Cours du 29 mars 2002
Qu’est-ce que l’exactitude ?
Il n’y a d’autorité que là où il n’y a pas de raison pour qu’il y en ait. La notion d’auteur, qui est celle de l’autorisation de soi, ne dit rien d’autre et toute notre problématique est d’en apercevoir les implications pour ce qui est de la question de la vérité. Et parmi celles-ci, il y a l’exclusivité absolue des notions d’expérience et de vérité. Or toute expérience l’est d’une certaine réalité dont on prétend pouvoir s’autoriser.
La réalité est habituellement présentée comme la meilleure des raisons de faire autorité, en ce sens que celui qui parle depuis ce qu’il sait suppose qu’il est autorisé à parler, par cela même dont on admet qu’il a réellement la connaissance. » J’ai raison de dire ce que je dis parce que la réalité est ainsi, d’ailleurs vous pouvez le constater vous-même, au cas où l’idée vous viendrait de contester ce que je dis « . A l’éthique de la vérité que résume la formule » s’autoriser de soi » répond donc, dans le prisme constitué par l’opposition de l’expérience et de l’épreuve, l’éthique de l’exactitude qu’on peut résumer par la prosopopée suivante : c’est d’un autre qui soit non subjectif que doit relever toute la responsabilité de ce qu’on est en train de dire. Le savoir qui se norme en dernière instance sur l’exactitude révèle que s’autoriser de quelque chose c’est ne pas s’autoriser du tout et que l’opposition de l’épreuve qui marque et de l’expérience qui enrichit est aussi celle de la responsabilité et de la démission. Si c’est vrai, alors l’exactitude est une éthique : mettre constamment en œuvre la même décision d’abolir à chaque fois l’acte subjectif.
L’exactitude comme nécessité transcendantale
Le savoir s’entend toujours dans l’a priori du transcendantal, puisqu’il n’y a de savoir valable que pour un sujet qui aurait pu être un autre et qui, par conséquent, est en vérité toujours un autre : n’importe lequel. Ainsi le premier principe est toujours qu’on ne soit pas en vérité celui qu’on est en réalité : certes, le savant est un homme de telle époque, de telle mentalité, soumis à tel conditionnement etc., mais cela ne fait rien, puisque la légitimité de ses résultats, dès lors qu’ils auront été réflexivement conquis, s’identifie à l’universalité rationnelle (la gravitation n’est pas anglaise, par exemple). Pour l’objet, c’est pareil : quoi que l’expérience présente, c’est toujours quelque chose qui ne compte pas, devant le savoir dont il permettra la détermination. Donc le sujet du savoir est n’importe qui et son objet ne compte pas. Tels sont les deux caractères essentiels du transcendantal
S’agissant de la vérité, nous savons depuis longtemps que c’est le contraire : ce qui compte par exemple dans un texte, c’est qu’il soit d’Aristote et de personne d’autre, et par ailleurs son objet a non seulement pour vérité ultime d’être de » nature » aristotélicienne mais encore d’être bien lui et non un autre (c’est par exemple le sublunaire, qui n’est pas n’importe quel lieu). Ce qui compte, on n’en décide pas – comme on peut décider de lire ou de ne pas lire un traité de géologie ou la dernière thèse parue sur la doctrine aristotélicienne – tout simplement parce que cela décide de nous. Cette décision, nous avons appris qu’il fallait l’appeler » marque « . Le vrai n’enrichit pas (on n’en a pas l’expérience) : il marque (on en a fait l’épreuve). Or qu’est-ce que la vérité, par exemple pour un texte, sinon l’impossibilité dans laquelle il doit se trouver d’avoir été écrit par n’importe qui ? C’est toujours d’avoir éprouvé l’impossible qu’on reste marqué.
Ainsi les textes de savoir, ceux qui importent, s’imposent d’une autorité qu’un réel supposé épistémologiquement préalable et métaphysiquement souverain leur confèrerait, alors que leur scripteur se définit expressément de n’avoir aucune autorité, de ne décider de rien ni de personne : » je n’y suis pour rien : tels sont les résultats de la mesure ou de la lecture, et quiconque refera ces expériences ou ces rapprochements de textes reprendra ce que je dis « . Et certes ces ouvrages-là ne décident pas de leurs lecteurs : plus savants de les avoir lus, nous sommes toujours ceux que nous étions sans eux. S’agissant des œuvres, chacun éprouve qu’il en va tout autrement : il est désormais un autre, n’étant encore lui-même que par ailleurs. On décide d’un texte de savoir alors qu’on est décidé par un texte de vérité. Car on peut figurer ainsi ( » être décidé « ) ce que j’ai appelé, pour désigner les textes des auteurs, leur effet de vérité, qui est d’abord qu’ils nous donnent à nous-mêmes – comme chacun a pu l’éprouver quand, un livre refermé, un silence descendait doucement en lui qui était une nécessité d’écrire, une capacité ponctuelle de vérité.
Pour les textes qui importent, on doit reconnaître une contradiction, et c’est elle que je voudrais développer aujourd’hui pour penser l’exactitude : on ne peut produire un texte de savoir qu’à proclamer qu’on n’est surtout pas un auteur et qu’il n’y a d’autre autorité que celle de l’expérience (on sera prudent dans ses hypothèses, modeste devant les faits, on veillera à la reproductibilité de ses résultats…). La production d’un texte de savoir se fera donc dans la semblance : on fera semblant de croire que la nature entendue comme pure factualité peut autoriser un certain discours (comme si le fait suffisait à instaurer le droit autrement dit comme si l’on n’avait pas toujours la possibilité de le dénier ou de biaiser avec lui), et d’autre part on fera semblant de croire que ce discours va de soi, alors qu’il est forcément autorisé d’un certain nom propre faisant origine (physique cartésienne, économie marxiste, etc.). Car le principal déni est celui qui reste inhérent à l’idée d’objectivité : la réflexion peut bien faire advenir une réalité comme effectuation de son concept dès lors posé dans son essentielle universalité, il n’en reste pas moins que toute démarche s’inscrit dans un a priori de vérité et d’existence dont il est impossible de ne pas nommer » génie » la déterminité. Or génie renvoie à autorité c’est-à-dire à auteur – et donc à nom propre.
Penser comme si l’on était n’importe qui alors que nul ne l’est pour lui-même (puisque chacun est sa propre impossibilité à soi et non pas sa réflexion), penser un objet alors qu’il a seulement des choses (les choses, on les médite ; l’objet, on ne le pense pas mais on le construit), c’est ce que nous reconnaissons pour la modalité réflexive de la trahison de soi, telle qu’elle est impliquée dans la notion d’expérience. Laquelle est aussi bien la trahison de l’autorité, puisque le réel est supposé » décider » de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas, quoi que par ailleurs nous eussions préféré penser. C’est bien en effet le même d’avoir voulu n’être pour rien dans ce qu’on dit et de renvoyer la question de la légitimité de ce qu’on dit à l’impersonnalité absolue du fait.
Bref, si la question de la vérité, quand on la pose éthiquement (et j’espère vous avoir convaincus que la notion de vérité était une notion éthique et non pas métaphysique), s’entend à l’encontre de l’éventualité du savoir et de la subjectivité y afférente ( » n’importe qui « ), elle s’entend aussi à l’encontre de ce que le savoir pose comme l’instance de son autorisation, un réel auquel il » correspondrait « . La trahison de soi telle qu’elle s’accomplit dans l’idée d’expérience et donc aussi dans l’idée d’un sujet transcendantal (non pas une substance ni même un point de synthèse mais la nécessité réflexive) renvoie par conséquent à un principe d’ultime démission de soi qu’il faut nommer l’exactitude. Le savoir peut être indirect, contourné, passer par des moments d’abstraction : il faut qu’à la fin on puisse tabler sur quelque chose d’exact – une mesure, un rapport terme à terme, un établissement historique…
Ethique des textes de savoir : rabattre la question de la vérité sur celle de l’exactitude
Quand j’oppose les textes de vérité aux textes de savoir, par exemple d’un côté un ouvrage de Kant et de l’autre une thèse sur telle ou telle notion de sa philosophie ou un traité scientifique, c’est pour opposer deux types de garantie : celle du savoir ou de la place, et celle du nom. A chaque fois il y a une garantie, qu’on pourrait dire consistante dans un cas (les diplômes ou la place, c’est l’ensemble de la société, l’Etat, la culture, etc.) et inconsistante dans l’autre (le nom propre ne signifie rien). Bien entendu le premier cas aussi est inconsistant : il n’y a pas de savoir social qu’on puisse totaliser et le système des places n’est pas plus totalisable que le savoir des spécialistes attesté par leurs diplômes. C’est d’ailleurs pourquoi, en se situant à la limite éthique de cette activité, on ne peut produire un texte de savoir que mensongèrement : on n’est jamais réellement assuré de pouvoir dire ce qu’on dit, quand on s’assure de pouvoir le dire depuis une place ou un diplôme. Bien sûr, dans la pratique, on le dit quand même, en étant relativement bien assuré : la société est suffisamment solide et les divers savoirs assez constitués pour qu’on puisse tabler sur une garantie acceptable du savoir et des places. Un ouvrage de géologie, par exemple, peut bien contenir des erreurs mais il est globalement garanti par l’état du savoir dans cette discipline, dès lors que celui qui l’aura rédigé aura fait montre, par l’indication de ses diplômes et fonctions, de la confiance que celle-ci lui aura institutionnellement accordée. L’Etat en ce sens garantit les discours, puisqu’il donne les diplômes – mais bien sûr il ne les garantit que relativement : pour un temps qu’on pourrait dire le temps de la réflexion. Je désigne ainsi le temps nécessaire à ce que l’époque soit posée comme telle, c’est-à-dire destituée de la légitimité afférente à l’identification du maintenant à l’être de l’étant en général, qu’on ne saurait en effet contester sans pétition de principe. Notions qu’il s’agit d’un temps variable selon les disciplines : bien plus saccadé et rapide en électronique qu’en histoire naturelle, pour en rester à des exemples empiriquement évidents (en réalité il faudrait faire intervenir des nécessités historiales, des rythmes d’ » épistèmès » au sens de Foucault qu’il faudrait par ailleurs croiser avec des nécessités eidétiques – mais peu importe ici).
C’est ainsi que l’acheteur d’un ouvrage de savoir sait parfaitement que son investissement est à court terme, et que le savoir n’est en ce sens pas garanti pour longtemps : dans quelques années (voire dans quelques mois) il faudra renouveler l’achat. J’insiste sur le caractère juridique de cette nécessité : non seulement l’état des connaissances nécessitera des compléments, des mises à jour ou même des refontes qui peuvent être radicales, mais surtout l’ouvrage qu’on possédait finira par n’être plus garanti et l’indication des diplômes de celui qui l’aura rédigé par ne plus rien signifier ! Quand nous feuilletons chez un bouquiniste un ouvrage scientifique rédigé par quelque éminence doctorale d’il y a soixante ou quatre-vingts ans, nous n’en savons pas moins qu’il ne faut pas l’acheter – sauf bien sûr à s’intéresser à l’histoire de la discipline, c’est-à-dire à avoir décidé d’ignorer celle-ci comme intentionnalité pour ne plus la considérer que comme une représentation historiquement constituée. A la limite l’ouvrage ne concerne plus aucune réalité au sens où le discours géologique concerne les minéraux, et vaut seulement comme document permettant à l’historien de reconstruire le discours des années de son édition : en le lisant, c’est finalement l’époque de sa conception qu’on apprendra à connaître, et elle seule.
Or quand un texte de savoir ne concerne aucune réalité, il n’en reste rien, comme texte de savoir c’est-à-dire comme réalités importantes. Les ouvrages scientifiques auxquels des chercheurs ont pu consacrer des vies entières encombrent les greniers avant d’être jetés. D’ailleurs personne ne s’y trompe et tout le monde est d’accord : les textes de savoir d’il y a un siècle, et a fortiori s’ils sont plus anciens, personne n’aurait l’idée de s’y référer ni même de les lire pour apprendre quoi que ce soit : ils n’intéressent plus que les historiens qui montreront (selon la même méconnaissance…) à partir d’eux comment nos ancêtres se représentaient un monde dont nous » savons » désormais qu’il n’est pas tel qu’ils le voyaient, puisque ne sont réelles pour nous que les choses que notre savoir nous autorise à reconnaître. Car bien sûr les savoirs qui ne sont pas les nôtres, par exemple l’astrologie du seizième siècle ou à la limite la géologie telle qu’elle existait hier matin, à cause de leur caractère réfléchi (nous les constituons en objets), n’autorisent aucune reconnaissance : ils ne sont savoirs de rien et par conséquent pas savoir du tout. Produire un texte de savoir, c’est faire semblant de l’ignorer. Les savants n’écrivent jamais que sur du sable et le grand travail de leur vie est déjà obsolète au moment de sa parution.
Alors que l’auteur est toujours auteur du vrai lui-même, c’est-à-dire de ce qui est en propre le sujet de la vérité (l’œuvre, qui marque), le scripteur de textes de savoir est sujet d’une représentation du réel. La double opposition qu’on indique ainsi peut être également rendue en disant que si le texte de vérité s’autorise de l’inconsistance du nom impossible (condition pour que le vrai soit bien le sujet de la vérité et non pas l’expression d’un autre qui serait seul à compter), le texte savoir s’autorise corrélativement de l’anonymat de celui qui l’a écrit et de l’être en soi supposé du réel qu’il représente. L’impossibilité de la signature et l’impossibilité de la » nature » (au sens où le cogito est de nature cartésienne, etc.) sont donc ses principes en quelque sorte objectifs et subjectifs. Bref, je synthétise l’opposition en disant que le texte de savoir est réellement autorisé, alors que le texte de vérité l’est vraiment – toute la difficulté tenant bien sûr à ce qu’il est contradictoire pour une autorisation d’être réelle sans être vraie, puisque la notion d’autorisation est exclusivement juridique. Car être autorisé, c’est avoir le droit de – ce qui ne renvoie pas à un fait qui serait celui d’avoir effectivement le droit mais encore à un droit plus originel (selon l’indéfinie antériorité du droit à lui-même qui interdit de le considérer comme un fait d’une nature particulière en l’occurrence juridique), puisque ne sera jamais autorisé que celui qui a le droit de l’être (par exemple : le baccalauréat autorise à mener une vie d’étudiant, mais il faut d’abord avoir été lycéen ou inscrit selon une modalité particulière pour être autorisé à recevoir éventuellement cette autorisation).
J’insiste sur l’aspect juridique de la question. Le texte de savoir argumente en s’autorisant de la réalité : le géologue n’y peut rien, par exemple, les réactions du calcaire et de l’acide chlorhydrique sont ce qu’elles sont – et il en tire implacablement les conséquences. Mais je pose la question : est-ce qu’une telle chose est en mesure d’autoriser quoi que ce soit ?
Pour qu’elle soit, et donc pour qu’un discours de savoir puisse susciter le moindre respect (ce qui en suscite, c’est le travail et la probité qu’il représente), il faudrait qu’elle soit autorisée à le faire. Or il est parfaitement absurde d’impliquer quelque réalité que ce soit (par exemple une réaction chimique) dans un ordre qui est purement juridique (avoir raison et non pas tort de dire ceci ou cela). Absurdité d’ailleurs immédiatement avouée dans la figure de la tautologie : que voulez-vous, les choses sont ce qu’elles sont.
Or qu’est-ce que cette nécessité juridique de l’autorité, sinon celle de l’origine telle qu’elle apparaît dans l’impossibilité absolue du nom propre (autrement dit dans la nécessité de travailler) ?
C’est l’autorité, axée sur l’impossibilité qu’elle constitue jamais un fait (qu’on veuille y voir un fait et on ne verra jamais qu’une usurpation), que je décris là.
Je formule brutalement mon argument : un texte de savoir ne vaut rien parce que, bien qu’il lui appartienne essentiellement de le méconnaître en en appelant constamment à une réalité supposée métaphysiquement identique à ce qu’il en dit, il ne s’autorise de rien. Et c’est seulement par méconnaissance, celle qui nous caractérise devant ce qui est trop près de nous pour que nous puissions le considérer (par exemple les traités de géologie parus cette année, et que nous appréhendons comme une sorte de fenêtre métaphysique sur la réalité minérale) que nous faisons confiance aux actuels discours de savoir. Encore que le terme de » méconnaissance » ne soit pas approprié pour désigner une démarche que nous avons raison de faire (où s’enquérir des minéraux, par exemple, sinon dans les traités de géologie dont nous disposons aujourd’hui ?) : il faut plutôt parler de limite.
La réalité n’autorise rien et c’est seulement à faire semblant de l’oublier, qu’on peut s’engager dans la production d’un discours de savoir. » Ce que je dis est autorisé de la réalité « , proclame le savant. La belle affaire ! La réalité en produit la trivialité, au sens où l’on peut dire trivial ce que n’importe qui peut poser, si sophistiqué que soit le cadre permettant de le faire. Par conséquent c’est d’exactitude et surtout pas de vérité qu’il peut s’agir dans un discours de savoir.
La trahison de soi se fait toujours pour les meilleures raisons (ainsi est-ce forcément pour le premier des biens qu’on perd son âme). Dans l’ordre du savoir, la meilleure des raisons, c’est la réalité telle qu’elle se donne et dont on peut arguer pour proclamer qu’on n’est surtout pas le sujet de son propre discours. » Ce n’est pas moi qui parle : voyez vous-mêmes et constatez que la réalité est bien ainsi, que nous le voulions ou pas. »
Quand on produit un texte de savoir, c’est-à-dire un texte dont on épuisera le statut éthique en disant qu’il s’agit qu’il ne soit pas distingué (sa valeur, c’est que n’importe qui, c’est-à-dire n’importe quel sujet méthodologiquement constitué, ait pu le produire), on le fera toujours à l’encontre de l’impossibilité qui définit l’auteur. Cet encontre porte un nom, qui est l’exactitude et qu’il faut par conséquent penser comme une éthique.
Une éthique négative
Je présente d’emblée ma position en disant ceci, à propos des textes de savoir qui l’ont toujours pour ultime critère : on va s’en tenir à l’exact pour éviter la question du vrai.
Pourquoi ? je répondrai que c’est précisément éviter ce dont le vrai est le sujet : la vérité comme effet – celui-là même qui fait de nous définitivement un autre quand l’expérience nécessite qu’on soit toujours le même. Si vous voulez rester le même, fuyez toute pensée qui est à chaque fois l’épreuve de l’étrangeté à soi, et tenez-vous en à l’incontestable qui justifiera que vous vous adressiez à vous-même selon un ultime critère qui sera la tautologie ( » je n’y peux rien : les faits sont les faits « . Ayez par conséquent l’idéologie de l’exactitude.
Philosophiquement, je crois qu’on peut penser l’exactitude à partir d’un décentrement de l’opposition que nous avons longuement explorée, et qui est celle de la vérité et du savoir. A mon avis, on ne peut penser cette trahison de soi, dont le paradigme est évidemment le discours universitaire qui s’épuise à poser que l’auteur est toujours l’autre ( » c’est Platon, Descartes, Hegel, à la limite c’est qui vous voulez – cas des » petits » auteurs ou des auteurs inconnus qu’on déterre le temps d’une thèse – pourvu que ce ne soit pas moi « ), qu’en posant la question de l’identification de la vérité à l’exactitude à travers le déni de ce qui fait l’auteur comme tel.
Or qu’est-ce qui fait l’auteur ? Nous le savons : c’est l’acte subjectif autrement dit la métaphore, l’acte dont l’aberration littérale permet seule de penser qu’on s’autorise de soi parce qu’il n’y a d’autorité qu’à l’encontre de l’éventualité qu’on la fonde jamais.
Si mon approche généalogique de l’exactitude est valable, cela donne le résultat suivant : on aura suffisamment défini l’exactitude quand on aura mentionné l’interdiction de la métaphore parce que son aberration atteste précisément de l’autorité. Et certes ce n’est ni de son savoir ni de sa place ni surtout d’une réalité supposée exister en soi qu’on peut s’autoriser pour dire du dernier chevalier français qu’il était un félin africain ! De rien, par conséquent (ce rien, je l’ai thématisé dans son caractère forcément local sous le nom de » marque « ), c’est-à-dire de » soi « ! Voilà ce qu’il faut savoir pour penser l’exactitude.
Disons le autrement : c’est à partir de Pascal et non pas de Husserl que la notion d’exactitude devient intelligible.
Ma thèse est en effet que l’exactitude n’est pas d’abord une intentionnalité mais une éthique et que cette éthique est réductible à la seule interdiction de l’acte subjectif, autrement dit de la pensée (par opposition à la simple représentation qui, elle, peut certes prétendre à l’exactitude). Là où je m’interdis strictement de penser, mon dit est exact. Je vais donc essayer de penser cette interdiction.
Je redis le principe : l’autorité tient à ce que la métaphore soit aberrante, et surtout pas à ce qu’elle enseigne quelque chose. En effet, un ersatz de concept n’est qu’une impuissance (on tournerait autour de la signification qu’on veut exprimer par incapacité de trouver le bon concept) alors que la métaphore est une impossibilité. Et l’aberration littérale du signifié métaphorique n’est rien d’autre que l’impossibilité pour la vérité qu’elle relève jamais de l’horizon mondain, si l’on nomme » monde » l’ordre du compréhensible, c’est-à-dire plus simplement l’horizon du signifié. Rien du monde ne saurait être vrai, bien qu’il y ait du vrai dans le monde, dès lors troué, parcouru de failles dont le modèle est fourni par l’énigme, qui nous interpelle à chaque fois en tant que sujet, hors de tout savoir possible (même quand on le possède totalement, le savoir ne sert à rien devant les énigmes) et en fonction d’un mot originellement manquant dit » mot de l’énigme « .
Exclure ainsi la vérité du monde, c’est rappeler qu’il n’y a d’autorité qu’à l’encontre de la nécessité transcendantale, qui est aussi bien celle, pour toute chose, de s’inscrire dans un horizon préalable de compréhensibilité. Et c’est ce que j’ai essayé de traduire en refusant qu’il puisse jamais y avoir de raison à l’autorité. A mes yeux, il n’y a aucune différence entre souligner l’aberration littérale de la métaphore (à l’encontre de sa fonction de remplacement conceptuel) et rappeler qu’il serait contradictoire à la question de l’autorité qu’elle renvoie à un fondement consistant, qu’il y ait une raison (jamais soi mais toujours un autre : la nature, Dieu, le consentement, l’idée d’humanité ou tout ce qu’on voudra) dont celui qui prend la responsabilité aurait à s’autoriser.
Ainsi la confusion du savoir et de la vérité, et ce qu’on pourrait appeler son retour moebien qui est la confusion de la vérité à l’exactitude, constituent dans leur unité la décision originelle de n’être pas un auteur.
On le voit très clairement dans le discours universitaire, où il s’agit toujours que l’auteur soit un autre, et dont l’exactitude est le critère en quelque sorte obsessionnel, non pas au sens où l’on devrait en rester à des considération platement positiviste mais au sens où s’autoriser de son savoir revient concrètement à s’accomplir comme scripteur dans cette modalité d’écriture si particulière qu’est la note en bas de page. Il y a évidemment celle qui permet de développer une idée seulement incidente par rapport au discours principal, mais elle n’est pas spécifiquement universitaire : celle qui nous intéresse a pour fonction de donner une référence dont il est impératif qu’elle soit exacte, parce que si elle ne l’est pas, c’est à celui qui écrit que la responsabilité de ce qu’il avance devra être attribuée.
Que signifie en effet une référence en bas de page, sinon ceci : » allez voir vous-même, et vous constaterez que je ne suis pour rien dans ce que je dis » ? Cette modalité de l’écriture est paradigmatique du discours universitaire où il s’agit indistinctement de n’être pour rien dans ce qu’on dit (on se proclame serviteur : c’est toujours un autre qui compte) et d’extraire le savoir d’un auteur comme on extrait le jus d’un citron qu’on se sent ensuite autorisé à jeter. Et certes, si vous lisez une thèse intitulée » la vérité chez Untel « , vous pouvez jeter ledit auteur à la poubelle : à le lire, en la supposant rigoureuse, vous n’apprendrez rien de plus ! C’est du moins l’idéologie de ce type d’écrits, auxquels les étudiants, si enclin à se dispenser de lire les œuvres au profit d’un discours de seconde main, ne demandent en général qu’à souscrire.
Mais plus originellement elle est paradigmatique de l’exactitude comme impératif. Car l’éthique de la note en bas de page ( » Je me lave les mains de ce que je viens de dire : c’est l’autre, au lieu dont je vous donne ci-joint l’adresse exacte, qui doit en répondre ! « ) procède lui-même de ce qu’on peut nommer l’interdiction de soi dont, puisqu’il n’y a de sujet qu’en extériorité au savoir ou qu’au lieu de son inconsistance, le principe est toujours d’imaginer le savoir consistant. Car qu’est-ce que l’indication donnée en bas de page, sinon la preuve par le fait ( » constatez-vous-même « ) qu’il y a des raisons à l’autorité ( » si paradoxal que soit mon discours, j’ai donc raison de le tenir « ) ?
A contrario, on peut dire que l’auteur s’entend comme tel à l’encontre de l’idéologie de l’exactitude. Non pas surtout qu’il puisse être désinvolte (au contraire : la désinvolture consiste à actualiser indifféremment ses possibilités alors que l’auteur est dans sa propre impossibilité) mais en ceci qu’on n’est auteur qu’à ce que l’interdiction commune de penser (l’impératif d’en rester au communicable) ne compte pas.
Dans Quatre-vingt-treize (III, II, 12), Victor Hugo nous parle d’un très bon soldat d’exécution, homme » médiocre « , qui » avait sur l’âme et sur le cœur ces deux abat-jour, la discipline et la consigne, comme un cheval a ses garde-vue sur les deux yeux » et qui était » exact dans l’obéissance « . Par cette indication, nous comprenons que ses chefs pouvaient compter sur lui : pas de risque qu’il interprète les ordres, c’est-à-dire qu’il leur reconnaisse une dimension métaphorique, parce qu’alors il aurait été responsable de l’interprétation et donc de l’action qu’elle impliquait. A contrario, j’ai vu à la télévision un ancien chef des services secrets raconter que quand il présentait la nécessité d’éliminer physiquement quelqu’un au Président de la République, celui-ci se détournait et laissait silencieusement errer son regard dans le parc – ce qui pouvait être interprété comme une autorisation, l’autorisation d’un acte dont seul l’interprète devrait porter la responsabilité si les choses tournaient mal. Voilà (pour l’apparence admise comme telle) le contraire d’une obéissance exacte. Car les deux termes de l’acte subjectif sont réunis : la métaphore et la responsabilité. Responsabilité en effet qui est toujours celle d’une aberration puisqu’il s’agissait bien d’identifier un silence à un ordre d’assassinat ! Et certes, il faut être fou pour reconnaître un commandement d’une telle gravité dans une simple absence de parole : aussi fou que celui qui a le premier identifié Bayard à un lion. Telle est la responsabilité.
Car dans ce qui est justifié, il n’y a pas de responsabilité ! Que je vous explique les raisons qui justifient ma conduite et elle devient celle de n’importe qui : à m’écouter, vous reconnaîtrez que dans les mêmes circonstances objectives et subjectives vous auriez fait la même chose. J’ai donc disparu : il n’y a plus que l’idée formelle et vide d’un sujet pour les actions – formalité et vacuité qui sont en réalité fausseté, puisqu’en mentionnant un choix j’aurai en réalité établi que le savoir était le vrai sujet de ce que j’ai fait, puisque je ne peux faire que ce qui m’apparaît préférable et que c’est mon savoir qui décide de cet apparaître. D’une décision, au contraire, il n’y a rien à dire : ce silence est la reconnaissance du sujet comme tel.
Il n’y a donc jamais de responsabilité, réflexivement parlant, que d’aberrations c’est-à-dire que de choses en quoi il est impossible au semblable de se reconnaître : c’est toujours des décisions qu’on est responsable, jamais des choix – puisqu’il suffit de les expliquer ( » avec le savoir dont je disposais sur le moment, voilà ce qui m’est apparu comme préférable « ) pour qu’aussitôt celui à qui l’on s’adresse se reconnaisse lui-même comme sujet réflexif (celui qui se soumet aux meilleures raisons) dans ce qu’on a fait. Réflexif, ici, cela signifie destitué de soi au profit du savoir puisque c’est toujours le savoir qui est le vrai sujet du choix (par opposition à la décision). L’essence du choix réside dans l’irresponsabilité : ce n’est jamais moi, c’est toujours le savoir qui autorise mes choix : ce terme désigne le sujet comme une fonction du savoir. Et la décision, justement, c’est quand le savoir ne compte pas : ou bien qu’il n’y en ait pas, ou bien qu’il soit inopérant comme dans les situations où il y a autant d’arguments pour que d’arguments contre. Or quand le savoir ne compte pas, il faut bien s’autoriser de soi. C’est pourquoi on signe les décisions alors qu’on explique les choix.
L’exactitude s’entend au contraire comme une éthique de l’irresponsabilité. D’ailleurs je viens moi-même de faire une citation de Victor Hugo exactement référencée. Est-ce que le sens de ce passage n’est pas de vous faire admettre que la corrélation choquante posée par moi entre médiocrité et exactitude, eh bien il ne faut pas me la reprocher parce qu’alors vous devrez la reprocher aussi au plus grand poète français ! Alors ou bien vous n’oserez pas, ou bien vous admettrez qu’en effet la corrélation existe. Bref, dans un cas comme dans l’autre, je ne suis pas responsable de ce que je dis…
Dans tout ce que j’ai lu sur l’exactitude, j’ai trouvé la même méconnaissance de son statut d’éthique. De même que le secret de la métaphore ne réside pas dans ce qu’elle dit (il y aurait des aspects du monde inaccessibles au concept et impliquant un » signifié métaphorique « ) mais dans la question de savoir qui parle (un sujet marqué c’est-à-dire capable de vérité, ou au contraire n’importe qui), de même la question de l’exactitude ne réside pas dans une nécessité (objective ?) de transposer (métaphoriquement ?) les règles de l’établissement des textes en philologie ou de la mesure en physique mais dans le seule horizon de la responsabilité.
La démission de soi, dont la note en bas de page est en quelque sorte l’emblème, est ainsi le principe éthique de l’exactitude, son essence est négative : que l’acte subjectif y soit proscrit. Et quand les tenants de l’exactitude (donc notamment des notes en bas de page) en appellent aux » faits » ou à la lettre, qui ne voit que c’est toujours pour interdire la pensée ? » Tenez vous-en au texte, Monsieur le fantaisiste « , dit le professeur à l’élève imaginatif.
Quant à mettre en avant l’idéal d’une » correspondance » entre un discours et un fait, c’est une pétition de principe puisque la métaphore aussi peut s’entendre comme une correspondance. Mais on précisera : correspondance, oui, mais adéquate, réussie – à la différence d’autres qui sont inadéquates et ratées. Et quand on insiste encore, l’interlocuteur précisera la nature de cette » correspondance » : on le forcera à avouer que par adéquation ou réussite, c’était en réalité coïncidence qu’il entendait ! Par exemple, il faut que le bord de la feuille de papier coïncide avec le zéro du double-décimètre pour qu’on puisse la mesurer exactement ; ou alors il faut que les termes d’un texte allemand coïncident avec les termes de la traduction française, y compris bien sûr dans les jeux sur les racines et les étymologies.
Coïncidence, cela signifie qu’il n’y a pas d’espace intermédiaire. Je demande donc : qu’est-ce que la coïncidence, quand on en fait un impératif, sinon l’interdiction d’un espace dont on voit bien, s’agissant du discours, qu’il est l’espace de la pensée – l’en plus qui distingue ce qu’on a dit de ce que l’on voulait dire (et que n’importe qui aurait dit) ? Il est bien certain que l’élève de l’école maternelle ou primaire devra faire coïncider la feuille de papier avec la première graduation de son double-décimètre, ou que l’universitaire français traduisant Heidegger devra fabriquer des néologismes pour faire entendre point à point le soubassement des termes du philosophe allemand. Impératif non pas positif mais bien négatif : que rien n’advienne d’un sujet que dès lors on identifierait à l’arbitraire.
Et certes, toute pensée est arbitraire quand on prend le critère de la coïncidence, puisqu’elle est métaphorique et que la métaphore se définit précisément de ne pas coïncider !
La pensée s’accomplit là où elle ne coïncide pas, et c’est par conséquent le même d’ériger la coïncidence en norme catégorique et d’interdire de penser. Il faut être un universitaire et pas un philosophe pour traduire exactement Heidegger, de même qu’il faut être un élève appliqué et non pas imaginatif pour mesurer exactement la longueur d’un morceau de papier : qu’entre le texte français et le texte allemand on ne découvre surtout pas de métaphore c’est-à-dire de pensée (et certes, c’est Heidegger et non pas son traducteur qu’on veut lire), de même qu’il ne faut pas que le double-décimètre de l’enfant puisse apparaître, dans l’ordre disons de la longueur, comme la métaphore de sa feuille de papier.
Que, par hypothèse, ce soit le cas, et l’on serait dans le domaine de l’art. Car on peut par exemple concevoir (mais justement : qu’on la conçoive a priori suffit à l’exclure de l’art…) une » performance » qui serait une telle mesure : les spectateurs médusés verraient dans le bord du double-décimètre le bord de la feuille de papier, à ceci près que cette identité serait métaphorique ; autrement dit : ce serait la même chose, non pas dans la réalité mais seulement dans la métaphore dès lors identifiée à l’acte d’une distinction du vrai.
Le secret de l’exactitude, c’est par conséquent l’aberration littérale de la métaphore : il faut toujours qu’il y ait quelque chose, alors qu’elle s’épuise à poser, à titre de vérité, que cela ne compte pas ! L’opposition de quelque chose à rien, on le comprend, apparaît comme celle du savoir et de la vérité en tant qu’elle vaut impérativement : l’impératif que le savoir suffise et qu’on bannisse toute vérité ; or il ne peut suffire qu’à la condition qu’on le réduise finalement à une coïncidence. Je le dis autrement : l’impératif de l’exactitude, c’est qu’il n’y ait surtout pas à interpréter puisque dans l’interprétation le savoir fonctionne comme vérité ! Or qu’est-ce qu’interpréter, justement, sinon reconnaître un sujet ? La boucle des questions de l’exactitude et de la responsabilité est donc bouclée.
Dans le culte de l’exactitude, on cherche une correspondance qui soit finalement une coïncidence et c’est une telle trivialité que, satisfait comme le pharmacien Homais devant les victoires de la science positive, l’on nommerait vérité.
La question de l’auteur est tout autre, puisqu’elle est celle de l’impossibilité d’être jamais autorisé par tout ce qui d’une manière ou d’une autre peut autoriser…
Cela dit, la question de l’exactitude n’est pas épuisée, notamment parce qu’il y a des discours qui ne sont rien d’autre qu’une recherche scrupuleuse et obsessionnelle de l’exactitude (je pense bien sûr à Shoah, de Claude Lanzmann, mais aussi à Foucault) et qui produisent par là même un effet de vérité. Or ce qui produit un effet de vérité, forcément, c’est le vrai. Mais précisément : c’est un paradoxe ; autrement dit cela n’est vrai que sur le fond d’une vérité plus originelle dont certains auteurs ont su opérer la subversion, et qui est celle que j’ai dite.
Je vous remercie de votre attention.