De l’étant toujours et partout à volonté. Oui, certes; seulement d’où tirons-nous la connaissance que c’est bien un étant tout ce que nous présentons et énumérons avec tant de certitude comme tel ?
Heidegger
S’il est une question incongrue entre toutes, c’est assurément celle qui demande ce que c’est que l’étant. Elle est éminemment incongrue parce que sa simple position représente pour la pensée habituelle le scandale à l’état pur : elle porte en effet sur ce qui va absolument de soi. Et c’est en cela qu’elle est scandaleuse d’une manière absolue : toute question, dans n’importe quel ordre, suppose que l’on sache toujours-déjà ce que c’est que l’étant, parce que ce savoir est d’une évidence telle qu’il ne mérite même pas le nom de savoir. Et de plus la question, en tant précisément qu’elle est une question, ouvre la possibilité que ce savoir, qui va tellement de soi, n’aille justement pas de soi. 0r c’est bien cette possibilité qui est inadmissible, qui n’a même pas le droit d’être envisagée. Car si no41s ne savons pas ce que c’est que l’étant tout notre savoir qui, dans toutes les régions, conçoit les déterminations de l’étant, se réfère à quoi ?En même temps qu’elle est absolument scandaleuse, la question est aussi absolument audacieuse. Il appartient en effet à toute question, dans quelque ordre qu’on l’envisage, de signaler que quelque chose pose problème, puisqu’on interroge à son sujet ; mais c’est toujours dans le cadre d’une « interrogeabilité » particulière que toute question se situe, dans un cadre qu’habite ce sur quoi il y a interrogation, et qui, comme tel, va de soi. Ici, non, rien qui garantisse, comme cadre toujours-déjà admis, l’acceptabilité de la question, parce que tout ce qui pourrait offrir pareille garantie (par exemple la philosophie entendue comme un certain type de discours) tomberait nécessairement sous le coup de la question elle-même, cessant par conséquent de la garantir. Ainsi la question sur l’étant est-elle corrélativement la plus scandaleuse et la moins assurée des questions, celle qui est la plus difficile à endurer : pour la pensée habituelle, elle suscite à la fois une réaction d’indignation (comment ose-t-on mettre en question ce qui va absolument de soi ?) et de défense (elle ouvre la question que nous ne sachions jamais de quoi nous parlons, et à quoi nous nous affairons, puisqu’à chaque fois il s’agit de l’étant).
Le cercle ontologique et son approfondissement
La question de l’étant se présente à nous sous une forme telle que sa réponse est d’emblée indiquée : l’étant, c’est ce qui est, en tant qu’il est, de même que le parlant est ce qui parle en tant qu’il parle, ou le marchant ce qui marche en tant qu’il marche. Il semble donc bien que le savoir sur l’étant soit aussi évident qu’on le pense de prime abord, et qu’en le définissant comme ce qui est on ait épuisé le problème qu’on avait eu l’incongruité de poser. Mais cette définition, pour évidente qu’elle soit, renvoie pourtant à un problème qui la dépasse, et qui n’est rien moins que le problème de l’être, puisque précisément l’étant est ce qui est, comme tel. La définition qui s’impose d’emblée est donc loin d’être satisfaisante : à quoi bon savoir que l’étant est cela qui est, si nous ne savons pas ce que c’est que être ? Assurément, c’est la définition de l’être qui conditionne celle de l’étant. Mais l’être n’est lui-même rien d’autre que l’être de l’étant, par quoi celui-ci est justement un étant. Il serait donc absurde de vouloir problématiser l’un des deux termes sans problématiser l’autre, puisque chacun se définit exclusivement en fonction de l’autre : si l’étant est ce qui est en tant qu’il est, on ne saurait définir l’être autrement que comme l’acte de l’étant en tant qu’étant (et non pas son état, dont la mention rendrait inintelligible le changement).
Puisque l’étant ne se définit que par son être, et que ce dernier ne peut d’abord se comprendre, si l’on veut être rigoureux et se garder de tout mysticisme infondé, que par l’étant dont il est l’acte, on se trouve devant un cercle. Mais ce cercle doit être distingué de tout autre qui serait analogue : on pourrait dire par exemple que le coureur est celui qui court en tant qu’il court, et, corrélativement, que la course est l’acte du coureur en tant que coureur ; ce cercle serait lacile à lever, puisque si la course est bien l’acte du coureur en tant que tel, celui-ci est homme, de sorte que la course peut être pensée comme l’un de ses attributs possibles. Mais il n’en va pas de même pour l’étant, si l’être est l’absolu à partir de quoi toute détermination est possible. La circularité qui oblige à penser l’étant à partir de l’être et l’être à partir de l’étant est donc irréductible, et la réponse qu’on apportera au problème posé par l’un des deux termes sera nécessairement une réponse au problème posé par l’autre. La recherche sur l’étant se situe donc obligatoirement dans ce qu’on doit appeler le cercle ontologique, qui n’est rien d’autre que cette nécessité devant laquelle nous nous trouvons de penser corrélativement l’étant comme ce qui est, et l’être comme l’acte de l’étant en tant qu’étant.
En désignant l’étant comme cela qui est nous orientons dés l’abord la problématique vers ce que nous comprenons toujours-déjà, à savoir qu’il est sujet de son être. C’est par conséquent l’élucidation de cette première implication du cercle ontologique qui constituera le premier point de notre étude. Et puisque la définition du sujet est nécessairement corrélative de celle de l’acte par quoi il est sujet, nous pourrons alors comprendre, malgré la corrélation de leurs définitions et à l’intérieur même de cette corrélation, ce qui différencie le sujet de son acte, l’étant de son être ; c’est donc ce qu’on doit nommer depuis Heidegger la » différence ontologique » qui sera portée à l’état de problème. Quand nous saurons ce qu’il en est exactement de cette différence, alors seulement nous pourrons comprendre l’étant selon son être, et saisir en opérant leur déduction ontologique ce que signifient véritablement les lois de cet être que sont le principe d’identité, le principe de raison, le principe de contradiction, et le principe des indiscernables. L’intelligence de ces lois, de leur signification, de leur nécessité et de leur corrélation constituera ainsi le troisième grand thème de cette recherche. Le quatrième, qui assumera les trois premiers sera celui du sens de cet être, intelligibilité originelle de l’étant comme étant. Ces questions, n’épuisent cependant pas la problématique ouverte par notre question, car à y regarder de près, nous pouvons déjà apercevoir une interrogation supplémentaire où s’indique le caractère problématique du cercle ontologique : nous parlons de l’étant, et non pas de l’ayant été ni du devant être, qui est sujet de l’être : de ce qui est, et non pas de ce qui a été ou de ce qui sera. En son être même l’étant entretient donc un rapport privilégié avec une instance temporelle qui est le présent, et il nous faudra découvrir pourquoi l’être a présent comme dimension exclusive (et non pas seulement comme compréhension » historiale « ) En dernier lieu, il sera donc nécessaire de fournir la définition de la présence, définition dont la pertinence aura pour mesure la possibilité qu’elle offrira d’élucider la nature du privilège qui semble le sien relativement à l’être. La corrélation de ces différents points est l’intelligibilité même du cercle ontologique, et par conséquent de l’étant lui-même.
L’étant est : ce qui est, en tant qu’il est
L’étant, donc, c’est ce qui est ; autrement dit c’est quelque chose dont l’acte est simplement d’être, et qui pour cela ne peut être défini, dans une première approche, que comme le sujet de l’être. Ainsi remarque-t-on d’emblée que quand nous parlons de l’étant nous ne le différencions pas de son être, puisque c’est uniquement par cet être que nous le nommons. Et pourtant l’étant n’est pas l’être, puisqu’il est le sujet de l’être. Qu’est-ce qui est, à vrai dire ?
La réponse s’impose encore une fois d’emblée : c’est un « quelque chose » (le terme allemand » etwas « serait peut-être mieux approprié), c’est une identité particulière qui définit un quale selon la pure déterminité. L’étant est donc une identité particulière sujet de son propre acte, et qui n’est pas en dehors de cet acte puisque précisément cet acte est son être. Ainsi, l’étant est le sujet de l’être; mais si on le considère en lui-même c’est-à-dire en pensée indépendamment de cet être dont il est le sujet (et c’est bien ce que nous devons faire, puisque nous voulons savoir ce que c’est, cela qui est), on le réduit à une identité particulière abstraite, dont l’être seul pourra faire un sujet, c’est-à-dire précisément un étant – à une identité dont la désignation par l’être indique la nécessité définissant le sujet qu’il s’épuise dans son acte (s’il ne s’y épuisait pas, il ne serait pas sujet, et s’il ne s’y épuisait que partiellement, seule la partie s’épuisant dans l’acte pourrait être dite sujet). L’essence propre du sujet ne consiste pas à se tenir d’une mystérieuse façon dans un lieu qui serait comme les limbes de la réalité : en tant que sujet, il n’est que par et dans son acte. Pour comprendre ce qu’est l’étant, il faut donc se demander ce qu’il en est de cet acte par quoi le sujet est précisément sujet, et qui suffit à le définir.
En tant qu’il n’est que par et dans son acte, le sujet ne reste pas muré en son éternité, en sa simple identité abstraite. L’acte, en effet, comme être du sujet en tant que sujet, est nécessairement accomplissement de celui-ci, parce qu’un sujet qui ne s’accomplit pas n’est pas : n’être sujet de rien, c’est n’être pas sujet, et tout simplement n’être pas (ce dont la reconnaissance est contradictoire). Cela signifie que le sujet n’est (tel) que dans la mesure où une réalité effective procède de lui, que dans le mesure où il y a quelque chose dont il soit le sujet et qui doive, pour être intelligible, lui être rapporté. L’acte, c’est-à-dire l’être, du sujet est par conséquent la position transitive de cette réalité, qui sera évidemment diverse selon l’identité particulière du sujet que l’on considère (le cercle en tant que sujet géométrique ne s’accomplit pas de la même manière que le prolétariat en tant que sujet historique, etc.). Ainsi, l’acte propre de cette identité qu’on va considérer comme sujet est son altération : son être s’entendant comme son acte même, il doit nécessairement s’épuiser dans ce dont il est le sujet, de sorte qu’il n’y ait plus rien que les expressions dont il soit l’intelligibilité ; altération est donc essentiellement l’acte, qui définit l’étant comme une identité dont L’intelligibilité d’autres qu’elle est pourtant l’accomplissement propre – autres dont on notera au passage la nécessaire pluralité, car s’il n’y avait qu’une expression l’accomplissement qui en est au contraire la réalité ne serait plus, comme métamorphose miraculeuse, que la négation du sujet. Or s’épuiser dans d’autres choses que soi en en étant la raison, c’est s’exprimer. L’être du sujet est donc l’expression : l’étant n’est que dans la mesure où il s’exprime(l’éventualité d’un » arrière-monde » est ainsi une contradiction dans les termes), et on le signifie en disant que l’être est différance de soi de l’étant, puisqu’il n’est soi qu’à se rapporter à soi comme autre, à savoir l’intelligibilité de ce tout en quoi il s’accomplit. La différance de l’étant est donc, comme son être, aussi bien la différence de l’un et du multiple. Par où l’on aperçoit la structure première de l’être lui-même qui est la transitivité, et dont il faudra se demander en quoi elle détermine structurellement cela qu’on appelle précisément étant.
Si l’on veut s’appliquer à définir des structures utiles à l’intelligence formelle du cercle ontologique, il faut donc distinguer l’identité abstraite de l’étant qui se tient en quelque sorte en deçà de l’être en tant qu’elle en est le sujet, et ce que l’étant est, autrement dit son identité propre pensée à travers tout ce qui la manifeste, pensée comme la raison de tout ce qu’elle fonde et qu’on définira donc en quelque sorte comme l’au-delà de l’être. Ce que l’étant est, la quiddité de son être, nous avons l’habitude de l’appeler son essence. L’essence est donc l’identité de l’étant conçue comme la raison d’être de tout ce qui est fondé : alors que son identité propre désigne l’étant comme s’exprimant, son essence le désigne comme exprimé. Ainsi l’essence est, pour l’étant en général, le corrélât nécessaire de son être, ou plus exacte ment elle est l’étant lui-même pensé selon cet être c’est-à-dire selon son accomplissement (ainsi que l’indique d’ailleurs l’étymologie du mot). D’où cette conclusion : L’être de l’étant est le rapport actuel de son identité à son essence.
Cette première explicitation du cercle ontologique introduit à la question suivante : en tant qu’il est une corrélation, il est une différence, celle de l’étant et de son être, qu’il faut donc interroger pour elle- même.
La différence ontologique
L’étant, avons-nous dit d’emblée, n’est tel que par l’être. Or celui-ci n’est pas l’étant, mais ce qui peut seul le définir, de même que la course n’est pas le coureur mais ce par quoi il peut être dit tel. La différence que nous considérons entre l’être et l’étant, et qu’il est commode de nommer avec Heidegger » différence ontologique « , il ne faut donc pas la considérer comme un rapport entre deux termes (dont l’un révélerait et/ou dissimulerait l’autre), puisque précisément il n’y a pas deux termes, mais seulement un: l’étant, de même qu’il n’y a seulement le coureur. On signifiera donc l’irréductibilité de la différence ontologique en disant que l’étant n’est pas l’être parce qu’il est son sujet. La différence que nous voulons cerner n’est donc pas extérieure à l’étant, elle n’est même pas un de ses caractères essentiels : elle se situe au cœur même de son être. Mais alors si la différence appartient à l’être de l’étant, peut-on encore dire qu’elle oppose l’être et l’étant ? En d’autres termes, il faut absolument que nous nous demandions si cette différence que nous avons appris à ne plus ignorer se situe réellement entre l’être et l’étant, ou si c’est seulement une apparence. Pour répondre, il faut que nous puissions penser le rapport que les deux termes entretiennent l’un avec l’autre autrement qu’en répétant leur irréductible corrélation. Un seul moyen se présente : demandons-nous où réside la négation qui nous permet d’affirmer que l’être n ‘est pas l’étant.
1. L’étant et l’être
Le cercle ontologique dont il est impossible de ne pas partir (et dont il est impossible de sortir, toujours pris que nous sommes entre l’être et l’étant) nous a enjoint de définir l’être comme L’acte de l’étant en tant qu’étant, et en examinant cette notion, nous trouvons qu’elle signifie immédiatement la négativité. L’acte en effet est nécessairement négatif parce qu’il apparaît d’abord comme la négation de la facticité qui le conditionne (parier, c’est nier le mutisme ou la parole antérieure, etc.), c’est-à-dire en réalité la négation de son sujet. Bien entendu, on ne peut avancer qu’il y aurait un sujet positif pour ensuite subir l’essentielle négativité de l’acte, puisque celui-ci est son être ; aussi doit-on reconnaître que la négativité appartient au sujet lui-même en tant qu’il est, c’est-à-dire que celui-ci est d’une certaine manière constitué par la différence ontologique et que cette constitution est la nécessité qu’en son acte il aille essentiellement de sa négation. Or cela, nous l’avons déjà rencontré en comprenant que la définition tautologique de l’étant comme sujet obligeait à son concevoir son acte comme son expression, laquelle est son épuisement (la condition absolue de l’être du sujet est qu’il se perde comme en-soi). Ainsi apercevons-nous l’origine de la négation par laquelle l’être n’est pas l’étant : elle est la structure même de l’acte et donc de l’être : l’épuisement de ce dont il est l’acte – et c’est en cela que l’être est la négation de l’étant. C’est donc parce qu’il est c’est-à-dire parce qu’il n’est nulle part ailleurs que dans l’acte de son épuisement, que l’étant est toujours-déjà constitué par sa propre négation, laquelle est son être.
On pourrait reprocher à cette négation, où nous venons de découvrir l’origine de la différence ontologique, de ne pas valoir strictement pour l’être, puisque la structure d’épuisement qui la justifie caractérise n’importe quel acte, en tant qu’expression de son sujet dans sa déterminité concrète (courir est ainsi l’expression du coureur en tant que coureur, etc.). Et en effet, c’est bien la même négation. Aussi sommes-nous conduits à cette conclusion étonnante que tous les actes que nous avons l’habitude de considérer dans leur diversité se ramènent à un seul, l’expression, et qu’ils ne différent que par la particularité de leur sujet, que par l’ensemble des raisons dont, à chaque fois, et dans la particularité de chaque situation, il procède dans sa déterminité. Ainsi, tout acte se ramène à l’être de son sujet (courir est l’être du coureur en tant que tel etc.), et la négativité qui les caractérise comme acte est toujours celle de l ‘étant concrètement déterminé qui se perd en s’épuisant dans tout ce qui l’exprime. Cette perte constitutive de l’étant comme tel est ce que dit la » différence ontologique « . Si donc tout acte est l’être, alors nous retrouvons à chaque fois entre le sujet et l’acte non une différence contingente mais la différence ontologique elle-même, qui est donc aussi bien à l’œuvre dans la course que dans le lancer, que dans n’importe quelle fondation, et même que dans le mouvement en tant qu’il épuise le mobile. La question de la différence ontologique était celle de la négation qui autorise à poser une telle différence alors que, comme nous l’avons vu, il ne saurait s’agir d’une opposition entre deux termes réellement distincts, puisque l’étant n’est que dans et par son acte, et que celui-ci, en tant qu’acte, est nécessairement acte de son sujet. Cette négation, nous savons maintenant que c’est cela qui constitue l’acte même (c’est-à-dire l’être) de l’étant, à chaque fois concrètement déterminé : l’étant doit se perdre comme » en soi » pour être, et en cela consiste son être. Pour l’étant lui-même, énoncer sa différence avec l’être n’est donc pas énoncer une dualité, puisqu’il n’y a précisément que lui, mais c’est justifier la définition de l’être comme acte, comme différence de son sujet – en quoi consiste donc la » différence ontologique » : la différence de l’être et de l’étant, c’est la différence de l’étant comme son être. C’est donc la définition même de l’étant qu’il diffère de l’être, précisément parce que c’est d’être qui le définit, et que son être est de différer de soi…Que la différence ontologique soit finalement l’identité concrète de l’étant, c’est ce que nous aurons encore l’occasion d’approfondir en nous interrogeant sur la première loi d’être de l’étant, dite précisément principe d’identité. Mais pour le moment notre intelligence du cercle ontologique serait incomplète si de ce paradoxe qui définit ontologiquement l’étant nous ne déduisions pas un enseignement (qu’on peut donc prévoir aussi paradoxal) sur l’être qui suffit à le définir.
2. L’être et le néant
La différence ontologique, qu’on peut énoncer négativement comme l’impossibilité pour l’étant de cet être en soi qui le maintiendrait substantiellement deçà de ses manifestations, identifie donc l’être de l’étant à sa propre perte ontologique puisque sa différance en ses expressions est précisément la nécessité qu’il ne soit rien d’autre qu’elles. La négation qu’on vient de découvrir au principe de la différence ontologique oblige donc à reconnaître qu’il n’y a pas pour l’étant de différence entre être réellement (accompli) et n’est rien (d’autre que des accomplissements qui, pour être les siens, ne sont pourtant pas lui-même) ; de sorte à l’être on peut reconnaître aussi bien la positivité de l’accomplissement que la négativité de la perte ontologique. Entendons bien qu’il ne s’agit pas de désigner des aspects de l’acte, puisque être pour le sujet revient proprement à se perdre comme en-soi : sa perte n’est pas un aspect de son étantité dont on pourrait, même simplement en pensée, faire abstraction. D’où l’on doit tirer que par « acte de l’étant en tant qu’étant » on définit aussi bien l’être de l’étant déterminé que le non-être déterminé de rien… Paradoxe étonnant, en effet, qu’on radicalisera en disant que cette définition ne vaut pas moins pour le néant que pour l’être. Car le néant ne saurait être (ce n’est pas un étant) ; on n’en peut donc parler, Sartre l’a établi, que comme acte. Mais l’acte est nécessairement déterminé autrement dit est nécessairement acte de quelque chose qui en est le sujet : parler d’un acte « en soi », qui ne serait pas l’acte de quelque chose, est une absurdité. Or le sujet lui-même a sa propre perte ontologique pour acte, et une perte déterminée puisqu’elle est la sienne ; de sorte qu’on peut dire qu’il se définit aussi bien par son impossibilité (il n’est rien que l’intelligibilité de ses expressions, laquelle leur est propre) que par sa nécessité (il est l’expression de ses raisons d’être). Que l’acte du sujet (dés lors entendu comme rien) soit ainsi sa propre impossibilité, c’est ce qui pourrait donc très bien définir le néant dont le paradoxe reste qu’il réponde toujours à la formule de l’être (« acte de l’étant en tant qu’étant « ), dors même qu’il en est si manifestement le contraire, puisque l’être s’entend précisément comme l’identité de l’acte du sujet à sa nécessité (être, c’est être fondé à être). Ce paradoxe, on l’énoncera donc comme celui de la formule même de l’être, en soulignant qu’il n’y a pas de différence entre la nécessité (dès lors que les raisons suffisantes de son être sont avérées, il est impossible que l’étant ne soit pas) et l’impossibilité (l’étant n’est rien d’autre que l’intelligibilité propre de ses expressions, ni que l’expression de ses raisons d’être, ainsi littéralement suffisantes). On l’a compris : le secret de la différence entre l’être et l’étant, c’est l’identité de l’être et du néant.
Car à maintenir une différence entre l’être et le néant, on occulte la négativité de 1′ » acte de l’étant entant qu’étant » et par conséquent on nie que celui-ci se perde pour être, que le sujet s’épuise absolument dans la totalité des manifestations, de sorte que différencier l’être et le néant (alors qu’il n’y a de »différence ontologique » qu’entre l’être et l’étant) revient à s’enfermer dans l’affirmation d’un « arrière-monde « . De même qu’il est impossible de parler de l’être (et surtout de l’hypostasier en le désignant comme l’Etre) sans qu’il s’agisse de l’être de tel ou tel étant, de même ainsi il est impossible de parler du néant (et de l’hypostasier en disant par exemple qu’il « borde l’être « , ou qu’il « chatoie » à sa « surface « ) sans qu’il s’agisse du néant, c’est-à-dire de la perte ontologique de telle ou telle entité, de son impossibilité » non pas ontique (au sens où une chose qu’on envisage est impossible parce que son concept est contradictoire ou qu’elle contredit des réalités avérées) mais bien ontologique (la chose n’est rien de plus que ses raisons suffisantes en tant qu’elles sont réelles, ni que ses expressions en tant qu’elles sont intelligibles). Le néant ainsi n’est pas ce qui » voile » ou « dévoile » l’être ou l’étant, il est l’épuisement de cela qui est justifié d’être dans la totalité de ses manifestations, c’est-à-dire la négation elle-même comme suffisante à définir l’être. Finalement, l’identité de l’être et du néant c’est qu’il n’y ait pas de différence entre la nécessité de l’étant qui définit sont être tant à partir de son fondement que des expressions dont il est l’intelligibilité, et l’impossibilité qui définit ce même être, en tant que son sujet n’est précisément rien d’autre que ce fondement proprement accompli, ni que ces expressions proprement intelligibles.
En comprenant que la différence ontologique se réduit à l’identité de l’être et du néant, nous atteignons le noyau même du cercle ontologique, et par conséquent aussi le principe originel de toute intelligence possible, si l’on nous accorde qu’il s’y agit toujours de l’étant comme étant. Mais nous n’aurions de ce dernier qu’une compréhension structurelle abstraite si nous ne découvrions l’origine et le sens des lois d’être qui, sous le nom de « principes « , accomplissent la constitution même de l’étant dans le cercle ontologique.
Les quatre principes essentiels
Ces principes, nous les reconnaissons d’emblée comme absolument inséparables de l’étant, en cela qu’ils n’ont de signification que par l’absolu de leur universalité, celle de l’être. Les élucider revient donc à préciser ce que nous entendons structurellement en parlant d’un étant c’est-à-dire, pour la réflexion, à préciser selon les lois de notre compréhension que quelque chose est (certes la même réflexion peut toujours m’enseigner que c’est par moi, ma culture, mon époque, bref par une nécessité historiquement élaborée, que les choses se présentent ainsi ; mais précisément : elles se présentent ainsi). Le premier rapporte l’étant à lui-même, le second à un autre qui en conditionne l’intelligibilité, le troisième à son accomplissement et le quatrième, enfin, l’oppose à tout autre que lui – l’ensemble indiqué par leur articulation constituant l’unité structurelle du cercle ontologique.
l. Le principe d’identité
Le premier principe régissant l’étant dans son être sera naturellement celui où l’essence paradoxale du cercle ontologique apparaîtra avec le plus d’évidence. Il s’agit du principe d’identité, selon lequel l’identité de l’étant consiste en une différence.
Ce principe, en effet, nous le signifions habituellement sous la forme d’un rapport, A = A, plus précisément de ce rapport très particulier qu’on nomme l’égalité et qui dénote une différence : la somme de2 et de 3 est par exemple est égale à 5 précisément parce qu’elle n’est pas ce nombre (ce qui est plus évident encore pour les grands nombre, remarque Kant). Entendons bien que le premier principe ne peut pas comme tel être réflexif, au sens où l’identité serait pour n’importe quoi d’être l’autre de ses autres : c’est la pure identité à soi, et à soi seulement qui règle d’abord l’étant, comme le signifie d’ailleurs la lettre même de l’énoncé, puisque c’est le même terme qu’on trouve de part et d’autre de l’égalité. Le paradoxe est donc que l’identité de ce qui se trouve de part et d’autre de l’égalité ne nie pas la différence qui la conditionne, précisément parce qu’il y a A d’une part, et A d’autre part. La question essentielle du principe d’identité est donc de savoir quelle différence il y a entre le premier terme et le second qui pourtant sont le même, tout en se différenciant l’un de l’autre par un rapport. C’est-à-dire qu’il faut se demander quel est ce genre très particulier de différence qu’on appelle l’identité en tant qu’elle est nécessairement identité à soi.
Quand nous avons voulu caractériser l’être de l’étant à partir du cercle ontologique, nous avons vu qu’il était impossible de le faire autrement qu’en le définissant comme expression. Le cercle ontologique nous contraint donc à penser d’emblée l’être de l’étant à travers une dualité : la différence qu’il faut affirmer entre cela qui est, l’identité particulière dont l’acte est l’effectuation, et cela qu’expriment les expressions – le même puisque l’acte est l’être du sujet. Dans le cercle ontologique, l’identité propre de l’étant est donc d’abord l’unité de cette différence entre le sujet considéré dans l’abstraction de son pur et impossible être en soi, et ce même sujet tel que la totalité de ses manifestations oblige à le reconnaître dans son essentielle nécessité (impossible qu’elles n’aient pas de raison d’être, dès lors qu’elles sont). L’impossibilité du sujet et la nécessité du fondement sont donc le même puisque c’est le sujet, comme sujet de ses propres expressions, qui est fondamental pour ces dernières. Ainsi, nous reconnaissons en l’identité de l’étant celle de l’être et du néant : le rapport des dent termes qui ont le même, c’est celui de la nécessité à l’impossibilité. Ce qu’on indiquera plus simplement en soulignant que, comme première inscription du cercle ontologique, le principe d’identité signifie indistinctement l’être comme le rapport, au sens verbal, d’une identité abstraite (l’impossible) à une essence où se justifient les fondés (le nécessaire), et l’étantité de l’étant comme leur identité, celle-là même qu’on mentionnera en le décrivant sous le terme d’identité différante : quelque chose qui n’est qu’à différer de soi. Autrement dit, la différence de soi à soi signifiée par le principe d’identité est la différence entre le sujet en lui-même en tant qu’il est précisément sujet à n’être rien d’autre que la raison de ses expressions. D’où nous tirons que la différence entre ce qui se situe pour ainsi dire de part et d’autre de l’être n’est pas une différence positive puisque l’étant lui-même est le différé, n’étant lui-même précisément que de cette différance.
On explicitera donc au mieux le principe d’identité en mentionnant la différence qui sépare l’identité particulière de l’étant de la quiddité de son être : ce que son fondement nécessite comme son accomplissement et d’autre part ce que ses accomplissements nécessitent comme leur intelligibilité (étant bien entendu qu’il n’est à chaque fois rien d’autre que ce fondement accompli ou ces fondés intelligibles), l’un et l’autre étant précisément le même. La quiddité de l’être, on la nomme l’essence, qu’en ce sens et conformément à une longue tradition il faut reconnaître pour fondement : non pas au sens du sujet lui-même dont l’expression est la fondation des fondés, mais au sens de ce que les fondés, en tant que tels, constituent comme leur sujet – car ils ne renvoient à lui que comme fondement accompli : c’est leur être propre de s’en donner pour l’accomplissement. La différence énoncée dans le principe d’identité est donc celle qui va de 1ïdentité particulière de l’étant à son essence, et c’est ce rapport que signifie l’équation A = A.
Ainsi le principe d’identité, précisément en tant qu’il énonce une différence, est la désignation de l’étant comme étant (ce qui n’est intelligible qu’à partir de la non différence de l’être et du néant) et non pas comme une identité particulière abstraite pouvant aussi bien être que ne pas être. Par sa formulation l’identité, le principe qui la signifie est donc à fui tout seul preuve ontologique – en ce sens qu’il n’y a de preuve ontologique qu’à partir de la différence ontologique permettant que l’étant soit identifié par l’être.
2. Le principe de raison
Alors que le principe d’identité rapporte l’étant à lui-même, le principe de raison le rapporte à autre que lui. En affirmant que tout a un fondement suffisant par quoi il est au lieu de n’être pas, et ainsi plutôt qu’autrement, le second principe signifie dans son universalité qu’il appartient constitutivement à l’étant comme tel qu’il procède d’autre que lui. Or ce rapport est dénommé » de raison « . L’intelligence du cercle ontologique selon la procession porterait donc aussi bien sur l’essence de la raison…
Considérer l’étant rationnellement, c’est le considérer comme fondé, justifié d’être dés lors qu’il est. La question du principe de raison se dit par conséquent comme celle de la nature ontologique du fondé. On désigne ainsi ce qui procède du fondement, en cela que celui-ci n’est surtout pas une autre chose qui pourrait être considérée à part du fondé (s’il reste une partie du fondement non épuisée dans l’ensemble des fondés, c’est que cette partie n’était pas fondamentale), mais ce par quoi le fondé est précisément fondé, ce qui le nomme comme tel. On dira par exemple que le rêve est une manifestation de l’inconscient, en ce que ce principe qui conditionne son intelligibilité l’estampille en quelque sorte d’une nature qui n’est pas celle du rêve lui-même (au contraire : un rêve est un acte de conscience) mais celle de l’être du rêve, ainsi expressément distingués. Ainsi, dans le principe de raison (et donc, semble-t-il, dans l’essence même de la raison) il va essentiellement de la différence ontologique, dont on aperçoit dès lors qu’elle conditionne toute intelligence possible : être, pour le rêve, c’est exprimer l’inconscient et non plus quelque avertissement divin ou prémonition de l’avenir, autant de thèses possibles quant à un être qui diffère bien à chaque fois de ce dont il est l’être, selon une déterminité qui est précisément celle du fondement, pur nom de cet être : c’est au nom du fondement que le fondé existe, et qu’il est ainsi plutôt qu’autrement, et par conséquent que son être s’épuise en cette nomination ; d’où cette définition : un fondé, c’est une entité dont l’être est nommé, ou encore : une entité nommément distinguée de son être. Pas de rationalité, donc, qui ne s’entende expressément comme différence ontologique.
Que la différence de l’être et de l’étant soit le principe de la raison elle-même en ce que la procession est bien pour l’étant de relever d’un nom qui ne le nomme que quant à ce qu’il soit, c’est encore ce qu’on indique désignant comme fondé cela qui a lieu d’être, lequel lieu est la circonscription d’expression du fondement, l’espace de la multiplicité de tout ce qui ne se constitue comme étant qu’à y ordonner son intelligibilité. Ainsi l’espace d’intelligibilité (l’eidétique, qu’on rapportera donc à ce que nous avons appris de l’essence) n’est pas simplement » ontique » en ce qu’il relèverait d’un classement selon des propriétés relevant elles-mêmes de la détermination des entités considérées, mais il est aussi et même essentiellement » ontologique » en ce qu’une » région » de l’étant ne s’entend que d’une certaine nomination de l’être. Pas de différence en effet entre comprendre quelque chose et nommer son être, dès lors que cette compréhension est son inscription au sein d’un espace (l’eidétique) dont le caractère à priori n’est surtout pas autre chose que la nécessité pour l’étant déterminé c’est-à-dire fondé qu’il relève de l’être, dès lors toujours expressément différé (pour le rêve, qu’il relève de l’inconscient, etc.). Le principe de raison trouve ainsi l’origine de sa nécessité dans la différence ontologique, qui conditionne donc ce que l’étant est » en raison » c’est-à-dire en vérité, si par-là on nous accorde de désigner une assurance spécifique de l’être qui n’est précisément possible que selon une raison : demander ce qu’une chose est vraiment c’est s’enquérir d’une raison qu’elle soit et par quoi son être pourrait s’entendre comme une certaine nécessité, au lieu de se voir récuser en simple apparence désormais résolue.
Le principe de raison qui rapporte tout étant à sa constitution par un autre alors même qu’il n’y a rien que lui (n’oublions pas que le fondement n’est rien d’autre que l’intelligibilité propre des fondés : c’est l’étant comme tel, c’est-à-dire en son être, qui est intelligible) enjoint donc de le considérer selon un être que dès lors on pourra différer. Ainsi la différence ontologique se confond avec l’intelligence elle-même, dont on peut relever, conformément à la nécessité du cercle ontologique toujours présente dès qu’il s’agit de l’être, qu’elle s’identifie au passage de l’assurance de l’univocité (l’étant est bien tel ou tel, exprimant ainsi la détermination de son fondement) à celle de l’être (dès lors que son être est entendu, à partir fondement, comme nécessité, le sujet ne saurait être mis en cause quant au fait qu’il soit ), précisément parce que c’est un déterminé qui nécessite. Le cercle ontologique comme différence unifiée de l’être et de l’étant (et en effet : il n’y a que l’étant), est donc le principe même de l’intelligibilité du fondement, dont l’invocation sous le nom de » principe de raison » s’entend finalement comme mention de la différence ontologique elle-même, parce que la raison déterminante et la raison d’être sont la même : le principe de raison, c’est que ce qui est assuré de son univocité soit par là même assuré de son être, d’un être dès lors nommé et par conséquent différé 5.5.
L’intelligence du principe de raison non pas dans mais bien comme la différence ontologique permet de lever le paradoxe indiqué par Heidegger dans l’étude qu’il a consacrée à ce principe – ou plutôt à la manière dont il se présente à nous – et selon quoi le principe de raison échapperait à son propre énoncé, étant lui-même sans raison. Cette raison est au contraire absolue au sens de la preuve ontologique (le propre de l’étant, c’est qu’il soit) puisqu’elle est le cercle ontologique lui-même (et non pas une nouvelle raison dont ce cercle lui-même aurait encore à relever, bien sûr). Le principe de raison ne peut donc énoncer la nécessité relative que parce qu’il est lui-même absolument nécessaire – laissant en arrière la question d’un fondement qui pourrait à son tour venir le fonder. Une remarque analogue s’impose à l’encontre d’Aristote qui nous affirme, laissant ainsi la logique en quelque sorte infondée, l’impossibilité d’une démonstration du principe d’identité et du principe de contradiction : ce n’est pas de l’éventualité (même purement idéale et récusée d’avance) d’une instance encore plus fondamentale, mais seulement de la réciprocité de l’être et de l’étant ou, si l’on préfère, de l’identité de l’être et du néant – de l’identité de l’impossibilité à la nécessité.
3. Le principe de contradiction
A l’intelligence de l’être autorisée par celle des deux premiers principes, il convient d’ajouter pour la concrétiser celle de l’étant, ou plus exactement de son étantité, si l’on nomme ainsi l’unité du cercle ontologique dont relève par définition ce qu’on ne nomme que par son être. Le principe de contradiction porte sur l’étantité de l’étant, puisqu’il concerne la corrélation du sujet et de ce dont il est le sujet.
Conformément au statut de sujet que lui confère le cercle ontologique, on conçoit l’étant selon son rapport à tout ce dont il est le sujet. Ce rapport est son assurance : comme fondement de ses expressions, il est bien ce qu’il est comme expression de son fondement. Ainsi peut-on dire qu’un sujet quelconque, dont le fondement n’est par principe jamais donné, n’est lui-même (non seulement comme sujet, mais encore comme fondé) que selon des expressions qui, pour se donner comme les siennes, l’assurent d’une déterminité qui sans elles se réduirait à une totale équivocité : on ne sait vraiment ce qu’est une chose que quand on sait à quoi elle donne lieu, et c’est seulement parce qu’on sait ce qu’elle est qu’on est en mesure d’en désigner la raison d’être (avant que l’intelligence ne refasse l’opération à l’envers et ne s’autorise elle-même à poser le fondement, dès lors identifié à sa propre essence, en principe premier). L’acte lui-même, qu’on peut concevoir dans sa transitivité comme le rapport de la détermination à l’essence, est ainsi pour le sujet assurance de son univocité. Paradoxalement donc, la déterminité pure n’est que sa propre équivocité (n’importe quoi peut être envisagé qui en ferait un sujet, tout n’étant qu’une question de situation c’est-à-dire de conditionnement de l’accomplissement), alors que l’essence est pour l’étant lui-même l’assurance avérée de son univocité. Bien entendu une assurance parfaitement avérée est impossible, puisqu’on ne sait jamais à quoi les expressions d’un sujet peuvent à leur tour, et finalement, donner lieu; mais peu importe ici puisque reste acquise l’intelligence de la loi d’étantité que constitue l’assurance de l’univocité. Remarquons même que le devenir temporel assure indéfiniment cette univocité, puisque le renouvellement des expressions est à chaque fois restriction récurrente de l’équivocité du sujet dont elles sont les expressions.
Si donc le sujet qu’on aurait voulu considérer dans la pureté de son » être en soi » reste, par l’abstraction qu’on fait de la transitivité de son être, absolument équivoque (sujet d’on ne sait quoi), et n’est donc même pas cette identité abstraite qu’on aurait pourtant voulu envisager (on ne parle donc de rien), alors on reconnaîtra que l’univocité que lui confèrent ses expressions, en tant qu’elles font de sa propre essence sa vérité, est bien le répondant ontique de la transitivité ontologique. Et en cela consiste à proprement parler l’intelligibilité du principe de contradiction, qui vient après le principe d’identité et le principe de raison dont on a vu la signification ontologique, parce qu’il ne désigne pas une loi d’être de l’étant, mais la loi même de son étantité. Que nous enseigne-t-il, en effet ? Que des prédicats contradictoires ne peuvent être attribués en même temps et sous le même rapport à un même sujet. Et qu’est-ce que cela signifie, sinon que l’étant ne peut être (lui-même) que s’il s’accomplit par des expressions qui, en ne s’excluant pas réciproquement, le définissent récurremment d’une manière parfaitement univoque – l’assurant dès lors dans son statut de sujet. Le principe de contradiction énonce donc seulement la nécessaire univocité de l’étant en tant qu’il s’agit bien d’un étant c’est-à-dire de cela dont l’être consiste à s’épuiser en des expressions qui sont dès lors les sujets de sa détermination comme lui-même l’est de son être. Il institue l’étantité même de l’étant selon la règle de l’univocité, corrélative de la transitivité de l’être qui le définit précisément comme étant.
4. Le principe des indiscernables
Ainsi que Hegel le remarque dans la Science de la logique, le principe des indiscernables n’énonce pas une simple diversité de l’étant qui comme tel serait en vérité toujours identique, de sorte que toute différence ne pourrait procéder que du » terme qui compare « , mais énonce comme véritablement constitutive pour lui la » différence déterminée « . L’extériorité réciproque des étants ne doit donc pas être considérée indépendamment de l’identité particulière de chacun, de sorte qu’il est principiellement impossible (sauf, précisément, à situer la différence dans le » terme qui compare « , auquel cas on ne parlerait pas d’étants mais d’objets) de trouver une ressemblance parfaite, impossibilité qu’il faut donc articuler aux lois qui viennent d’être repérées.
Soulignons d’abord la particularité de ce principe relativement aux trois autres : ceux-ci parlaient de l’étant pour en légiférer l’être (principe d’identité), ou l’étantité (principe de contradiction), ou le rapport des deux (principe de raison en tant qu’unité du cercle ontologique – le fondement justifiant à la fois l’être et la détermination de ce qui est dès lors intelligible aussi bien quant à son être, que quant à être tel ou tel). Métaphysiquement, on entend cela comme la corrélation de l’absolument univoque et de l’absolument nécessaire : si une chose est absolument assurée d’être telle ou terre, alors comme telle ou telle elle est absolument assurée d’être. D’une certaine manière, on pouvait dire verticaux les trois premiers principes, puisqu’en eux c’était le rapport de fondation qui était l’essentiel ; le principe des indiscernables sera au contraire horizontal, puisqu’il situe l’étant dans la relation qu’il entretient à d’autres pour signifier une différence qui n’est plus celle du sujet et des expressions, mais de coprésence des expressions. En tant qu’il s’agit en lui d’une différence qui ne relève pas du » terme qui compare » mais proprement de ce qui diffère, le principe des indiscernables situe donc l’étant toujours-déjà au sein d’une totalité, dont le principe est évidemment le fondement non pas considéré comme sujet (de quel droit pourrait-on en effet l’affirmer en propre, alors qu’un fondement n’est que l’intelligibilité des fondés ?) mais comme essence – dont tout relève. En signifiant la différence comme réellement propre au différent, le principe des indiscernables nous le fait donc toujours-déjà admettre comme une expression, comme procédant de ce fondement au nom de quoi la totalité dont il relève dans sa déterminité même en est précisément une.
Le principe des indiscernables signifie donc par extension que l’étant en général (l’étant comme tel) doit être considéré selon la totalité qu’il constitue avec tous les autres étants, totalité dont le principe est suffisamment justifié de sa détermination puisque la définition de chacun n’est finalement que sa différence concrète avec les autres, laquelle différence est ainsi définition de l’essence dont tout relève. C’est donc la raison pour laquelle » il y a quelque chose et non pas rien » qui se trouve formellement indiquée, puisqu’elle est le strict corrélât de la notion, pour l’étant, de sa totalité : l’exclusion du second terme ( » plutôt que rien « ) renvoie à la position du premier ( » il y a quelque chose « ) comme à l’affirmation de principe d’une totalité (en dehors de rien, si l’on peut dire, il y a tout – et pas simplement l’étant). Mais précisément parce que l’épuisement qui définit le fondement implique qu’il n’y ait jamais que des fondés, cette raison dont le principe des indiscernables est l’indication est une essence, celle dont tout relève, et non pas un sujet. Ainsi il est impossible de substantifier la totalité de l’étant pour en faire l’UN des Anciens, alors même que ce principe, comme celui de la totalité, est aussi celui de l’unité de tout. Par exemple, le cartésianisme nomme l’être de tout étant « représentation », ce qui autorise à parler du tout de l’étant non pas comme une totalité effective (dont la notion est contradictoire, puisqu’elle exclurait par là même le principe de la totalisation) comme de tout ce que je peux me représenter (et qu’est-ce que je peux me représenter ? tout ! puisque ce qui échappe à la représentation n’est simplement rien, dès lors que c’est l’être même qu’elle sert à penser).
Parce qu’il porte donc sur la déterminité propre du déterminé, le principe des indiscernables accomplit, comme dernière loi d’être de l’étant en général, le premier bouclage d’une intelligence forcément spirale du cercle ontologique. Car la définition réciproque de l’être et de l’étant ordonne la vérité à n’être pas seulement ontologique au sens du cercle initial, mais encore nécessite qu’elle soit proprement métaphysique, si l’on nomme ainsi l’ordre de citation de l' » essence » ultime dont il vient d’être question, c’est-à-dire l’ordre de » tout « . Le dernier principe est ainsi celui de la nécessité d’une intelligence matérielle de l’être, portant sur ce qu’il faut bien nommer sa consistance : savoir en quoi cela consiste, d’être, pour l’étant (par exemple pour les philosophies de la conscience : c’est relever de la représentation). Evidemment on peut toujours réfléchir cela en soulignant qu’il n’y a de compréhension de l’être que matériellement déterminée : rien ne saurait se voir compris précisément comme étant que ce ne soit d’une certaine manière absolument originelle et ultime, dont chacun de nous peut dire que c’est la compréhension qu’il a de » la vie » en général, si l’on nomme ainsi l’horizon de reconnaissance de l’étant comme étant. L’intelligence des lois de l’être se clôt ainsi avec la découverte de l’analogie qu’il y a entre le cercle ontologique d’une part, et le rapport ontologie/métaphysique d’autre part.
La question du sens de l’être
L’ontologique est toujours-déjà engagé dans le métaphysique pour la seule raison que l’étant détermine son être, dès lors que c’est par cet être originellement nommé qu’il se définit (dans la non-différence de son être à sa justification d’être). Il appartient donc au discours ontologique lui-même de s’accomplir, avant de devenir proprement métaphysique, dans une problématique où l’être soit pensé selon cette déterminité qui est en fin de compte celle de » tout « , si la reconnaissance de l’étant concerne bien tout et non pas rien. De l’explicitation de la différence ontologique telle que le principe de raison en est l’indication, on tirera donc qu’il n’y a d’étant (déterminé) que fondé (d’une manière déterminée), c’est-à-dire que conditionné quant à être par ce qu’il faut bien nommer, à la suite de Heidegger, un certain « sens de l’être » (réflexivement : une certaine compréhension de l’être) dans lequel nous avons désormais le moyen de reconnaître l’appartenance de l’étant à la totalité de ce qui est (de ce que nous pouvons reconnaître comme étant), dès lors elle aussi nécessairement déterminée. Comme telle, cette appartenance est institutrice d’une raison par et pour quoi il y a l’étant en général, une raison qui est essence (et non sujet : il ne s’agit pas d’une réalité plus fondamentale que les autres) de tout.
Se poser la question du sens, en général, c’est toujours poser celle d’une indication ou d’un renvoi par quoi ce qu’on interroge peut relever d’un autre qui, ainsi, lui donne sens. Pour l’étant considéré selon son être, c’est donc avant tout sa conversion qu’on interrogera, si l’on entend par là le renvoi ontologiquement constitutif de tout fondé à l’essence dont il relève. Le sens de l’être, c’est donc déjà la nomination originelle dont l’étant ne diffère pas, puisqu’elle est précisément celle de son être, dès lors originellement reconnu selon l’essence. Le sens de l’être, ainsi, c’est que l’étant en relève constitutivement. Nous disons bien essence et non pas principe premier substantiellement considéré, dont la simple mention est une contradiction dans les termes : la vérité des choses ne peut pas être un autre étant que les choses elles-mêmes, en tant quelles sont vraiment, et qu’elles ont, à être précisément, un certain sens. D’un point de vue structurel, on précisera évidemment que cette nécessité ne vaut pas qu’à l’ultime degré de la généralité, parce que le principe de raison, s’il s’y accomplit en dernière instance, ne concerne pas que la question inaugurale de la métaphysique. Un choc, par exemple, nomme bien dans leur être tous les phénomènes par quoi il est réel (douleur, modification physique, bruit, etc., ont pour être leur statut d’effets, et s’il y a e tels effets, c’est qu’un choc a réellement eu lieu), et il les nomme selon un procès exactement analogue à celui dont la métaphysique est l’intelligence, à ceci près bien entendu qu’on peut le concevoir à la fois par transitivité et récurrence (le penser à partir de ses causes et selon ses effets), alors que le premier principe, en tant qu’il est pour tout essence et non pas sujet, n’est évidemment pensable que par récurrence (il ne pose pas la question du sens de son être, mais répond à la question du sens de l’être des étants que nous sommes légitimement capables de comprendre). Ce qu’on résumera réflexivement en disant que la compréhension du sens de l’être se confond absolument avec celle de l’étant lui-même en tant qu’il a lieu d’être, c’est-à-dire en tant qu’il est constitutivement soumis au principe de raison.
Le sens de l’être et les herméneutiques
Que le principe de raison dans l’intelligence qui s’en est imposée soit la clé de la question du sens de l’être, c’est ce que réfléchit la notion pour nous familière d’herméneutique. L’exemple du rêve cité plus haut (ce rêve, qu’est-il vraiment : une expression de l’inconscient, ou un avertissement divin ?) est en effet celui d’une alternative entre l’herméneutique psychanalytique et l’herméneutique religieuse, dont la possibilité tient à l’équivocité qui est d’abord la sienne et qu’elles ont chacune à charge de réduire, justement comme applications du principe de raison : le même (équivoque de cette identité précisément) rêve peut se voir ontologiquement nommé par l’inconscient ou le dieu, non pas dans sa détermination qui ne change pas (il s’agit toujours du même rêve) mais dans son être, qu’il s’agit dès lors de bien comprendre dans son essentielle différance. La compréhension de l’être, pour parler réflexivement, est l’herméneutique elle-même, dont la » différence ontologique » apparaît à la fois comme la première condition et comme l’accomplissement, par opposition à la compréhension de la détermination qui suffirait à constituer la réalité des choses si le principe de raison n’était aussi le principe de la différence ontologique, c’est-à-dire si tout ce que nous reconnaissons être ne s’inscrivait forcément au sein d’une certaine compréhension de l’être. Le » sens de l’être » n’est donc pas on ne sait quel éclairage nébuleux et mystique dont l’étant se verrait mystérieusement affecté, mais c’est sa rationalité elle-même (on pourrait dire : ce qu’il est vraiment, et qu’il le soit) telle qu’il appartient au principe de raison de l’énoncer, qui est aussi bien le principe de la différence ontologique parce qu’il est celui, pour l’étant, de la nomination de son être en tant qu’être.
On s’étonnera peut-être qu’à propos du sens de l’être, absolu par définition, nous lassions intervenir la notion des herméneutiques, dont la pluralité est en effet la première propriété. A s’en tenir au langage réflexif, il n’y a pourtant pas de difficulté : la » compréhension de l’être » dont la notion implique la déterminité (il s’agit toujours forcément d’une certaine compréhension des étants comme étants ) est la réflexion du » sens de l’être « , puisqu’à toute mention que je ferai d’un certain sens on pourra toujours objecter que je parle seulement de ma compréhension, de sorte qu’il n’y a pas de différence entre mentionner ma propre compréhension et reconnaître, au moins quant à leur existence, celle des autres. Mais justement : la réflexion, telle qu’elle conditionne la notion même de l’herméneutique, suppose par définition une primauté dont elle soit la réflexion, et qu’ici nous appelons le » sens de l’être » ; car en général il faut bien que j’appréhende quelque chose comme proprement intelligible pour dire que je le comprends. D’où à la fois la nécessité d’une reconnaissance absolue et la possibilité d’une relativité réflexive. En fin de compte l’explicitation du » sens de l’être » est impossible, parce qu’il faudrait alors en faire une réalité positive (ma compréhension des étants comme tels) qui poserait alors la question du sens de son être.
Mais si l’on s’attache au contraire, sur la base de cette origine impossible à thématiser autrement que d’une façon vide et abstraite (je sais bien que mes plus sincères évidences n’ont rien de naturel et résultent d’élaborations historiques anonymes), à interroger la possibilité d’une pluralité des herméneutiques, alors on reconnaîtra qu’elle se fonde sur une équivocité de l’étant quant au sens de son être qui n’est pensable qu’à partir de sa participation à une pluralité d’espaces de sens, si l’on désigne ainsi les ordres eidétiques où l’identité propre et les rapports que les choses entretiennent les unes avec les autres instituent une certaine essence comme leur rationalité spécifique. Par exemple, le livre qui s’accomplit comme instrument d’étude le fait d’avoir été une marchandise sur le marché de l’édition : deux thèses incompatibles sur le sens intrinsèque de son être dont moi, qui lis des livres préalablement achetés, puis assurer la compatibilité. La pluralité des herméneutiques se fonde ainsi matériellement dans la nécessité qui institue certaines choses à l’intersection de champs de rationalité et c’est cette nécessité, aussi bien désignable comme le conditionnement des raisons d’être, qu’on signifie en disant qu’elles donneront lieu à des difficultés d’interprétation. Par » interprétation « on entend alors l’opération de rendre une réalité univoque au moyen de son articulation à d’autres entités, opération dont le sens est précisément l’indication de ce » nom de l’être » par quoi la différence ontologique sera seulement concrète (la vérité du rêve, par exemple, c’est son rapport au lapsus, à l’acte manqué, au symptôme, etc., c’est-à-dire une réciprocité institutrice de l’inconscient comme nom de son être et donc, par réflexion, de l’herméneutique psychanalytique). Que maintenant les interprétations puissent s’opposer, c’est ce qu’on n’aura de mal à comprendre qu’à la condition d’avoir oublié qu’un fondement n’est rien d’autre que l’intelligibilité propre de ce qu’un fondé : ce n’est pas une réalité irrécusable dont nous devrions prendre acte. Bien sûr, si les fondements pouvaient être donnés, alors les choses même très complexes seraient une fois pour toutes ce qu’elles seraient ; de sorte que les équivocités ne révéleraient jamais que notre ignorance : il y aurait des compréhensions différentes (et donc toutes fausses sauf une, au plus) pour un seul sens de l’être. Mais nous savons que le fondement n’est rien d’autre que la capacité de ce qu’on appréhende comme fondé à faire sens avec ce qu’on considérera comme exprimant avec lui un principe qui, dès lors seulement, » nommera » son être – un principe, autrement dit, qui ne peut être qu’essence (ainsi, il y a eu des époques où le rêve ne pouvait faire sens qu’avec les croyances religieuses, qu’avec les connaissances médicales, etc.). Et si des oppositions sont possibles entre les interprétations, c’est que des lieux d’être différents sont également possibles pour des entités ainsi irréductiblement équivoques.
Cela dit, ces oppositions qui portent bien sur le sens de l’être de certains étants (par exemple, pour le rêve : expression de l’inconscient ou avertissement divin) ont elles-mêmes lieu, c’est-à-dire qu’elles ne sont à leur tour possibles qu’au sein d’un espace de possibilité plus général que celui qu’elles sont pour ce qu’elles comprennent, et qui conditionne leur possibilité : en dernière instance, les interprétations relèvent encore de cette « essence générale des choses » qui nomme les nominations elles-mêmes ; de sorte qu’à toute » compréhension » de l’être il faut opposer le principe d’un » sens de l’être » premier sur toute réflexion possible et la conditionnant – celui-là même qu’une réflexion bien ultérieure désignera sous le terme d’impensé parce qu’il n’est pas représentable (s’il l’était sa représentation, qui n’est pas rien, nécessiterait un lieu d’être plus essentiel encore). D’où l’on conclut que les interprétations ne sont jamais vraiment équivalentes pour la même raison qui fait que l’équivocité dont chacune prétend être la réduction n’est jamais absolue, forcément ordonné que doit être un étant au sens ultime (le plus général, celui dont la mise en œuvre est impossible à thématiser) de son être. Ainsi, nous pouvons bien choisir pour exemple philosophique l’opposition de deux herméneutiques à propos du rêve, nous savons bien en réalité qu’elles ne sont pas du tout équivalentes…
Sens et direction de l’être
Mais l’étant n’est pas seulement expression de son sujet (fondé :dont l’être est nommé), il est aussi sujet de ses expressions ; le sens de son être ne doit donc pas s’entendre uniquement à travers sa procession et l’a priori de sens qu’elle constitue, il faut aussi qu’il s’entende selon le caractère positivement sujet de tout ce que l’on considère. Nécessité paradoxale, soulignera-t-on, puisque c’est seulement dans l’a priori de son fondement qu’un sujet peut lui-même fonder, de sorte que toute fondation dérivée n’est jamais par principe qu’une spécification de la fondation première. En effet. Aussi faut-il déjà prendre soin d’indiquer que le sujet lui-même n’est jamais simplement expression de son fondement, parce que la pluralité des fondements dont il procède toujours institue comme sens de son être une certaine équivocité (d’autant plus grande que la chose considérée sera moins fondamentale, c’est-à-dire moins essentielle pour une certaine » compréhension de l’être « ), qui sera comme l’a priori de sa propre expression. Mais l’essentiel n’est pas de rappeler le principe des indiscernables, c’est de souligner la nécessité d’une intelligence spécifique du sens de l’être, dès lors que le sujet qu’on en considère est irrécusablement sujet et non pas institué comme tel par des fondés dont il serait l’intelligibilité et à propos de quoi on pourrait toujours opposer des interprétations – ce qui vaut seulement pour ce fondé très particulier qui se situera tout au bout de la » chaîne des raisons « . A première vue, donc, tout est simple : l’expression du fondé accomplit celle du fondement, de sorte que le fondé s’assure d’être bien comme fondement de ses expressions ce que son propre fondement nécessitait qu’il fût (l’assurance de son univocité est donc le strict corrélât de la transitivité de l’être). Mais le fondé lui-même (ultime, pour qu’on le considère irrécusablement comme tel) pose un problème spécifique, en ce qu’il lui appartient de ne pas se poursuivre indéfiniment : il y a des entités qui sont telles qu’elles ne s’épuisent pas dans les expressions auxquelles, comme sujets, elles donnent nécessairement lieu ; ce sont celles qui existent au sens le plus étroit, comme cette table ou ce cendrier que n’épuisent pas leurs expressions, alors que d’autres entités comme l’électricité ou les lois de la nature s’y épuisent. Si donc on nous accorde la définition qui fait de l’existant le fondé ultime, alors on verra que la question du sens de son être n’est pas seulement celle de l’espace de sens où sa possibilité se trouve a priori conditionnée, mais qu’elle est complémentairement celle de son actualité propre et irréductible. Notons bien qu’il va de soi qu’on peut toujours barrer la transitivité de l’être en décidant de ne pas prendre en compte les expressions d’une certaine entité qui lui seraient inférieures, auquel cas on pourra la dire exister au sens étroit. En ce sens l’inconscient, l’électricité, la lutte des classes, etc., existent, bien qu’il ne s’y agisse, comme on voit, que de principes d’intelligibilité. En quoi c’est toujours quand même du fondé ultime qu’on parlera.
Sujet, l’existant l’est forcément puisque précisément il existe, alors même qu’il ne s’épuise pas en des expressions qui en différeraient. Sauf donc à nier que l’existant soit (un sujet), on identifiera sa spécificité ontologique, à la suspension de son acte, et plus précisément à la vectorialité de cette suspension vers ce qui l’accomplirait s’il n’était précisément tout au bout de la chaîne des raisons, conformément à la corrélation de la transitivité de l’acte et de l’univocité du sujet. Ainsi, comme acte de l’existant, l’existence relève-t-elle toujours-déjà d’un sens qui est sa propre transitivité, dés lors réduite à une suspension vectorielle. Le sens, ici, c’est donc la vectorialité de la suspension : précisément parce que nous sommes au bout de la chaîne des raisons, l’univocité ne s’entend plus que comme transitivité.
Force est donc de poser qu’il appartient à l’existence elle-même de s’assumer selon un au-delà d’elle-même en quoi l’existant doit trouver assurance d’être bien comme sujet ce qu’il est comme expression, un au-delà qui ne sera par principe pas réel ni nécessaire (car dès lors que quelque chose est véritablement nécessaire, cela est ), et qu’on nommera par conséquent le possible. Car c’est le possible qu’offre un existant dans la situation d’accomplissement qui est concrètement la sienne qui l’institue comme tel ou tel, comme cet univoque (sujet) à assurer dans ce qui en sera comme l’expression. Ce livre par exemple que j’ai déjà lu, dont le sujet est éloigné de mes habituelles préoccupations et dont la qualité de pensée est par ailleurs fort médiocre, il est de trop dans ma bibliothèque déjà surchargée à l’excès ; que je le jette est donc son possible en tant que c’est proprement qu’il est de trop (n’oublions pas le conditionnement de tout accomplissement : ce n’est pas tel livre en général, mais bien celui-ci, actuellement posé sur ma table, lu et jugé par moi qui ai tel niveau de compétence et non tel autre, etc.). On opposera donc bien l’unicité du possible à la totalité des réels en quoi un sujet qui ne serait pas ultime s’accomplirait, en précisant qu’il n’y a d’expression que conditionnée, et que le possible n’est rien d’autre que l’identité accomplie de l’ultime conditionné en tant que tel. En ce sens, il n’y a donc jamais qu’un seul possible qui en soit réellement un, et tous les autres sont seulement des idées de possibles posées par une réflexion dont Sartre a bien montré qu’elle était » toujours truquée « , prétexte délibératoire et objectif qu’on se donne toujours pour élire ce qui l’était de toutes laçons (ce que la situation exigeait avant toute réflexion). Le possible qui accomplit le fondé ultime ne doit pas être conçu de manière statique, mais au contraire s’entendre selon l’assurance d’univocité du sujet en tant qu’elle ne diffère pas de la nécessité qu’il s’accomplisse, c’est-à-dire simplement du fait qu’il soit (un sujet). Évidemment je puis toujours réfléchir cette nécessité en en faisant ma possibilité, comme j’aurai pu réfléchir l’être de l’étant en en laissant ma compréhension de cet étant ; mais une réflexion est un moment second dont on ne saurait par principe faire la vérité propre de la chose considérée, au sens où l’on constate par exemple qu’un livre est à jeter ou à conserver. Le fondé, qui n’est donc véritablement tel qu’à exister, c’est-à-dire qu’à se situer tout au bout de cette chaîne des accomplissements qu’on peut récurremment reconstruire, relève bien toujours d’un être sensé, orienté selon une univocité toujours à (ré)assurer.
L’unité du sens de l’être
Selon que l’on considère l’étant dans sa procession ou dans son expression, la notion du sens de son être paraît revêtir une signification différente, puisqu’elle est dans le premier cas la nomination originelle où l’étant se constitue ontologiquement comme tel, et dans le second une simple structure, la vectorialité d’un accomplissement par définition suspendu. Une double différence, donc, puisqu’on passe de la détermination originelle de l’étant comme tel (réflexivement : il faut une certaine compréhension pour qu’il soit reconnu être) à la structure de son acte ultime, selon une différence dont on montrerait assez facilement l’analogie avec le cercle ontologique, et qui garantit ainsi, sous l’apparent glissement de sens, l’unité de notre notion.
Cette unité, on en aperçoit déjà le principe dans la nécessité pour tout sujet de s’accomplir selon la nomination dont il relève originellement et de laquelle ses propres expressions reçoivent leur possibilité. Pour s’accomplir, autrement dit, il faut déjà avoir lieu d’être, de sorte qu’évidemment les expressions d’un étant quelconque sont aussi celles des raisons dont il relève, et qu’en conséquence l’ultime accomplissement se trouve lui aussi déterminé, selon une généralité et donc une fondamentalité croissante, par les raisons dont relève le fondé ultime, son sujet. Ainsi, il n’y a pas deux sens de l’être mais bien un seul, et qui ne diffère pas de l’étantité même de l’étant : il faut le saisir à la fois comme la nécessité pour l’étant (réflexivement, on dira pour sa compréhension) qu’il soit seulement possible dans l’a priori d’une intelligibilité originelle, et comme la structure assumant cette nécessité que l’être soit vectoriel, puisqu’en fin de compte tout se ramène à l’acte de l’existence, c’est-à-dire à la suspension vers ce qui, en accomplissant l’existant, accomplira du même coup tout le réel dont il relève. Car c’est le possible qui assume tout et par conséquent, puisque les fondements s’entendent toujours comme des essences récurremment instituées et non pas comme des sujets dont le réel aurait à dériver positivement, qui conditionne tout – jusqu’à cette » essence générale des choses » dont tout relève quant à simplement être et qu’on pourrait nommer » ens realissimum » si elle n’était précisément rien d’autre que l’intelligibilité réciproque de tout ce qui est (ce qu’on pourra ultérieurement réfléchir comme une certaine compréhension de l’être). L’assomption du possible est donc ce par quoi seulement le fondement devient vraiment fondement, ce qu’on pourra traduire réflexivement en disant que dans n’importe quelle action, il va essentiellement de tout et du sens de la vie en général. Vérité aperçue, malgré les croyances particulières dont elle s’enveloppe, dans cette affirmation de la mystique juive pour qui la création n’est maintenue comme telle que grâce à un nombre peut-être limité de croyants en tant qu’ils accomplissent les commandements (mitsvot) avec une intention juste (kavana), c’est-à-dire en se situant à la fois selon l’éloignement et la proximité de Dieu. Celui-ci, dont on peut dire en effet qu’il est pour l’esprit religieux l’essence générale des choses, ne suffit donc pas s’il n’est assumé comme sens ultime de l’être par le Juste qui s’accomplit seulement ainsi lui-même ; on lit dans le Zohar : » c’est le Juste qui est la colonne du monde. Le monde ne subsiste que par le mérite d’un seul juste « . En cela, donc, et pour reprendre dans une remarque réflexive tout ce que nous avons appris, il y aurait un » sens de l’être » comme il y a un » sens de l’orientation » – le même, comprenons-nous, si la vectorialité qui définit le possible s’entend selon l’univocité qui structure l’étantité de l’étant, et si celui-ci n’est ontologiquement possible que depuis un certain nom que nul ne prononce mais que tout signifie.
La présence et le présent
Le cercle ontologique dont nous avons maintenant terminé l’explication ne laisse pourtant pas d’apparaître une dernière fois problématique dans l’évidence même de sa formulation : l’étant, et l’être qui en est l’acte constitutif, sont énoncés selon la présence. Que l’être et l’étant soient désignés d’une manière verbale et non substantive, nous savons désormais que c’est nécessaire, mais que ce verbe soit conjugué au présent, c’est ce que nous n’apercevons pas encore très clairement. L’être ne s’entendrait donc pas comme l’acte de l’étant, mais comme sa présence ? Le cercle ontologique est pourtant irréfutable, puisque c’est une tautologie ; mais alors, pourquoi ne conjuguer le verbe être qu’au présent, excluant ainsi les autres instances temporelles dont, à première vue, la dignité ne paraît pas moindre ? L’intelligence à laquelle nous sommes parvenus du cercle ontologique paraît ainsi grevée d’une lourde hypothèque, qu’on ne saurait essayer de lever sans s’être attaché à défini rigoureusement le présent par opposition au passé et à l’avenir, puisqu’en lui paraît se trouver l’ultime – ou la première -difficulté de notre notion, celle de l’étant, précisément, et non pas de l’ayant été ou du devant être. Or tenter de définir le présent, c’est déjà entreprendre de résoudre un certain nombre d’apories.
l. L’aporie réaliste et l’aporie idéaliste
D’abord, on ne peut pas dire que le présent se caractérise par une certaine durée, si courte qu’on veuille l’envisager, puisque dans toute durée il est toujours possible de distinguer un passé un présent et un futur relativement à une limite instantanée qu’on se fixerait ; et surtout rien ne permettrait d’affirmer que cette limite soit précisément présente, et non pas passée ou future. La seule possibilité paraît donc être d’entendre le présent instantanément : la limite qui sépare le passé du futur. Pourtant cette acception est, malgré son apparent caractère tautologique, aussi peu acceptable que la précédente, puisqu’on appelle passé l’ordre de ce qui n’est plus c’est-à-dire n’est pas du tout (il y a seulement des réalités présentes que présentement on nomme « souvenirs » ou » traces « ), et futur l’ordre de ce qui n’est pas encore c’est-à-dire n’est pas du tout non plus (il y a seulement des réalités présentes que présentement on nomme » projets » ou » anticipations rationnelles « ) – ce qu’on précisera encore en appelant passé cela qui est absolument épuisé (les possibles où les existants s’assurent de leur univocité ont été réalisés en de nouveaux existants, par exemple les cendres qui sont désormais à jeter pour le papier qui était à brûler), et futur cela qui, à l’inverse, est insuffisamment fondé (s’il y avait une raison suffisante pour qu’une entité future soit, elle serait présente).Or la limite entre rien et rien ne saurait être quelque chose, puisqu’une limite est faite de chacun des limités (la frontière a par exemple un côté français et un côté allemand). Ainsi le présent n’est ni une certaine période du temps ni, comme instant, une limite de celui-ci.
Dira-t-on alors avec les penseurs idéalistes que le présent est une certaine » synthèse » de la conscience qui » reprend » le passé immédiat en direction du futur imminent, selon ce qui a été décrit par Husserl comme » rétention-protention » ? Mais outre que cette conception tombe sous le coup de la critique rédhibitoire qui vient d’être indiquée (le passé et le futur n’étant absolument rien, cette » synthèse » ne pourrait qu’avoir lieu qu’entre des représentations, l’une de choses conçues ou imaginées comme passées, et l’autre de choses conçues ou imaginées comme prévisibles, lesquelles représentations seraient par principe toutes deux présentes dans l’exclusion de principe des choses elles-mêmes… ce qui est évidemment absurde), outre cela, donc, le présent qu’on mentionnerait dans une telle approche (intrinsèquement absurde, encore une fois) ne nous intéresserait pas puisque sa définition rend inintelligible l’idée d’une présence réelle des choses (par exemple de ce livre sur ma table) indépendamment de la » conscience « , et même d’une conscience qui ne pourrait être que la mienne ! Car je puis bien considérer des présences de manière non métaphorique sans qu’elles soient des présences effectives à ma conscience, par exemple en disant que Napoléon était présent sur tel champ de bataille, ou encore considérer le présent lui-même comme une instance qui ne soit pas celle de ma seule » conscience », comme je le fais en disant qu’à présent il est onze heures trente-deux minutes, alors qu’il était seulement neuf heures quand je me suis mis au travail. Ainsi (mais était-ce besoin de l’indiquer ?) le présent n’est pas non plus à entendre comme une production ni même une structure de la » conscience » : ni en soi, ni par nous.
Peut-être lèverons-nous cette difficulté si, conformément au modèle fourni par le cercle ontologique lui-même, nous renonçons à définir le présent autrement que par cela qui est présent. Auquel cas c’est comme présencequ’il faut l’entendre en vérité, la question se compliquant alors de la nécessité de rendre compte du passage de la présence des choses ou des êtres au présent lui-même dans l’absoluité de sa mention. Car si Napoléon était bien présent sur le champ de bataille, y instituant une présence qui était proprement la sienne, cela appartient sans conteste au passé et non pas au présent, absolument considéré.
2. Présence relative et présent absolu
La présence est l’acte du présent, comme tel. De ce truisme nous tirons que son idée ne contient rien de plus que celle de l’être, dès lors qu’on a reconnu pour celui-ci la nécessité de relever en propre de la détermination du sujet dont, précisément, il est l’acte : si l’étant est un » présent », alors l’acte qui le définit sera la » présence « . Toute présence serait donc expression, puisqu’ainsi se comprend toujours l’acte ? En un sens oui, forcément, puisque l’expression est la présence du sujet dans cela dont et par quoi il est le sujet. La difficulté n’est pas que la présence s’entende comme être, mais que l’être s’entende comme présence. Elle est partiellement levée quand nous apercevons l’être comme l’expression de son sujet, c’est-à-dire comme sa présence dans ce en quoi il s’exprime, de sorte qu’il est effectivement impossible de concevoir un étant que ce ne soit comme présent, faute de quoi on se contredirait à nommer un sujet qui ne le serait de rien. Le privilège traditionnel de la présence n’est donc finalement qu’une tautologie liée à l’impossibilité d’entendre l’être autrement qu’à travers l’étant qui en soit le sujet. En cela, il est légitime qu’elle mesure l’être et le non-être : la non-présence relative, c’est tout simplement la non-expression et donc, pouvons concevoir par abstraction, le statut de non-sujet, de non-étant. Mais précisément : il s’agit là de la présence relative (présence d’un sujet dans ce qui le fait tel) et non de cette présence absolue qu’on mentionne en parlant du présent comme instance temporelle absolue. L’intelligence de la présence par la référence au cercle ontologique doit ainsi se concrétiser en intelligence du présent, c’est-à-dire pour commencer en intelligence du cercle lui-même, en tant qu’il se formule selon le présent et non pas d’abord selon la présence, selon donc cette référence au maintenant qui autorise à nier que soient autrement qu’en représentation (mais alors il n’y a plus que ces représentations elles-mêmes qui soient vraies), les choses passées ou futures.
La relativité de la présence est le corrélât de l’expression, puisque c’est seulement dans ce en quoi il s’exprime que le sujet peut être présent. Si donc un sujet est tel qu’il ne s’épuise pas en autres que soi (ce qui est par définition le cas du fondé ultime ), alors sa présence ne sera plus relative mais bien absolue : on n’aurait plus besoin de préciser en quoi il y a présence, mais on pourrait dire simplement que ceci ou cela est présent. On l’a compris : c’est la structure de l’existant qui constitue la réponse au paradoxe de la présence absolue. En tant donc que l’existence est le dernier niveau de la » fondamentalité « , elle est aussi intelligible comme présence absolue, précisément parce qu’un existant est un sujet, et que toute présence est présence du sujet dans ce dont il est le sujet. L’existence en tant que structure ontologique constitue donc le passage de la présence au présent. Aussi pouvons-nous saisir que le présent, absolument parlant, soit la mesure de l’être et du non-être (passé et futur ne sont rien : seulement des souvenirs et des projets présents) : c’est que toute étantité finit par se ramener, parfois très indirectement, à l’existence même, faute de quoi il n’y aurait pas de dernière instance à son effectuation, et donc pas d’effectuation du tout puisque le fondement n’est rien d’autre que l’ensemble des fondés comme tels. Par conséquent, il est ontologiquement impossible qu’un étant soit sans, d’une manière ou d’une autre, s’accomplir en une présence absolue, celle du fondé par principe ultime – c’est-à-dire sans que la présence, absolument parlant, soit l’irrévocable sanction de son être. Ainsi le présent qu’on évoque en disant » maintenant » n’est-il pas autre chose que l’acte spécifique de l’existant dans son ensemble hors de quoi il n’y a rien, puisque les fondements n’ont de réalité qu’à s’épuiser dans les fondés et que ceux-ci, finalement, existent toujours – supportant exclusivement la nécessité tautologique que l’étant soit. L’absoluité du maintenant est donc celle de l’être lui-même : l’acte de l’étant en général dont la structure de sujet qu’on lui reconnaît par définition implique qu’il se ramène à l’acte de tout ce qui existe. Qu’ensuite on s’inquiète de la nature temporelle de l’être telle que la simple mention du maintenant en est l’indication, et nous répondrons en indiquant que la suspension vectorielle qui définit l’existence vers le possible indéfiniment ouvert à l’assurance de l’univocité (et donc de l’être, car si une entité est vraiment telle ou telle, comme telle ou telle, elle est vraiment), que cette suspension vectorielle, donc, est le temps lui-même.
3. L’être et le temps
Le temps n’est ni un milieu ni une forme ni une dimension dont il serait nécessaire de rendre compte par une raison suffisante (qui ne pourrait d’ailleurs ni être temporelle ni être éternelle) ; autrement dit il n’est pas un étant, si l’étantité et la rationalité (n’être rien que l’expression de son fondement et le fondement de ses expressions) sont bien le même : il ne relève pas de l’être. Et hors de l’étant, le cercle ontologique nous apprend qu’il n’y a rien… sinon l’être lui-même. Ainsi apercevons-nous l’identité de l’être et du temps comme le dernier moment de l’approfondissement du cercle ontologique.
Assurément, l’idée selon laquelle l’être et le temps ne différeraient pas est déjà ancienne, puisqu’elle constitue l’essentiel de la doctrine hégélienne et le fond de Sein und Zeit. Mais la première occurrence nous faisait entendre cette identité comme le principe métaphysique dont tout relevait en quelque sorte sans le savoir (la doctrine elle-même consistant en l’établissement d’un tel savoir), tandis que la seconde en faisait un horizon finalement inintelligible, parce que si la compréhension de l’être en quoi le Dasein s’épuise s’identifie bien à la propre temporalité de celui-ci, elle ne s’identifie en rien au devenir propre des choses, à leur vieillissement intrinsèque, de sorte qu’on retrouve l’aporie idéaliste dénoncée plus haut. Bien entendu, on rappellera l’apport essentiel de l’ouvrage qui est d’établir la non-différence de l’être et de cette compréhension (et donc à la temporalité de celle-ci, dés lors en effet identifiable au temps), qu’on verra se développer ultérieurement avec l’idée du dévoilement dont l’être lui-même (et non pas l’homme ) serait le sujet. Mais voilà : c’est une contradiction flagrante consistant, pour échapper à l’anthropologisme, à faire de l’être différé de l’étant le sujet de ce même étant, selon ce que nous appellerons donc un idéalisme à rebours…
Nous semble bien au contraire devoir s’imposer l’intelligence du temps selon une structure ontologique parfaitement précise et définie, à savoir la suspension vectorielle de l’existence, en tant que c’est à celle-ci qu’il faut en fin de compte toujours ramener l’être de l’étant en général. L’être n’est donc pas immédiatement identique au temps (un triangle, par exemple, ce n’est pas rien, et il est par définition éternel), mais l’étantité de l’étant se ramène toujours en fin de compte à la temporalité de l’existant, puisque rien n’est qu’à s’accomplir et qu’il faut évidemment considérer, parce qu' » il y a quelque chose et non pas rien « , un fondé ultime qui barre en quelque sorte l’indéfini épuisement de tout en tout, et légitime l’être. Comme acte spécifique du sujet existant, la suspension vectorielle est donc le temps – qu’on n’identifiera donc avec l’être qu’après avoir ramené celui-ci à l’existence.
Ainsi, le temps à quoi l’être se ramène parce que tout étant se ramène à un existant, est intelligible par la vectorialité de l’accomplissement où l’étant s’assure de sa propre identité et donc de son être. Et c’est justement cette vectorialité, ce sens qui va du sujet dernier à ce qu’il exige comme accomplissement, qu’on appelle naïvement la » direction » du temps : son irréversibilité n’est pas une propriété mystérieuse qui interdirait de le comparer à l’espace (dont on sait par ailleurs qu’il ne se distingue pas vraiment – pas plus que l’extension de l’existant, intelligible à partir du » donner lieu » de tout sujet, c’est-à-dire de la nécessité qu’il ne s’exprime pas en une seule expression mais en une pluralité d’extériorité, ne se distingue vraiment de son acte), mais cette irréversibilité est la transitivité même de l’être comme rapport du sujet à son accomplissement, lequel reste indéfiniment à venir dès lors que le sujet est tout au bout de la » chaîne des raisons « . Quant à ce qu’on appelle 1′ » écoulement » du temps (comme s’il était une sorte de sable qui, pour s’écouler, aurait lui-même besoin de temps !), ce n’est que l’altération de l’existant en tant qu’il exprime un fondement toujours différent, constitué qu’est tout sujet par ce dont il est sujet, c’est-à-dire ici par l’indéfinie altération que constitue la réalisation des possibles. C’est pourquoi l’intelligence de ce temps à quoi l’être se ramène finalement passe par la nécessité de distinguer l’acte propre de l’existant, acte de suspension qui est le présent lui-même en tant que toujours identique, de l’altération constante que l’existant subit, sujet qu’il est toujours de possibles constamment réalisés et donc à nouveau réitérés comme tels. L’ambiguïté essentielle du présent qui est toujours le même et toujours un autre est donc levée : il est toujours le même parce qu’il est l’acte de l’existant suspendu dans la nécessité de son impossible accomplissement, et il est toujours autre parce que son sujet – et donc tout, qu’il détermine récurremment – s’y trouve toujours différent. En ce sens, l’ambiguïté du présent est la même que celle de l’être du sujet fondé, qu’on peut considérer comme expression et procession : le toujours identique du présent est l’expression de l’existant, le toujours autre est sa procession.
Nous savons désormais pourquoi le cercle ontologique n’était, dans son essentielle forme verbale, possible qu’au présent : celui-ci n’est pas une instance temporelle parmi les autres, mais ce par quoi les autres peuvent être constitués par réflexion. Ainsi, le passé est la thèse de tout ce qu’il faut considérer pour rendre compte de ce qui est, et le futur la thèse de ce qu’on peut considérer comme accomplissant cette expression que le présent est toujours. La nécessité qu’il y ait pluralité des instances temporelles se confond donc avec la rationalité constitutive de ce qui est, dont le temps est finalement l’actualité même.
Conclusion
La question de l’étant ne diffère pas de la question de l’être, et c’est leur corrélation que, sous le nom de cercle ontologique, nous nous sommes attachés à expliciter. Seulement, notre intelligence reste formelle : nous savons ce que c’est que l’étant, mais nous ne savons pas en quoi l’être, dont nous avons vu comment il le définissait, consiste. Paradoxalement, cette nouvelle question est celle d’un droit : à quoi est-il légitime de reconnaître l’être ? On peut la présenter subjectivement en disant qu’elle revient à se demander ce que c’est qu’avoir raison. Or cette question s’entend différemment selon qu’on se l’applique à soi-même, c’est-à-dire à la personne qu’on est, qu’on l’applique à la seconde personne, celle qu’on rencontre et qui existe, ou qu’on l’applique à la troisième personne, celle qu’on se représente. La question de l’étant, qui est donc aussi bien celle de la reconnaissance de l’être, se redouble ainsi selon l’être, selon l’existence et selon la représentation.
Dès lors la question de la vérité cesse de pouvoir s’identifier à celle de la représentation (j’ai raison quand je me représente les choses telles qu’elles sont, et elles sont telles qu’un Dieu au moins hypothétique se les représente). La question de la reconnaissance de l’être, dédoublée selon les trois modalités qu’on vient de dire, devient alors paradoxalement celle de l’indifférence à la représentation, autrement dit celle de l’existence. Ce qui est apparu ici comme une nécessité de dernier lieu, à savoir que l’être s’entende finalement comme existence bien qu’on ne puisse pas identifier l’étant à l’existant (un dragon n’est pas rien, pourtant il n’existe pas), devient alors une nécessité de premier lieu. Et la question de l’étant qui vient d’être élaborée devient alors celle du savoir toujours originé dans sa nature métaphysique d’être savoir de l’étant, et non pas de rien.
Jean-Pierre Lalloz