Cours du 15 juin 2001
S’autoriser : contingence et vérité
On ne s’autorise jamais de ce que l’on est mais seulement de qui l’on est. S’autoriser de ce qu’on est, autrement dit agir ès qualité, constitue la position de l’ » en tant que » dont le propre est d’exclure toute éventualité d’autorité personnelle, quand bien même (on pourrait dire surtout) la fonction anonyme exigerait qu’on engage son propre désir voire son propre être, comme dans les trois métiers » impossibles » que sont, au dire de Freud, l’éducation, la politique et la psychanalyse. Mais l’éducateur, le politicien et le psychanalyste sont des » en tant que » – autrement dit des gens qui s’autorisent de leur place (par rapport à l’enfant, au peuple, à l’analysant) et pas d’eux-mêmes – sauf évidemment quand la question du génie est en jeu (pour l’éducation c’est exclu puisqu’éduquer consiste à donner accès à une vérité qui soit proprement celle de l’éduqué et non celle de l’éducateur, mais pour la politique et pour la psychanalyse, il y a eu Napoléon ou de Gaulle comme il y a eu Freud et Lacan). Ainsi l’autorité consiste uniquement à s’autoriser de soi-même, autrement dit à exister en première personne, comme d’ailleurs les » sujets de vérité » (par opposition à l’indéfinie multitude des autres que j’appellerais des » sujets de savoir « ) l’indiquent expressément. Voici deux exemples archi-connus de paroles prononcées par des sujets de vérité : » Moi, général de Gaulle… » et puis : » Aussi seul que j’aie toujours été… « , que j’emprunte volontairement aux deux domaines » impossibles » de la politique et de la psychanalyse.
Précisément : un auteur, au sens où de telles paroles font » autorité « , est sujet pour la vérité., puisque par vérité, il faut entendre l’acte d’un sujet qui s’autorise de soi et par là même produit un effet. C’est la même chose d’être sujet pour la vérité et d’exister en première personne – ainsi que le signifie expressément la notion du génie, qui signifie simplement l’irréductibilité de la personne qu’on est à celle qu’on se représente (et donc, réflexivement, le refus de céder sur cette irréductibilité). En quoi la distinction de quoi à qui est d’abord la distinction de soi à soi, laquelle cause l’autorité comme telle c’est-à-dire comme une étrangeté. Et certes, il faut bien qu’il y ait de l’étrangeté impliquée dans l’idée de s’autoriser : on ne s’autorise jamais que d’un soi qu’on n’est pas.
Mais la vérité ne s’entend pas seulement de la division du sujet : car s’il faut nommer » vrai » ce qui produit en nous un effet de division selon la temporalité du toujours et du désormais qui caractérise l’épreuve (je ne suis plus en vérité ce que je continue d’être en réalité), cet effet ne peut lui-même s’entendre qu’à l’encontre de la nécessité dont on pourrait, métaphysiquement, s’imaginer qu’elle procède.
Si je pose qu’il y a du vrai reconnaissable à son effet de division (par opposition au bien reconnaissable à son effet d’unification), il semble que je m’installe dans une nécessité proprement métaphysique ou plus exactement théologique : il y aurait des sujets qui auraient la capacité mystérieuse et incompréhensible (les » génies « , sortes d’extra-terrestres) de s’autoriser en s’étant préalablement distingués d’eux-mêmes et il faudrait nommer » vérité » ce qui exprimerait leur spécificité. Mais s’il appartient par définition au vrai de relever de soi (autrement dit s’il appartient à la notion de vérité qu’elle s’entende d’abord en exclusion de la notion d’expression), alors non seulement on ne saurait le faire procéder de la réalité, même paradoxale (magique, divine et on ne sait quoi d’autre) d’un » auteur » mais encore on ne saurait admettre que l’effet produit par lui relève de cette nécessité. Or je viens de rappeler que le vrai s’entendait en première personne et que c’était strictement la même chose de dire une chose vraie et de dire qu’elle relève du génie entendu comme le fait qu’un sujet soit vraiment lui-même, et dès lors capable de l’autoriser, la produisant ainsi comme vraie. Autorisation s’oppose à expression : rien de ce qui exprime ne saurait jamais être vrai, puisque la notion de vérité est avant tout une notion de droit. C’est pourquoi, encore une fois, le génie ne réside nullement dans une capacité factuelle (ce n’est pas un très grand talent, par exemple) mais uniquement dans une possibilité juridique : c’est la capacité de produire comme vrai simplement en signant, bref en autorisant.
Il convient par conséquent que la notion d’autorité ne soit pas pensée abstraitement à partir de la seule notion de vérité, mais qu’elle le soit concrètement à partir de cette irréductibilité de la première personne à tout autre, parce que l’autorisation est précisément ce qu’un seul peut faire pour la seule raison qu’il est lui et non pas quelqu’un d’autre.
Dès lors, si l’on veut penser cette irréductibilité d’une manière non circulaire, je crois qu’une seule éventualité se présente à nous, celle de la contingence.
La première personne et la contingence
Si le vrai, et donc aussi l’autorité, s’entend en première personne, il ne s’entend qu’à envoyer à rien les raisons dont on peut objectivement reconnaître qu’il est l’expression. Ces raisons sont réelles (comment pourrait-il en être autrement ?) mais elles ne comptent pas : l’épreuve d’être soi les a cantonnées dans une réalité dont, comme épreuve justement, elle a instauré la distinction d’avec la vérité. Dès lors le vrai produit un effet qui consiste à renvoyer à rien l’ordre où les raisons comptent, cet effet qui est un effet de division où l’on aperçoit que notre réalité n’est pas notre vérité. On peut nommer » pensée » la production de ces choses qu’on ne peut pas expérimenter mais seulement rencontrer, ces choses dont la rencontre est une épreuve, c’est-à-dire justement une distinction en soi de la vérité, qui n’est pas la réalité.
C’est ce que traduit l’idée de rencontre, à propos du vrai, qui est à la fois ce que l’on ne produit qu’à avoir été vraiment soi (autrement dit qu’à avoir existé en étrangeté à soi), et ce qui nous met au pied du mur de la vérité qui se donne à la réflexion comme notre propre étrangeté à nous-mêmes. Ce qui revient à dire qu’on ne comprend pas le vrai au sens où il serait possible d’en avoir l’expérience (puisque le propre de l’expérience est que la chose elle-même ne compte pas : on la jette sitôt extrait le savoir qu’on en espérait), mais qu’on le rencontre, au sens où son aperception est toujours une épreuve (puisque le vrai divise celui qui le reconnaît) – l’épreuve d’être soi telle que la problématique de la marque permet de l’instituer dans notre réflexion. Car bien sûr l’épreuve d’être soi n’est rien d’autre que la rencontre du vrai comme tel c’est-à-dire comme instituant la distinction – comme établissant que la réalité, si importante qu’elle soit, ne compte jamais.
Or c’est la définition même de la rencontre, et donc de l’épreuve d’être soi, qu’on la dise contingente. Et mon idée est de rapporter cette contingence à la première personne, puisqu’une rencontre en troisième personne est ou bien nécessaire ou bien aléatoire mais en tout cas pas contingente. Par conséquent, si l’on n’est vraiment soi qu’en étrangeté à celui qu’on reste malgré tout au-delà de l’épreuve, cela signifie que la vérité, quand on la pense dans une formalité subjective, relève avant tout d’une éthique de la contingence. Et non pas l’inverse, bien sûr, comme il serait de règle en métaphysique où l’on aurait d’abord établi une doctrine de la vérité qui l’aurait fait apparaître comme ayant la contingence pour nature, et qui aurait ensuite exigé qu’on se soumette, en se conduisant de manière à valoriser la contingence. Non : si l’on refuse de séparer les notions de vérité et de génie (ce qui constitue une tautologie, dès lors qu’il n’y a de vérité qu’en vérité), alors forcément on reconnaît pour vrai cela qui relève (et non pas procède comme d’un fondement qui serait donné) de la première personne, celle que quelqu’un est, dans son irréductibilité à celle qu’il se représente être. Bref est vrai ce qui est autorisé par un sujet distingué, dans sa distinction. Et à définir la vérité par le première personne, forcément, on en fait une catégorie éthique – seule attitude susceptible d’échapper aux apories sur lesquelles débouchent tout de suite les conceptions de la vérité dont nous disposons scolairement.
Le vrai s’entend d’abord à l’encontre de la troisième personne que chacun de nous est forcément c’est-à-dire » par ailleurs » – là où ça ne compte pas. De sorte que l’autorité est absolument exclusive de la place (l’autorité attachée à la place, c’est l’autorité du système, pas de la personne). Or la place est la nécessité indistinctement objective et subjective. Il n’y a donc d’autorité qu’à l’encontre de cette nécessité parce qu’il n’y a d’autorité que d’une personne qui compte. Dans la place, c’est le système qui compte et non pas l’individu qui l’occupe, puisqu’il est indéfiniment interchangeable. Ainsi : dire que le psychanalyste » s’autorise de lui-même » c’est dire qu’il y a effectivement psychanalyse (par opposition au bric-à-brac multiple des psychothérapies y compris d’inspiration freudienne), en quoi donc le psychanalyste ne compte pas (même si son style personnel n’est évidemment pas sans produire d’effets, y compris de structure), mais seulement le » discours » où il a trouvé une place (d’après Lacan : celle de l’objet).
Le vrai ne saurait advenir que là où l’expérience toujours possible est récusée par l’épreuve, laquelle n’apprend rien et n’enrichit pas mais marque. Je parlerai donc de contingence en ce premier sens : l’opposition de l’expérience et de l’épreuve permet de concevoir une irréductibilité de la personne qu’on est (celle qui est divisée par l’épreuve) à celle qu’on se représente être (celle qui est enrichie par l’expérience), une irréductibilité qui est absolument contingente parce qu’elle dépend de la marque – autrement dit de la rencontre du vrai – puisque c’est seulement là où nous sommes marqués que nous sommes capables de vérité et donc (j’insiste sur le sens de cette implication, qu’il ne faudrait pas inverser) d’être vraimentnous-mêmes. En somme le vrai est contingent parce que la marque est contingente, alors que le sujet qu’elle affecte peut toujours être ramené à l’indéfinie nécessité dont toute chose procède forcément. La contingence de la marque, autrement dit de la distinction entre l’expérience et l’épreuve (laquelle est la distinction tout court), est en ce sens la cause du vrai que dès lors on peut désigner comme le distingué.
Distingué et contingent sont inséparables : qu’une distinction soit nécessaire et cela cesse d’être une distinction : on aurait affaire non pas à une marque mais à un signe. Par exemple on dirait, sans la connaître, d’une personne issue d’une famille aristocratique qu’elle est forcément distinguée : ce serait le signe d’un certain type d’éducation qu’on imagine nécessaire dans cette catégorie sociale. Or là où il y a signe et non pas marque, la vérité est exclue, puisque c’est la différence qui vaut et non pas la distinction. Cette exclusion indique sa contingence originelle, en ce sens qu’il suffit de nécessiter une marque pour en faire un signe autrement dit pour abolir la vérité.
Si donc on reconnaît la contingence originelle du vrai, autrement dit si l’on reconnaît que la marque n’est pas un élément de plus de la réalité (bref, si l’on ne cède pas sur la distinction de la distinction et de la différence), alors on reconnaît qu’il n’y a pas de différence entre s’autoriser de soi et s’autoriser de sa propre contingence.
Ce qui veut dire plus concrètement qu’il n’y a d’autorité que de sa propre contingence.
Retenons a contrario qu’il n’y a pas de différence entre s’autoriser de sa nécessité (l’adjudant qui aboie toutes la journée, le professeur qui se réduit à un instrument de préparation des concours, etc.) et n’avoir aucune autorité.
Voilà ce que c’est que l’absence d’autorité : celui qui s’impose le fait toujours en étant nécessité c’est-à-dire excusé de le faire. La médiocrité est objectivement le fait d’être excusé d’avance de ce qu’on fait, et subjectivement, elle consiste à se mettre dans la position de pouvoir l’être, autrement dit de s’être originellement asservi au service des biens – trahison de soi dont le principe est toujours de substituer le plus important à ce qui compte. L’absence d’autorité, c’est donc l’excuse, et l’excuse est toujours trahison de soi. C’est le même d’être » sans excuse » et d’être contingent, pour utiliser un langage sartrien, de sorte que l’équivalence entre s’autoriser de soi et être contingence s’impose.
Mais si l’on est contingent au sens de sans excuse (par opposition à l’ » en tant que » qui n’est rien d’autre que l’ensemble de ses excuses), c’est qu’on a toujours déjà récusé l’ordre des importances autrement dit le service des biens. Contingence et vérité sont donc inséparables, subjectivement parlant, puisque la vérité se reconnaît de réduire à l’inanité les exigences par ailleurs incontestables dudit service. Parler de vérité, ou de contingence ou encore d’existence en première personne, cela revient en fin de compte au même : les biens ne sont jamais ce qui compte et leur service ne conditionne la vérité qu’à être récusé, puisqu’il suffit que la réalité ne compte pas pour qu’on puisse parler de vérité, dès lors faite de contingence. La contingence de la première personne, par opposition à la troisième toujours déjà asservie au service des biens, et la contingence de la vérité sont donc la même. Je le dis autrement : cette distinction du plus important et de ce qui compte, constitue précisément la contingence de la première personne.
La distinction dont je viens de parler est aussi bien celle de l’épreuve et de l’expérience, ou encore la distinction de ce qui compte et de ce qui importe ; c’est la distinction personnelle elle-même, et il faut appeler » vrai » tout ce qui en procède (sachant que la » procession » est une notion philosophique et non métaphysique, puisque c’est d’une distinction que je parle et non pas d’une différence).
On peut encore présenter cette nécessité d’une manière plus doctrinale en analysant les notions de seconde et de troisième personnes, et en pointant que celle qui existe (la seconde) et celle qu’on se représente (la troisième) ne le sont forcément que par une distinction originelle, en quelque sorte facteur silencieux de leur réalité, qui est la primauté même de la première personne, et dont le paradoxe est qu’elle ait la seconde personne pour cause.
J’ai indiqué il y a longtemps que l’existence de la seconde renvoie à une impossibilité originelle d’être qui la conditionne : l’existence s’entend dans l’a priori de l’être puisque n’importe quel étant n’existe pas, bien qu’elle soit d’autre part l’absolument première puisqu’il n’y a jamais rien que ce ne soit à partir de l’existence. L’existence (fait absolument premier) et l’impossibilité de l’être (dont l’existence doit déjà relever) sont en ce sens le même, et j’avais appliqué cette nécessité à la question des personne en disant que la reconnaissance de celle qui existe (de la seconde), de ne pouvoir être illégitime (on a nécessairement raison de reconnaître une personne), instituait depuis toujours dans l’ordre du droit cet être » impossible « . En quoi je pensais assurer la déduction formelle de la première personne (être impossible + juridicité) – ce qui eût été absurde à propos de la seconde. J’énonçais le sens de cette démarche en posant qu’on ne s’autorisait jamais que de l’autorité d’un autre – celui qu’on rencontre par opposition à celui qu’on se représente (être), celui qui existe et qu’on ne peut pas avoir tort de reconnaître. Je ne renie pas cette nécessité, et je dirais encore que s’autoriser de soi consiste à s’autoriser d’une rencontre, d’un effet de vérité, d’une marque, bref d’une épreuve dont on ne revient (toujours) pas.
Eh bien je pense aujourd’hui que l’essentiel de cette » déduction » tient à la question de la contingence, l’intérêt de cette démarche (en admettant qu’elle en ait un) étant précisément de » déduire » la contingence même, celle de la personne qu’on est, et par conséquent celle de tout puisqu’il n’y a d’étant qu’à ce qu’il soit reconnu comme étant, que par une antériorité à l’être lui-même qui conditionne la vérité, puisqu’on appelle vrai cet étant qui est non pas en fait, stupidement, mais à bon droit.
Je le dis autrement : en partant de l’absolu de l’existence, on se voit forcé d’une part de reconnaître qu’il y avait des raisons (je peux expliquer l’existence de ce crayon sur ma table), dans le moment même où l’on reconnaît que l’ordre de ces raisons est précisément ce qui ne compte pas (même si on me prouvait que ce crayon ne peut pas exister, n’empêche qu’il existe). Eh bien ma thèse est que la première personne est, comme ordre représentatif, le lieu de ce paradoxe. Il n’y a de vérité qu’en première personne parce qu’il faut reconnaître les raisons dont l’existant seraient l’expression pour reconnaître en même temps que ces raisons ne comptent pas, dès lors qu’il existe vraiment (c’est-à-dire en lui-même, sujet de sa propre existence : c’est bien le crayon lui-même qui existe) et non pas comme l’effectuation desdites raisons. La contingence, il faut donc la penser à partir de l’impossibilité que les raisons comptent, et j’appelle pensée l’ordre de cette impossibilité. De sorte qu’on peut considérer comme un pléonasme l’affirmation qu’il n’y a de pensée qu’en première personne.
La seconde personne impose la vérité de la première parce que son existence interdit que les raisons qui en rendent compte (le » conditionnement « ) comptent jamais, et cette interdiction est le moment même de la première personne comme telle. Ma » déduction » consistait donc à en rester à l’idée d’une rencontre, par opposition à celle d’une aperception.
C’est donc depuis cette distinction (qui recoupe celle de l’épreuve et de l’expérience) qu’on peut parler de contingence, à propos de la première personne : elle est celle qui a reconnu la » personnalité » (le fait d’être une personne, et ici la personne réelle, celle qui existe par opposition à celle qu’on se représente et à celle qu’on est) de celle qu’elle n’avait pas de raisons de reconnaître ! La contingence de la première personne, je la pense donc dans ce contexte en opposant les raisons qu’on a toujours de reconnaître quelqu’un et qui sont des raisons de représentation (n’importe qui est un représentant de l’humanité en général donc on a raison de le reconnaître), c’est-à-dire des raisons dénuées de vérité (si c’est l’humanité que je reconnais en lui, cela signifie que lui ne compte absolument pas), à légitimité où la personne trouve à se distinguer du sujet qu’elle est par ailleurs : on a toujours raison de reconnaître quelqu’un comme n’étant pas vraiment quelque chose (notamment un sujet), autrement dit comme causé par une vérité qui ne peut être un moment supplémentaire de la réalité.
J’appelle contingence cette raison qu’il faut entendre en exclusivité de toutes les raisons.
Contingence et vérité sont ici le même, par conséquent : là où il y a des raisons, il ne peut pas y avoir de vérité, puisque ce seraient les raisons qui compteraient, et non pas la choses qui en serait l’expression ou la représentation.
Bref, pour en finir sur ce point, mon idée était que la première personne est l’instance de la vérité même puisqu’elle st l’instance de la reconnaissance de la seconde personne, celle qui existe et qui, comme telle (c’est-à-dire par opposition à celle qu’on se représente) est vraie. La vérité est de reconnaître la vérité. Reconnaissance que je rapporte maintenant à la problématique de la marque : c’est là où j’ai eu raison de reconnaître que je suis désormais capable de vérité. C’est pourquoi je peux à la fois dire que le vrai est ce qui est autorisé de la première personne comme telle, et dire que celle-ci se définit de reconnaître le vrai. J’appelle contingence cette corrélation résumée par la notion de marque.
Doctrinalement, on peut dire que la contingence est l’impossibilité même de la vérité dont la première personne s’autorise. Et je répète que s’autoriser de soi, c’est d’abord s’autoriser de sa propre contingence. Un auteur, donc, c’est d’abord un être qui ne cède pas sur sa propre contingence – par opposition au sérieux des » en tant que « .
Mais la première personne ne s’entend pas seulement selon la structure, c’est-à-dire dans sa corrélation à la personne qui existe (la seconde) et à celle qu’on se représente (la troisième), elle s’entend selon l’irréductibilité de la question qui à la question quoi, autrement dit selon la distinction. J’ai déjà parlé d’un élément de cette distinction, qui est le visage impossible. Il me reste, pour terminer la séance d’aujourd’hui, à me référer au nom propre c’est-à-dire impossible – ce nom dont le propre de l’auteur est précisément de témoigner de l’impossibilité.
Le nom propre, c’est le nom impossible à dire, bien que par ailleurs n’importe qui puisse dire son nom – y compris les auteurs. Mais justement : eux, c’est » par ailleurs « , là où ça ne compte pas, qu’ils peuvent le dire. Là où ça compte, c’est-à-dire quand il s’agit de la vérité comme telle, ils ne peuvent pas. Souvenez-vous de l’exemple de Sartre, qui peut tout dire à propos de l’existence, sauf la vérité, à savoir qu’elle est sartrienne. Voilà ce que c’est qu’écrire en première personne : contrairement à ce qu’on imagine, ce n’est pas d’une possibilité que les auteurs s’autoriseraient (comme si le génie était un aspect positif de leur personne, analogue à des muscles mieux faits permettant de courir plus vite que le commun des mortels) mais bien au contraire d’une impossibilité : Sartre est un auteur parce qu’il ne peut pas dire que l’existence est sartrienne, alors que n’importe quel épigone le voit et le dit. Etre un auteur et agir en première personne, c’est la même chose. Le ressort en est la contingence non pas du nom (au sens où on peut admettre que Sartre aurait pu porter un autre nom) mais de l’impossibilité de ce nom. Car une impossibilité, justement, ce ne peut pas être nécessaire quand elle est propre : elle est nécessaire quand elle est impropre, c’est-à-dire quand elle se confond avec une incompossibilité (quand des raisons établissent que, le monde étant par ailleurs ce qu’il est, telle réalité est d’avance frappée d’impossibilité). Je le montre plus clairement par une simple question : pourquoi Sartre ne pouvait-il pas dire que l’existence était sartrienne, alors que n’importe qui peut le dire? Vous voyez bien la réponse : parce qu’il était Sartre ! Il n’y a pas d’autre réponse, là est la vérité, autrement dit la contingence de l’impossibilité de son nom, bref de son statut d’auteur. Contingence, donc : c’est ce terme qui manque, non pas parce qu’il serait incompatible avec les autres termes de la langue mais pour la seule raison que Sartre est Sartre. J’appelle » pensée » l’acte d’œuvrer (dans) cette impossibilité. En ce sens il n’y a de pensée qu’en première personne.
On ne s’autorise jamais que de sa propre contingence.
J’arrête ici pour aujourd’hui, et je vous remercie de votre attention.