Cours du 1er juin 2001

Qu’est-ce qu’un acte d’autorité ? (2)

La question de l’autorité est celle de la possibilité de poser l’origine, puisque décider de ce qui compte et de ce qui ne compte pas, précisément parce que c’est une décision et non pas une constatation, c’est faire advenir une origine. Tout acte d’autorité est originel, instituteur d’un ordre irréductible aux nécessités mondaines préalables – et par là il constitue un événement. L’exclusivité au service des biens, qui traduit l’impossibilité de séparer la question de la vérité de celle du mal, renvoie à cette impossibilité pour l’autorité de s’inscrire dans les a priori qui structurent le monde, et dont le premier est la finalité. Et c’est de récuser la finalité que l’autorité s’entend d’abord, elle dont la notion procède de l’unité philosophique de la vérité et du mal (d’où l’idée qu’il n’y a vraiment d’autorité qu’aberrante, puisqu’à obéir à une autorité que j’approuve, c’est à moi et non à elle que j’obéis). Récuser la finalité, c’est être originel – dès lors qu’on a défini l’origine par son impossibilité.

Je traduirai cette nécessité en disant que tout acte d’autorité produit un effet d’origine, et c’est même ce qui le définit. L’acte d’autorité est cette production, dont le premier trait est l’exclusivité au service des biens, c’est-à-dire à la nécessité représentative et donc à la volonté – puisqu’on ne veut qu’à s’autoriser de ce qu’on a reconnu être son propre bien (celui que n’importe qui aurait raison de poursuivre à notre place), alors qu’on fait autorité seulement à s’autoriser de soi-même, hors du conformisme de la volonté. L’appel du 18 juin, par exemple, ne s’entend pas du fait qu’un militaire quelconque voulait reprendre la lutte contre l’occupant étranger ainsi qu’il allait de soi dans certains milieux nationalistes de l’armée, ou contre l’occupant hitlérien, ainsi qu’il allait de soi dans certains milieux progressistes et même libéraux de la population, mais du fait que c’est de Gaulle qui l’a lancé, et qu’il l’a fait en son propre nom : il ne s’autorisait ni de son savoir ni de sa place, ni surtout de convictions indubitablement nationalistes qu’il avait en commun avec beaucoup de gens à l’époque : la vraie raison de son acte (par opposition à toutes les autres que nul ne songerait à nier dans leur réalité), c’est qu’il était de Gaulle, autrement dit qu’il s’autorisait de lui-même.

Là est l’autorité, qu’il ne faut donc pas borner à la figure du commandement, qui en est même le plus souvent exclusive, puisqu’un commandant s’autorise habituellement de sa place autrement dit de sa médiocrité : c’est l’autorité de l’armée et non la sienne qui se réalise à travers les ordres qu’il donne. C’est donc bien plutôt la notion d’auteur qui permet de penser ce paradoxe de l’acte d’autorité, parce qu’elle conjoint les idées d’autorité et d’origine.

Pour le moment, nous allons étudier comment l’autorité produit un effet d’origine. Car de même que le vrai n’est vrai qu’à produire un effet de vérité (autrement c’est un réel particulier) l’autorité ne l’est qu’à produire un effet d’origine.

Exclusivité de l’autorité à la représentation, donc à la fonction-autorité

Pour penser l’acte d’autorité comme la production d’un effet d’origine – car telle est sa définition – il faut commencer par exclure cette notion de la dimension représentative à laquelle nous avons l’habitude de l’associer sans voir que par là même nous dénions qu’il puisse y avoir d’autorité. Car ou bien on est dans l’ordre de la représentation et on réserve l’autorité au seul sujet qui se constitue comme transcendantal d’adopter cette position qui est en même temps une éthique (celle de ne rien respecter, puisqu’en tout ce que je me représente je suis toujours ce qui compte), ou bien on reconnaît l’autorité c’est-à-dire l’impossibilité d’enfermer les raisons des respecter dans la conscience de respecter. Le respect est toujours un débordement du sujet par la vérité dont il ne décide pas, et justement parce qu’il n’en décide pas. La rencontre du vrai comme tel, autrement dit la reconnaissance de l’impossibilité qu’on en soit le sujet, c’est le respect, dont on a vu en quoi il était instituteur d’un sujet capable de vérité (respecter, c’est reconnaître le sujet qui compte et qui dès lors est vrai, par opposition à soi-même comme formalité représentative). Si donc le respect porte d’abord sur l’autorité, alors en effet il est exclu que l’autorité soit jamais de nature représentative. Un acte d’autorité se fait toujours en rupture de la nécessité représentative et, subjectivement, c’est dans cette rupture qu’on le reconnaît.

Je vous ai indiqué la semaine dernière que l’autorité était exclusive du service des biens, comme tout le monde le reconnaît en éprouvant que l’autorité s’impose seulement là où elle est aberrante. Aberrante, cela signifie ici en exclusivité de la représentation : il n’y a autorité que là où il est impossible de se représenter qu’elle soit légitime, autrement dit que là où la légitimité attestée par le respect s’entend expressément à l’encontre de sa propre possibilité d’être représentée.

Il est évident que le service des biens produit de l’autorité, par exemple celle du médecin quand on veut la santé, celle du général quand on veut la victoire, et ainsi de suite. Mais il ne s’agit pas vraiment d’autorités, puisque c’est de ma volonté guérir quand je suis malade que le médecin – gardons cet exemple paradigmatique – tire l’autorité qu’il a sur moi, laquelle autorité n’est dès lors qu’une représentation de cette volonté mienne : il s’agit seulement pour moi que je veille à ne pas me contredire comme je le ferais en refusant de me soumettre à ses décisions, autrement dit que j’existe comme sujet de la représentation. Et cela, c’est mon affaire, exclusivement : celui à qui j’obéis ne compte pas. Or l’autorité, au contraire, c’est le fait de compter…

Est-ce que l’autorité des dirigeants politiques, par exemple, ne tient pas de ce qu’ils nous représentent pour appliquer des lois qui elles-mêmes figurent notre volonté ? qu’un gouvernement cesse de représenter le peuple et il cesse d’être légitime, à nos yeux. Bref, nous identifions spontanément l’autorité et la nécessité représentative en reconnaissant comme légitime uniquement notre propre représentation (l’ensemble des députés s’appelle  » la représentation nationale  » par exemple). Rien là que de très évident. Sauf que l’on pose ainsi que l’autorité n’existe pas ! Car à n’obéir qu’à mes représentants et dans la seule mesure où ils me représentent, je n’obéis à personne et ne reconnais aucune autorité… Que l’homme n’obéisse qu’à lui-même, c’était la donnée principale du problème que Rousseau se donnait à résoudre en rédigeant le Contrat Social.

Ainsi est-il exclu que le service des biens produise quelque autorité que ce soit, précisément parce qu’il est l’ordre de la nécessité représentative : il ne comprend d’autorité que comme représentation d’une volonté qui reste autonome et qui ne respecte rien, sinon sa formalité représentative – autrement dit la nécessité réflexive de sa cohérence. Or il s’agit d’une nécessité non pas éthique mais transcendantale : une représentation qui n’est pas subjectivement cohérente n’est représentation de rien et par conséquent n’est pas représentation du tout.

On ne fait pas souvent la différence, qui est capitale, entre l’autorité et la fonction autorité : celle-ci est une fonction de la représentation, à laquelle celle-là est parfaitement exclusive. En fait c’est par refus du respect qu’on se trouve conduit à opérer cette confusion. Il est évident, en effet, que si l’autorité est une fonction de représentation, il n’y a jamais rien ni personne à respecter : ni la loi où se représente notre volonté de citoyens parce que s’y conformer n’est pas la respecter, elle, mais refuser d’être incohérents au nom de l’idée représentative qu’on se fait de soi-même, ni les auteurs qui ne sont pas des génies, c’est-à-dire des sujets qui n’ont pas cédé sur la distinction de la première personne, mais une  » fonction  » de repérage social pour la gestion des textes. La fonction-autorité (au sens où l’on parle aussi de fonctionnaires d’autorité) n’est pas l’autorité parce qu’elle s’inscrit dans le service des biens et dans la nécessité représentative, et qu’il est exclu qu’elle inspire le respect. Or l’autorité est originellement l’objet du respect, c’est-à-dire le sujet d’une distinction dont celui-ci est l’épreuve.

Si je reprends ce que nous avons appris de Saint Thomas concernant la crainte, et si je reprends la définition que je vous ai proposée de l’esclave à partir de l’impossibilité qu’il respecte, je dirai que le monde (horizon des biens, puisqu’il est inséparable de la conscience dont la finalité est la première nécessité) est l’ordre des autorités serviles. Est servile une autorité qui rabat la question de la légitimité sur la question du bien, et qui par là n’est pas une autorité : là où le bien est en question, le respect est impossible – puisqu’il n’y a de respect qu’à ce que l’important (donc les biens) ne compte pas. Et là où le respect est impossible, il ne saurait être question d’autorité.

L’autorité, concrètement, n’existe que comme division du vrai et du bien : ce qui compte n’est pas ce qui convient et c’est dans cette nécessité que réside l’essence de l’autorité, qui consiste toujours concrètement à poser ce qui compte en écartant ce qui convient. Et l’effet d’origine dont la production s’appelle  » acte d’autorité « , il faut d’abord le voir comme cet écart. En quoi cet écart doit-il s’entendre comme effectuation de la problématique de l’origine ? c’est cde qu’on va voir maintenant.

Réciprocité de l’acte d’autorité et de l’origine

Dans l’autorité, donc, il s’agit du vrai et jamais du bon – du vrai entendu subjectivement par le refus d’envisager que le bon puisse jamais compter. L’acte d’autorité est ce refus.

Il faut donc toujours penser l’acte d’autorité à partir de l’exclusivité de la vérité et du monde : il consiste à poser que rien de ce qui est mondain, c’est-à-dire pris dans l’a priori des finalités et des significations, ne saurait jamais compter.

Mais alors qu’est-ce qui compte, qui s’impose à l’encontre des nécessités mondaines, c’est-à-dire de la finalité et de la signification (ce que rassemble l’idée de compréhension, coextensive à celle de monde) ?

Une seule réponse convient, dès lors que l’autorité doit se penser à partir de la vérité et que la vérité doit elle-même s’entendre comme existence selon l’origine : un acte d’autorité est une position d’origine. Car s’il consiste avant tout à distinguer ce qui compte de ce qui ne compte pas, cela signifie qu’il va écarter tout ce qui relève du monde dans le moment où il pose le vrai comme tel. Or ce qui est absolument exclusif au monde et qui cause le vrai, je viens de le dire, c’est l’origine. Par exemple, est-ce que l’appel du 18 juin n’est pas donation d’origine pour la  » France libre  » et pour la politique française pendant plusieurs décennies ?

Un acte d’autorité n’est jamais un choix, qui est au contraire parfaitement anonyme en ce qu’il est une fonction du savoir (celui-ci fait apparaître le préférable comme tel, et le préférable commande qu’on le choisisse), mais une décision – c’est-à-dire un départ, une distinction. Décider, en effet, c’est toujours éliminer ce qui ne compte pas, alors que dans le choix on se contente de reconnaître la moindre importance d’une possibilité relativement à celle qui s’impose comme préférable. Et ce qui ne compte pas, c’est ce qui est sans vérité. Un acte d’autorité consiste toujours à écarter ce qui est sans vérité, et par là à faire advenir le vrai (lequel ne préexiste donc pas dans une différence jusque là inaperçue : il ne s’agit pas de choisir le vrai contre le réel). Ainsi l’appel du 18 juin consiste-t-il à poser que la France réelle (l’armée en déroute, l’attentisme de la population, la collaboration déjà engagée…) ne compte pas. Et par là advient la  » vraie  » France. Eh bien cette France, elle a une origine, par opposition à l’autre qui a des causes : cet appel comme acte d’autorité, comme acte d’un homme qui s’est autorisé de lui-même.

Inversement, si nous réfléchissons à l’idée de l’origine, nous constatons que son paradoxe débouche forcément sur l’idée d’acte d’autorité. Il y a bien un origine à tout (par exemple à la France, en tant qu’elle est vraiment la France), mais cette origine n’est pas une cause – puisque précisément elle compte alors qu’une cause peut seulement importer. Je voudrais vous monter que l’origine est à penser très concrètement, non pas comme une notion métaphysique nébuleuse et magique (ce qu’on risque de croire dès lors qu’on a reconnu l’impossibilité qu’elle relève d’une réalité qui la rangerait dans l’ordre des importances), mais comme un acte, et plus précisément un acte d’autorité.

En fait ma thèse est la suivante : toute origine est un acte d’autorité et tout acte d’autorité fait origine.

Il n’y a d’autorité que du vrai. Tout ce qui est vrai est divisé entre sa réalité et sa vérité, et c’est de cette division dont sa vérité n’est paradoxalement qu’un moment qu’il est vrai. Cela a une conséquence absolument capitale en philosophie, qui est la nécessité de définir concrètement le vrai non pas par lui-même (auquel cas on ne ferait une réalité affectée d’un trait paradoxal) mais par son effet, lequel est un effet de division. C’est à être divisé par lui qu’on reconnaît le vrai, et nullement par un trait qu’on pourrait y apercevoir et qui le diffèrerait du simple réel. J’y reviendrai de plusieurs manières. L’essentiel est de retenir ici qu’on ne peut séparer le vrai de son effet, et c’est précisément dans cette impossibilité que réside, à mon avis, le principe formel de l’autorité.

Si donc on appelle vrai ce qui existe selon l’origine, et si d’autre part le vrai est divisé (se reconnaît comme tel dans un effet de division), alors cela signifie que l’origine est l’acte même de la division. J’appelle origine l’acte de décision où ce qui compte est distingué de ce qui ne compte pas : l’acte où ces termes sont posés en extériorité l’un à l’autre. Par exemple la signature de l’armistice par Pétain, voilà qui n’a pas droit de cité quand on considère la  » vraie  » France. Cela a bien eu lieu, entraînant un certain nombre de conséquences dont certaines peuvent être vitales. Cela importe donc, mais cela ne compte pas, et l’acte d’autorité consiste à le poser.

Je prends un autre exemple : l’origine de la géométrie. Est-ce que la géométrie ne naît pas d’une décision consistant à refuser au rond le statut de figure  » vraie «  ? on donne naissance à la géométrie en posant que la  » vraie  » figure, ce ne sera pas le rond mais le cercle,par là même institué à travers la question de la vérité et non pas découvert, comme si cette réalité platonicienne existait de toute éternité, en redoublement des choses concrètes.

Pourtant un rond existe alors qu’un cercle n’existe pas, n’étant rien d’autre que sa distinction d’avec le rond (puisque, encore une fois, la vérité n’est pas une autre réalité). Le monde constitue donc cette décision comme proprement aberrante… en quoi nous retrouvons la nécessité que je vous ai indiquée tout à l’heure – application de l’impossibilité de différencier la question de la vérité de la question du mal. A cette objection, un sujet qu’on appellera l’auteur répond qu’il le sait mais qu’il ne veut pas le savoir : il a décidé que la vérité géométrique serait celle de l’idéalité et non celle de la réalité, aussi parfaite qu’on voudrait la considérer. La réalité ne compte pas, et il n’y aura pas de différence, quand on fait un cours de géométrie, entre un magnifique rond exécutée avec un compas de précision, et une vague  » patate  » rapidement tracée à main levée : bien sûr qu’il y en a une, mais la géométrie, c’est précisément qu’elle ne compte pas. On appellera origine de la géométrie la décision correspondante, laquelle est donc un acte d’autorité qui s’impose à l’encontre de l’évidence.

Pour qu’il y ait acte d’autorité, il y faut donc qu’on refuse de savoir ( » je sais bien que le cercle n’existe pas et qu’il y a seulement des ronds, mais je ne veux pas le savoir et je m’en tiendrai aux nécessités idéales ! « ). Le refus du savoir, en tant qu’il est savoir de la réalité, est inhérent à la décision dont on dira ensuite pour cette raison qu’elle est l’origine. La France est battue, son armée en déroute, de Gaulle ne le nie pas, mais cela ne compte pas.

La formule n’est pas non plus  » je sais bien mais quand même  » parce qu’il ne s’agit pas d’opérer un déni de la réalité ; mais bien au contraire il s’agit de reconnaître cette réalité dans son caractère irréductible (ne pas en faire une simple apparence), mais de la reconnaître précisément en tant que réalité c’est-à-dire en tant que n’étant pas la vérité ! je sais bien qu’il y a seulement des ronds, et rien d’autre – la géométrie s’instaurant de ce qu’on les reconnaisse pour des figures non vraies. Est géomètre non pas celui qui accèderait à un monde supralunaire accessible aux seuls initiés mais celui pour qui les irrégularités des figures dessinées au tableau ne comptent pas. La maladresse (ou l’adresse) d’un dessin fait au tableau, justement de ne pas compter, institue l’ordre des idéalités non pas comme l’ordre d’une perfection positive mais comme l’ordre qui n’est pas concerné par les différences qu’il peut y avoir entre les figures (par exemple le cercle est grand ou petit, tracé à la craie sur le tableau ou au crayon sur le papier, etc.). Bref, le cercle n’est rien d’autre que sa distinction d’avec le rond alors qu’on pouvait imaginer qu’il existait en soi comme une chose différente, et c’est à le poser qu’on  » invente  » la géométrie comme un ordre de vérité et non pas comme un nouvel ordre de réalité.

L’acte d’autorité consiste expressément à reconnaître la réalité et non pas à la nier, mais à poser que la question de la vérité s’entend à l’encontre de cette reconnaissance qu’on opère soi-même.

On voit qu’il ne faut pas confondre la vérité avec l’idéal : ce n’est pas par idéalisation ni, donc, par passage à l’infini qu’on peut parler de la vérité, parce qu’on serait alors toujours dans le même ordre de réalité : une réalité idéale ou une réalité infiniment perfectionnée, ce sont toujours des réalités. Non : la vérité n’est pas l’idéal parce qu’elle produit un effet de division et non pas un effet d’assurance de soi. L’acte d’autorité ne consiste pas plus à poser une France idéale contre la France réelle (de Gaulle aurait été un doux rêveur, idéalisant son pays comme un amoureux rendu aveugle), qu’il ne consiste à poser des figures géométriques d’emblée parfaites (on fait idéalement un saut vers le résultat d’une série infinie de perfectionnement) : la France idéale ou le rond parfait ne sont ni la vraie France ni le cercle, et l’acte d’autorité consiste à le poser.

C’est pourquoi il serait absurde de dire qu’un acte d’autorité est irréaliste. Jamais un rêveur, au sens psychologique du terme, ne peut poser un acte d’autorité, et l’on est souvent surpris de l’attention aux détails, aux réalités triviales, dont les gens qui font autorité savent faire preuve – alors qu’on aurait pu imaginer de manière idéaliste qu’ils habitaient les régions éthérées du sublime.

Dire, comme je le fais, qu’il n’y a d’acte d’autorité qu’à l’encontre de l’idéal, c’est non seulement rappeler que la vérité n’est pas une sorte de réalité autrement dit que sa question n’est jamais celle du repérage d’une différence, mais c’est rappeler que l’efficience de l’origine ne peut être une causalité. Une cause assure son effet, alors que l’origine a la division même pour effet. L’appel du 18 juin est originel pour la France, précisément parce qu’il pose qu’il n’y a pas d’autre France que la France réelle, mais que cela ne compte pas : c’est d’être en-deçà de toute réalité qu’il donne un avenir à un pays qui n’avait plus qu’un futur. De la même manière l’origine de la géométrie ne doit pas être entendue comme une conversion platonicienne parce que cela reviendrait à admettre que la réalité quotidienne n’est pas réellement la réalité, alors que toute la question est qu’elle ne le soit pas vraiment.

De cette définition de l’acte d’autorité comme origine, vous apercevez l’application dans la nécessité pour tout ce dont il est la position de produire lui-même (puisqu’il est dès lors originel) un effet de vérité, c’est-à-dire un effet de division.

L’enfant qui démontrerait une propriété du cercle au en mesurant des segments ou des angles à l’aide de son double-décimètre ou de son rapporteur pourrait bien, si les figures ont été tracées avec suffisamment de soin, parvenir à des conclusions exactes. Son professeur n’en aurait pas moins le devoir de mettre un zéro à un tel travail, parce qu’il constituerait un manque de respect de l’autorité qui institue la géométrie et qui est, ainsi qu’il convient à l’origine, aussi bien toujours déjà perdue que toujours actuelle : la géométrie, c’est justement qu’une telle démarche ne soit pas légitime, autrement dit que le sujet se divise lui-même en reconnaissant comme non vraie une représentation dont il a pourtant l’assuranceCar si le cercle n’est rien d’autre que sa distinction d’avec le rond, autrement dit s’il s’agit bien là de vérité et non pas de réalité, alors la démarche de l’enfant est fausse parce qu’elle ne le divise pas et qu’elle ne divisera pas la personne qui examinera son travail. Le vrai nous divise – que nous en soyons l’auteur ou que nous en fassions la rencontre – et c’est à cela qu’on le reconnaît. Que le vrai soit fait de sa propre division et qu’à son tour il divise, c’est ce qui permet de définir l’acte d’autorité comme son institution.

C’est la même chose de faire acte d’autorité et donc, à récuser que ce que n’importe qui à notre place aurait reconnu, puisse être vrai, de s’autoriser de soi-même.

S’autoriser de soi-même, à l’encontre de son savoir et de sa place qui ne comptent pas, c’est instituer le vrai qui est précisément fait de sa propre division. Celui qui a écarté la réalité et par là institué un vrai de sa seule distinction (la sienne propre et aussi celle de ce qu’il pose), celui-là cause la distinction de ceux qui, plus tard, reconnaîtront le vrai comme tel – c’est-à-dire justement comme distingué et non pas comme différent. Le lecteur d’une démonstration géométrique est ainsi divisé d’avec celui qui voit bien qu’il n’y a que des ronds sur le cahier : les yeux de l’esprit, si l’on peut s’exprimer par une métaphore aussi usée, sont institués de ce que les yeux du corps ne comptent pas et non pas de ce qu’il y aurait des choses visibles uniquement pour l’intellect et qu’il faudrait différencier de celles qui sont visibles uniquement pour le corps ; il faut nommer respect l’épreuve réfléchie de cette division. Impossible de lire une démonstration de géométrie sans être saisi de respect devant les nécessités de l’idéal puisque justement il n’y a que du réel, mais qu’il ne compte pas.

La décision qu’on nomme ainsi, il est impossible qu’elle s’appuie sur un savoir ou sur une place qui renvoient toujours à des complétudes. Il n’y a donc de vérité que là où nul ne pouvait ni ne devait poser ce qu’un seul – dès lors distingué de lui-même – a posé. Cette distinction définit la première personne : chacun est le semblable de ses semblables, et pourtant il est absolument seul à être lui-même. La division de la première personne, quand on ne cède pas, cela s’appelle tout simplement le génie – dont l’effet est par conséquent un divisé.

C’est que tout acte d’autorité est génial. Voilà pourquoi il s’impose : de sa propre division.

Je rappelle que le terme de  » génie  » ne désigne rien d’autre que cette division, quand on l’entend non pas comme structure mais comme éthique.

L’origine de l’autorité, c’est toujours le génie. Il n’y a pas d’exception. A nous ensuite d’en tirer les conséquences philosophiques, à partir de la semaine prochaine.

Je vous remercie de votre attention.