qu’ils s’opposent comme ce qui compte s’oppose à ce qui importe. Nous sommes ces  » marionnettes  » agies par des fils dont nul ne peut récuser la découverte, mais cette réalité qui nous épuise n’est pas notre vérité. On doit nommer  » grâce  » cette distinction – et aussi l’impossibilité d’en être à jamais quitte.

9. En quoi la grâce, parce qu’elle est l’effet de vérité propre à la contingence, est toujours infinie en nous : c’est le même de dire que ne nous en remettrons jamais et de dire que avons toujours à nous en humaniser.

10. Parler du sujet selon son existence, c’est dire qu’il est fait de la distinction du savoir et de la vérité comme étant réellement la même que la distinction du futur et de l’avenir.

11. Ainsi chez Kant, c’est humanité qu’il faut respecter en chacun – ce qui revient tout simplement à dire que le sujet singulier ne compte pas. Et certes, notre destinée est morale, selon lui. Or qu’est-ce que la morale, sinon la nécessité réflexive de faire ce que n’importe qui aurait raison de faire ? Quant au génie dont tout le monde voit qu’il est la singularité absolue du faire (et donc l’originalité du fait), c’est pour lui la nature qui s’y donne à lire, par définition anonyme et impersonnelle !

12. Par opposition à l’estime, qui avère subjectivement la plus ou moins grande importance de l’autre.

13. Diversité et en même temps unicité de l’extrême (et donc de l’effet de vérité puisqu’il fait advenir le survivant) : cette formule renvoie aussi bien à la rose qui s’impose de sa beauté c’est-à-dire de l’effroyable réel dont on n’est plus séparé que par la plus infime apparence, qu’à l’aboiement du SS frappant Primo Lévi.

14. Il ne serait pas excessif de prétendre que toute philosophie pratique, notamment l’opposition de la morale et de l’éthique, s’entend de cette alternative pointant le surcroît qui distingue le vrai du réel, mais aussi la promesse de l’engagement, la décision du choix ou encore la vraie vie de la vie bonne.

15. Aussi n’est-ce pas la vérité qu’on transmet dans la culture, mais un effet de vérité c’est-à-dire de responsabilité, bref une marque. En quoi, donc, on assumera la responsabilité d’être soi dans la production à jamais ignorée d’un effet de vérité qui mette un jour un certain vivant devant l’alternative d’être responsable de sa responsabilité (pour le vrai) ou d’être responsable de sa désinvolture.

16. On n’est humain qu’à être marqué par et ainsi voué à la vérité ; mais est un imposteur celui qui prétend avoir vocation à la vérité, et a fortiori à sa transmission.

17. La même nécessité définit l’aimé : on n’aime qu’au-delà du savoir de l’autre et aussi de soi-même, ici parce que l’amour et le narcissisme sont eidétiquement exclusifs (si c’est moi que j’aime en l’autre, c’est que je ne l’aime pas : il m’importe, notamment en saturation d’imaginaire, mais il ne compte pas), et là parce qu’aimer c’est forcément aimer malgré tout. Disant cela, on vise autant les raisons d’aimer qui pourraient seulement nous faire apprécier la personne, que les raisons de ne pas aimer dont l’exclusivité de l’amour et du narcissisme implique qu’elles soient les plus nombreuses et les plus importantes. Quand on aime, c’est l’autre qui compte.

18. Ce qui vient de la sublimation n’exprime en rien son auteur, alors qu’on s’exprime à chaque instant en faisant n’importe quoi. Cette chose qu’on a produite là où l’on était marqué et non pas là où l’on était vivant (autrement dit qu’on a produite en tant que survivant) et qui est désormais faite d’impossibilité, il faut dire que c’est un existant – un existant non subjectif, bien sûr, mais façonnée de sa propre impossibilité, comme le sujet humain malgré soi.

19. En quoi on rappelle ce truisme que le génie n’est pas un très grand talent.

20. De ce qu’elle s’entende à l’encontre de la différence, et de ce qu’elle fasse advenir le vrai contre le réel qu’il était par ailleurs et dont il ne diffère pas, il faut reconnaître qu’il n’y a de distinction qu’énigmatique. Par exemple le parvenu ne peut pas comprendre ce que le bourgeois distingué – le vrai bourgeois par opposition à l’autre qui n’est que réel – a de plus que lui, qui possède tout ce que celui-ci possède et même plus. Dans le domaine des honneurs, une distinction est aussi énigmatique : pourquoi est-ce lui qui a été élevé, alors que tant d’autres plus méritants ou plus talentueux sont laissés dans l’ombre ? Inversement une énigme est déjà distinguée, puisqu’elle s’impose à tous sans être autorisée du sens commun, produisant par là même un effet de distinction : celui qui la résout atteste sans le vouloir que le sens commun, contrairement à ce qui vaut pour l’ensemble des semblables, n’était pas son lieu naturel. C’est d’ailleurs pourquoi on découvrira ultérieurement qu’il était d’origine distinguée (ce qui peut être figuré métaphoriquement par ceci qu’à la fin de la pièce ou du roman, on apprendra qu’il est l’enfant naturel d’un prince). De la même manière, un vrai bourgeois c’est-à-dire un bourgeois distingué est d’origine bourgeoise. Et certes, l’origine n’est rien, sinon l’identité de sa propre impossibilité et de la responsabilité qu’elle suscite. Le vrai, on peut donc aussi bien dire qu’il est  » d’origine « . Par exemple, en automobile, les pièces d’origine sont les pièces portant la marque du constructeur – même si par ailleurs elles sont exactement identiques à d’autres éventuellement sorties des mêmes chaînes, mais qui ne sont malgré tout pas vraies.

21. C’est-à-dire ceux qui ont depuis toujours décidé qu’ils n’avaient pas à être concernés par ce qui n’est rien et n’importe donc pas.

22. Tout artiste est un penseur, par exemple, mais on pourrait également citer de grands politiques. Tout philosophe aussi, bien qu’il soit par ailleurs un métaphysicien et donc un maître, puisque son travail consiste concrètement à produire une doctrine. Mais précisément : on n’est philosophe qu’à ce que le côté doctrinaire ne compte pas ! C’est d’ailleurs pourquoi il faut souscrire à la formule si  » politiquement incorrecte  » de Heidegger disant que  » la science ne pense pas  » : quand il est avéré qu’une doctrine scientifique est inexacte, elle est tout simplement abolie, renvoyée au néant de l’érudition historienne. En philosophie, la réfutation, pourtant constante, n’a jamais disqualifié un auteur – bien au contraire, pourrait-on presque dire, puisqu’elle a mis en évidence que l’aspect doctrinal de sa pensée n’avait en vérité jamais compté. Tout le monde sait cela, et sait aussi que reconnaître la vérité à l’encontre du savoir atteste de l’impossibilité que l’exactitude concerne jamais le vrai. La simple notion d’auteur dit expressément l’exclusivité de la vérité et de l’exactitude.

23. La réalité d’un homme peut être diminuée par la maladie voire par l’inconscience totale de certains états comateux ou séniles ; elle peut même être totalement anéantie, s’il est mort. Eh bien cela ne change absolument rien au respect que nous lui devons en tant que personne : la dignité d’un infirme n’est pas moindre que celle d’un valide, et respecter s’impose aussi impérieusement pour les morts que pour les vivants. On a même le sentiment qu’il s’impose plus, comme on a le sentiment qu’un vieillard fragile mérite plus de respect qu’un adolescent en pleine santé, parce qu’alors la distinction entre vérité et réalité est d’autant plus frappante. Le respect est le sentiment spécifiquement lié à l’épreuve de la distinction : c’est la même chose de dire d’une chose qu’elle est distinguée en elle-même (toujours déjà faite de sa propre distinction) et de dire, puisqu’elle apparaît alors comme une autorité, qu’elle inspire le respect. Par ailleurs la nécessité que la vérité soit son propre redoublement (il n’y a de vérité qu’en vérité) se traduit par l’impossibilité que le respect ne soit pas lui-même et comme tel éminemment respectable : les gens qui ressentent du respect, ils nous inspirent du respect.

24. Mais il y a bien sûr beaucoup d’autres marques en nous, qui avons traversé bien d’autres épreuves que la rencontre de telle ou telle œuvre – ne serait-ce que l’épreuve de se perdre comme existence pour advenir comme sujet parlant. A chaque fois cependant on peut parler de  » moments de vérité « .

25. Bien que sa notion s’appuie sur celle de l’autorité, on ne peut limiter la reconnaissance du vrai à celle de l’œuvre, puisqu’il y va du vrai dans la nature : tout ce qui s’impose irrécusablement à nous dans un effet de métaphore, la métaphore étant l’acte du sujet à l’encontre du savoir. Le pendant objectif de la métaphore est l’énigme : les œuvres ne sont telles qu’à rester énigmatiques, au-delà du savoir éventuellement exhaustif qu’on a raison de mobiliser à leur propos, comme restent énigmatiques de nombreuses manifestations naturelles dont la science nous donne par ailleurs une intelligence exhaustive. Les exemples kantiens du sublime y répondent parfaitement (l’océan déchaîné, le désert infini…) mais aussi beaucoup d’autres éprouvés différemment, parmi lesquelles on citera d’abord les saisons, dont chacune dit en quelque sorte ce qu’il en est vraiment des choses, au-delà des arrogances et des mufleries du sujet souverain que chacun veut s’imaginer être. La nature, ensemble inerte et aveugle de choses pour la plupart inertes et aveugles, n’est certes pas un sujet au sens subjectif du terme, ni donc au sens éthique (elle n’a rien à faire d’être la nature, et n’est donc en rien vouée à devenir une vraie nature), mais l’impossibilité pour nous de ne pas recevoir comme poétiques, tragiques, comiques, apaisantes, révoltantes, etc., et donc en fin de compte comme énigmatiques, certaines de ses manifestations est l’impossibilité que nous ne la reconnaissions pas dans l’impossible originel d’un statut d’énonciation (ce que nous devons nommer  » autorité « ). Or cette nécessité est métaphysiquement irrécusable parce que la nature procède de la même antériorité non réelle à soi que la vérité : de même qu’il n’y a de vérité qu’en vérité (et non pas en réalité), il n’y a de nature qu’à ce que ce soit déjà un fait de nature ; autrement dit il est naturel qu’il y ait la nature (ou surnaturel, ce qui revient au même puisqu’il serait alors dans la nature d’un éventuel dieu d’avoir pu la créer). Donation de vérité, par conséquent. De fait, on peut concevoir qu’avoir été pris dans une tempête ou dans une grave maladie, ou avoir simplement pris le temps de regarder la neige tomber lentement sur son jardin silencieux, soit pour un homme un moment de vérité : une chose qui l’aura définitivement marqué et qui l’aura par là même rendu capable d’une vérité dont sa désinvolture à l’égard de la nature dont il méconnaissait le statut de sujet fait de sa propre impossibilité l’avait jusque là privé. C’est donc d’une manière non métaphorique, précisément parce qu’elle allie l’impossibilité à soi d’une advenue et l’irrécusable réalité de choses définitivement énigmatiques, qu’il faut parler des œuvres de la nature et de la grâce qu’elle nous fait par là même de nous donner, sans le savoir, à nous-mêmes. Cette grâce est parfois atroce, mais cela ne distingue pas la nature de l’esprit, car la question de la vérité s’entend en tout premier lieu de ce qu’on ne la rabatte pas sur celle du bien.

26. L’argument le plus évident pour justifier cette séparation serait la nécessité de la cure personnelle qui s’oppose à l’accessibilité démocratique de n’importe quelle science humaine (pour y accéder, il suffit d’étudier – ce dont n’importe qui a la possibilité). La cure personnelle aurait après coup valeur d’une expérience irremplaçable de l’inconscient. Bien sûr ; mais la question n’est pas du tout là car d’une cure on ne sort pas enrichi de savoir et de maturité, mais marqué. Si on me l’accorde, et en suivant la logique de la marque, on m’accordera que la psychanalyse est déjà en elle-même sa propre distinction. Rien de plus sûr : c’est une psychologie qui n’a strictement rien de psychologique ; elle soigne mais reste indifférente au bien du patient. Il lui appartient par conséquent de ne pouvoir accéder à elle-même que selon le destin d’une distinction originelle qu’elle tient des œuvres. Sans Sophocle, Freud n’aurait pas été Freud mais un médecin ; sans les surréalistes, Hegel, Bataille et quelques autres, Lacan n’aurait pas été Lacan mais un psychiatre. En quoi nous pointons leur distinction à leur propre réalité. Et qu’est-ce qu’être distingué, d’un point de vue personnel ? Nous le savons : c’est reconnaître la vérité pour son affaire quand la réalité reste l’affaire des autres. Comment alors caractériser la psychanalyse, si elle est, à l’encontre de toutes à commencer par celles qu’on dit humaines, la science distinguée ? Ainsi :  » La découverte de Freud met en question la vérité, et il n’est personne qui ne soit personnellement concerné par la vérité.   » (Lacan)

27. On vient de voir qu’il y a du vrai dans la nature : là où, de forcer sa représentation à être métaphorique et non conceptuelle, elle atteste de sa décision d’elle-même. Il est naturel qu’il y ait la nature ; autrement dit sa propre réalité n’est pas le fait métaphysique, par ailleurs inerte et stupide, qu’il y ait la nature, mais ce fait est déjà elle en tant que nature, par là même toujours déjà sujet de soi.

28. Par exemple on peut décider que l’idée qu’il y a du vrai dans la nature est contradictoire, et que tout ce qu’on peut en apprendre (j’ai cité les saisons comme paradigme de leçons qui nous sont données sur la disposition des choses) n’est en réalité que  » projection « . Inversement, on ne peut être sensible aux leçons que nous donnent les choses qu’à avoir depuis toujours décidé que le discours humain s’entendait comme réponse (responsable ou désinvolte) et non comme initiative. Il va de soi que la problématique de la marque explicite cette seconde éventualité.

29. C’est en tout cas la leçon de Descartes, qui nomme  » méditation  » et non pas réflexion, comme on aurait pu s’y attendre, le travail de repérage de la marque qu’il opère sur lui quand il entreprend de penser selon sa cause distinctive sa propre capacité de vérité (et pas de savoir). C’est l’impossibilité qu’on diffère d’une certaine marque trouvée pourtant en soi, comme celle  » de l’ouvrier sur son ouvrage « , qui cause la méditation à l’encontre de la réflexion à quoi elle pourrait par ailleurs donner lieu.

30. Avérer cela est la démarche même des  » Méditations métaphysiques « .

31. C’est très précisément ce paradoxe qui définit l’auteur à l’encontre du sujet qui s’exprime, et qui serait donc seul à compter dans ses productions. On n’est donc jamais auteur que sans le savoir. Cela ne signifie pas qu’on ne se rend pas compte qu’on est en train d’écrire, de peindre ou de composer, mais que notre travail a un sujet qui est non pas soi-même, mais (au contraire, dirait-on pour rappeler l’exclusivité de la vérité propre des choses à la question du transcendantal) le livre, le tableau ou la symphonie. Il suffira de les signer – au sens très exact où les diplômes, les billets de banques, les actes officiels, etc., ne comptent qu’à la condition de porter la signature d’une autorité. On a désigné plus haut un tel procès comme une donation de vrai.

32. C’est la constitution subjective du religieux ou du militant d’avoir toujours déjà identifié leur salut au martyr . Et certes, puisqu’elle identifie corrélativement la vérité de tout à l’être et la vérité du sujet au néant comme perte de soi dans cet être, la Vérité Ultime (la volonté de Dieu, le sens de l’Histoire, la Nature, ma Jouissance égoïste et souveraine ou tout ce qu’on voudra imaginer d’autre comme premier principe) sera d’être littéralement prêt à tout.

33. C’est vrai jusque dans les domaines les plus triviaux : celui qui a voyagé est porteur d’une  » aura  » pour le sédentaire que ses activités, par exemple agricoles, clouent toujours à la même place. Celui qui sait lire jouit d’une autorité sans pareille pour l’analphabète, auquel le monde des significations écrites est inaccessible. Les acteurs de cinéma aussi, pour les spectateurs qui n’auront jamais accès qu’à un seul côté de l’écran, et ainsi de suite. L’auteur est celui dont cette impossibilité est la disposition subjective : c’est dans l’espace du tableau que s’imposait au peintre d’ajouter telle couleur ou d’effacer tel trait – un espace dont il vient par conséquent (c’est bien lui qui a fait tout cela) mais auquel ni lui ni personne d’autre n’a la possibilité d’accéder.

34. Car on n’est jamais raisonnable qu’à proportionner les importances, autrement dit qu’à ignorer ce qui compte (la méconnaissance de cette distinction conduit à tous les malentendus et à tous les échecs de la bonne volonté).

35. En langage freudien, il faudrait nommer auteur celui qui n’a pas cédé sur sa propre division.

36. L’idée de faire autorité pour soi est simplement absurde, puisque l’autorité est ce qui impose le respect et qu’on ne peut avoir envers soi-même que le respect dû à l’humanité en général, dont il s’agit de préserver la dignité en nous. Ceux qui nous inspirent du respect, au contraire, c’est bien eux – indépendamment de l’humanité dont ils relèvent évidemment par ailleurs – qui comptent. Opposons donc le respect en général qu’on doit à n’importe qui et donc aussi à soi-même au respect particulier que certaines personnes nous inspirent malgré nous. C’est le même de dire que la figure de l’auteur exclut qu’on la dise en première personne et de dire que ce sont toujours des autres qui font autorité. C’est toujours sans soi qu’on est soi.

37. L’étrangeté de l’œuvre fait de sa notion la même que celle du sujet en général. On n’est vraiment sujet que d’une œuvre. Mais il appartient à la vérité d’être son propre redoublement : il n’y a de vérité qu’en vérité. C’est pourquoi il n’y a d’œuvre que présentée à la critique non pas comme à une instance d’évaluation mais comme à une autorité (ce qui fait que le vrai est vrai).

38. Dire que le génie n’est pas un grand talent, par exemple en reconnaissant qu’un grand écrivain n’écrit pas nécessairement bien, c’est simplement pointer la distinction de la vérité qui compte et de la réalité qui importe. Opérer cette distinction, par opposition à estimer la qualité, est l’essence en quelque sorte pure de la critique – dès lors définie comme lecture distinguée.

39. Par exemple Kant peut bien croire avoir appris quelle était la réalité idéale de la morale, il ne saura jamais, contrairement à nous qui avons lu ses livres, quelle en est la vérité : l’univers entier, sauf lui par là même vrai sujet pensant, sait que la vérité de la morale est qu’elle soit kantienne, comme celle de la durée est d’être bergsonienne, et ainsi de suite. Et certes, il devait bien appartenir à celui qui n’a pas cédé sur la nécessité d’être vraiment soi que le savoir, encontre de la vérité, l’exclue – et par là même l’élise. Ce procès de vérité est tout simplement la production du  » canon « , au sens académique du terme.

40. Ce qui est par exemple le cas des rédacteurs de manuels, où l’on nous explique qu’un problème ou une notion se développent à travers les époques et les systèmes, et que chaque auteur (qui dès lors est tout ce qu’on voudra sauf un auteur) apporte sa pierre à l’édifice.

41. On a compris que l’opposition entre le savoir distingué (marqué par l’auteur et dont la philosophie constitue le paradigme) et le savoir commun (non marqué, donc indéfiniment disponible et perfectionnable) correspond très exactement à cette différence des positions subjectives qu’on énoncera comme celle de l’impossibilité (auteur) et de la nécessité (savant), et pratiquement comme celle qu’il y a entre ceux qui trouvent (les auteurs) et ceux qui cherchent (les savants). De fait, on peut chercher pendant un million d’années, on ne découvrira jamais la Monade ou l’Eternel Retour, exactement comme il aurait été impossible à Leibniz ou à Nietzsche de se poser des questions dont sans le savoir, ils n’aient pas depuis toujours possédé la réponse (dès lors vraie) dans l’impossibilité où ils étaient, contrairement à nous, d’adjectiver leur nom.