Cours du 8 juin 2001
S’autoriser de soi : visage et vérité
L’exclusivité de l’autorité à la représentation, on peut l’énoncer en disant qu’un acte d’autorité ne se commet jamais qu’en première personne. Il est en ce sens impossible de savoir ce qu’on fait quand on s’autorise de soi-même parce que la lucidité suppose l’identification à l’anonyme raisonnable que n’importe qui a toujours raison d’être – et c’est justement de cette impossibilité de l’anonymat (et donc du raisonnable) que procède l’autorité. Autrement dit si l’autorité relevait de la possibilité (si elle pouvait s’acquérir), elle serait une simple fonction attachée à la place, alors que la question n’apparaît qu’à partir du moment où l’on a reconnu que les autorités hiérarchiques n’en étaient absolument pas : ce n’est pas de son grade militaire que de Gaulle s’autorise pour lancer son appel, mais de lui, et c’est précisément cette exclusivité qui fait de son appel un acte d’autorité. Qu’il soit un quelconque général est certes important (on n’imagine guère qu’un appel lancé à tout un pays puisse être le fait d’un berger ou d’un instituteur) mais cela ne compte pas, et c’est en ce point précis que réside l’autorité. Si donc l’acte d’autorité est exclusif de la place au sens où il est l’impossibilité même qu’elle puisse compter, alors le principe de cet acte est aussi bien la distinction entre la question de savoir ce qu’on est, à laquelle on répond toujours par l’indication d’une place, et celle de savoir qui l’on est, à laquelle on répond d’une autre manière : non pas en différence mais en distinction de la réponse qu’on aurait donnée. J’appelle génie l’ordre des réponses à cette dernière question. Tout acte d’autorité est par conséquent génial – ce qui signifie tout simplement qu’il a pour condition qu’on s’autorise de soi exclusivement, et qu’il a pour réalité l’effectuation de cette autorisation.
Demandons-nous comment on répond concrètement à la question de savoir qui nous sommes et nous saurons ce que c’est qu’un acte d’autorité, c’est-à-dire le moment où l’on s’autorise de soi.
J’ai souvent expliqué qu’il y avait deux manières de répondre à la question qui : le visage qui nous échappe toujours (nous ne verrons jamais que l’image de notre visage, de sorte qu’il est frappé originellement d’impossibilité pour nous) et le nom qui est toujours secret (nous n’aurons jamais conscience que du nom que n’importe qui aurait porté à notre place : un patronyme c’est-à-dire un nom impropre). On pourrait dire qu’il y en a une troisième et qui est l’œuvre ; j’y reviendrai en reprenant la notion de » métaphore personnelle » qui constitue en réalité la réponse à la question de ce que c’est que s’autoriser de soi, et en réfléchissant sur la notion de l’énigme – puisque l’autorité est forcément énigmatique (si je la comprends totalement, c’est à moi que j’obéis en lui obéissant), comme le nouage du nom et du visage qui constitue, selon moi, l’autorité de l’œuvre pour son auteur. Je reviendrai sur ces points très importants. Mais je veux pour le moment rester dans l’ordre de la distinction entre qui et quoi, et montrer que ce qui l’effectue – le visage et le nom, donc – fait autorité.
Car si la vérité n’est pas une nouvelle forme de réalité, autrement dit si la question de l’autorité est celle d’une distinction et non pas d’une différence, alors tout ce qui distingue le sujet de sa place suffit à faire autorité. C’est de cela qu’il va être question aujourd’hui et la prochaine fois.
On s’autorise de ce qui répond à la question qui
Soi, dans l’expression » s’autoriser de soi « , cela renvoie donc à la distinction entre qui et quoi. On ne s’autorise ni de son savoir (exemple du médecin) ni de sa place (exemple du directeur) parce qu’alors l’autorité est celle de la discipline (la médecine) ou du système (l’administration), qu’il faudrait alors entendre comme identiques à leur propre distinction. On peut le faire, en montrant qu’il s’agit là de régimes de vérité et pas simplement de constitution pour des réalités, mais alors on sort de la question qui nous intéresse qui est celle d’une éthique personnelle. Impossible en ce sens de s’autoriser de soi quand on a originellement décidé de n’être que sa propre place, comme dans l’exemple du psychanalyste, qui est en place de l’objet cause du désir et qui s’autorise précisément de cette position (et non pas de lui-même, par conséquent). J’aurai l’occasion de revenir sur ce que la psychanalyse nous apprend de la nécessité éthique de s’autoriser de soi-même, d’autant que l’expression qui la désigne vient de Lacan. Celui-ci parlait en vérité puisqu’il est possible de dire, par exemple, que l’inconscient est lacanien (en fait, cette nécessité véritative qui renvoie à l’opposition de la métaphysique et de la pensée concerne tout – le réel aussi est lacanien, et ainsi de suite). Il est donc certain qu’il s’autorisait de lui-même, comme Picasso le faisait en peignant Guernica, ou comme Einstein en pensant l’univers (autrement dit c’était un génie : quelqu’un qui n’avait pas cédé sur la distinction de la première personne). Mais que le psychanalyste lambda dise qu’il s’autorise de lui-même, c’est beaucoup plus difficile à comprendre puisqu’il agit ainsi » en tant que » psychanalyste, c’est-à-dire comme n’importe quel psychanalyste aurait raison d’agir. Comment un » en tant que « , c’est-à-dire un sujet qui ne compte pas (c’est sa place qui compte et non pas lui – même s’il importe évidemment à travers son style particulier), pourrait-il jamais s’autoriser de lui-même ? Voilà une contradiction qui pourrait bien faire tomber la soi-disant » éthique » du psychanalyste au rang d’une simple déontologie (ce qui est déjà fort honorable)… Quoi qu’il en soit de cette difficulté sur laquelle je reviendrai probablement, il faut poser que s’autoriser de soi-même, c’est agir la distinction entre quoi et qui.
Quand on s’autorise de soi, ce qu’on est importe assurément mais ce qui compte est qui l’on est. Là où la distinction entre quoi et qui est effective, on peut dire qu’il y a acte d’autorité. Ainsi il serait absurde (mais pas faux) de dire que l’appel du 18 juin est le fait d’un militaire quelque peu nationaliste dont on pourrait retracer la carrière et l’éducation, parce qu’ainsi on répondrait à la question de savoir ce que de Gaulle était, alors que cet appel est son acte, la réponse qu’il se donne à lui-même à la question de savoir qui il est– réponse dont il est évidemment privé, puisque la réflexion interdit qu’on ne soit pas n’importe qui pour soi-même. S’autoriser de soi-même, ce n’est surtout pas s’autoriser de sa réflexion, ni moins encore de son moi.
On ne s’autorise pas de sa réflexion mais des marques qu’on a reconnues
J’insiste sur cette nécessité, qui est particulièrement évidente dans le domaine moral : la question de la valeur personnelle est absolument exclusive de l’attitude réflexive. Alors que les uns se demandent ce qu’il faut faire à l’annonce d’une nouvelle qui les met au pied du mur de leur responsabilité (par exemple l’invasion du pays par les armées hitlériennes), et décident avant tout d’attendre d’en savoir plus, les autres sont déjà partis ! C’est celui qui ne réfléchit pas qui est » quelqu’un de bien « , et celui qui réfléchit, sans être pour autant un » salaud » (qui lui non plus n’a pas réfléchi : il a tout de suite foncé dans les occasions de jouissance et d’abjection), n’est pas quelqu’un qui inspire le respect.
Donc s’autoriser de soi, ce n’est pas s’autoriser de sa propre réflexion. Tout au contraire : réfléchir, c’est démissionner, puisque c’est essayer d’être n’importe qui (on réfléchit pour trouver une solution raisonnable) alors qu’on est soi-même. Ce premier point, malgré sa dimension négative, est capital.
Dans le domaine de la pensée, rien n’est plus évident, puisque c’est la surprise qui en est le critère subjectif. Si l’on n’est pas surpris par ce qu’on écrit, par exemple, on ne pense tout simplement pas. Le travail peut être aussi intelligent, documenté et méthodique qu’on voudra, ce sera tout ce qu’on veut sauf de la pensée. La pensée est toujours l’épreuve d’une étrangeté à soi et pour cette raison il est absolument impossible qu’on lui accorde une dimension réflexive, même s’il est par ailleurs indispensable de réfléchir – par exemple quand on se relit, ou qu’on veut exposer les résultats de son travail à l’occasion d’une conférence ; mais alors il s’agit d’être un correcteur, un pédagogue, bref un » en tant que » et non plus un penseur : on s’autorise d’un savoir (concernant éventuellement les livres qu’on a pu écrire) mais pas de soi.
Un acte prévisible, en d’autres termes, ne peut pas être un acte d’autorité. Et quand je dis prévisible, cela vaut d’abord pour celui qui le pose. Non pas que je veuille renvoyer à on ne sait quelle intuition brusque et spontanée, mais à ceci que la vérité dont s’autorise cet acte n’est pas une représentation dont celui qui le pose aurait disposé. Autrement dit ce n’est jamais pour les raisons qu’il se représente, et qui comme telles eussent été valables pour n’importe qui à sa place, qu’un auteur pose un acte que dès lors (celui de l’auteur en tant que tel) on dira un acte d’autorité. Personne n’aurait pensé à faire ce qui a été fait, la situation étant ce qu’elle était. Eh bien lui, il l’a fait.
L’effet de l’acte, c’est par conséquent que chacun soit arraché à l’ordre de possibilité qu’il est pour lui-même. Les premiers Résistants ont été tout surpris de se retrouver les armes à la main. Et cette incompréhension de soi est leur grandeur. D’autres, au contraire, les ont prises plus tard, quand il était raisonnable (mais toujours risqué – et il ne s’agit pas de diminuer leur mérite) de le faire. L’acte d’autorité, si l’on garde comme paradigme l’appel du 18 juin, il faut donc le penser à partir de cette surprise des premiers Résistants : c’est dans leur effroi devant un engagement qui s’est pris en eux sans eux que réside sa vérité – que c’est bien un acte d’autorité, réel dans ses effets qui sont des effets de vérité et non pas de réalité : ceux qui ont répondu à l’appel ont fait apparaître malgré eux qu’ils étaient de vrais Français, alors que tous les autres étaient seulement français (ou étrangers, peu importe) en réalité.
Certains auditeurs de l’appel n’ont pas été divisés par l’appel parce qu’ils s’en sont tenus à sa réalité autrement dit au modèle de l’expression (tout acte exprime l’idiosyncrasie de celui qui le pose – tout acte est en réalité une action), alors que d’autres se sont trouvés divisés par ce qu’ils ont entendu, et plus précisément marqués. Car c’est la marque qui produit comme vrai ce qu’elle concerne.
Là est en effet la vérité : les premiers Résistants se sont autorisés du lieu de la vérité en eux, autrement dit de la marque que cet appel avait laissé sur eux. Là où ils sont marqués, ils étaient déjà de vrais Français, et par conséquent (dans cette institution particulière de vérité) des Résistants ; par ailleurs, c’étaient des gens normaux, avec leurs espoirs et leurs craintes, leurs mérites et leurs petitesses. Par ailleurs, c’est-à-dire là où ça ne comptait pas.
Ne pas s’autoriser de sa réflexion, cela signifie par conséquent s’autoriser des marques que certaines choses, dès lors vraies (produites en première personne), ont laissé sur nous. Là où l’on est marqué, on est capable de vérité. Etre capable de vérité, c’est par conséquent accepter non seulement sa propre division, mais surtout sa propre incompréhension : je n’aurai jamais raison que là où je ne sais pas. Là où je sais, il peut au mieux s’agir d’exactitude, mais en tout cas jamais de vérité. Et ce qui vaut dans pour des occurrences disons locales (des moments de la vie) vaut paradigmatiquement pour la vie elle-même, puisque c’est la distinction subjective qui oppose la vérité d’une part au savoir et à l’exactitude d’autre part, qu’en elle il soit question des raisons de vivre et de mourir : un jour, peut-être, nous aurons raison de prendre une décision ultime qui sera d’autant plus vraie que nous n’aurons sur le moment aucun moyen de la comprendre – et qui restera à jamais énigmatique.
On ne s’autorise que de l’impossibilité de savoir qui l’on est
La place et le savoir dont on s’autorise en réfléchissant constituent la réponse à la question de savoir ce que l’on est. Exclure la réflexion de l’autorité revient à exclure de la réponse qu’on donne à la question qu’on est pour soi une réponse consistant à dire ce que l’on est. Agir à partir de cette réponse spécifie l’ » en tant que « . Le principe de l’autorité, s’il n’y a d’autorité qu’à l’encontre des nécessités du savoir et de la place, est donc que l’on soit privé de la réponse à la question de savoir qui l’on est. Subjectivement parlant, un acte d’autorité est un acte dans lequel on pose la réponse à la question qu’on est pour soi-même, précisément parce que cette réponse est définie par son impossibilité (elle répondrait à la question quoi, or il s’agit de la question qui). Voilà pourquoi un acte d’autorité est toujours énigmatique : on sent bien que la réponse qu’on pourrait donner n’est pas la bonne, bien qu’il n’y en ait pas d’autre (par exemple expliquer l’appel du 18 juin par le nationalisme de de Gaulle, lui-même lié à la tradition maurrassienne de sa famille, etc.), sauf justement celle qui s’impose en distinction de cette nécessité qui dès lors est renvoyée à la simple réalité (par opposition à la vérité). Le passage de quoi à qui se fait donc déjà de manière négative en ceci que la réponse à la question quoi est expressément reconnue comme ne comptant pas.
Il est dès lors évident qu’on ne s’autorise pas de soi-même pour n’importe quoi, mais seulement pour des actes tels que leur justification en termes de finalité ou d’expression, bref en langage mondain, ne compte pas. Ainsi il serait absurde de dire qu’on s’autorise de soi pour les actions de la vie quotidienne, pour lesquelles on n’a pourtant pas d’autorisation à demander.
On ne parle d’acte d’autorité qu’à la condition d’une étrangeté radicale à soi-même, en laquelle c’est vraiment de soi qu’il aille. L’acte d’autorité est la mise en acte de cette étrangeté, et l’on peut nommer » autorité » son effet.
Alors je le demande : qu’est-ce qui permet de reconnaître positivement la distinction entre qui et quoi, sinon les deux réponses qu’on donne quand la question porte expressément sur le premier terme, et qui sont le visage et le nom ? ceux-ci réalisent en quelque sorte l’impossibilité de savoir qui l’on est, puisque le visage propre est absolument impossible (on n’en verra jamais que l’image – et encore : inversée), et que le nom propre est » secret » (c’est celui qu’articulent silencieusement les questions » qui nous disent quelque chose « ). Aujourd’hui, nous allons parler du visage, celui qui fait autorité simplement parce qu’on l’a devant soi quand une personne s’adresse à nous en s’autorisant de soi, dans l’irréductibilité du visage non seulement au masque (les attributs du savoir correspondant aux » en tant que « ) mais encore à la figure (le savoir qu’il s’agit d’un être humain, toujours originellement en troisième personne). Bref, je vais essayer de vous expliquer comment il faut comprendre le visage propre, celui qui apparaîtra en seconde personne – le visage qui impose réellement le respect (par opposition à la figure qui donne uniquement l’idée qu’on doit respecter). Pour cela, je vais m’efforcer d’élucider ce que peux être, pour celui qui le rencontre, un visage qui existe originellement en première personne et qui se donne par conséquent en seconde personne.
Le visage impossible et la nécessité phénoménologique
L’impossibilité qui définit l’acte d’autorité, je crois qu’il faut d’abord la rapporter à celle que le visage propre est pour lui-même : jamais je n’apercevrai mon propre visage, qui est l’envers du monde non pas comme structure (Lacan enseigne que cet envers est le fantasme) mais comme a priori de la manifestation. Il y a une nécessité phénoménologique très particulière dont l’intelligence est indispensable pour concevoir cet oxymore qu’est le visage en première personne – et par conséquent l’éventualité qu’un visage puisse faire autorité. Car ne fait jamais autorité que ce qui se donne en première personne, justement, le reste n’étant rien d’autre que nécessité représentative.
Toute chose apparaît sur fond de monde et c’est ce » fond » qu’il faut reconnaître comme l’envers non pas du monde mais du visage. En fait, la raison est plus radicale et je la présenterai en disant que toute vérité s’entend à l’encontre d’une mondanéité qui en constitue l’a priori formel et matériel en même temps. Car la mondanéité est une structure déterminée : le monde de l’enfance n’est pas le monde adulte, le monde français n’est pas le monde chinois, le monde masculin n’est pas le monde féminin, etc. ; de sorte que par » mondanéité « , c’est un certain a priori, indistinctement formel et matériel (une certaine » consistance » de l’existence et de la vérité dans le caractère habituel de leurs notions) qu’il faut entendre. Eh bien, j’affirme que l’on doit définir le visage en première personne comme étant l’envers de cette nécessité : tout visage se donnera aux autres comme l’énigme d’un monde ou plus exactement d’une mondanéité (car le monde est commun, mais pas la mondanéité). Je ne suis donc pas en train de confondre le visage et le masque en disant que nous n’accédons pas à la face interne de notre visage (n’étant que phénoménalité, on ne voit pas comment il pourrait avoir une face interne) mais je dis que toutes les choses répondent à une possibilité de manifestation, laquelle est notre visage comme impossible. A mon avis, pour comprendre ce qu’est le visage en première personne, il faut penser ce paradoxe d’une réponse des choses – d’une réponse dont les choses, dans l’originalité de leur manifestation, aient en quelque sorte l’initiative. Il faut que j’explique ce paradoxe, et si vous ne reconnaissez pas l’existence phénoménale des choses comme une réponse (si vous en faites une évidence donnée métaphysiquement), vous ne pourrez absolument pas saisir la notion du visage propre, que vous serez dès lors contraints de confondre avec le masque (car l’idée que la figure ait une face interne n’a aucun sens). Or il n’y a justement de visage qu’à l’encontre de la non vérité du masque…
Quand on considère les choses comme sujets de leur propre manifestation (comment pourrais-je voir ce crayon sur ma table, s’il n’était pas en train d’apparaître ? ), on fait de cette manifestation une réponse. Et une réponse à quoi, sinon à un apparaître qui, pour les choses, devait bien être préalable ? de quel apparaître s’agit-il ? pas le mien, dont je ne décide pas, dans une existence qui est au contraire faite de réponse à tous les apparaîtres de toutes les choses, mais celui d’une pure phénoménalité dont, à la réflexion et sans que je m’y reconnaisse jamais, je dois bien convenir qu’elle était celle de mon visage. Tout tient dans le paradoxe de cette temporalité. Le visage impossible, c’est celui de l’antérieur de phénoménalité à quoi toute chose apparaissant répond – et répond éthiquement. Car qu’est-ce que la phénoménologie, finalement, sinon la reconnaissance et l’élucidation d’un apparaître des choses qui soit finalement une éthique de la manifestation propre à chacune d’elle (par exemple un vrai n’apparaît pas comme un faux, bien qu’ils puissent être objectivement identiques) ?
En fait, mon argument est tout entier puisé dans cette définition de la phénoménologie. Je crois qu’une analyse phénoménologique est toujours éthique, si c’est » aux choses elles-mêmes » (par opposition à la constitution que nous en opérons réflexivement) qu’elle parvient à faire retour. Car ce retour, c’est la restitution de la chose contre l’objet dans son statut de sujet pour son propre apparaître, dans une vérité qu’on dira être la sienne (par opposition à nos nécessités subjectives).
Et il est impossible de pointer un sujet, d’une manière générale, sans que ce soit par là même le pointage d’une éthique. Quand on parle du sujet de la manifestation, autrement dit le phénomène comme tel, alors on pointe forcément une éthique. Moi je dis que la phénoménologie n’est rien d’autre que l’entreprise de ce pointage : il n’y a de phénoménologie que de la dignité et de l’autorité de ce qui apparaît.
Si donc vous m’accordez cette définition de la phénoménologie, autrement dit si le mot d’ordre husserlien peut être pensé éthiquement (sinon à quoi bon ?), alors vous avez reconnu au principe de la phénoménologie un » noyau » (c’est encore un terme husserlien) que je définirai comme une réponse – puisqu’être sujet n’est rien d’autre que répondre. Une réponse purement phénoménologique : que les choses » elles-mêmes » soient comme telles l’indication de ce à quoi elles répondent, précisément d’y répondre. Voilà, selon moi, ce qu’il en est du visage dont je crois que dérive l’autorité : l’envers de cette nécessité pour toute chose, serait-elle aussi modeste qu’un crayon à disposition sur une table, de trouver sa dignité et surtout son autorité. Car d’une chose, aussi insignifiante qu’elle soit, il n’est pas permis de dire n’importe quoi. Selon moi, le visage propre est l’envers de cette nécessité – et je ne peux parler de l’autorité de ce dont je parle (autrement dit de l’impossibilité pour moi de dire n’importe quoi à propos de n’importe quelle chose) qu’à reconnaître dans cette réponse à laquelle je réponds une antériorité préalable. Cette antériorité préalable, qui conditionne l’autorité et la dignité des choses (justifiant à la fois la probité du discours et l’injonction de revenir » aux choses mêmes « , je dis, précisément dans le paradoxe extrême de sa temporalité, que c’est le visage impossible de la première personne.
Car si le visage suffit à faire autorité (par opposition à la figure où c’est le savoir qui fait autorité), alors il faut que cette autorité ne soit pas de nature représentative, parce que la représentation et l’autorité s’excluent absolument (c’est la question des » en tant que « ). Autrement dit : l’autorité est forcément originelle, et c’est justement ce que signifie la notion de respect, qui en est l’envers subjectif. Donc il faut définir le visage par une autorité originelle, qui ne peut d’aucune manière être la » mienne « , puisque le propre de la réflexion est d’instituer son sujet en être indifférent et interchangeable. Ma thèse est que cette autorité, précisément parce qu’elle est originelle, c’est celle à quoi les choses répondent. Si vous n’admettez pas cela, vous ne pouvez pas concevoir qu’il y ait une autorité originelle : il faut que l’étant lui-même et comme tel atteste déjà d’une autorité, pour que celle-ci ne soit pas une modalité simplement paradoxale de la réalité. La notion d’antériorité à l’être résume par conséquent la nécessité dont relève le paradoxe extrême du visage propre. En toute chose, il s’agit d’une autorité infiniment plus originelle que celle qu’on est pour soi, parce que c’est celle des choses elles-mêmes et comme telles. Si donc on admet qu’il y a des choses existant en propre (que ce crayon excède la constitution instrumentale que j’en fais, qu’il ne soit pas que son » être sous la main » pour moi), alors on reconnaît à partir de cette autorité originelle c’est-à-dire ontologiquement impossible, un noyau d’éthique aux phénomènes.
Un visage qu’on rencontre, s’il impose le respect, c’est parce qu’il apprésente cette autorité à laquelle les choses comme telles répondaient déjà formellement. Voilà, l’explication à cette nécessité étonnante qu’un visage suffise à faire autorité, autrement dit à imposer le respect.
Peut-être dois-je, au moment d’en terminer sur ce point, vous mettre en garde contre une interprétation réaliste ou dogmatique de ce que je viens de dire : c’est la distinction que je représente ainsi, et non une différence que je présenterais !
Le visage et le regard
L’injonction personnelle du visage, telle que la présente notamment Lévinas, est bien sûr inséparable du regard : le commandement du » tu ne tueras point » ne peut être intimé que dans un regard où il aille vraiment de la vie et de la mort, et non pas depuis une fragilité et une mortalité de l’autre, dont j’aurais connaissance ou que je saisirais par on ne sait quelle analogie avec mes propres craintes. Le visage m’envisage comme visible voyant, et c’est la seconde dimension, dérivée de la distinction dont je viens de donner la réflexion, qui le spécifie. Pas de visage hors de cette constitution dans laquelle je me trouve être depuis toujours comme visible-voyant. Pas de visage sans regard, autrement dit.
Je me souviens avoir déjà indiqué un des aspects les plus terribles du malheur d’être aveugle, en plus d’être privé de la visibilité des choses autrement dit de leur donation comme adresse à distance : c’est le fait de n’avoir pas de visage. Considérez les aveugles de naissance (car bien sûr cette remarque est fausse pour ceux qui le sont devenus à la suite d’une maladie ou d’un accident) : ils n’ont pas de visage, mais seulement une face. Eux, c’est comme fragilité humaine, comme misère radicale de l’être qui n’en est pas moins un vrai humain, qu’ils imposent le respect. Et certes, il est impossible de ne pas être frappé d’un violent sentiment de respect devant un aveugle de naissance : l’humanité est encore plus évidente en lui qu’elle l’est chez n’importe qui, précisément parce qu’on nomme humanité cet ordre de vie dans laquelle la réalité importe mais ne compte pas.
Si donc le regard peut suffire à faire autorité, il faut le considérer dans son extériorité à toute mise en œuvre de savoir. Le regard professionnel, par exemple, ne fait autorité que comme vecteur du savoir : on peut être suspendu au regard du médecin ou du mécanicien, parce qu’on craint pour sa santé ou pour la possibilité que sa voiture soit réparée – auxquels cas c’est la médecine ou la mécanique et non pas le regard qui font autorité. Pour qu’on puisse dire que le regard s’impose, il faut donc qu’il soit libéré de son caractère constituant, autrement dit que ce ne soit pas le regard d’un » en tant que » – ce qui est le cas de tout regard mondain. La libération des évidences mondaines doit être pensée à partir de l’impossibilité essentielle du regard qu’il ait jamais quelque chose (réponse à la question quoi) comme objet vrai. Autrement dit, le regard n’en est vraiment un qu’à être regard de ce qui n’est pas quelque chose, de ce qui n’est littéralement rien, et qui est l’autre regard. Le regard qui porte sur cet objet littéralement impossible qu’est l’autre regard est vraiment un regard, par opposition à une simple aperception scopique : nous regardons autrui dans ses yeux, là où précisément il n’y a rien à voir ! En ce sens il est regard vrai, alors que celui qui regarde un objet (éventuellement l’objet qu’autrui est pour lui) n’est qu’un regard réel : la distinction du regard, c’est qu’il soit éminemment regard là même où il n’est regard de rien. En opposant ainsi un regard vrai (donc qui fasse autorité) à un regard simplement réel, je dis qu’on s’autorise de soi quand on regarde dans les yeux celui à qui on s’adresse. Certes, il s’agit là d’un principe général et trop abstrait, puisque les » en tant que » aussi nous les regardons dans les yeux, et que nous n’adoptons pas un regard fuyant pour la simple raison que nous nous adressons à des gens en le faisant ès qualité. Mais l’essentiel est la notion de distinction que je propose ici pour penser le visage : il n’y a de visage que par un regard dont la distinction soit la vérité – précisément de ne pas être regard de quelque chose, c’est-à-dire objectivation. Autrement dit l’idée de visage s’entend expressément à l’encontre de celle de la simple vie, dont la perception visuelle relève pourtant. J’oppose donc le regard à la vision, en décidant ici de réserver la notion de regard au paradoxe qu’il s’accomplisse en perdant tout objet. La perte de l’objet, voilà à mon avis le point essentiel sans quoi la notion de visage est tout simplement impensable. Et cette perte, elle n’advient à la visibilité que dans la distinction du regard, autrement dit dans la nécessité qu’il s’accomplisse comme regard à n’être regard de rien. Ainsi s’engage qui la capacité de vérité qui définit le visage à l’encontre de la face qui renvoie à la vie, du masque qui renvoie au rôle et de la figure qui renvoie au savoir.
Le visage et le sexe
Eh bien, cette vérité dont je viens d’indiquer la condition dans la distinction du regard, il faudra qu’elle se noue à une impossibilité originelle au savoir – autrement dit au manque d’un certain signifiant par quoi on pourrait, au moins en imagination, admettre que tout puisse valoir comme tel. Je veux parler du sexe et ma thèse est maintenant qu’il n’y de visage que sexué. Il y a en effet un dernier caractère permettant de penser subjectivement l’autorisation de soi, et je suis étonné de ne le voir mentionné nulle part : le sexe, en tant qu’il est fait de sa propre impossibilité.
Je me réfère évidemment à la formule de Lacan » il n’y a pas de rapport sexuel « , dont tout le monde sait qu’elle signifie qu’il n’y a pas d’écriture possible d’un loi qui apparierait le masculin et le féminin, qui les instituerait comme complémentaires, et qui pourrait faire que la sexualité soit jamais quelque chose de » normal » et de » naturel « , quelque chose, pour prendre un autre point de vue, à quoi on puisse aller directement. Alors qu’il appartient constitutivement aux lois de la nature qu’elles puissent s’écrire et que chacune des variables puisse être posée par un signifiant, tout le monde sait qu’il n’y a pas de signifiant du féminin (il n’y a que le phallus) ; de sorte qu’il n’y a pas, montre Lacan notamment dans le séminaire » Encore « , d’écriture possible du » rapport » sexuel. Voilà, grossièrement résumé, en quel sens on peut dire que le sexe est fait de sa propre impossibilité.
Eh bien ma thèse est que l’impossibilité de la sexualité telle qu’elle a été établie par Lacan est une des sources décisives de l’autorité. Non pas que je confonde le » réel » de cette écriture impossible avec le vrai dont, selon moi, il faut s’autoriser pour faire autorité, mais je veux dire ici que si le visage fait autorité, c’est, en plus des raisons que je viens de donner, parce qu’il est nécessairement sexué c’est-à-dire marqué d’une impossibilité absolue. Sexué, ici, je l’entends comme le fait d’être pris dans cette impossibilité de l’écriture, donc de la loi, bref du savoir : le sexe est vérité parce qu’il récuse le savoir dont l’évidente complémentarité des organes paraissait impliquer la nécessité. Ce qui compte, ici, c’est donc la contradiction d’un savoir évidemment impliqué (celui des » sexologues « ) et son impossibilité de principe. Entre les hommes et les femmes, comme on dit, » ça » ne va pas. Et c’est à le reconnaître depuis l’universel fantasme de l’androgynie primitive (j’ai souvent indiqué que Platon disait le monde comme monde – et qu’en ce sens la conscience quotidienne est de » nature » platonicienne) qu’on peut parler d’une vérité de la rencontre. Là où il y a rencontre, il y a impossibilité engagée, et cette impossibilité, elle apparaît dans le lieu même qui en est la possibilité et qui est le visage. Car c’est comme ordre de la rencontre que le visage, selon moi, est marqué par l’impossibilité que cette rencontre, paradigmatiquement d’un autre qui comblerait notre manque et que nous comblerions en retour, puisse jamais s’accomplir.
Si vous m’accordez que la vérité est originellement de l’ordre de la rencontre (car le vrai, on ne l’aperçoit pas comme un objet dont nous pourrions assurer la constitution plus ou moins savante), autrement dit qu’il appartient essentiellement à la vérité qu’elle donne lieu à quelque chose qui soit de l’ordre du malentendu, alors vous m’accordez non seulement que le visage en est l’espace privilégié, mais encore qu’il n’y a de visage qu’engagé dans l’impossibilité du sexe. Cet engagement, c’est tout simplement la nécessité pour tout visage d’être partie prenante de cette aporie originelle, autrement dit d’être masculin ou féminin (ce qui n’exclut évidemment pas des traits de féminité chez les hommes ou de masculinité chez les femmes). Bref, à partir de ce que je viens de dire sur la vérité, je soutiens que tout visage l’est forcément d’un homme ou d’une femme.
Bien que ce ne soit pas » politiquement correct « , j’affirme donc qu’ il n’y a pas de visage sans identité sexuelle assurée. Une figure indécise, comme il arrive souvent qu’on en rencontre (bébés, garçonnets, personnes à l’identité sexuelle problématique…), ce n’est pas un visage. Ou plus exactement ce n’en est un à nos yeux qu’au prix d’un déplacement réflexif, quand nous concevons que l’immaturité ou l’ambiguïté sexuelle ont leur vérité non pas en elles-mêmes mais dans une identité sexuelle qui manque. De même qu’un sourd n’est pas une personne qui aurait une vie spécifique, en l’occurrence de malentendant (sauf d’un point de vue pervers, dont Freud a montré qu’il consiste avant tout à » positiver le négatif » et donc à présenter tout manque comme un attribut positif) mais une personne qui est privée de l’ouie, de même le visage d’une personne immature ou ambiguë sexuellement n’est pas positivement affecté d’ambiguïté ou d’immaturité, mais fait voir que la prise de position manque ou s’est révélée impossible dans la question de l’impossibilité sexuelle. En quoi c’est d’une souffrance que je parle, et par conséquent d’une raison supplémentaire de respecter.
Maturité
Vous connaissez la formule d’Albert Camus : » A partir d’un certain âge, tout homme est responsable de son visage « . Il ne précise pas quel âge, et on peut supposer qu’il s’agit de la maturité. Mais est-ce que la maturité n’est pas aussi caractérisée par le caractère définitif de l’identité sexuelle ? L’adolescent est toujours féminisé, par rapport à un âge adulte qui est celui du père, de sorte que c’est de ce dernier et non pas de lui-même qu’il tient son identité sexuelle (comme sujet avéré de sa propre sexuation, il ne compteencore pas) : ou bien c’est une fille qui s’en tient à cette » donation » de l’identité par le père, ou bien c’est un garçon qui doit la surmonter par un moment de rivalité et d’identification (pour cette présentation trop rapide, vous avez reconnu que je me réfère aux travaux de Gérard Pommier). Or est-ce que le moment de la maturité n’est pas précisément le moment où ce n’est plus le père qui compte dans l’identité sexuelle ? je le dis autrement : à mon avis, la maturité est le moment où l’identité sexuelle a la dimension d’une éthique propre et plus seulement d’une nécessité de structure (dont j’ai rappelé la présentation en termes d’imaginaire œdipien).
Je propose de définir la maturité comme le moment où l’on s’autorise de soi-même (et non plus de son père) pour être un homme ou une femme.
Bref, je résumerai mon idée en disant qu’on peut appeler maturité le moment où l’impossible du rapport sexuel devient la question propre du sujet, alors qu’auparavant, c’était le problème dans lequel il était pris.
Le visage, comme ordre de la rencontre pour la personne qu’on est suppose nécessairement que la question de l’impossibilité du rapport ne soit plus celle de la structure dans laquelle on est pris, mais celle d’une question qui est à chaque fois notre question est celle que nous affrontons. Voilà pourquoi je dis qu’un visage qui n’est pas assuré sexuellement n’en est pas un, à strictement parler : c’est une figure puisque ce sont les paradoxes de la structure et non pas l’éthique qui s’y donnent à reconnaître (de même, dans un autre ordre, qu’un visage d’aveugle-né n’est pas un visage mais une face – suscitant d’autant plus le respect de notre part, qui pouvons par là même prendre la vraie mesure du malheur de la personne concernée).
Si donc le visage fait autorité, c’est à cause de cette nécessité éthique du féminin ou du masculin. Je dis qu’il n’y a pas de visage sans identité sexuelle avérée, parce que la » vie d’homme » ou la vie de femme sont des éthiques de l’impossibilité et que c’est exclusivement pour cette raison qu’elles inspirent le respect autrement dit font autorité. Sinon, il y aurait une différence naturelle et sociale entre d’une part les hommes et d’autre part les femmes : on ne voit pas en quoi cela pourrait le moins du monde susciter le respect, puisque ce serait un état de fait (il se trouverait que l’humanité est ainsi faite). Or non : un visage d’homme, ou un visage de femme, cela inspire un respect particulier – du seul fait d’être un visage d’homme ou un visage de femme.
Philip Roth
En fait, je n’ai pas tout à fait inventé cette définition du visage par le sexe que je vous propose. Ou plus exactement si, mais je l’ai élaborée en réfléchissant sur l’œuvre de l’auteur vivant que j’admire le plus : Philip Roth. Sa question n’est certes pas celle du visage mais c’est principalement celle de l’identité sexuelle, telle que je viens d’en indiquer le problème. En effet, Philip Roth est d’une part le plus grand fils de toute la littérature, et d’autre part son œuvre est absolument adulte et surtout absolument masculine. En fait, si les deux dimensions sont présentes depuis toujours, l’œuvre elle-même est un devenir, un devenir éthique : il répond en acte à la question de savoir comment un fils peut mener une vie d’homme – comment quelqu’un qui est pris dans une filiation peut devenir absolument sujet du fait d’être un homme ou une femme. La question de l’identité sexuelle est traitée comme étant vraiment la question propre de celui qui parle, et non comme pas un procès (de nature ou de structure) dans lequel il se trouverait pris.
Etre homme ou femme, c’est non pas répondre d’une manière ou d’une autre à cette question mais en être partie prenante, en tant, donc, que c’est une question non pas de métaphysique (l’homme universel VS l’éternel féminin !) mais d’éthique – une question où c’est de l’existence même qu’il va et pas simplement de la façon d’exister. Or il n’y a jamais d’éthique que de l’impossibilité – par opposition à la morale qui ne concerne que la nécessité. (Mais, le concernant, on pourrait dire cela aussi de l’opposition entre être juif et ne pas l’être : une impossibilité originelle de s’entendre : pas plus que les hommes et les femmes ne peuvent se » complémenter « , les juifs et les non juifs ne peuvent, dans son œuvre, être vraiment les semblables les uns des autres – réellement oui, mais vraiment, non – puisqu’il n’y a pas de réponse à la question de savoir ce que c’est qu’être juif).
Ma thèse, donc, c’est que le visage ne peut faire autorité qu’à être manifestement partie prenante dans la question de l’impossible de la rencontre – dès lors que la vérité est du côté de la rencontre et jamais du côté de l’expérience c’est-à-dire de la réflexion. Voilà pourquoi, selon moi, on ne peut s’autoriser de soi-même si l’on n’est pas d’abord partie prenante dans ce paradoxe, qui est avant tout celui de la différence des sexes. Mais la plupart du temps, bien sûr, on ne s’autorise pas de soi-même mais de sa place, de son savoir, de ses rôles ou, pire, de son moi ; de sorte que la question dont je viens de parler n’a pas tellement d’importance.
L’un du visage : qu’il fasse vraiment autorité
Je viens de vous expliquer que c’est d’abord l’envers de visibilité des choses qui qualifie le visage, mais qu’il fallait aussi en penser la notion à travers celles le regard et de l’identité sexuelle. On se trouve donc devant trois impossibles et ma thèse est que c’est seulement de leur nouage que le visage se constitue. Si le regard ou l’identité sexuelle manque, il n’y a tout simplement pas de visage – et l’envers de la visibilité des choses est en quelque sorte perdu, réduit à une nécessité transcendantale-phénoménologique. Je veux dire que les choses ont forcément le visage impossible pour condition d’apparaître, mais que cette condition elle-même n’apparaît pas si elle n’est pas prise dans son unité avec les deux autres, le regard et le sexe. Voilà, à mon avis, la racine du problème de l’autorité, tel qu’il apparaît dans le visage qui impose le respect.
Pour faire comprendre la nécessité en quelque sorte autoritative du visage, autrement dit l’impossibilité originelle dont il doit procéder de façon une (ce qui implique le nouage des trois dimensions que je viens d’étudier), je crois qu’il serait utile de penser cette unité à l’encontre de celle qu’on lui accorderait spontanément, l’expression. Mon idée ici est que l’autorité s’entend toujours à l’encontre de l’expression, et qu’il faut dire concrètement en quel sens, précisément parce que le propre du visage est d’être expressif, et que l’expression semble bien pouvoir nouer les trois dimensions que je viens d’indiquer. L’argument essentiel, bien sûr, est de rapporter le visage à la vérité et de pointer l’exclusivité absolue des notions de vérité et d’expression.
Un visage qui serait simplement donné, si c’était possible, il serait expressif, et tout ce qui en procèderait devrait s’entendre à partir de la nécessité signifiée par cette notion d’expression. Or ce ne l’est pas : la définition même du visage est qu’il excède sa phénoménalité et c’est précisément de cet excès que je parle en disant qu’il fait autorité et en récusant l’expression, qui est pourtant sa réalité, au nom de sa vérité. Car bien sûr la face, le masque et la figure sont expressifs – ne sont même rien d’autre que leur propre expressivité.
expression
Rien là de plus contraire à l’autorité : là où il y a expression, l’autorité est bannie – comme on le voit dans toutes les définitions qu’on donne précisément de l’autorité en termes d’expression, et qui attestent au contraire de la non-autorité. Par exemple les instructions du directeur expriment le règlement, celles du chef d’entreprise les nécessités du marché, etc., et constituent autant de raisons de ne pas respecter ces gens (ce sont des » en tant que « ) en affectant de le faire (respect de la hiérarchie, respect de la réalité). On peut même considérer l’exemple limite de la loi, » expression de la volonté générale « , en faisant remarquer que cette définition exclut que l’on éprouve du respect pour la loi. Car on n’éprouve jamais de respect que pour ce qui compte, et cette définition indique que ce qui compte, dans la loi, ce n’est pas la loi mais le souverain, dont elle est l’expression (quant au souverain lui-même, il est nous en tant que citoyens, de sorte que si nous ne nous respectons pas, nous ne le respectons pas non plus). Voilà un exemple qui met bien en évidence la contradiction du respect (autrement dit de la vérité, subjectivement considérée) et de l’expression – de sorte qu’une nouvelle définition de la loi me semble s’imposer, si l’on veut maintenir que la loi doit être respectée, pour la seule raison qu’elle est la loi (par opposition à une norme sociale toujours plus ou moins en train d’être négociée). Peut-être alors faudrait-il inverser la manière habituelle de penser la loi : qu’elle procède de l’autorité, alors que dans la représentation c’est l’inverse qui est vrai., non pas surtout au sens où elle devrait en être l’expression (par exemple les lois exprimeraient les volontés d’un dieu quelconque auquel, on ne sait pourquoi, il faudrait que nous nous soumettions) mais bien au contraire au sens où c’est de l’impossibilité non seulement d’un référent fondateur mais surtout, avons-nous vu, d’un mot qui disent ce qu’il en serait vraiment d’elle, qu’elle s’autoriserait… Or cette impossibilité qui institue l’autorité à l’encontre de toute éventualité d’expression, je crois que c’est justement d’elle qu’il s’agit dans le visage : tout visage nous donne accès, parce qu’il en est énigmatiquement la réponse, à la question de savoir qui l’on a devant soi.
Je reviendrai sur la notion de l’énigme, qui est décisive quant à ce qui est de l’autorité si celle-ci s’entend bien du manque d’un dernier mot – le mot de l’énigme, précisément. Et certes, tout visage comme toute œuvre est énigmatique, comme aussi tout nom quand il vaut comme réponse à la question qui. Je le dis autrement : en tout cela, il s’agit de méditation et non pas de réflexion.
Le visage quand il est représenté comme tel (c’est-à-dire ni comme face, ni comme masque, ni comme figure), c’est le portrait. Eh bien mon idée est que tout portrait suscite la méditation, comme le fait tout nom dès lors qu’il répond à la question qui, et n’est pas une simple étiquette indiquant une place dans l’histoire sociale. Prononcez un nom (pas un patronyme, qui est une sorte d’anonymat au sens où c’est le propre de n’importe qui d’avoir un nom), mais un nom qui compte. Par exemple Napoléon. Vous ne pouvez pas ne pas vous engager sur un chemin de méditation qui vous indique qu’il y a là quelque chose de vrai, et donc une irréductibilité assumée de la question qui à la question quoi. Là est l’autorité – celle là même que le portrait a pour mission de faire passer.
Si donc l’autorité et l’expression s’excluent absolument, alors cela signifie que le visage ne peut faire autorité qu’a apparaître selon l’impossibilité de l’expression, parce qu’il est par ailleurs toujours et totalement expressif (un visage qui serait inexpressif exprimerait simplement l’indifférence, ce qui est une expression comme les autres).
marque
La reconnaissance du visage à l’encontre de son expressivité, je crois qu’on peut facilement en indiquer le principe dès lors qu’on aura rappelé que cette reconnaissance est forcément une épreuve – subjectivement réfléchie dans le sentiment du respect. Tout le monde le sait : ce sont les visages marqués qui inspirent un respect particulier, un respect qui ne serait pas » particulier » n’étant, finalement, que l’idée du respect, comme nous l’avons vu (je dois respecter n’importe qui puisque les notions de respect et de personnes sont inséparables, mais c’est seulement pour des personnes particulières que j’éprouve ce sentiment). Si donc le visage est une des réponses à la question qui, et si c’est de ses marques et non de ses signes que le visage se donne comme tel, autrement dit si l’autorité du visage s’entend à l’encontre de son expressivité, alors on dira que le visage se donne d’abord dans une impossibilité de phénoménologie mondaine, et qu’en cela consiste précisément le nouage des dimensions que j’ai indiquées – nouage forcément local et multiple, puisqu’on ne saurait concevoir qu’une marque soit totale. J’insiste sur ce point, et je dénonce l’illusion imaginaire dans laquelle nous nous laissons prendre le plus souvent dès qu’il s’agit de visage : qu’il constitue une forme une. Or c’est faux : considérez n’importe quel visage, et vous apercevrez immédiatement la pluralité du sujet marqué – c’est-à-dire la pluralité du nouage dont les trois dimensions que j’ai indiquées tirent leur consistance (par exemple le côté droit qui définit la vérité par l’intentionnalité opposé au côté gauche qui la définit par la réflexion, pour m’en tenir à des évidences quasiment triviales tant elles sont familières). Le visage est pluriel et impossible à totaliser (c’est la figure qui peut l’être et qui l’est effectivement quand nous la considérons), parce qu’il est impossible que la vérité soit toute. Je le dis autrement : un visage n’est pas unifié mais déchiré par la vérité, et c’est cela qui fait son autorité.
Je vous laisse méditer sur ce dernier point. La semaine prochaine, nous poursuivrons l’étude de l’autorisation de soi, en réfléchissant sur les notions de la contingence et du nom propre.
Je vous remercie de votre attention