Cours du 10 janvier 2003
Peut-on apprendre à vivre ? (1)
Je commence l’année en présentant tous mes vœux aux lecteurs qui veulent bien suivre cet enseignement : outre ce qu’ils se souhaitent à eux-mêmes, je voudrais leur souhaiter pour ma part de rester toujours dans l’étonnement devant ce qui est singulier, et dont c’est à notre parole bien plus qu’à notre savoir de reprendre et de respecter la vérité.
L’année qui s’ouvre est aussi effrayante que les autres : il est fort improbable que la haine et la folie y soient en diminution et l’on peut craindre que les atrocités des fanatiques soient aussi nombreuses, que l’antisémitisme (aujourd’hui d’autant plus abject qu’il se pare de la bonne conscience du progressisme) soit aussi virulent, que l’irrespect du monde et l’indifférence à la souffrance soient aussi arrogants et satisfaits d’eux-mêmes. C’est dans ce monde qu’il nous faut vivre et, malgré tout, penser.
Paradoxalement, l’omniprésence du mal n’est pas défavorable à la pensée puisqu’elle nous force quotidiennement à reconnaître que le réel n’est pas ce que nous nous représentions qu’il pouvait être : pour le philosophe, l’épreuve du mal est toujours celle de la vanité des » théories « , à nommer d’une façon générale les ordres de la pensée représentative. Si c’est de nous laisser sans recours que l’épreuve se définit, et si le savoir est le premier des recours, il est sûr que l’irrécusable réalité du mal libère la pensée de la complaisance qu’elle pourrait avoir envers ses propres produits, et la rend à sa nudité d’acte.
Première question de l’année : peut-on apprendre à vivre ?
Le premier des produits qu’on attribue à la philosophie et en quoi le philosophe aurait finalement à se complaire, c’est l’idée qu’il y aurait un savoir de la vie : on philosopherait pour apprendre à vivre. En quoi on suppose déjà que philosopher ne soit pas vivre, non pas au sens réel (forcément : philosopher, c’est écrire et il faut toujours choisir entre vivre et écrire) mais au sens normatif : on ne philosopherait que pour autant qu’on voudrait apprendre à vivre, c’est-à-dire que pour autant qu’on ne le sache pas ! Quelque chose comme une analogie avec la médecine serait à l’œuvre en cette opinion, puisqu’on ne se soigne, évidemment, qu’à n’avoir pas trouvé la santé qui finalise toute pratique médicale – de sorte que si l’homme était assuré de ne plus jamais être malade ni accidenté, la médecine disparaîtrait instantanément. Si donc on pouvait enfin savoir vivre, on vivrait (éventuellement dans la contemplation) et on ne philosopherait plus. En somme, on ne peut vouloir apprendre à vivre qu’à supposer la philosophie sans vérité propre, qu’à l’instrumentaliser – qu’à dénier par conséquent à ce domaine qu’il réclame des œuvres, si l’absoluité de l’œuvre la rend par définition intransitive.
Le paradoxe est là d’emblée. Car enfin, si l’histoire de la philosophe est une suite de noms propres et non pas une accumulation de connaissances (on connaîtrait » la vie » de mieux en mieux, exactement comme la physique nous fait de mieux en mieux connaître la matière), autrement dit s’il appartient à l’essence de la philosophie qu’elle ait exclusivement lieu en première personne, on ne voit pas comment un savoir utilisable par tout le monde pourrait en résulter. Je le dis autrement : les philosophes ne peuvent rien nous apprendre (et d’ailleurs pourquoi être disciple de celui-ci plutôt que de celui-là qui dit exactement le contraire ?) sauf ceci, la seule chose qui compte : chaque auteur nous apprend à penser par nous-mêmes. Dès lors la question pour chacun serait celle d’être au plu près de sa vérité, bien sûr. Mais enfin entre dire cela ou ne rien dire, la différence n’est pas grande, et ce n’est certes pas pour obtenir une sagesse si ramassée qu’il faudrait faire l’effort, souvent considérable, de connaître et de réfléchir les œuvres des penseurs. Or cet effort, il n’a de sens qu’à être le recueil d’une promesse, la promesse philosophique de la vraie vie – dont le paradoxe ne se situe pas moins au niveau de l’énonciation qu’à celui de l’énoncé, si la philosophie est une sorte d’écriture et s’il n’y a d’écriture qu’intransitive. Car il est bien évident qu’une écriture finalisée par la production d’un savoir ne compte pas : en elle c’est le savoir et sa communication qui comptent, pas elle. Ou bien les livres de philosophie comptent, et alors ils ne peuvent rien nous apporter quant à un éventuel savoir dont nous ferions notre usage ; ou bien ils importent, exactement comme un ouvrage de médecine ou de mécanique, mais alors il ne s’agit pas en eux de vérité mais de savoir, pas de pensée mais de théorie, pas d’acte de penser mais d’action de construire et de communiquer, pas d’une première personne mais d’un sujet indifférent. En quoi il est bien évident qu’on ne parlerait pas de philosophie. D’où ce paradoxe, que nous ne puissions pas ne pas demander à la philosophie de répondre à une certaine question, celle de la vraie vie, alors même que, si c’est bien de philosophie et non pas d’idéologie ou d’endoctrinement qu’il s’agit, nous ne pourrons pas reconnaître pour nôtre la réponse qu’elle ne pourra pas ne pas donner ! Tout lecteur des philosophes sait en effet que chacun d’eux se caractérise par les réponses qu’il donne (en rester aux questions, c’est n’avoir pas de philosophie et par là n’être qu’un imposteur), mais que les réponses d’un auteur, précisément d’être les siennes, ne sont pas les nôtres : chacun peut dire » si j’avais la philosophie de Descartes, je serais Descartes – or je suis moi « . Nous sommes donc dans la contradiction de demander aux œuvres des penseurs une vérité dont la réalité historique de la philosophie nous enseigne qu’elle est exclusivement la nôtre.
Etre réellement sujet, et être vraiment sujet de sa propre vie
S’il n’y a de philosophie qu’en première personne, autrement dit si l’expression de » connaissance philosophique » est une contradiction dans les termes – comme est dès lors une aberration éthique (une trahison de soi en même temps que de la philosophie) le statut de disciple d’un penseur – il n’en reste pas moins que la notion même de la philosophie contient une promesse qui est précisément celle de répondre à la question non pas de la vie » bonne » mais, au contraire, celle de la vraie vie. Car pour ce qui est de la vie » bonne « , les sagesses pratiques, une conduite raisonnable, le calcul des plaisirs et la prudence dans les affaires sont bien suffisants : à celui qui n’a d’autre ambition que le » bien » vivre, on ne recommandera certes pas de théoriser » les premiers principes et les premières causes » ni de composer la doctrine qui sera le monument intellectuel de son siècle ! Par contre la philosophie dans son statut réflexif de service de la vérité (servir est tout le contraire de posséder), ne peut pas ne pas apparier cette dernière notion avec celle d’une vie dont on puisse (éventuellement) devenir le sujet – d’une vie qu’on puisse en somme s’approprier comme étant non pas réellement mais vraiment la nôtre.
J’insiste sur cette distinction, corrélative de l’impossibilité de jamais reconnaître une » connaissance » philosophique, autrement dit de jamais trouver une proposition philosophique qui soit en même temps non triviale et universellement admise.
Une vie qui serait réellement la nôtre, c’est une vie dans laquelle on occuperait une place particulière qui est celle du maître. Outre que seul un esclave peut ambitionner d’occuper la place du maître, je rappellerai à chacun que les seuls moments valables de sa vie, au sens où c’est en eux que vivre se révélait valoir la peine (ceux qui composent ce que j’appelle son trésor ), sont précisément des moments où il n’était plus maître de rien ! Les autres, ceux de la maîtrise, n’ont jamais été que des moments de médiocrité (qui n’est évidemment pas la même d’un individu à l’autre), puisque c’était d’une place et non pas d’une singularité qu’il s’y agissait originellement.
Opposée donc à une vie qui soit réellement la nôtre, il y aurait une vie qui soit vraiment la nôtre, et c’est d’elle qu’il s’agirait dans la promesse que toute philosophie est pour son lecteur (donc aussi pour son auteur).
Cette distinction du bon et du vrai, qu’on peut traduire en disant que la philosophie n’assure jamais le savoir inhérent au service des biens, est corrélative d’une autre, celle qui oppose la promesse à l’engagement : dans celui-ci la réalité compte (je ferai telle action si la réalité le veut bien, c’est-à-dire s’il ne m’est pas impossible de faire ce que j’ai dit) alors que dans celle-là elle ne compte pas (j’ai donné ma parole et il n’y a rien d’autre à considérer, même pas ma mort éventuelle). Une philosophie parce qu’elle est un acte en première personne et non pas une somme de connaissance est forcément du côté de la promesse, et non de l’engagement – si on la considère relativement à son auteur, mais il revient exactement au même de la considérer en soi : elle est une œuvre c’est-à-dire un sujet réel (comme sujet réel, elle promet, elle ne s’engage pas comme pourrait le faire un sujet personnel).
Qu’il y ait promesse de vérité et non pas engagement à donner la vérité est la clé de la lecture philosophique ou, si l’on préfère, l’explication du caractère représentativement décevant des œuvres des penseurs. Celui qui les lirait pour » apprendre à vivre » devra de toute façon choisir entre eux, ce qui le renverra à une responsabilité dont l’idée d’un tel savoir est au contraire la dénégation. Et puis dans l’hypothèse où un tel savoir existerait, il faudrait encore décider de notre conduite à son égard : nous soumettre, nous révolter, y être indifférent. L’idée même qu’il serait possible d’apprendre à vivre se contredit donc elle-même et c’est dans l’irréductibilité de la promesse à l’engagement qu’il faut en lire la raison. Je le dis autrement : je sais d’avance que les philosophes ne m’apprendront rien dont je puisse profiter (que faire de la doctrine spinoziste sur la béatitude, dès lors qu’on ne veut pas faire semblant d’avoir la pensée de Spinoza, nous qui ne sommes pas Spinoza ?), mais je sais aussi que toute lecture d’une œuvre sera pour moi un moment de vérité.
Etre réellement sujet de sa propre vie renverrait donc à un engagement dont on créditerait mensongèrement la philosophie, de sorte qu’il n’y a pas de différence entre adopter la posture de l’esclave qui consiste à vouloir pour soi la maîtrise qu’il suppose à un autre, et considérer que la vérité en philosophie est de nature représentative – puisqu’en effet posséder le savoir permet de dominer. Inversement reconnaître qu’une philosophie est toujours une promesse de vérité renvoie à rien l’ambition servile de la maîtrise, précisément parce que la rencontre d’une philosophie est une épreuve et qu’il n’y a d’épreuve qu’à ce qu’on y soit sans recours – la recherche des outils de la maîtrise étant évidemment le premier des recours. Bref, ou bien la rencontre des œuvres est une expérience et alors, au moins idéalement, on peut apprendre à vivre en lisant ceux dont c’est en quelque sorte le métier de répondre à cette question, ou bien elle est une épreuve, et alors on ne le peut pas : les philosophes n’ont rien à nous apprendre mais seulement à nous éprouver. Et de fait, personne ne serait assez sot et arrogant pour imaginer qu’en ayant lu Platon ou Spinoza on vive forcément d’une manière plus vraie qu’un » simple artisan » ! C’est pourtant ce qu’il faudrait affirmer, à ne pas distinguer la promesse de vérité qui ouvre sur une épreuve, de l’engagement à la donner qui ouvre sur une expérience (à nommer ainsi d’une manière générale l’acquisition du savoir).
L’opposition du sujet réel de la vie et du vrai sujet de la vie, dès lors qu’on fait de cette dernière l’objet philosophique le plus général en définissant les philosophes comme des personnes supposées savoir ce qu’il en est de » la vie » ou du moins être sur le chemin de le faire, renvoie donc à une épreuve, dont la notion est exactement celle du non savoir ! Car enfin, l’expérience n’est possible que par un savoir préalable : elle n’apprend rien à l’ignorant et n’est donc pas expérience pour lui. Dans l’épreuve au contraire, le savoir ne compte pas et ne comptera pas : être sans recours, cela signifie que tout savoir préalable a été en quelque sorte laissé à la porte, de sorte que l’épreuve, pour la même raison que l’expérience réservée à ceux qui savent déjà, n’enrichit pas. Comme je dis souvent, elle marque.
Le sujet réel de la vie est le sujet de la maîtrise ou encore le sujet de l’expérience, alors que le vrai sujet est le sujet marqué. Marqué, bien sûr, cela veut dire capable de vérité : là où je suis éprouvé, et là seulement, le sujet indifférent que je suis toujours par ailleurs (je suis forcément celui que n’importe qui d’autre aurait été à ma place) ne compte plus – parce que compte seulement non pas un autre sujet mais la marque elle-même. Or ce sujet indifférent, c’est bien sûr celui de l’emprise, celui dont toute expérience est une effectuation de la nécessité transcendantale qu’il reste pour soi.
Je synthétise donc en opposant d’une part un sujet qui compte et qui est le sujet de l’expérience (en tout ce que je sais il s’agit finalement de moi, mesure de l’être et du non être, selon la formule de Protagoras), et d’autre part le sujet qui ne compte pas et qui est, paradoxalement, le sujet de l’épreuve et donc, d’être marqué, le sujet capable de vérité.
Pour le sujet de l’expérience, il serait idéalement possible d’apprendre à vivre si cette idée ne renvoyait pas à l’infini la détermination du critère de choix (comment choisir entre les doctrines, si l’on ne possède pas déjà par devers soi la vraie doctrine ?) ; et pour le sujet de l’épreuve l’idée qu’on puisse apprendre à vivre est tout simplement absurde, parce qu’apprendre suppose un sujet qui soit toujours le même alors que de l’épreuve, on ne revient pas – si ce n’est » par ailleurs « , là où ça ne compte pas.
L’extériorité de la vérité au savoir, telle qu’elle se donne à penser à travers l’opposition de la promesse et de l’engagement, ou encore de l’épreuve et de l’expérience, renvoie donc à une absence locale du sujet, qu’il faut nommer la marque – puisqu’il n’y a pas de différence entre être éprouvé et être marqué, et qu’on ne revient jamais de l’épreuve ( » je suis désormais un autre « ).
Le vrai sujet de la vie n’est donc pas le sujet omniprésent de la maîtrise mais tout au contraire le sujet ponctuellement absent.
Au lieu de sa propre impossibilité, le sujet laissera donc être ce qui est, mais pas au sens phénoménologique où la conscience pourrait s’entendre comme une » éclaircie » dans l’être permettant à l’étant d’advenir par lui-même, parce qu’alors il faudrait encore parler de réalité et non pas de vérité (l’étant lui-même, ce n’est pas le vrai mais uniquement l’étant en lui-même, dans un sens propre à lui dont nous aurions éventuellement la » garde « ). Non, c’est précisément depuis sa propre impossibilité et donc, réflexivement, depuis l’impossibilité de dire qui il est, que le sujet laissera dès lors advenir l’étant lui-même. Et cet étant, il faudra le dire vrai non pas de ce qu’il soit advenu par lui-même (rien ne serait plus absurde que de confondre le vrai et l’en soi) mais de ce qu’il sera advenu au sujet là même où celui-ci est pour lui-même impossible.
En un mot : le vrai sujet de la vie est celui par qui l’étant adviendra à une vérité dont il soit le même de dire qu’elle est la propriété de cet étant (par définition, c’est le vrai et non pas l’homme qui est sujet de la vérité) et qu’elle est l’impossibilité locale du sujet à lui-même.
La vraie vie en somme est la vie partiellement impossible, toute la question étant bien sûr de savoir si cette impossibilité où l’on adviendrait enfin à soi-même non pas en réalité mais en vérité, la vérité en question n’étant pas celle du sujet mais celle du vrai dont il aura fait l’épreuve, peut s’apprendre.
Peut-on apprendre alors à vivre » vraiment « , si c’est de l’épreuve qu’il s’agit toujours et s’il n’y a jamais d’épreuve qu’en récusation à tout savoir ? Est-ce encore du sujet lui-même qu’il s’agit, s’il seulement capable d’avoir raison là où il n’est pas ? C’est ce que nous examinerons la prochaine fois.
Je vous remercie de votre attention.