L’honneur d’être soi et la vérité des choses

Nous avons toujours et encore à être sujets, puisqu’être sujet consiste à répondre à la nécessité de l’être, et aussi à répondre de cette nécessité : signifiant la responsabilité non seulement des actes mais de la responsabilité elle-même, ce terme ne désigne pas une nature opposée à celle des objets mais l’indistinction d’une structure et d’une éthique. A ne pas pouvoir nier qu’il soit sujet de lui-même comme sujet, autrement dit à ne pouvoir nier qu’il soit responsable d’être responsable de ce dont il est responsable (1), chacun se reconnaît une liberté irréductible à tous les conditionnements dont il est, même en tant que sujet, à la fois le lieu et l’effet : une liberté faite non de rupture mais d’un écart qui n’est lui-même que son propre écart, soit sa distinction. Si donc il ne suffit pas d’être un sujet pour être un sujet, on peut nommer éthique singulière la manière, désinvolte ou sérieuse, conformiste ou originale, obsédante ou légère dont chacun assume depuis toujours cette responsabilité originelle d’avoir à être le sujet qu’il était depuis toujours. Identifier cette responsabilité, c’est découvrir la racine subjective de l’éthique.

 

La distinction du sujet : qu’il soit sa propre question

Il y a un savoir de la réalité du sujet qu’on peut identifier à celui de sa production subjective (une biographie raconterait comment on devient le sujet qu’on est), et puis il y a le sujet lui-même qui n’est soi qu’à n’être pas n’importe quel sujet, c’est-à-dire qu’à se distinguer de celui qu’un autre aurait été à sa place et dont pourtant il ne diffère en rien. On ne niera assurément pas qu’un sujet soit, comme subjectivée, intériorisée, réalisée, la situation dont la nature et la société l’auront constitué. C’est donc un truisme de représenter chacun d’entre nous comme le résultat d’une multitude de déterminations, mais c’en est un autre de considérer que ce savoir, dès lors que c’est de responsabilité qu’il s’agit dans la simple notion de sujet, ne compte pas, puisqu’être responsable consiste précisément répondre de soi et par conséquent à le faire contre la semblance, au sens d’être ce semblable de ses semblables qu’on est indéniablement. Pointer cette distinction ne revient certes pas à dénier la pertinence de son terme le plus évident, mais à rappeler qu’elle concerne un sujet : on ne parle de reconnaissance subjective qu’à l’encontre de la compréhension tautologique où chacun apparaît comme représentant d’une manière quelconque la catégorie générale de  » sujet « . Car il n’y a pas de différence entre reconnaître le sujet comme tel (par opposition à constater qu’un étant quelconque relève du concept de sujet) et lui conférer la responsabilité d’une revendication de responsabilité dont, par ailleurs mais par ailleurs seulement c’est-à-dire là où ça ne compte pas dès lors qu’il s’agit d’imputer, on pourrait encore prouver le déterminisme. La notion du sujet, qui s’entend à partir de l’opposition de reconnaître à constater, est donc en premier lieu une distinction relativement au savoir dont on admet par principe qu’il opère une compréhension suffisante de son objet : le savoir importe autant qu’on voudra (il importe de l’intelligibilité), mais il ne compte pas.

La notion de sujet s’entend par conséquent depuis une première distinction : celle qu’il faut reconnaître (et non pas constater, puisque le second terme s’entend d’être exhaustivement compréhensif) entre réalité et vérité. Comme n’importe quoi, un sujet n’est rien d’autre que sa propre réalité mais, parce qu’on parle d’un sujet et qu’on refuse de confondre quelqu’un avec quelque chose, on l’a toujours déjà entendu en distinction de cette réalité et donc en distinction de son propre concept – puisqu’un sujet, forcément, c’est quelque chose par opposition à rien et par opposition à autre chose (en l’occurrence un objet). Cette distinction, on ne peut pas la nommer autrement que vérité : le sujet est tout ce que nous pouvons savoir qu’il est, mais tout cela, ce n’est pas vraiment lui – et c’est pourquoi il ne faut pas confondre la notion avec le concept de sujet.

Il ne s’agit dès lors pas de considérer une spécificité du sujet, qu’on appellerait par définition sa  » nouménalité  » et qui constituerait l’aspect le plus important du problème qu’il peut poser à la réflexion, parce que la distinction qu’on vient d’indiquer n’opposer pas un aspect moins important qui serait l’empiricité à un autre qui le serait plus, voire infiniment plus, mais qui ne serait lui aussi que son propre fait : on peut admettre il y ait des faits transcendantaux comme il y a des faits d’expérience, de sorte que le fait d’être un sujet serait simplement une spécificité ontologique (au sein de l’étant en général, on trouve notamment des sujets) : on n’aurait distingué la notion concept que pour produire un concept de second degré. Or comme telle, la spécificité ontologique est une irresponsabilité. Car s’il se trouve qu’on existe subjectivement comme il se trouve qu’on a les yeux bleus ou verts ou plutôt comme il se trouve qu’il pleut aujourd’hui, on n’est pas vraiment sujet puisqu’on n’est pas responsable d’être sujet. C’est que la responsabilité est identique à son propre redoublement (on n’est responsable de quelque chose qu’à d’abord être responsable du fait d’en être responsable), et la responsabilité consiste toujours sa propre assomption, ne serait-ce que pour la raison triviale qu’on peut à chaque instant décider de ne plus l’être. En somme, la réalité du sujet est qu’il ait été factuellement produit comme sujet, quand la responsabilité qui le définit comme tel exige qu’il soit infiniment sujet (mais certes pas producteur : on parle de responsabilité et non de causalité) du fait même d’être sujet. A l’opposition du phénoménal empiriquement conditionné et du nouménal originellement responsable, il convient donc de substituer la seule responsabilité, dès lors qu’on a reconnu qu’elle est, comme celle de la vérité puisqu’il n’y a de vérité qu’en vérité (sauf à en confondre la notion avec celle de l’exactitude ou du savoir), sa propre infinité sur le mode de l’antériorité.

En distinguant le fait d’être un sujet du fait d’être sujet de la responsabilité que cela constitue, on ne pointe donc pas une spécificité ontologique ou métaphysique (une  » nature  » de sujet) mais cette irréductibilité à rien qui se trouve énigmatiquement impliquée dans l’impossibilité que compte un savoir dont on accorde pourtant l’exhaustivité de principe – et que signifiera donc la notion de distinction (2), suffisante pour définir le sujet dès lors qu’on accorde qu’il est toujours déjà et toujours encore engagé dans l’assomption d’être sujet.

 

L’honneur, originel de l’éthique

Dire que le sujet est originellement institué d’avoir à répondre de lui-même quant à être sujet, c’est refuser de séparer l’irréductible étrangeté de l’origine (nul n’est son propre auteur et on est toujours déjà fait de cette responsabilité d’être en quelque sorte son propre héritage) d’une question, celle que chacun est depuis toujours pour lui-même et qui porte alors sur ce qu’il en est vraiment de soi comme sujet du fait, dès lors éminemment problématique, d’être sujet. La distinction de l’origine, qui n’est ni la cause, ni le début ni le commencement parce qu’ils la supposent encore bien qu’ils ne soient par définition précédés par rien, en distinguant le sujet de sa simple réalité, l’ouvre à sa propre impossibilité d’être simplement le sujet qu’il est ; et c’est en ce sens qu’elle est, pour chacun, la donation même de la question de soi qu’il est toujours pour lui-même, n’étant alors que le manque du savoir qui le dirait enfin (et dont il serait contradictoire d’imaginer la réalité, puisqu’il faudrait encore que le sujet décide de sa position relativement à ce savoir).

Qu’en est-il de moi, pour ce qui est non seulement d’assumer cette donation originelle de moi que je suis pour moi, mais encore pour ce qui est de la responsabilité d’assumer ou de récuser la nécessité originelle de cette assomption  ? Je ne le sais pas ; mais je sais que chacun de mes actes contribue à répondre à cette question dont je ne parviens jamais à me distinguer parce qu’elle est celle de ma propre distinction – celle qui me sépare à jamais du simple fait d’être sujet, autrement dit de la structure constituée qui est par ailleurs ma réalité. C’est donc le même de récuser le savoir hypothétiquement exhaustif de cette réalité qu’on est incontestablement, et de manquer subjectivement du savoir de soi autrement dit d’être sa propre question. Ce n’est pas seulement de la réponse que je suis toujours déjà en train de donner à ma propre question que je suis responsable, mais c’est surtout de cette distinction première (que je sois ma question) – dont la manière que j’ai de répondre de moi (le sujet que je suis) détermine l’assomption.

La responsabilité qui porte sur son propre statut de sujet responsable, et par conséquent de la réponse qu’on est toujours en train de donner à la question que chacun est pour lui-même, cela s’appelle l’honneur.

Par ce terme, on n’entend pas d’abord le service d’un idéal auquel il conviendrait ou non de s’égaler, parce que cette alternative, qu’on figurerait par exemple en opposant une mentalité aristocratique à une mentalité démocratique, trouve elle-même sa possibilité dans une assomption toujours plus radicale de soi comme sujet, et comme étant le sujet qu’on est. La simple notion d’imputation, qui réfléchit celle de responsabilité, est d’ailleurs celle de l’impossibilité de la substitution : on n’est sujet qu’à n’être pas n’importe quel sujet – notamment celui que n’importe qui aurait été à notre place. Imputation et distinction sont inséparables et c’est de ce lien que procède la nécessité, pour toute imputation, d’être déjà l’ouverture d’un questionnement sur l’honneur. En somme, on peut dire que chacun est toujours déjà pris dans une interpellation qu’on peut figurer ainsi :  » qu’as-tu fait de ta distinction ?  » Ce qui est strictement poser la question de l’honneur.

Qu’il y ait une responsabilité de soi impossible à représenter comme telle, et par conséquent une problématique originelle de l’honneur d’être soi antérieure à toute problématique mondaine et représentative de l’honneur, c’est ce que montre la plus courante des imputations, qui n’est paradoxalement pas celle de ce que nous faisons mais celle de ce que nous sommes. C’est un truisme : la responsabilité consiste à répondre non seulement de ce qu’on a fait mais aussi, et même surtout, d’être ce qu’on est en tant qu’on est celui qui l’a fait. Car il est impossible de reconnaître une constitution morale de fait (ce qu’on appelle communément les qualités et les défauts) sans y voir déjà une responsabilité. Responsabilité paradoxale, assurément, mais dont l’évidence réflexivité est parfaitement impuissante à nous délier. Qui aurait choisid’être lâche ou paresseux ? personne, bien sûr. Pourtant le soldat qui passe en conseil de guerre pour lâcheté ou l’élève qu’on réprimande pour sa paresse savent parfaitement qu’ils mentiraient s’ils arguaient de ces défauts, dont peut-être ils donneraient n’importe quoi pour être débarrassés et qu’ils vivent sincèrement dans la même passivité ( » je suis ainsi fait … « ), comme de natures analogues à la couleur des yeux ou des cheveux. Ils savent que ces manières d’être sujets, et justement comme telles, ils en sont les sujets – et qu’on est par conséquent justifié de les leur reprocher dans le moment même où ils les subissent comme des fatalités impersonnelles. Personne n’ignore donc que sous la responsabilité des actes il y a une responsabilité d’être : celle de la responsabilité d’être sujet, dont la première est dérivée.

Que, non pas comme fatalité mais comme antériorité constitutive de la responsabilité à elle-même, la responsabilité d’être conditionne la responsabilité de faire, c’est ce que montre une simple réflexion du mythe platonicien du choix des vies : à choisir, personne ne voudrait d’une vie de méchanceté. A cette évidence, tellement satisfaisante parce qu’elle permet de croire que  » nul n’est méchant volontairement  » et donc de réduire le problème du mal à celui du malheur d’avoir subi une aliénation, on oublie généralement d’ajouter cette remarque : …sauf à être déjà méchant ! Il est sûr que dans le monde des âmes prêtes à s’incarner, une âme méchante opterait pour une vie de tyran plutôt que pour une vie de berger. Car c’est bien d’être méchant qu’on fait le mal, l’opinion inverse (on appelle méchant celui qu’on reconnaît comme l’auteur d’actions mauvaises) visant à réduire la responsabilité de soi à la responsabilité de ce qu’on fait, comme si l’on n’était pas d’abord sujet d’être sujet, avant d’être sujet de ce dont on sera le sujet. D’un point de vue littéraire, c’est une des fonctions du conditionnel de pointer cette distinction, autrement dit l’antériorité de la responsabilité d’être sur la responsabilité de faire : Flaubert récapitule l’existence du capitaliste Dambreuse flagorneur de tous les régimes et  » chérissant le Pouvoir d’un tel amour, qu’il aurait payé pour se vendre  » (3). C’est donc d’abord d’être responsable de son être et de la manière dont on en assume la responsabilité qu’on est ensuite responsable de ce qu’on doit ou ne doit pas faire, de ce qu’on fait ou de ce qu’on ne fait pas,.

Si donc c’est d’abord d’être responsable de sa propre responsabilité qu’on est responsable, tout ce dont on peut ou doit être responsable relève d’un statut éthiquement secondaire, dérivé. L’interprétation habituelle de l’honneur en termes d’identification ou d’idéaux réfléchit par conséquent une responsabilité qu’on peut imaginer donnée (la responsabilité qui ouvre des éventualités d’honneur ou de déshonneur serait un fait de nature morale et / ou sociale comme il y a des faits de nature physique) mais qui, en réalité, suppose déjà l’assomption de cette responsabilité toujours plus originelle d’exister subjectivement et d’être soi. La simple notion d’imputation en comprend d’ailleurs le principe, puisqu’elle exclut d’avance qu’on soit irresponsable du fait de n’avoir pas assumé sa responsabilité de sujet responsable : on ne se contente pas, par exemple, de constater la lâcheté comme on le ferait de la faiblesse physique, mais on la blâme comme l’attitude d’irresponsabilité dont un sujet, décidant ainsi de la manière dont il serait sujet du fait d’être sujet, avait forcément pris la… responsabilité.

C’est donc le même de corréler ensemble les notions de sujet, de responsabilité et d’imputation où la décision d’être (par exemple lâche) conditionne et détermine celle de faire (par exemple sauver sa vie à n’importe quel prix), de décrire la responsabilité comme faite de sa propre antériorité, et d’identifier la question du sujet à celle de sa distinction. Il ne suffit jamais d’être un sujet pour être un sujet : on le serait, certes, mais quand même pas vraiment – autrement dit on le serait en réalité mais pas en vérité, et c’est de cette distinction dont on se constitue comme sujet d’être toujours plus originellement responsable. Dans la question du sujet, c’est la structure qui importe mais c’est l’excès à la structure qui compte – un excès pur qu’on ne peut dès lors pas voir comme une structure de second degré dont nul ne serait alors responsable (il y aurait des sujets à structure réflexive comme il y aurait des cailloux à structure simple), mais comme l’excès à la structure, dont c’est d’assumer (ou de récuser) la responsabilité qu’on est sujet.

La question du sujet, en tant qu’elle est pour soi d’éthique avant d’être de structure, est donc originellement celle d’un honneur : l’honneur d’être soi – si misérable qu’on puisse être par ailleurs. Car c’est forcément dans l’horizon premier de l’honneur, et originellement de l’honneur d’être soi, qu’on peut être misérable : si l’on peut parler du déshonneur d’être le sujet qu’on est, au sens où l’ignominie n’est pas un simple fait puisqu’il est ignoble d’être ignoble (4), c’est sur le fond d’un honneur originel qu’en l’occurrence on aura assumé avec désinvolture et non avec responsabilité. L’infamie en effet, c’est que l’honneur ne compte pas. Sauf donc à vouloir séparer le fait d’être sujet du fait d’en être responsable, autrement dit sauf à vouloir disjoindre les nécessités de la structure et de l’éthique, on se trouve contraint d’admettre que tout sujet est déjà fait de son propre honneur de sujet et par là même qu’il n’y a pas de différence entre être sujet et être déjà pris dans l’honneur d’être soi.

 

L’inconsistant existential de la distinction

On n’est sujet qu’à d’abord l’être du fait même d’être sujet, qu’à être responsable de sa responsabilité même avant de l’être de tout ce qui pourra ensuite nous être imputé. La question du sujet est celle de sa distinction, et il faut l’entendre à l’encontre des conceptions métaphysiques faisant de l’être-sujet un mode d’être qu’on pourrait opposer à d’autres dans un découpage régional de l’étant (5). En quoi on oppose bien au sujet en général et en quoi il est par ailleurs nécessaire de se reconnaître, le sujet qui existe, celui qui n’est sujet qu’en distinction du sujet que n’importe qui aurait été à sa place et qui est toute sa réalité. Car la distinction n’est rien pour le savoir, qui n’est savoir que des différences, de sorte que c’est seulement dans son existence qu’on exige du sujet de ne l’être qu’à la condition expresse de n’être pas n’importe quel sujet, autrement dit qu’à la condition expresse d’une responsabilité qui soit d’abord celle, assumée ou récusée, de la responsabilité même.

D’ailleurs la notion de responsabilité l’implique expressément, puisque l’ipséité est inséparable de l’imputation. C’est ainsi qu’à penser le sujet à partir de la responsabilité, on reconnaît qu’il est impossible d’être sujet sans être tel sujet, d’exister subjectivement sans être soi – en distinction de tout autre auquel on est par ailleurs semblable. Je ne puis répondre de quoi que ce soit (et d’abord d’avoir à en répondre) qu’à la condition originelle d’être moi, autrement dit qu’à la condition de ma distinction non seulement d’avec mes semblables mais encore d’avec moi-même, en tant que je suis évidemment celui que n’importe qui aurait été à ma place : c’est le même d’être sujet et de n’être pas n’importe quel sujet. Que je le revendique fièrement ou que je m’en désole, je n’y puis rien : il m’est impossible d’être n’importe qui, et c’est donc de cette distinction, dont je ne puis distinguer qu’elle soit distinction d’avec les autres (n’être pas n’importe qui) ou distinction d’avec moi-même (je ne suis sujet qu’à être d’abord sujet du fait d’être sujet), que je porte originellement la responsabilité.

Etre responsable de sa distinction, chacun sait que c’est la définition de l’honneur.

L’opposition du fait commun (les humains sont des sujets) et de la responsabilité singulière d’être sujet (j’ai encore et toujours à assumer la responsabilité – c’est-à-dire à être sujet – du fait d’être sujet) s’entend logiquement comme distinction et pratiquement comme honneur. C’est pourquoi on peut dire qu’il revient au même de penser la première personne (non pas un sujet quelconque mais le sujet qu’on est) à partir de l’honneur d’être soi et de la penser dans son irréductibilité à toute autre, à commencer bien sûr par celle qu’elle est par ailleurs (chacun est évidemment le semblable de ses semblables). On n’est sujet que comme responsable d’une distinction à jamais distincte du fait qu’elle pourrait par ailleurs constituer (et dont on ne serait alors pas responsable), et c’est en ce paradoxe qu’il faut voir l’honneur d’être soi comme une insistance personnelle, propre au sujet qu’on est, et non pas comme une condition de fait propre au sujet en général. Disons-le autrement : il va de soi que les autres sont des sujets et cette proposition ne tolère aucune restriction ni nuance, car c’est uniquement en première personne que vaut l’impossibilité qu’il suffise d’être sujet pour être sujet et donc la nécessité que nous soit imputable non pas simplement le fait mais encore la responsabilité d’être sujet. Pour soi, et pour soi seulement, l’ipséité n’est jamais un fait mais toujours un honneur.

Par  » honneur  » c’est donc aussi bien l’existence subjective qu’on désigne : non pas celle du sujet qu’on se représente selon l’idée de la responsabilité (la troisième personne) ni du sujet qu’on rencontre et dont nous sommes responsable (la seconde), mais celle du sujet qu’on est responsable d’être (la première). On peut convenir de nommer  » existant  » le sujet en première personne : celui pour qui vivre consiste, sur le mode de la responsabilité ou de la désinvolture, à être la responsabilité de sa propre responsabilité et donc l’insistance de sa propre question. Par  » existence « , on entendra donc la distinction de responsabilité du sujet qu’on est par rapport au sujet en général qu’on est par ailleurs, et aux autres dont on est forcément le semblable. On peut employer ce terme pour indiquer l’indistinction actuellement assumée de la structure et de l’éthique, puisqu’elle définit le sujet non seulement à l’encontre de l’idée de sujet mais aussi à l’encontre des sujets dont il va de soi qu’ils sont des sujets. Or n’est sujet, soi-même, qu’à ce que cela n’aille jamais de soi.

Parfaitement étrangère à la question conceptuelle du sujet en général qui renvoie simplement à l’élaboration d’une structure, mais constitutive de la question du sujet que chacun est pour lui-même du simple fait d’être soi, la question de l’honneur n’a dès lors rien d’une nécessité transcendantale, mais relève au contraire d’une nécessité existentiale : valant pour le sujet qui existe et pour cela seulement qu’il existe. Il revient au même de poser la question de l’honneur en interrogeant l’existant selon cette condition absolument première qu’il ne soit pas n’importe quel sujet, autrement dit en l’identifiant à sa pure distinction, et de conférer à l’honneur statut d’existential.

Si donc la question d’être le sujet qu’on est s’entend comme l’assomption de cette distinction qu’on appelle le pur supplément de l’éthique sur la structure, autrement dit si la question de chacun (mais non pas du sujet en général !) est bien celle de l’honneur d’être soi, alors la notion générale de l’honneur s’éclaire en ceci qu’on dira honorable et porteur d’honneur tout ce qui s’entend d’assurer le passage éthique d’être n’importe quel sujet (celui que n’importe qui aurait été à la même place) à être ce sujet qu’on était seul à avoir à être c’est-à-dire d’avérer la distinction. Inversement, sera déshonorant d’une manière générale tout ce qui s’entendra d’avérer le caractère commun du sujet qu’on était et, en transposant cette distinction première, du tout sujet qu’on désigne par la nécessité qu’il ait à répondre de lui-même comme responsable de réalités quelconques (par exemple un fonctionnaire qui doit être impartialement sujet de ce dont il a par ailleurs à être sujet).

En pur supplément de la structure, l’honneur est sa propre exigence et par conséquent sa propre impossibilité : puisqu’il est l’envers de la responsabilité toujours antérieure à elle-même, l’honneur n’est rien d’autre que l’exigence de l’honneur. Voilà en effet l’essentiel de la notion, sa pureté relativement à la structure, et donc son inconsistance : l’honneur, c’est uniquement que l’honneur compte. (De fait une personne sans honneur est tout simplement quelqu’un pour qui l’honneur ne compte pas : ce n’est pas le même d’être méprisable et d’être misérable.)

 

L’honneur, impossibilité du transcendantal

Le sujet en général n’implique pas l’honneur d’être soi, mais le sujet qu’on est, si – le premier s’entendant à l’encontre du second de ce qu’on puisse en rester à l’impersonnalité de la structure, aussi paradoxale qu’on la conçoive. Toujours finalisée sur la réduction de l’existence au savoir, la réflexion voudra reprendre cette nécessité et lui rendre le statut transcendantal qu’on lui refuse en opposant, sur le mode de la distinction et non de la différence, la question du sujet à la question d’être un sujet (et donc à celle d’être le sujet qu’on est). De fait, le propre du sujet en général n’est-il pas d’être pour soi une première personne ? Le propre de n’importe qui n’est-il pas de ne pas être n’importe qui ? On aurait donc seulement affaire à un redoublement structurel de soi pour soi. De ce point de vue on invoquerait alors Kant montrant que le sujet se donne à lui-même sur le mode de la représentation, et l’on soulignerait qu’il appartient à l’honneur qu’on l’entende avant tout dans cette dimension – puisqu’un honnête homme qui ne peut prouver son innocence face à une accusation mensongère est déshonoré quand un escroc dont les malversations n’ont pas été découvertes conserve son honneur, et que par ailleurs les actes d’honneur doivent expressément avoir été reconnus comme tels. Mais même ce point de vue doit bien reconnaître la distinction qui lui échappe, puisqu’on ne peut méconnaître l’irréductible donation représentative de soi à soi, ni la nécessité pour l’honneur d’être assumée d’une manière qui soit d’autant moins représentative qu’elle est de pure distinction à soi. D’une distinction, il n’y a rien à représenter : on en ferait une différence ! et la responsabilité d’être soi serait ravalée au fait (irresponsable) d’être soi. Car c’est bien d’être sa propre distinction de sujet, et non pas d’être un sujet ayant la distinction pour structure, qu’on est le sujet qu’on est…

En cette inconsistance irréductible de l’existence au savoir, et de la responsabilité d’être au fait irresponsable d’être, c’est bien d’honneur qu’il s’agit, dès lors qu’on l’a défini comme la responsabilité de sa distinction – et donc aussi comme la responsabilité de ne pas en rester au fait de sa distinction (6). Rien de plus facile à comprendre, une fois reconnue  l’inconsistance de la distinction et donc de l’honneur : c’est seulement selon l’honneur et dans l’honneur qu’on assume l’honneur, de sorte que celui-ci est non seulement sa propre origine et sa propre fin mais encore sa propre modalité. Contrairement à ce qu’on imagine quand on le confond avec le service d’un idéal de soi, l’honneur ne représente rien et ne consiste en rien – si l’on entend par ce dernier terme l’indication d’une nature qui puisse être donnée d’une manière réelle ou idéale (7). La question de l’honneur comme existential s’entend expressément de ce que cette nécessité qu’être sujet soit une responsabilité et non pas une nature, s’entende comme un pur supplément, qui ne consiste en rien mais dont on peut nommer  » existence  » qu’il insiste toujours.

On pare donc à la réduction réflexive de l’existential au transcendantal en rappelant que l’honneur n’est pas une structure, même de second degré, mais la distinction à la structure, comme le montre très évidemment ceci que c’est justement le retour à la structure (avérer qu’on était finalement un sujet comme les autres) qu’on appelle déshonneur !

On le fait aussi en pointant cette évidence que le sujet en général (c’est-à-dire par opposition au sujet qu’on est) a sa place pour vérité exclusive autrement dit, et paradoxalement, son irresponsabilité – laquelle est tout simplement l’impossibilité que la question de l’honneur puisse être envisagée. Quand en effet on veut se défausser de sa responsabilité, on fait toujours la même chose : on décrit la situation objective et subjective qui était la sienne au moment d’agir et on prend les autres à témoin en disant  » vous voyez bien qu’à ma place vous auriez fait la même chose !  » (à qui le contesterait on n’aurait aucun mal à montrer qu’il méconnaît l’aspect subjectif de la situation qu’on avait décrite). C’est donc le même de nier qu’on ait été sujet et de mettre en avant, par le biais de l’identification au semblable, que la place était seule à compterEh bien, la responsabilité de soi s’entend expressément à l’encontre de cette éventualité dont tout le monde accorde qu’elle est contraire à l’honneur puisqu’elle consiste à faire comme si l’on n’avait pas à répondre de soi.

Traduisons ce paradoxe de l’existence par l’opposition suivante : alors que la morale (dont la notion est inhérente à celle de sujet) et le transcendantal sont le même puisque le bien est l’agir d’un sujet qu’on se représenterait seulement comme tel, l’éthique s’entend de s’en distinguer puisqu’on n’est sujet qu’à n’être pas n’importe quel sujet. De sorte que l’honneur d’être soi s’entend justement de ce que celle-ci ne soit pas celle-là. C’est le même d’opposer l’existential au transcendantal, de récuser la structure alors qu’il n’y a rien d’autre, et de conserver l’étrangeté radicale de l’éthique à la morale : l’horizon propre est l’honneur d’être soi, puisque la question de chacun est celle de la responsabilité de sa distinction.

Récuser le transcendantal en reconnaissant à l’honneur le statut d’existential revient à exclure qu’il y ait un savoir de la responsabilité propre : alors que la morale est sue de tout le monde parce qu’elle explicite la nécessité représentative que la subjectivité est pour elle-même (pour soi une bonne action est une action dont on peut expressément se représenter être le sujet), l’éthique s’entend de récuser jusqu’à l’éventualité de la justification : les raisons qu’on donnerait auraient toujours pour sens de montrer que n’importe qui aurait agi pareillement. Ces raisons conscientes ou inconscientes sont pourtant irrécusables, mais l’éthique est dans l’assomption de la responsabilité qu’elles impliquent, et par conséquent toujours au-delà des plus lucides justifications qui ne comptent dès lors pas. Alors que la morale dit la nécessité d’être un sujet, l’éthique donne à reconnaître la contingence d’être soi, en tant qu’elle débouche non pas sur la probité ou la culpabilité mais sur la responsabilité ou la désinvolture d’être soi : l’alternative radicale est que l’honneur d’être soi ait été assumé dans l’honneur ou dans le déshonneur, c’est-à-dire dans la responsabilité d’être responsable ou dans la désinvolture d’être, de toute façon, responsable (8).En somme l’honneur d’être soi consiste à ne pas céder sur sa propre et définitive étrangeté à soi, quand la désinvolture d’être soi consiste à s’autoriser de cette évidence assurément irrécusable que chacun reste, après tout et quoi qu’on dise, le semblable de ses semblables. L’honneur n’est pas de contredire le commun, mais de ce qu’il ne compte pas.

 

La sensibilité, lieu propre de l’honneur

Ici encore la réflexion s’insurge, et veut identifier la responsabilité non plus à la distinction pure d’un sujet toujours étranger à lui-même mais à la capacité commune de choisir. Comme tout à l’heure, son argument est d’évidence : l’idée de responsabilité paraît inséparable de celle de choix puisqu’on ne saurait louer ou blâmer quelqu’un qu’à le supposer avoir choisi de faire ce qu’il a fait. Mais comme tout à l’heure, l’argument ne porte qu’à la condition d’un certain  » oubli « , qui concerne en l’occurrence la notion de choix – dont l’examen oblige à nier qu’on puisse l’utiliser pour penser la responsabilité c’est-à-dire l’être sujet.

On choisit forcément ce qui nous apparaît comme le meilleur, puisqu’il n’y a par définition de choix que du préférable, immédiatement ou réflexivement (comme dans le jeu de qui-perd-gagne) ; de sorte que tout choix s’actualise forcément comme un rapport au bien (le préférable, c’est le meilleur pour une situation donnée) dont un savoir, celui qui fait paraître le préférable comme tel, est paradoxalement le vrai sujet, à la place du sujet lui-même. Il est en effet certain que dans une situation donnée, celui qui aurait le même savoir que moi ferait forcément ces choix dont, par après, j’aurai l’illusion qu’ils étaient personnels. Chacun en a fait l’expérience : quand le savoir est là, le choix est automatique : il n’y a pas à réfléchir et l’évidence s’impose immédiatement ; quand il fait défaut, il est impossible – la réalité quotidienne se situant le plus souvent entre ses deux extrêmes et de toutes les manières possibles (il y a des demi-savoirs, des savoirs erronés, des fantasmes fonctionnant comme des savoirs, etc.). Contrairement à ce qu’on se représente spontanément (on peut penser aux premiers développements de Sartre sur la liberté) la question du choix porte donc sur une fonction du savoir et n’est pas du tout celle de la responsabilité, laquelle renvoie au contraire aux décisions qu’on prend exactement là où le savoir n’a jamais compté (paradigmatiquement dans la décision de donner ou de refuser ce que les Stoïciens appellent notre  » assentiment  » à ce que la réflexion nous présente nécessairement comme légitime) ou, pour le faire apercevoir dans les situations communes, là où il ne compte plus – comme quand il constitue comme exactement équivalents les deux termes d’une alternative. De fait, quand il y a autant d’arguments pour que d’arguments contre, arrive un moment où il faut décider, ce qui est aussi bien se décider. L’âne de Buridan figure le sujet défini par sa capacité de choisir, et il meurt de la fausseté de cette définition. Quant aux décisions, et parce que cette notion s’oppose absolument à celle du choix, on ne les prend jamais que sans le savoir et donc en sa propre absence : décider, concrètement, c’est prendre conscience que la décision est déjà prise au fond de soi depuis un moment, qu’il s’agisse d’une seconde ou de plusieurs décennies (9).

Reconnaître dans le choix une fonction propre du savoir et non pas une responsabilité, et cantonner cette dernière au domaine des décisions, c’est reconnaître l’antériorité de la responsabilité à elle-même en ceci qu’on n’est jamais responsable que depuis toujours et donc originellement sans le savoir.

C’est ce paradoxe qui définit l’opposition d’un choix qu’on explique et qui renvoie dès lors à l’indifférence méconnue des sujets (si  » à ma place vous auriez agi comme moi  » c’est que la place a toujours été seule à compter) et d’une décision qu’on signe, autorisé qu’on est non plus d’un savoir dont on resterait le vecteur plus ou moins conscient ou d’un système qu’on actualise en effectuant une place, mais de soi, précisément dans son irréductibilité au savoir et donc à la substitution subjective. Disons-le autrement : il n’y a de responsabilité que pour un sujet, et il n’y a de sujet que là où le savoir manque, sinon nous sommes des  » en tant que  » d’autant plus certains d’être nous-mêmes que nous aurons plus expressément été destitués par les meilleures raisons, celles-là mêmes qui se définissent de valoir pour n’importe qui.

Ainsi reconnaissons nous l’impossibilité de faire de la conscience, de la volonté et de toute autre réalité réflexive des conditions de la responsabilité : si le sujet n’est qu’à la pointe extérieure du savoir, il n’est que là où il ne se sait pas – justement parce qu’il ne peut pas se savoir autrement que comme le semblable de ceux en qui il se reconnaît. C’est d’ailleurs la réalité de la pensée qu’elle échappe à la conscience, faute de quoi aucune idée ne serait jamais produite, aucune plaisanterie, aucune métaphore, bref aucune invention d’aucune sorte. Et si je puis à la limite rire aux éclats d’une plaisanterie que je viens de faire comme si elle m’avait été présentée par autrui, c’est bien que je n’étais pas là où la plaisanterie (l’idée, la métaphore…) se fabriquait, c’est-à-dire là où je pensais. Tout le monde le sait aujourd’hui : ou bien je pense, mais c’est forcément sans moi et a fortiori sans les autres ; ou bien je suis, dans la chaleur de mon intimité subjective et du troupeau humain, mais alors je ne pense pas.

L’antériorité que la responsabilité est à elle-même répond à cette étrangeté originelle de chacun à soi, et elle oblige à reconnaître, sous l’universelle évidence des choix et sous l’indifférence radicale des semblants de sujets qu’elle implique (effectivement, si j’avais vraiment été à la place objective et subjective de ce criminel ou de ce héros, j’aurais fait ce qu’ils ont fait…), que personne n’est n’importe qui c’est-à-dire n’est irresponsable. C’est encore et toujours en l’absence de soi qu’on aura décidé une trahison c’est-à-dire un déshonneur de soi, celui d’avoir cédé sur sa propre étrangeté, l’existence subjective ne s’entendant que de cette antériorité ou, si l’on préfère, que de cette temporalité d’après coup.

On n’est jamais soi que sans soi ; et c’est justement de l’honneur de sa propre étrangeté qu’on est responsable, dans l’alternative de la désinvolture d’être soi qui consiste (présent) à faillir pour la jouissance de sembler (être enfin celui que n’importe qui aurait été à notre place, c’est-à-dire le semblable de ceux à qui nous sommes semblables), ou de la responsabilité d’être soi qui sera d’en avoir effectivement répondu(futur antérieur) par la mise en acte d’une vérité qui sera d’autant plus la nôtre qu’on ne s’y reconnaîtra moins, qu’on n’en jouira pas, mais sur la nécessité de quoi, hors de toute raison et de toute communauté, l’honneur aura été de n’avoir pas cédé.

Quand le danger est annoncé, certains se mettent à réfléchir ; et ils commencent à peine leur argumentation qu’ils aperçoivent leurs camarades avoir depuis longtemps pris les armes. Tel est l’honneur : toujours antérieur à tout, notamment à la volonté d’avoir une conduite honorable – qui n’en relève dès lors pas (comme quand on se force à rester sur place pour ne pas passer pour un lâche). C’est donc depuis un honneur premier, la responsabilité d’une responsabilité toujours antérieure à elle-même, qu’on peut avoir renoncé pour les meilleures raisons du monde (sauver sa vie est assurément une très bonne raison, ainsi que conserver l’estime de ses semblables) à la responsabilité de la distinction pure, c’est-à-dire pour soi à celle de sa propre impossibilité. L’honneur proprement dit est d’en assumer la responsabilité.

On l’a dit : l’honneur, c’est seulement que l’honneur compte. Comme la responsabilité se situe toujours antérieurement à elle-même et donc à toute réflexion, il faut reconnaître que la question de l’honneur est étrangère aussi bien à l’entendement où il s’agit d’avérer ce qui est comme étant, qu’à la raison où il s’agit de donner à ce qu’on a compris un sens qui soit, en fin de compte et sous diverses allures notamment esthétiques, nécessairement moral (10).

Sous sa nécessité représentative, le lieu propre de l’honneur est par conséquent la sensibilité.

Par ce terme on désigne l’instance impossible à saisir comme telle d’un accueil originel de sa propre responsabilité de sujet – un accueil qu’on dirait impersonnel s’il n’était déjà fait d’une responsabilité qu’on peut, par exemple, nommer  » responsabilité pour le monde « .

De cette responsabilité, paradoxale parce qu’elle est une sensibilité originellement faite d’honneur, Descartes a donné le nom : c’est la générosité. Et certes, on n’est généreux que généreusement c’est-à-dire qu’à assumer, sans le savoir, de l’être déjà – dans la sensibilité que la sensibilité était déjà à elle-même.

 

Conclusion : assumer que l’épreuve du vrai nous ait distingués

C’est finalement le même de récuser la nécessité transcendantale où les  » choses elles-mêmes  » sont dépossédées d’une vérité qui était originellement la leur au profit d’une constitution dont la réflexion nous apprend que nous sommes les opérateurs, et de reconnaître que l’honneur est la nature secrète de la sensibilité. C’est ainsi que l’honneur d’être soi est l’honneur d’être sensible à la vérité des choses – vérité toujours énigmatique, si c’est à l’encontre du savoir qu’on peut en extraire qu’elles nous font l’honneur, à nous qui aurions donc été à chaque fois un sujet quelconque, de se laisser méditativement accueillir. Le déshonneur d’être soi, forcément second relativement à la générosité parce qu’il procède de cette dépossession originelle qu’on peut nommer le transcendantal, s’entend au contraire depuis l’évidence de soi comme sujet de tout – accaparement que la réflexion enseigne en effet être le propre du sujet en général. On appelle généreux ceux qui n’ont pas cédé sur cette grâce d’être soi, c’est-à-dire sur la nature originelle de la sensibilité qui est d’être secrètement faite d’honneur. Et l’honneur doit avoir été conféré non par le réel, dont la notion n’implique rien de particulièrement honorable, mais par le vrai – parce qu’il n’est rien que sa distinction (sinon il serait un nouveau réel, ou un aspect supplémentaire du réel). En somme, et pour se référer à l’essentielle inconsistance de l’honneur, il revient exactement au même de dire  » l’honneur, c’est que l’honneur compte  » et de dire  » l’honneur, c’est que le vrai compte « .

C’est donc depuis la reconnaissance de la vérité des choses et, dès lors qu’on ne cède pas sur la distinction de la vérité singulière qu’on éprouve et de la réalité commune dont on fait l’expérience, de l’honneur qu’elles nous font de nous apparaître, qu’il nous faut reconnaître qu’on ait à assumer l’honneur d’être soi. Par cette locution paradoxale, on mentionne la grâce même d’exister dont on a par conséquent à conserverle souci : notre responsabilité d’être responsable de la responsabilité même – dont il est en quelque sorte redondant de préciser qu’elle l’est toujours non pas du réel qui importe, mais du vrai qui compte. Et compter, c’est marquer.

Qui ignore que par  » honneur  » c’est la responsabilité de sa propre marque qu’il faut entendre, dès lors qu’on n’en diffère pas ? En effet : elle distingue ; le sujet n’est que sa distinction ou son propre honneur ; et l’honneur, c’est que l’honneur compte. Nous avons ainsi pour existence la responsabilité d’une distinction dont il revient au même de dire qu’elle est celle du vrai ou de dire qu’elle est pour chacun celle de sa propre responsabilité.

Ce dont on est vraiment responsable et qu’on pourra donc signer, par opposition à ce qu’un sujet quelconque aurait fait à notre place et en quoi on se sera exprimé, voilà par conséquent ce dont le vrai dont nous sommes marqués (c’est notre distinction), nous a originellement confié la responsabilité, ce à quoi il nous a secrètement voués : non pas dans notre réflexion mais depuis toujours dans notre sensibilité (11). L’honneur d’être soi, c’est le souci de ce souci, la question de ce qu’on aura fait de cette vocation. En quoi on a désigné la nécessité de l’œuvre : ce qu’on est seul à pouvoir et à devoir faire, mais dont nul n’a besoin, dont on n’a soi-même rien à faire ni à attendre. Car l’œuvre sera pour soi, c’est-à-dire pour rien, l’honneur avéré d’avoir été soi.

 

 

 

NOTES

(1) C’est déjà évident pour les affaires quotidiennes : un chef de service n’est responsable du travail qui se fait sous ses ordres qu’à d’abord être responsable d’en être responsable, puisqu’il a postulé pour occuper cette fonction ou du moins accepté d’y être nommé, et qu’il peut éventuellement avoir à en répondre.

(2) La distinction s’oppose à la différence qui suppose non seulement la dualité des termes mais la réalité de la différence, même quand elle est interne, comme dans l’exemple aristotélicien du médecin qui se soigne lui-même – forcément comme malade et non pas comme médecin. Entre vérité et réalité il n’y a pas de différence parce que la  » vérité  » serait alors une nouvelle sorte de réalité, ou un nouveau mode de celle-ci (sa réflexion, son accomplissement…) mais seulement une distinction.

(3) L’éducation sentimentale, Folio 1974, p. 405. En quoi c’est bien la question de l’honneur ou peut-être du déshonneur d’être soi qu’il s’agit là… On le voit au moment de l’enterrement, p. 408 : Dambreuse, qui par ailleurs n’était pas spécialement un mauvais homme, revendiquait la couronne de comte, avait un écusson où il est question d’or, d’argent (mais aussi de sable), et de poing fermé, et avait pour devise  » Par toutes voies  » – dont on admettra que c’est l’exacte définition de l’ignominie (mais non de la méchanceté).

(4) Voir note précédente.

(5) D’autant que cette condition pourtant première est toujours déjà récusée, même sur le plan ontologique puisqu’on n’est (un sujet) qu’à ne pas être (un étant – sachant que l’expression  » être un étant  » est simplement tautologique). Disons-le autrement : le langage philosophique oppose l’être et l’étant, ici il faut aller plus loin et opposer, à partir de cette distinction qu’on peut critiquer mais pas ignorer, les étants et les êtres. On a compris que le pivot d’une telle problématique était la question de la vérité dont l’inconsistance de la distinction et par conséquent de l’honneur est ici une des implications.

(6) Il y a des situations où l’honneur commande d’oublier sa distinction parce que cela constituerait une revendication implicite de privilèges, même limitée au secret de sa conscience. On peut aussi en trouver d’autres où la plus haute manière d’en assumer la dignité est de la mettre entre parenthèses, comme dans l’exemple du grand aristocrate qui conserve un nom de guerre presque commun à force d’être banal et répandu, après s’être couvert de gloire sur tous les champs de bataille (Leclerc).

(7) Toute conduite d’honneur est glorieuse, mais il n’est pas honorable de viser la gloire pour la jouissance de soi ou pour les honneurs qu’elle procurerait. L’honneur n’est tel qu’à ce qu’un sujet refuse d’être pour soi ce qui compte (c’est ce qui définit la conduite intéressée), et donc méprise les honneurs – bien qu’il puisse arriver à un homme d’honneur de les accepter par après quand il estime ceux qui les décernent. La pure distinction qui définit ainsi l’honneur contre sa réification fait ainsi de la gloire un supplément lui-même pur de l’action : un surcroît. C’est de ce surcroît qu’on parle quand on dit par exemple d’un soldat qu’il s’est couvert de gloire, et non pas d’un lustre seulement susceptible d’être convoité par les gens du commun. En langage cartésien : la gloire est le surcroît propre de la générosité.

(8) L’absolue indifférence de l’éthique à la morale a pour conséquence que la responsabilité ou la désinvolture d’être soi puissent apparaître à la réflexion commune aussi bien comme vice que comme vertu. Et certes, on ne cède jamais sur la contingence de sa distinction qu’à rejoindre la nécessité commune.

(9) On le voit dans la vie courante : il y a des couples mariés qui, à l’occasion d’un différend insignifiant, prennent conscience qu’ils ont depuis longtemps décidé de divorcer, et qu’ils ne le savaient pas.

(10) Puisque la morale n’est rien d’autre, comme savoir a priori, que l’explicitation de la position réflexive : mon devoir se trouve exactement là où je puis me représenter être le sujet de mon agir.

(11) En langage freudien, cela revient à confirmer que la sublimation est le  » destin  » de la pulsion.