Qu’est-ce qu’un événement ?

 

Introduction

Commençons par une évidence : sa spécificité est qu’il soit imprévisible et inouï, sinon, il s’agirait d’un simple moment dans le devenir du monde, d’un fait aussi important qu’on voudra mais en tout cas pas d’un événement. Quand ensuite on en reconstruira la nécessité, on supprimera sa dimension d’événement. Par exemple une lecture rétrospective de l’histoire nous montre que la Révolution française ne pouvait pas ne pas arriver, et qu’elle n’est somme toute que l’accomplissement très normal des configurations politiques, culturelles et économiques qui caractérisaient des années précédentes. De ce point de vue, elle est tout ce qu’on voudra sauf un événement : l’événement serait qu’elle n’ait pas eu lieu. Il n’y a donc d’événement qu’en extériorité au savoir entendu comme représentation compréhensive de la réalité – et donc, paradoxalement, que par la nécessité représentative.

Ainsi la question de l’événement est dédoublée : ce n’est jamais de l’événement lui-même qu’il s’agit quand on interroge sa notion, mais toujours en même temps de sa représentation, puisqu’il apparaît comme tel quand elle est prise en défaut et qu’il disparaît quand elle est restaurée. Quand donc on parle de son caractère imprévisible et inouï, c’est indistinctement de nous et de lui qu’il s’agit ; ou plus exactement c’est de l’idée que nous ne pouvons pas ne pas nous en faire, nous qui parlons presque toujours dans l’a priori des nécessités mondaines où tout est principiellement compréhensible et prévisible.

Il arrive que cette nécessité pourtant originelle soit récusée, et là seulement nous parlons d’événement. Le mot d’esprit en est un, dans la parole qu’on imaginait axée sur l’intention de communiquer une pensée déjà là, comme une rencontre en est un dans le monde personnel, ou comme l’apparition d’une œuvre en est un dans la culture.

Le véritable événement n’est donc jamais simplement celui qu’on imagine : en tout événement, c’est d’abord d’un autre événement qu’il s’agit, puisqu’il n’est précisément tel qu’à l’encontre de la possibilité à la fois phénoménologique et transcendantale auxquelles toutes les autres réalités ont la courtoisie métaphysique de se plier. Que cette nécessité originelle, absolue parce que transcendantale, soit récusée, voilà l’événement dont tout événement dès lors événementiellement antérieur à lui-même se compose. Sa notion est donc duplice : il est l’advenue de ce que nul n’avait prévu (par exemple Mai 68 que personne, pas même Sartre, n’avait vu venir), et il est par là même la récusation de l’antériorité pourtant tautologique du possible sur le réel, bref de la nécessité transcendantale alors même que la définition de celle-ci est qu’elle vaille pour tout. Que cette contradiction soit non pas une impossibilité mais une duplicité fait l’événement.

La réflexion, qui le réintégrera a posteriori dans l’ordre de ce qui devait arriver, s’empressera de restaurer le transcendantal dans son autorité en établissant que ce qui est arrivé avait bien, lui aussi, des raisons d’arriver, et qu’il est par conséquent normal ; mais ce sera toujours trop tard : on restera marqué, désormais incapable de croire totalement à ce dont le savoir sera pourtant avéré. Par l’événement qui récuse donc non pas la réalité mais la vérité de ce qui se passe normalement, une faille aura été introduite dans l’universalité pourtant tautologique du transcendantal, qu’on peut nommer un don : celui de la liberté non pas comme extériorité au déterminisme1 mais comme extériorité au savoir. C’est ce don sans donateur qu’il faut penser quand on interroge la notion de l’événement.

 

1. Irréductibilité à la nécessité représentative : une impossibilité positive

L’événement se définit à l’encontre de la possibilité qu’il avait d’avoir lieu, puisque cette possibilité ne sera restaurée par la réflexion qu’au prix de la suppression du caractère événementiel de ce qui s’est passé : si n’arrive que ce qui pouvait arriver, tout est  » normal  » et il n’y a pas d’événement en ce sens que rien n’est arrivé. Autrement dit quelque chose s’est passé mais rien n’est arrivé. Si donc un événement est à la lettre ce qui n’était pas possible, il faudra pour en penser la notion forger l’idée d’une  » impossibilité positive « , dès lors qu’on aura bien précisé que l’impossible est une catégorie qui s’oppose à celle du possible, et nullement à celle du réel.

La réflexion objecte que rien ne saurait être possible sans avoir été possible. Mais de quoi parle-t-on dans cette antériorité toujours supposée ? Pas de quelque chose : qu’on s’en tienne à ce pur moment de la possibilité, et il faudra bien reconnaître qu’elle n’était possibilité de rien, n’advenant rétrospectivement comme telle que depuis une reconnaissance du réel qui doit déjà avoir eu lieu, pour qu’on en admette ensuite la possibilité préalable. Bergson démonte le sophisme de l’antériorité supposée du possible en montrant qu’il repose sur la conversion subreptice d’un sens négatif ( » on entend par là qu’il n’y avait pas d’obstacle insurmontable à sa réalisation « , autrement dit  » on appelle possible ce qui n’est pas impossible « ) en un sens positif ( » on en déduit que toute chose qui se produit aurait pu être aperçue d’avance par quelque esprit suffisamment informé, et qu’elle préexistait ainsi, sous forme de possible, à sa réalisation « 2) et sur la méconnaissance de la production  » rétrospective et rétroactive  » du possible par la réflexion que nous opérons sur le réel. Car enfin,  » même avec la connaissance de ce qui l’explique, personne, pas même l’artiste, n’eût pu prévoir exactement ce que serait le portrait, car le prédire eût été le produire avant qu’il fût produit [souligné par nous], hypothèse absurde qui se détruit elle-même «  3. L’antériorité du possible sur le réel n’est donc qu’une nécessité représentative et non pas ontologique, bref une nécessité transcendantale, si l’on nomme ainsi l’ensemble des conditions pour que quelque chose nous soit donné à titre d’objet. Autrement dit l’impossibilité dans laquelle nous sommes de ne pas supposer d’abord possible ce que nous reconnaissons comme réel n’apprend rien des choses elles-mêmes : elle apprend seulement que l’idée de réalité est nécessairement attachée en nous à l’idée de la possibilité préalable, et que ce lien atteste du fonctionnement catégoriel de notre capacité représentative.

Saisissons l’argument dans toute sa portée en apercevant l’impossibilité d’en rester à une compréhension  » subjective  » de la nécessité représentative : dire qu’elle est a priori, c’est dire qu’elle s’identifie phénoménologiquement au déploiement, à titre d’horizon constituant, de la possibilité de tout ce qui sera aperçu. La possibilité déployée de tout ce que nous pouvons reconnaître comme objet, cela porte un nom, qui est le monde. Le paradoxe de l’événement est donc qu’il ait lieu dans le monde, dans un temps et un espace qui restent communs, et en même temps qu’il récuse la mondanéité même de l’étant – lequel n’est jamais aperçu que selon le préalable logique de sa possibilité sur sa réalité.

Les nécessités inhérentes au caractère  » mondain  » de l’étant seront par conséquent récusées par l’événement. La première de celle-ci est la finalité, puisque tout ce qui apparaît dans le monde le fait forcément selon un sens complexe (Heidegger parle de  » significabilité  » – Bedeutsamkeit) qui renvoie en dernière instance au sujet lui-même, et dont la reconnaissance se fait à travers le vécu d’une certaine  » vectorialité  » des valeurs – ainsi que nous l’ont appris Platon avec son idée du Bien qui se situe au-delà de toute essence particulière mais la constitue comme étant intelligible4, et beaucoup plus tard Lacan, avec la découverte du  » fantasme «  5 comme  » envers du monde « . A l’événement il appartient donc originellement d’apparaître comme un non sens (le modèle étant évidemment la bataille de Waterloo pour Fabrice) et de susciter un sentiment d’étrangeté qui peut aller jusqu’à la dépersonnalisation (quand on est pris dedans, on ne sait plus à la limite qui l’on est puisque c’est habituellement du fantasme qu’on tient l’illusion d’avoir la réponse à cette question impliquée en tout ce que nous désirons). Bien entendu, c’est à travers l’idée de la nouveauté qu’on signifie ce paradoxe d’un inouï néanmoins reconnu – d’une reconnaissance originellement impossible et pourtant encore effective ; de sorte qu’en pensant l’événement on donne le modèle pour comprendre le nouveau dans la diversité de ses apparitions.

On résumera donc le problème posé par sa notion à travers l’oxymore d’une  » impossibilité positive  » ou encore à travers l’idée de l’événementialité comme  » apparaître de l’impossible « , indiquant par là que l’événement advient quand la nécessité représentative se trouve actuellement récusée, alors même qu’elle reste représentation de quelque chose, à savoir précisément de l’événement dont elle est contre elle-même la constitution. Dans la reconnaissance de l’événement, il y a donc un dédit de la nécessité représentative à quoi chacun s’est depuis toujours identifié pour lui-même, et ce dédit s’accomplira quand la réflexion, en restaurant l’universalité du monde comme structure, décidera finalement que rien n’est arrivé (quelque chose s’est passé, oui, mais rien n’est arrivé : on est dans le cours  » normal  » des choses) .

2. L’ » Impossibilité  » paradoxalement éthique de l’événement

L’événement récuse la priorité à la fois transcendantale (il est réel sans avoir été possible, puisque le rétablissement rétrospectif de sa possibilité l’abolit comme événement) et phénoménologique (c’est toujours comme non sens qu’il est vécu) du possible sur le réel, en même temps qu’il doit bien par ailleurs lui être soumis, puisqu’il est effectivement reconnu comme ayant lieu. Poser, comme nous le faisons, que la spécificité de sa notion réside dans cette contradiction, c’est dire que l’événement est aberrant d’un côté mais que de l’autre il ne l’est pas, autrement dit qu’il ne diffère pas de sa propre différence avec lui-même. C’est donc dans sa vérité même que tout événement est un autre.

L’idée de récuser le transcendantal est évidemment négative, puisque son statut est réflexif (on ne le restaure qu’à l’encontre de son  » dédit « , c’est-à-dire de la reconnaissance de l’événement en tant que tel). Mais par ailleurs, on reconnaît formellement que l’autre du même était déjà ce qu’il est : ce dont la reconnaissance procède de ce dédit du transcendantal se donne bien selon une nécessité propre, puisque toute aperception (même subvertie) est aperception de quelque chose. Autrement dit la récusation du transcendantal n’est que l’envers réflexif de ce qu’il faut nommer la propriété, celle-ci caractérisant ce qui est pour lui-même le principe de son intelligibilité. L’événement relève de cette nécessité : le caractère aberrant sur le moment de la Révolution est l’envers du fait que tout ce qui s’y passe est originellement de  » nature  » révolutionnaire, et que cet a priori d’aperception n’a pas encore été subjectivé comme il le sera quand la Révolution aura été consacrée comme événement (si elle avait échoué, elle n’eût évidemment pas été une révolution mais un moment émeutier – une réalité somme toute banale sous l’Ancien régime). Soit donc on admet qu’il ne se passe rien d’autre qu’une péripétie plus ou moins prévisible et l’on garde la maîtrise transcendantale de l’aperception (Le peuple à pris la Bastille… C’est donc une émeute ?), soit on reconnaît qu’on ne comprend pas parce que l’événement, évidemment caractérisé par sa nouveauté c’est-à-dire son irréductibilité à ce qui valait avant pour comprendre, a en lui-même toujours déjà décidé de son propre sens ou plus exactement qu’il n’a d’autre réalité que cette décision, hors de quoi il n’est plus un événement mais un simple ensemble de faits. Un événement est ainsi une  » forme  » qui doit être suffisamment arrivée à maturité pour être reconnue : une configuration sujet d’elle-même.

Ce qui arrive s’oppose à ce qui se passe en ceci qu’il est reconnu. Nous disons bien  » reconnu « , par opposition à  » constitué « . Ce que nous appelions la récusation du transcendantal doit donc plus simplement être nommé  » propriété  » : alors que la vérité de tout ce que nous appréhendons réside en nous qui en sommes dès lors les vrais sujets, dans nos a priori formels et surtout matériels (le premier d’entre eux étant bien sûr le savoir qui fait reconnaître ce qui est comme étant), celle de l’événement réside en lui parce qu’il est le sujet de son propre apparaître et par là même, avons-nous vu, le sujet de la récusation du transcendantal qui paraissait conditionner cet apparaître : le propre de l’événement est de relever de soi-même comme horizon de possibilité, et non plus de nous. C’est donc de lui-même qu’il apparaît, alors que les autres réalités doivent d’abord être soumises à notre réceptivité et à ses conditions formelles et matérielles, de sorte que nous sommes, de ce point de vue, les vrais sujets de leur apparaître. L’événement est en quelque sorte la revanche de la vérité, par définition souveraine, sur la nécessité représentative.

L’enjeu de la notion d’événement est donc l’autorité dont l’apparaître doit originellement relever, s’il n’y a par principe d’apparaître qu’à bon droit. Et la notion de  » propriété  » au sens d’être soi-même l’autorité dont son apparaître relève en est l’aspect positif, comme celle de rupture en est l’aspect négatif.

Quand donc nous considérons que tout événement est une rupture du temps mondain (il y a un avant et un après), nous opérons en réalité la projection dans le temps commun d’une temporalité qui, au contraire, est forcément propre. La Révolution française a son temps propre éventuellement très surprenant (on peut considérer qu’elle ne s’est terminée que très récemment, quand plus personne n’a d’une manière ou d’une autre contesté l’idée de République). Cette propriété du temps est la propriété de ses modes de nécessité et de possibilité, en ce sens que l’événement se définit d’emblée d’être à lui-même l’instauration de son ordre d’intelligibilité. Il est sa propre norme, son propre ordre de lecture, ou, pour dire la même chose en langage subjectif, son propre transcendantal (si on ne la constitue pas en moment révolutionnaire, par exemple, la prise de la Bastille est une simple absurdité). Et c’est cette  » propriété « , qui concerne indistinctement (Kant) la temporalité et la logique de ce qui se passe, que nous signifions en parlant de l’idée de rupture et surtout en parlant de  » nouveauté « , puisque le premier sens de cette notion est la récusation du temps indistinctement subjectif et mondain, le temps de la représentation intrinsèquement finalisée, celui là même qu’il faut définir par la priorité du possible sur le réel.

Le temps du monde est le temps du possible ; tout ce qui arrive dans le monde pouvait arriver et donc, d’une certaine manière, n’apporte jamais rien d’essentiel. Rien n’est jamais nouveau sous le soleil, puisque c’est lui qui rend tout possible (Platon). L’événement récuse l’antériorité du possible sur le réel : il est arrivé, et pourtant il n’était pas possible. Or l’antériorité du possible sur le réel n’est autre que la temporalité mondaine. Le caractère aberrant de l’événement, qui renvoie à son originalité (il n’est pas  » normal  » en ce sens qu’il n’apparaît jamais comme la conséquence de ce qui le précédait, sinon on l’aurait prévu et il ne s’agirait pas d’un événement), est donc récusation de le temporalité mondaine. Il faudra par conséquent le penser selon une temporalité non mondaine et c’est le paradoxe de l’idée de nouveauté, qui est la compréhension dans le temps du monde d’une temporalité non mondaine.

Le nouveau rompt radicalement avec l’ancien, non pas d’une manière magique et incompréhensible, mais simplement parce qu’il se définit par sa propriété temporelle et véritative alors que l’ancien a désormais été subjectivé, et par là même institué la réflexion comme instance transcendantale (par exemple nous qui vivons depuis longtemps en république, nous appréhendons  » républicainement  » les questions politiques). On parle toujours d’un événement, c’est-à-dire d’un ordre de propriété du temps et de la vérité, quand on mentionne l’impossibilité d’une reconnaissance réflexive en opérant une distinction entre ce qui arrive et ce qui se passe.

Tout événement est donc en réalité une libération du temps et de la vérité par rapport au transcendantal. Disons le autrement : en tout événement, c’est de la liberté d’être qu’il s’agit – par opposition àl’autorisation à paraître dont nous restons malgré nous les détenteurs pour tout ce qui se contente d’avoir lieu ou de se passer, sans arriver. D’ailleurs ceux qui le subissent le disent :  » ce n’est pas possible… « . En quoi ce n’est pas d’une stricte matérialité qu’ils parlent, mais de ce type de possibilité dont la limite est indistinctement l’institution et la circonscription de ce qui va apparaître comme pouvant apparaître. L’incompréhension que suscite forcément tout événement a quelque chose d’outré ou de scandalisé, à cause de cette dimension de limite de droit propre au transcendantal : la réalité a osé – et même : elle a osé oser ! Voilà l’événement, toujours duplice dans son unicité.

Nous arrivons ainsi au paradoxe pratique de notre notion, qui est qu’elle soit de nature éthique, puisque l’événementialité de ce qui arrive réside dans le franchissement de la barrière du possible.

Cette barrière, on peut la concevoir de manière triviale (qu’un automobiliste s’arrête au feu rouge n’est pas un événement, qu’il le brûle en est un – à moins que ce ne soit l’inverse, comme dans la pratique actuelle d’un grand nombre de motards en ville), auquel cas on aperçoit déjà que le véritable événement est que la limite ne compte pas. L’idée du nouveau signifie également cela, puisque l’habitude constitue une sorte de limite pour ce qui sera spontanément appréhendé. En effet : au-delà de cette limite, il faut réfléchir, puisque la réflexion est le renvoi de la subjectivité à elle-même, et que le propre de l’événement est de lui faire reconnaître l’incommensurabilité de ses possibilités d’appréhension avec non pas ce qui arrive, mais avec son arrivée.

Mais ce ne sont là que des considérations dérivées, puisqu’elles reposent sur la considération de la limite comme un fait alors qu’elle s’épuise dans son caractère constituant. Le mot lui-même le dit (et l’on pense à la définition aristotélicienne du lieu). De sorte que la théorie de la constitution n’est rien d’autre que la théorie des limites, comme d’ailleurs Kant ne cesse de le répéter dans son enseignement qui détermine ce que nous sommes autorisés à considérer comme vrai.

Seulement cette constitution n’est pas simplement métaphysique (il se trouve que l’homme est ainsi fait) ou transcendantale (tout ce qui est pensable est ainsi fait), et c’est sur ce point qu’il faut récuser Kant : elle est éthique. Car dans la constitution qu’il opère de son monde, le sujet décide de lui-même sans le savoir dans l’instant même où il décide de la vérité de ce qu’il reconnaîtra – puisqu’il n’y a jamais de sujet que par et dans un certain rapport à la vérité. Récusant la constitution, l’événement est donc une réalité éthique : au lieu de se soumettre à l’autorité du transcendantal, il a osé oser – et l’idée qu’il soit arrivé comprend en premier lieu cette indication. Disons-le autrement : arriver, c’est toujours arriver éthiquement (idée qu’on peut encore exprimer par son envers : il n’y a pas d’arrivée qui ne suscite un certain émoi).

Que tout événement soit originellement éthique sans qu’on doive pour autant lui attribuer une dimension subjective propre, c’est en tout cas ce que révèle le scandale de la constitution bafouée – elle qui apporte la dimension subjective impliquée dans l’idée d’éthique. Car ce qui est bafoué n’est rien d’autre que le sujet de la constitution des objets, précisément : le sujet qui va, en s’identifiant à son propre statut réflexif, s’instituer pour lui-même (le moi pur dont parle Kant) et pour son monde en sujet transcendantal donc final. Dans mon monde, il s’agit encore et toujours de moi. Sauf si quelque chose arrive(une rencontre, par exemple, ou une idée). Et si j’ai originellement décidé de me prendre pour moi, alors je suis outré que quelque chose puisse jamais arriver (je voudrais seulement que des choses, si possible agréables, se passent).

Et pourquoi ? Autrement dit quel est le sens de cette  » dimension éthique  » ? Tout simplement ceci : l’événement, c’est simplement que le sujet ne compte pas. Le verbe  » arriver  » qui dit l’événementialité ne dit rien d’autre.

Entendons-nous : dire que le sujet ne compte pas ne revient pas à dire qu’il n’importe pas. Bien au contraire, même : pas d’événement sans sujet pour lequel il y ait événement, puisque c’est précisément la récusation de la fonction du sujet qui distingue l’événement du simple fait. Et c’est vrai non seulement dans le principe, mais aussi dans la déterminité concrète de l’événement lui-même : dans un événement, un sujet importe autant qu’on voudra, mais il ne compte pas. Par exemple Danton et Robespierre ont été extrêmement importants dans la Révolution, et il est certain que sans eux elle eût été fort différente. Mais c’est justement qu’ils ont existé comme agents… révolutionnaires ! Par ce qualificatif, on désigne la Révolution comme étant en quelque sorte le sujet transcendantal de leur existence : elle seule compte, et eux, qui sont donc comptés, sont seulement importants. Et puis c’est elle qui compte dans notre statut actuel d’être des citoyens d’une république et non plus les sujets d’un roi, puisque c’est depuis elle que cet état est non seulement possible mais encore vrai (c’est le sens de notre pratique politique). Si l’événement se définit de se gouverner lui-même, c’est donc aussi bien en lui que dans ce qu’il régira ensuite que s’opère la distinction de lui qui compte, et de tout le reste qui importe plus ou moins.

Que l’événement soit ce qui fait que le sujet ne compte pas, on le voit dans tous les exemples quotidiens qu’on voudra considérer. Une idée est un événement : on n’y est pour rien, elle a surgi au détour d’une phrase comme la conjonction d’une promesse déjà en train d’être tenue (pas par nous !) et d’une évidence contre laquelle on ne peut déjà plus rien ; elle oblige à réorganiser tout le paragraphe voire tout le livre (et parfois toute la pensée). Une œuvre est un événement : dire qu’elle relève du génie, c’est dire qu’elle est ce que personne (notamment pas son auteur qui en est le premier surpris) ne pouvait faire, et que c’est l’œuvre elle-même qu’il s’agira ensuite de comprendre et de méditer, et nullement son auteur avec ce qu’il  » voulait dire « . Car si c’est son imprévisibilité radicale qui fait l’œuvre, alors sa production est bien le contraire d’une expression, dans laquelle au contraire c’est le l’auteur-sujet qui compte. Une rencontre enfin est une subversion totale des a priori sociaux, intellectuels, affectifs, dont la réalité était faite jusque là 6, et ainsi de suite.

3. Autre en vérité que lui-même en réalité

Est événementiel tout ce qui, dans le monde, récuse la nécessité transcendantale dont la notion même du monde est par ailleurs l’indication. En quoi le monde lui-même se trouve frappé d’une distinction : dans le monde il y a l’événement, le reste n’étant plus là que  » par ailleurs  » – le paradoxe étant bien entendu que ce reste soit constitué de tout ce qui est spécifiquement mondain (le compréhensible et le prévisible).

On peut dire aussi bien que l’événement divise le sujet, ou plus exactement qu’il le produit comme divisé, en même temps qu’il se divise lui-même entre sa réalité (c’est un moment du monde) et sa vérité (la propriété de son être, de son temps, de sa logique – de sa vérité, donc).

Car d’une part tout événement est forcément réfléchi comme ayant été possible, puisqu’il est réel. En ce sens il relève de la nécessité subjective que chacun reste pour soi dans le procès de sa réflexion. Mais d’autre part il est arrivé : l’irréductible de sa nouveauté atteste d’une dimension d’impensable pour ce sujet (envers de la propriété de l’événement, du fait qu’il relève de lui-même et non plus du sujet constituant) et par conséquent, dans ce sujet, d’une dimension d’impossibilité subjective. Là où l’événement comme tel a eu lieu, je ne pouvais pas être, bien que ma réflexion m’assure que j’ai été, puisque j’en ai le souvenir et que je suis capable d’en reconstruire la nécessité. Impossible par conséquent de vivre un événement sans qu’on en reste marqué, rétrospectivement privé d’une partie de soi dont il faut bien convenir qu’elle n’est plus vivante puisqu’à son endroit nulle compréhension n’avait lieu alors que vivre consiste précisément à comprendre.

Dire que la question de l’événement est d’abord celle de la distinction qu’il est pour lui-même entre sa réalité et sa vérité c’est par conséquent dire que tout événement, quand on le considère dans sa dimension subjective, est une épreuve ou plutôt un moment de vérité si l’on nomme ainsi l’occurrence qui fera apercevoir que l’on est bien ce que l’on sait être – ou pas. Le sujet qui s’appréhende lui-même dans la réflexion sait qu’il est constituant, puisque rien ne saurait être pour lui qu’à d’abord être reconnaissable par lui. L’événement lui prouve que cela n’est vrai que  » par ailleurs « , précisément là où l’événement n’en est pas un : là où il est rétrospectivement constitué par la réflexion comme un moment  » normal  » (éventuellement saillant, mais peu importe) du monde.

A moins qu’il ne résiste à la représentation, non pas bien sûr en la récusant dans son principe (la réflexion se constitue d’abord de la décision ontologique d’identifier l’étant à sa possibilité d’être compris), mais en la renvoyant à son inconsistance originelle c’est-à-dire à sa vanité (exemple paradigmatique du nazisme : tout ce qu’on peut en dire pour en rendre vaut pour rien, puisque son explication – conséquence de la crise économique, d’erreurs politiques, de la folie individuelle ou collective, etc. – en ferait un malheur alors qu’il est une figure du mal). Ce qui réduit le savoir et la représentation à la vanité alors qu’ils déterminent d’avance tout ce qu’on aperçoit habituellement, voilà l’événement.

D’emblée donc la question de l’événement se pose en relation avec celle du sujet de la représentation, installant par là même en celui-ci le soupçon qu’il ne soit pas le vrai sujet. En d’autres termes, l’événement a pour premier effet de nous libérer de l’identification réflexive du sujet à la subjectivité représentative, celle qui comprend les choses et se représente leurs raisons d’être. Le don de liberté en quoi consiste l’événementialité de l’événement est par conséquent celui d’un déplacement du sujet qui doit reconnaître qu’il n’est pas là où il a conscience de penser et de comprendre. Impossible d’avoir été pris dans un événement (par exemple une guerre) sans savoir cela, même si l’on emploie ensuite  » toute son industrie  » à faire comme si on ne le savait pas.

En reprenant ce qu’on a dit plus haut (l’événement c’est toujours et seulement que le sujet ne compte pas, même s’il importe autant qu’on voudra), on se trouve amené à penser la dimension subjective de l’événement comme une distinction du sujet entre une dimension d’impossibilité et de vérité, et une autre dimension de possibilité et de savoir. N’étant  » par ailleurs  » qu’un moment  » normal  » du cours des choses, l’événement qui cause la distinction subjective s’identifie lui-même à une distinction qui est forcément celle de la vérité (sa propriété : en quoi il est bien un événement) et de la réalité (conséquence nécessaire de ce qui le précède, il n’en est pas un), le concret de l’événement résidant précisément dans la distinction de ces deux moments, telle qu’on l’exprime en disant que la vérité compte et que la réalité importe.

L’événement, c’est le nœud même de cette nécessité dont la conséquence subjective est l’impossibilité désormais avérée que nous considérions jamais le sujet de la représentation comme étant le vrai sujet, indépendamment d’une réalité que nul ne songerait à récuser. L’événement fait qu’en nous la dimension représentative et consciente continue d’importer, mais qu’elle ne compte pas.

Cette distinction est impossible à produire dans l’espace de la réflexion, comme on le voit parfaitement chez Kant qui a toujours déjà décidé que ce qui n’obéissait pas à la nécessité transcendantale n’était tout simplement  » rien  » 7Seul l’événement peut la produire. Pour cette raison nous le définirons comme le don de la distinction : le reconnaître, c’est distinguer une réalité qui concerne le sujet que nous avons conscience d’être (moi comme sujet de mon monde, au sein duquel il figure forcément) d’une vérité qui le subvertit totalement (l’événement est littéralement  » impossible « ).

Mais la dimension subjective de la distinction ne doit pas être ignorée. Car si tout ce qui arrive suscite un émoi, il faut d’abord voir en celui-ci une gratitude – si l’on nous accorde de récuser ici pour cet affect toute dimension psychologique. Non pas certes qu’un événement ne puisse être fâcheux, dramatique ou tragique : d’une multitude d’entre eux, il eût assurément mieux valu qu’ils n’arrivent pas (et il serait absurde, pour ne pas dire indécent, de parler ici de gratitude au sens habituel). Mais tous, même les pires, nous ont donné la liberté de ne pas être ces sujets de la représentation finalement assurée d’elle-même que nous avons forcément conscience d’être, en nous révélant que nous ne le sommes que  » par ailleurs  » c’est-à-dire là où ça ne compte pas : l’événement nous libère de la finalité qui continue désormais de structurer le monde sans qu’on en soit vraiment la dupe (alors qu’avant, nous ne sommes que notre propre duperie par cette finalité). Tout entier fait de sa propre distinction entre sa réalité et sa vérité l’événement n’est en dernière instance que le don de cette distinction qui fait que nous ne sommes que par ailleurs, hors de notre vérité, ce que nous avons conscience d’être. Là où je suis capable de vérité, je ne suis pas – puisque là où je suis, je suis seulement capable de représentation. Il n’y a d’événement qu’à l’encontre, et donc que par, sa représentation. Ainsi c’est toujours du sujet qui se sait lui-même qu’il s’agit dans l’événement, sauf que désormais ce sujet se sait non vrai. La représentation, où je suis finalement seul à compter (dans tout ce que je me représenterai, il ne s’agira jamais implicitement que de moi), l’événement établit qu’elle n’est pas la vérité. Voilà ce qu’est l’événement : cet établissement.

L’établissement de la non vérité de la représentation, elle qui elle concerne l’événement à la condition inflexible qu’il ne soit pas un événement, quand il est subjectivé, c’est la liberté que le sujet gagne par rapport à la représentation qui constitue pour lui-même tout son être. En ce sens, tout événement est un don : le don de cette liberté. Par liberté, on entendra alors la capacité d’être seulement  » par ailleurs  » ce sujet qu’on a conscience d’être (et non pas bien sûr la capacité magique et incompréhensible d’échapper au déterminisme).

Hors de soi on est capable de vérité, en soi on est seulement capable de représentation, et on peut nommer  » liberté  » cette distinction : contre la conscience et le savoir que nous avons de nous-mêmes, il nous donne, là où nous ne comptons pas, que nous soyons capables de vérité.

L’événement et l’épreuve

Peut-être une objection sera-t-elle faite ici : cette distinction dont nous parlons, n’est-elle pas en propre le résultat de l’épreuve ? Car enfin, l’épreuve marque, par opposition l’expérience qui enrichit et qui fait qu’on est donc toujours plus et toujours mieux soi-même. De l’épreuve, on ne revient pas, bien que par ailleurs – c’est-à-dire en réalité – on soit évidemment là. Les éprouvés le disent : désormais je suis quelqu’un d’autre, bien que par ailleurs je sois toujours le même. Je suis un autre comme vrai, je suis le même comme réel, le premier ne s’entendant qu’à l’encontre (et donc que par) le second. L’épreuve est donc la distinction expresse de la réalité et de la vérité. Alors, est-ce que nous ne sommes pas en train de confondre l’épreuve et l’événement ?

Il est sûr que tout événement est une épreuve : l’opposition du  » désormais un autre  » et du  » toujours le même  » structure l’événement comme traversé. Ainsi pour la Révolution : la France est désormais un autre pays, mais par ailleurs elle est toujours la France. Et certes, cet événement fut une épreuve majeure pour le pays. Or si tout événement est une épreuve – c’est-à-dire quelque chose dont on ne revient pas bien que  » par ailleurs  » la vie maintienne la suite indéfinie des finalités (autrement dit quelque chose dont on reste marqué, à désigner dès lors comme  » marque  » le lieu de la vérité distingué de la vérité) – à l’inverse toute épreuve n’est pas un événement, puisqu’en elle c’est du sujet (l’éprouvé) qu’il s’agit vraiment : c’est lui qui compte, et seulement lui en ceci que l’épreuve est son moment de vérité, alors que le propre de l’événement est justement qu’en lui il ne s’agisse pas du sujet qui le vit (Fabrice ne compte pas, à Waterloo). Autrement dit on ne peut pas reconnaître à l’épreuve la propriété qui définit l’événement, puisque les caractères de temporalité et de logique propres (par exemple la durée des épreuves d’un examen, leur modalité, etc.) n’ont de sens qu’à éprouver le sujet (a-t-il ou non le niveau requis, si l’on prend l’exemple d’un examen scolaire ?). Dans la Révolution la France a été éprouvée, assurément ; mais il serait absurde de poser que le sens de la Révolution était d’éprouver la France !

D’où cette opposition radicale, qui répondra à l’objection : l’épreuve produit la distinction de la vérité et de la réalité, alors que l’événement la donne. Ce dont une remarque triviale est l’assomption : les éprouvés, nul n’aurait l’idée de dire qu’ils sont plus libres que les autres ; et s’ils le deviennent, c’est qu’ils auront su réfléchir l’épreuve qu’ils ont traversée pour en faire une expérience d’où ils auront pu tirer, parfois d’une manière admirable mais toujours par ailleurs, un surcroît de vie. Par contre un éprouvé, comme tel, est toujours quelqu’un d’abîmé, comme nous le sommes tous plus ou moins depuis que nous parlons (cf aussi le visage  » marqué  » de ceux qui ont été le plus éprouvés, par exemple les SDF).

4. Le dit de l’événement

Étant le don de la liberté entendue comme distinction éthique de la vérité qui compte et de la réalité qui importe, l’événement est impossible à représenter : précisément, il est que la représentation ne compte pas, puisqu’il n’y a jamais de représentation que comme effectuation des a priori du sujet dès lors transcendantal et que toute représentation l’est d’une réalité (il y a évidemment toutes sortes de réalités). Identique à son non identité (toujours distinct dans sa vérité de sa propre réalité), il ne peut donc être désigné que comme l’autre pourtant non différent (la distinction est une différence, mais  » pas vraiment « ) de ce que la plus pertinente de ses compréhensions indiquera jamais. Bref, l’événement qui ne se réfléchit qu’à s’abolir, échappe en tant que tel au savoir. Il faut bien le dire, pourtant. Comment ?

La contradiction est résolue par l’idée de la narration, en tant qu’elle est l’institution d’un temps qui est précisément celui de ce qui arrive, en tant qu’il arrive, à l’encontre du temps du concept qui est forcément celui que la compréhension impose au compris On opposera donc avec Ricoeur 8 le temps du récit au temps du monde, en faisant de cette opposition l’assomption de ce que nous avons appris en premier de l’événement, à savoir qu’il se reconnaît à ceci que le sujet (de la représentation) ne compte pas. Et puis un récit n’est pas un rapport : ce n’est pas la représentation de ce qui s’est passé qui le commande mais au contraire l’impossibilité que la réalité intelligible des faits, qui n’en diffère pourtant pas (en quoi nous parlons bien de distinction et pas de différence), soit leur vérité. On peut toujours comprendre représentativement ce qui s’est passé, jamais que ce soit arrivé. Paradigmatiquement, toute littérature est le dit d’un événement – à la limite l’événement d’être, si l’étant arrive à son propre être dans le recueillement d’une parole qui ne lui a pas depuis toujours imposé l’obligation d’être représentable, c’est-à-dire qui n’ait pas la représentation pour légitimité (l’écrivain n’est pas celui qui représente quelque chose de réel ou de fictif afin de le communiquer au lecteur : c’est celui qui ne cède pas sur la nécessité d’écrire trois pages par jour). L’ordre littéraire en général, nous l’entendrons par conséquent toujours à l’encontre de la nécessité transcendantale : on n’écrit qu’à ne rien savoir de ce qu’on est en train de dire, et qu’à ne pas vouloir le dire, bref qu’à ne pas compter.

Que le sujet ne compte pas, c’est encore ce qu’on peut traduire exactement en disant que l’événement, toujours dit littérairement, a valeur d’origine ; de sorte qu’on peut aussi bien définir la littérature en général comme le dit de l’origine : c’est littérairement – mais pas forcément dans les livres – que le monde est donné. Tout événement est origine, et inversement toute origine est un événement, par cela seulement qu’elle est l’arrivée de quelque chose (par exemple de la géométrie à l’encontre de l’arpentage), d’une chose qui n’arrive donc qu’à ne s’être pas préalablement conformé à la possibilité d’être représentée – ce qui est proprement arriver. Car ce n’est pas ce qui arrive qui constitue l’événement, mais bien son arrivée – laquelle est proprement origine, puisqu’elle s’entend forcément à l’encontre de l’acte transcendantal par quoi il y a tout ce qu’il pouvait y avoir.

Or l’origine, est-ce qu’on peut la représenter ? Bien sûr que non, puisqu’elle est ce qui précède le commencement pour le rendre possible, et que le propre du commencement est de n’être précédé par rien : on ne peut dire l’origine qu’à n’avoir précisément rien à dire – ce qui est le propre de l’activité littéraire au sens large, et particulièrement la position de l’écrivain. Nul ne saurait donc rapporter l’origine ; on peut seulement la raconter, en faire l’objet d’un récit (on peut raconter l’invention de la géométrie, par exemple, mais pas la rapporter parce qu’il faudrait toujours la supposer). Si l’on nous accorde ainsi que tout récit est récit d’un événement, on nous accordera par là même qu’il n’y a jamais de récit que de l’origine : tout récit dit l’arrivée de ce qui arrive, précisément parce qu’il se distingue du rapport qui, lui, dit ce qui se passe.

La distinction de ce qui arrive et de ce qui se passe, donc aussi bien celle du récit et du rapport, est la distinction que l’événement est depuis toujours pour lui-même : dire ce qui s’est passé en 1789 et dans les années suivantes, c’est manquer l’événement révolutionnaire bien que par ailleurs celui-ci ne consiste pas en autre chose (il s’en distingue mais il n’en diffère pas) : réalité et non pas vérité – qui ne diffèrent donc pas (si elles différaient, la vérité serait une nouvelle sorte de réalité, disons une représentation ou un savoir, et non pas la vérité). Le récit de la Révolution est le dit de notre origine, à nous Français d’aujourd’hui, à l’opposé d’un cours d’histoire qui nous enseignerait de ce qui s’est passé durant ces années. C’est donc seulement dans le récit de la non identité de l’événement que peut se reconnaître son statut d’origine, puisque le propre de l’origine est tout à la fois de pouvoir être dite et d’être toujours manquée.

Dire que l’événement est aboli comme tel dès qu’il est réfléchi, et dire que cette éventualité lui est rigoureusement constitutive, c’est aussi bien dire qu’il n’y a jamais de savoir que dans et par la perte de l’origine, c’est-à-dire encore qu’en oubli de la littérature.

D’où cette évidence : si l’on nomme  » événement  » le don de la distinction entre vérité et réalité, on peut en subjectiver la notion en disant qu’il est par là même, à nous les êtres parlants, le don de la littérature.

En un mot : si toute réalité s’accomplit dans le concept, toute vérité s’accomplit dans la littérature. On appelle  » événement  » le réel de cette nécessité.

5. L’événement : quand ce qui se passe nous regarde

L’événement est la non identité de sa vérité à sa réalité, mais pas leur différence, et c’est ce que signifie l’idée de sa propriété, c’est-à-dire sa définition contre, et donc aussi par, la nécessité transcendantale. Le savoir qui dit sa réalité, s’il n’en est pas simplement l’abolition (tout ce qui arrive est l’effectuation normale des raisons qu’il avait d’arriver, de sorte que rien n’arrive jamais), le posera donc comme origine en cessant d’en être le savoir (puisque tout savoir est constituant) pour en devenir le récit. L’œuvre de Michelet est le parfait exemple de cette conversion.

L’événement est phénoménalisation de l’origine

 

D’une telle position, on déduira d’abord que l’événement est toujours inconsistant dans sa réalité (Fabrice ne peut pas affirmer vraiment qu’il se trouve dans la bataille, bien qu’elle n’ait lieu ni ailleurs ni à un autre moment), puisqu’à conditionner le commencement que rien ne saurait précéder l’origine n’est évidemment pas quelque chose. L’événement n’est jamais strictement assignable, bien qu’on puisse rapporter exactement ce qui s’est passé et qu’il n’en diffère pas.

Si d’autre part l’origine est le lieu propre de la vérité par opposition au savoir, alors l’événement lui-même est ce qui vaudra comme référence légitimante (on peut penser à l’appel du 18 juin), indépendamment de la réalité qui sera référée.

Enfin et surtout (mais on a compris que ces trois caractères n’en font qu’un), tout événement se constitue de l’impossibilité de droit et non pas de fait d’être épuisé par le savoir dont il relève. On le voit parfaitement dans le domaine des œuvres de l’esprit, qui sont à chaque fois des événements : de même qu’on écrira sur la Révolution française tant qu’elle comptera c’est-à-dire tant qu’il y aura des républicains, de même chaque penseur donnera lieu à une infinité de travaux académiques dont on admet par principe qu’ils seront à chaque fois satisfaisants. Car l’événement ouvre à une compréhension qui ne compte jamais parce qu’elle ne peut par définition concerner que sa réalité alors qu’il n’est rien d’autre que la distinction de sa vérité et de sa réalité. Cette distinction attestée par l’impossibilité qu’aucune compréhension soit jamais la vraie (on croit vraie la compréhension qu’on a élaborée et aussitôt, en revenant à l’événement lui-même – l’événement historique, l’œuvre du penseur… – on découvre que ce qu’on a dit ne compte pas), on a vu qu’elle ne consistait en rien (sinon il ne s’agirait pas de distinction mais de différence), et que c’est comme telle qu’elle continue d’appeler au discours.

Si l’on se place d’un point de vue en quelque sorte objectif, on peut donc dire que tout événement situe son principe dans un reste inconsistant qui pousse toujours le savoir à se reprendre lui-même (cf. le titre de Furet :  » Penser la Révolution « , qui peut valoir comme l’indication d’une tâche infinie), précisément parce qu’il le cause comme ne comptant pas. Mais bien sûr, il n’y a rien d’autre à comprendre que ce qui a été établi, sinon ceci qu’en l’événement c’est l’origine qui se phénoménalise.

L’indéfini recommencement du savoir qui ne compte pas est l’efficience mondaine de l’événement, c’est-à-dire de ce qui n’est pas réductible en vérité à ce qu’il est en réalité 9.

En reconnaissant ce reste inconsistant comme la constitution même de l’événement à l’encontre de sa réalité (à l’encontre de ce qui se passe, dont il ne diffère pourtant pas), nous nous donnons un modèle pour le penser : le visage, dans son irréductibilité à la figure dont la notion indique d’ailleurs expressément l’épuisement par le savoir. Quand on a le savoir de la figure, tout reste toujours à faire : l’anthropométrie est parfaitement exacte, et pourtant ce n’est pas de la personne elle-même qu’il s’agit bien qu’il ne s’agisse évidemment pas de quelqu’un d’autre. Si tout événement est originel, c’est au sens où l’est un visage, qui est d’abord singulier, existant, irréductible au savoir pourtant légitime de son repérage et de sa compréhension.

La distinction de la figure et du visage (en vérité le visage n’est que sa propre distinction d’avec la figure) est bien entendue assurée par le regard, qui n’est littéralement  » rien « . Ce qui est quelque chose, ce sont les yeux ou, à la rigueur la rétine qu’on peut apercevoir en pratiquant un examen du fond de l’œil ; mais le regard lui-même n’est rien alors même qu’on ne regarde jamais autre chose, en regardant quelqu’un – c’est-à-dire en le regardant dans les yeux 10. C’est ce  » rien  » de la distinction qui fait l’événement, à l’encontre de ce qui s’est passé et en quoi il consiste effectivement, ce rien qui est pour nous l’origine, puisque le regard de l’autre est ce à partir de quoi seulement je puis, moi être parlant, me reconnaître comme étant moi, et en même temps comme ne l’étant pas (c’est de son autorité et non de ma vérité qu’il s’agit quand je dis que je suis moi).

Tout événement est une icône qui nous cause

 

Penser l’événement selon la distinction qu’il est de sa propre réalité, c’est se donner le modèle du visage pour penser que l’origine puisse se phénoménaliser. Or ce modèle lui-même relève d’une catégorie phénoménologique relativement bien connue, qui est celle de l’icône, et qui constituera donc la vérité philosophique de l’événement. Jean-Luc Marion11 oppose l’idole qui comble le regard tel qu’il est (on a donc les idoles qu’on mérite : elle sont à chaque fois le maximum du visible pour nous) à l’icône qui ouvre à l’infini. Et de fait, dans les églises orthodoxes, les icônes nous regardent. Les regarder n’est pas regarder une image mais un regard, un regard qui nous envisage. C’est même de nous regarder qui définit l’icône, à l’encontre de l’image que nous regardons et qui renvoie dès lors à la nécessité transcendantale dont on a parlé. Une icône, c’est une image qui nous regarde et qui comme telle échappe là où elle (nous) compte (dans son regard, donc, par quoi nous sommes envisagés) à la réflexion transcendantale qui reste corrélative de son statut d’image, en ce que cette réflexion ne compte pas : bien sûr qu’une icône est une image, mais cela ne compte pas. Donc si l’on nous accorde la distinction de la vérité et de la réalité en tant qu’elle n’est pas une différence, autrement dit si l’on nous accorde de ne pas confondre ce qui importe (la réalité) avec ce qui compte (la vérité), alors on nous accordera définir l’icône comme l’acte même de cette distinction : elle est une image, qui renvoie à des connaissances et à une culture (style byzantin, etc.) bref à des outils d’aperception dont il serait absurde de nier l’importance, mais cela ne compte pas, puisque devant elle on est l’objet et non plus le sujet, dès lors qu’elle est à notre place constituante de notre vérité (elle nous envisage – terme qu’il faut prendre littéralement, notamment en le référant à ce qui précède sur la figure) alors que nous sommes par ailleurs constituants de sa réalité.

Son statut d’origine fait tourner la représentation qu’on s’en est faite autour d’un point d’aveuglement pour nous – qui tient non pas à ce que l’origine serait d’une nature irreprésentable c’est-à-dire une réalité réclamant un type spécial d’aperception, mais tout bonnement à ceci qu’elle n’est rien (nous avons dit qu’elle précède le commencement). Comme la figure qui ne devient visage qu’à être trouée par l’impossible du regard (on ne voit littéralement rien quand on regarde quelqu’un dans les yeux et il est transcendantalement impossible que le  » rien  » soit jamais l’objet de notre aperception), le moment n’apparaît à la rétrospection narrative avoir été un événement qu’à nous regarder et à nous regarder encore. La Révolution, c’est encore et toujours notre affaire, comme l’acte originel d’idéalisation de l’espace est encore et toujours l’affaire du géomètre. Un événement, c’est toujours quelque chose qui nous regarde et qui ne cesse de nous regarder. Quand la Révolution française cessera de nous regarder, elle ne sera plus un événement mais seulement un moment de l’histoire de France plus ou moins important que certains autres. Dire que la Révolution française est un événement, c’est dire qu’elle continue de nous regarder, puisque c’est notamment de son point de vue (mais on pourrait aussi parler de la Commune et de quelques autres événements) qu’on peut être de plus ou moins bons républicains et qu’on peut, entre autres choses, penser nos institutions (l’article 16 de notre Constitution, par exemple, ne procède-t-il pas d’un certain maintien de la monarchie ?).

On le voit bien quand on parle d’événements très anciens : il faut faire un effort d’identification à une subjectivité passée pour considérer la bataille d’Alésia comme un événement, sauf précisément à se penser soi-même comme né, d’un point de vue civilisationnel, de la domination romaine sur la Gaule (auquel cas cette bataille est toujours quelque chose qui nous regarde). Mais c’est tellement ancien que cette bataille ne nous dit finalement plus rien : contrairement à d’autres événements comme la geste de Jeanne d’Arc ou la Résistance, il ne nous cause plus dans notre indépendance nationale, pour prendre ce contexte comme exemple.

Bref, en tant qu’il est une origine, l’événement ne cesse jamais de nous dire ce qu’il en est vraiment de nous. C’est toujours quelque chose qui  » nous regarde « .

Dans son irréductibilité à son propre statut factuel, l’événement qui a été narrativement constitué dans l’espace d’une réflexion dès lors démise d’elle-même (la conscience de l’événement n’est rien d’autre que la démission du transcendantal), continue de nous regarder. Comme les traits de la figure qui conditionnent la réalité du visage sans le moins du monde concerner sa vérité, les éléments de son intelligibilité importent. Tout ce qui importe, comme le mot l’indique, contribue à la réalité d’une chose et donnera lieu à autant de moments de son intelligence. Ils importent, mais ils ne comptent pas. A l’instar de ce fait de langage qu’est la métaphore, l’événement toujours inouï est un fait de réalité qui opère la distinction de ce qui compte et de ce qui importe, d’en être indistinctement le sujet et le lieu, lui qui n’est précisément que la distinction de sa vérité sur sa réalité.

Icône, l’événement est à la fois le sujet et le lieu de production de notre vérité. Telle est la définition qui s’impose enfin.  

Retour : c’est l’événement qui compte

 

La définition à laquelle nous sommes parvenus ne laisse pas d’être étonnante, puisqu’elle constitue l’inversion même de la critique adressée par nous à la position réflexive : quand je réfléchis, je suis bien contraint d’admettre que rien ne saurait être pour moi qu’à s’être préalablement soumis à une possibilité dont moi, transcendantalement, j’aurai décidé depuis toujours. La réflexion en ce sens n’est rien d’autre que l’interdiction (gardons ce terme juridique, puisque c’est bien de légitimité qu’il s’agit) de ce que nous avons appelé la  » propriété  » et qu’on peut énoncer par cette tautologie pourtant d’avance récusée par la position réflexive : il n’y a de vérité que du vrai (autrement dit si l’on admet la notion de vérité sans la confondre immédiatement avec celle de la nécessité représentative, on admet par là même que l’étant lui-même et non pas l’être humain en est le sujet).

Mais le vrai, bien entendu, est aussi réel ; de sorte qu’il n’est vrai qu’en distinction de sa réalité, et que la vérité elle-même consiste précisément dans la distinction, en tant qu’elle est propre (on le dit d’ailleurs couramment : le vrai bourgeois, c’est le bourgeois distingué – l’autre, le bourgeois ordinaire et a fortiori le parvenu, n’étant qu’un bourgeois réel). L’événement est cette nécessité.

Aboli par la réflexion qui en sera forcément la constitution, l’événement résiste pourtant comme l’étant (ens) résiste à Kant qui lui interdit d’apparaître en dehors des a priori dont l’esprit humain est l’effectuation : quand le philosophe de la représentation décide à propos de réalités sans lien avec l’expérience ou à propos d’autres réalités qui sont indubitablement  » quelque chose en qualité de formes d’intuition  » qu’il ne s’agit pourtant de rien, le  » vrai  » ainsi refoulé ne manque pas de faire retour en imposant qu’on traduise  » rien  » par le latin par  » ens « , qui signifie exactement le contraire12 ! L’événement est là, dans l’aberration de ce retour : là où tout le livre nous explique qu’il ne s’agit de rien, on voit malgré tout arriver l’étant lui-même et comme tel. Autrement dit l’acte réflexif est la décision que l’être même de l’étant soit subordonné à l’autorisation que nous lui donnerons, mais précisément parce qu’il s’agit de l’étant (tautologiquement :  » ce qui est en tant qu’il est  » – autrement dit :  » sujet d’un être dès lors propre « ), cette décision est en même temps faite de sa propre vanité. Et c’est bien ce que nous nommons événement : que le sujet constituant, qui est pour lui-même l’alpha et l’oméga de toute chose, ne compte pas.

Chaque fois que moi qui suis constamment renvoyé à la position réflexive, je ne compte pas, il y a événement. Inversement si je suis imbu de moi-même, il peut bien se passer beaucoup de choses dans ma vie, il ne m’arrivera jamais rien (jamais d’idées mais éventuellement beaucoup de savoir, jamais de rencontres mais éventuellement beaucoup d’amis, etc.). En quoi je retrouve donc l’envers de l’interdiction que j’ai depuis toujours imposé à ce qui avait à mes yeux la prétention d’être. Ma vérité se décide donc ailleurs. Par exemple ma vérité politique actuelle s’est décidée en 1789, etc. Et là où la vérité se décide, quelque chose compte.

L’événement, c’est le fait que ce qui se passe compte. Si ce qui se passe est seulement important (et il y a tous les degrés d’importance), il n’y a pas d’événement. Bref, il y a eu événement quand c’est de la vérité même qu’il s’est agi dans ce qui s’est passé.

Ne peut par principe compter qu’une instance marquante (impossible de compter sans marquer ce qui est compté). Le statut d’icône de l’événement, parce qu’il doit indéfiniment être pensé à nouveau c’est-à-dire parce qu’il nous regarde (insistons bien pour dire que ces idées n’en font qu’une : c’est de l’origine qu’il s’agit), fait de nous des comptés et par là même des êtres susceptibles d’être plus ou moins importants. Ainsi nous sommes tous républicains, d’un point de vue qui est celui de la Révolution entendue comme origine ; mais certains d’entre nous sont assurément plus importants que les autres (ils ont une plus grande incidence que les autres sur le devenir politique de la nation, etc.). Ils sont plus importants, mais, semblables en cela à ceux qui le sont moins, ils ne comptent pas. Et certes, il y a des gens qui comptent (par exemple De Gaulle pour la République actuelle), et qui ont par là même valeur d’icône. En quoi on pose que leur existence même est un événement. Les autres peuvent être aussi importants qu’on voudra, ils ne compteront jamais, puisque ce sont les premiers – qui les comptent au nombre de ceux qui effectuent la vérité dont ils ont, eux, décidé – qui sont les détenteurs d’une vérité qui n’est donc pas vraiment celle des seconds. On peut nommer cela le charisme : il y a des gens dont la présence dans une pièce organise tout autour d’eux, même s’ils n’ont pas d’importance (ce ne sont pas des notables, des responsables, des gradés – en lesquels c’est exclusivement la place qui compte c’est-à-dire qui sont toujours des gens qui ne comptent pas). L’événement n’est donc pas seulement une structure réelle, c’est aussi une structure personnelle – puisque c’est le réel de la distinction : que la vérité soit extérieure à ce qui est compté, c’est-à-dire à ce qui importe – une structure qu’on peut expliciter en disant que rien de ce qui importe ne saurait être vrai. Tout événement nous enseigne cela.

Conclusion

A la réflexion identifiant l’être à la possibilité (à l’autorisation) que son sujet (l’étant, donc) soit d’une manière ou d’une autre mon objet, répond l’événement. Il est le boomerang de la dépossession ontologique et véritative qui suffit à définir la réflexion, et que nous sommes depuis Kant habitués à nommer nécessité transcendantale quand nous la considérons dans le rapport d’interdiction qu’elle est proprement avec l’étant (prosopopée :  » il n’est pas question que soit admis à être ce qui n’a pas satisfait aux conditions formelles et matérielles de l’objectité ! « ).

Autrement dit l’événement est la production d’une vérité dont je vais réflexivement m’imaginer que, sans lui, elle aurait peut-être été la mienne. Par exemple c’est la Révolution qui décide de ma vérité politique, à moi qui suis républicain – de sorte que cet événement historique est à ma place le sujet de cette vérité que je me représente pourtant mienne.

La plupart du temps, je décide subrepticement que c’est la réflexion qui comptera, c’est-à-dire que le monde dans lequel je vis sera mon monde. Que je sois ainsi mon propre mensonge (lequel s’appelle donc le moi, sans qu’on distingue ici entre moi pur et moi empirique), c’est ce que l’événement me renvoie en pleine figure (puisque par lui je ne compte pas), lui qui apparaît à la manière des visages. Il compte, c’est-à-dire qu’il occupe la place de sujet transcendantal (lieu de décision de la vérité) que je m’étais constitutivement imaginé pouvoir occuper attestant par là même que c’était lui qui l’occupait vraiment – si le propre de la vérité est bien qu’il soit d’abord décidé de ce qu’il en est vraiment d’elle.

L’événement, c’est que désormais le vrai soit sujet de la vérité et par là même de tout, puisqu’on ne reconnaît ce qui est que dans un horizon préalable de vérité. Ce n’est que cela, un événement : le retour du vrai, c’est-à-dire du sujet de la vérité (de l’ » originel « ) contre la dépossession véritative qui suffit à définir la réflexion.

Mais alors, si c’est toujours du vrai qu’on reçoit sa vérité, l’événement identifie par là même la pensée à la liberté, puisqu’il n’y a par définition de pensée que du vrai. Qu’est-ce que penser, alors ? Peut-on l’indiquer autrement qu’en disant que c’est être le contraire d’un moi ?

Oui : c’est être pour soi-même un événement.

 

 

NOTES :

1. A vouloir conférer, sous le nom de  » spontanéité « , une nature divine et magique au sujet soi disant  » libre « , on ne fait que remplacer un déterminisme naturel par un autre qui est surnaturel. En quoi on n’a rien gagné, sinon la jouissance (dont la psychanalyse nous révèle la nature  » surmoïque  » c’est-à-dire haineuse) de se soumettre participativement à quelque divinité, par là même suffisamment expliquée.

2. La pensée et le mouvant, p. 13 et 112. Ed. du centenaire, p. 1263-1264 et 1341-1342

3. L’évolution créatrice, p. 6 Ed. du centenaire, p. 499-500

4. Le platonisme est la doctrine de la formalité mondaine, puisqu’il dit la corrélation de la définition de la vérité par l’accord du regard, de la finalité constitutive de toute intelligence, et de la dictature de l’idéal.

5. Au sens strict le fantasme est le scénario du désir, lequel se soutient donc d’une armature imaginaire comprenant un versant actif (euphorique – qu’on peut fictionnaliser par l’idée de vaincre le père) et un versant passif (dépressif – qu’on peut fictionnaliser par l’idée d’être livré à la mère) articulés par une équivocité expliquant qu’on puisse  » sans raison  » passer d’un versant à l’autre. Pour le sujet le fantasme fonctionne comme une réponse toujours en train d’être esquissée à la question de son être, et par quoi il est donc agi au niveau imaginaire. Le monde de chacun de nous est d’abord cette esquisse actuelle, dont on peut dire qu’elle est totalement inconsciente (sauf au bout de longues années d’analyse et après une difficile reconstruction, personne ne peut dire quel est son fantasme) et aussi qu’elle n’est pas sans être consciente (chacun sait qu’il y a des réalités qui  » ne lui disent rien  » c’est-à-dire qui ne concourent pas à cette esquisse de réponse). Nos goûts, nos professions, nos loisirs, nos amitiés et surtout nos choix amoureux en sont l’effectuation.

6. En langage de psychanalyse, il faudrait dire qu’il n’y a de rencontre qu’au prix de la traversée de son fantasme

7. Critique de la Raison pure, extrême fin de l’analytique transcendantale. PUF 1967, p. 249

8. Temps et récit III – le temps raconté. Seuil, 1985

9. En quoi nous nous formulons le principe possible du premier moment d’une théorie de l’interprétation : comme on le voit aussi bien dans les disciplines académiques que dans le domaine musical ou dramatique, l’interprétation, aussi importante qu’on voudra (le grand interprète peut ouvrir un accès que le médiocre barrera), est comme rien devant l’œuvre qui est seule à compter (qu’on joue magnifiquement ou au contraire scolairement une œuvre de Bach, en quoi est-ce que cela peut le moins du monde la concerner ?). L’autre aspect de cette problématique consiste au contraire à considérer qu’il y des interprétations qui comptent. Le paradigme est évidemment la psychanalyse, mais on peut aussi montrer qu’une interprétation (par exemple d’une œuvre musicale ou d’un penseur) définit son époque comme ordre de compréhension : un ancien enregistrement ne nous dit quasiment plus rien de la sonate que nous écoutons aujourd’hui, mais il nous rend par exemple les années trente, réitérant expressément pour nous un don qui était resté invisible (mais d’autant plus réel, comme cela se passe en analyse) aux contemporains. Bien entendu, répondre à la question de l’interprétation consiste à articuler ces deux moments apparemment exclusifs.

10. Pour être tout à fait juste, il faut dire que le visage se définit non seulement par le regard mais aussi par l’identité sexuelle. Pas plus que les aveugles de naissance condamnés à n’avoir qu’une face (on ne sait laquelle de ces infirmités est la plus atroce), les androgynes, condamnés au masque, n’ont de visage.

11. L’idole et la distance, Grasset 1977

12. Cf. note 7

 

Note supplémentaire très importante

La question de l’événement fait l’objet d’un nouvel enseignement, original par rapport à ce texte. On le trouvera dans la rubrique des « DITS », aux leçons du 7 mai 2004 et suivantes.