Cours du 22 novembre 2002

 

Une sensibilité philosophique (4) : littérature

 

On n’est sensible à la philosophie qu’à se situer dans l’ordre réflexif, certes, mais d’abord à être, comme on dit, un littéraire. La philosophie s’enseigne dans les facultés de lettres, elle relève des humanités et sa technicité même, qu’on pourrait croire empruntée à la science, renvoie en réalité à la question du mot juste. Le mot juste n’est pas la dénomination exacte parce qu’il n’y a pas de réalités philosophiques relativement à quoi une exactitude serait envisageable, dès lors que c’est depuis le nom propre, qui ne signifie rien et n’indique aucun caractère, que des réalités peuvent seulement être appréhendées comme philosophiques. Par  » littéraire « , j’entends donc la conjonction de la justesse du nom, par opposition à son éventuelle exactitude, et de l’ultime insignifiance de la vérité, par opposition à la nécessité toujours réitérée de compléter le savoir par toujours plus de savoir. En opposant, comme je l’ai fait la semaine dernière, la folie du littéraireoù tout se tient dans l’impossibilité positive (laquelle est la pensée) d’un nom qui par ailleurs ne veut rien dire, au délire du savoir qui intime à toute insuffisance l’ordre de se combler en direction d’une vérité qui reste consistante, j’entends désigner un type de sensibilité, celui qu’on nomme littéraire et dont toute question philosophique est la sollicitation réflexive.

 

Vérité littéraire du savoir philosophique

A définir le littéraire par la figure paradigmatique de la métaphore, on fait de toute réalité littéraire – et donc aussi de toute réalité philosophique, s’il est essentiel aux philosophes qu’ils soient des écrivains et à leurs lecteurs que leur sensibilité soit littéraire – quelque chose d’énigmatique.

Finalement, la sensibilité aux questions philosophiques est sensibilité à l’énigmatique, et c’est précisément là que se situe le littéraire. Ma thèse est en effet qu’on reconnaîtra comme littéraire un dit qui restera énigmatique – qu’il le soit réellement (Mallarmé, etc.) ou qu’il le soit représentativement (Birotteau : que le commerce, dont la réalité renvoie plutôt à l’abjection d’ordonner toute relation humaine à son propre intérêt matériel, soit l’ordre même de la sublimité). Bien entendu cette dernière alternative institue d’elle-même sa réflexion, de sorte qu’on ramènera toujours le littéraire à l’énigme d’un dire – quand bien même c’est d’un dit qu’on aura commencé à reconnaître le caractère énigmatique. Refermant Balzac, on peut ainsi poser la question de La comédie humaine comme celle d’une somme d’écriture : Balzac consacre sa vie (et en cela consiste son existence) à établir sans le savoir que le monde est balzacien, et par là à en distinguer la vérité (celle-ci, précisément) de la réalité (le monde n’est pas plus balzacien qu’hugolien : il est ce qu’il est, tout bêtement).

Bref, l’énigme est toujours celle de la distinction – et il n’y en a jamais d’autre. La sensibilité philosophique se doit par conséquent de porter sur la distinction elle-même : sera sensible à la philosophie celui qui aura reconnu parmi toutes les questions que les hommes peuvent se poser certaines questions qui se distinguent des autres. Non pas les questions métaphysiques, qui seraient alors les premières questions mais bien les questions philosophiques, celles qui sont en même temps l’exigence d’un savoir (et c’est bien le même d’être philosophe et de produire une  » doctrine « ) et qui se distinguent de cette réalité en ceci que le savoir produit ne comptera pas (qu’on réfute un philosophe ne change rien à la nécessité de toujours le lire, alors qu’en science la réfutation d’une théorie est identique à son anéantissement).

Le savoir ne compte pas devant la vérité, autrement dit devant la nécessité qu’il soit répondu en première personne aux questions les plus essentielles – et qui, simplement considérées comme telles, seraient alors simplement métaphysiques. Qu’un jour on réfute la sociologie de Balzac, voilà qui n’aura pas plus d’incidence sur la nécessité de toujours le lire que n’en a, par la psychanalyse ou par la phénoménologie, la réfutation de la psychologie de Proust : ces noms propres sont à chaque fois l’indication que le savoir ne compte pas, alors même qu’il pouvait obnubiler la pensée subjective de ces auteurs (ils prétendaient à l’exactitude dans la description du monde social ou dans celui des sentiments).

La distinction que la philosophie est toujours déjà pour elle-même, autrement dit l’impossibilité véritative qu’on l’identifie à la métaphysique dont elle constitue pourtant toute sa réalité, voilà par conséquent ce qu’on peut reconnaître comme justifiant l’appartenance de la philosophie aux humanités, et comme exigeant de son lecteur une sensibilité  » littéraire « .

Que le savoir ne compte pas alors même qu’on se trouve dans la position du savoir, cela définit la métaphore, qui est une compréhension et en même temps, là où précisément le savoir ne compte pas, une pure folie. La corrélation des deux oblige à reconnaître que toute métaphore constitue une énigme : comment peut-on dire que la terre est bleue comme une orange, alors que chacun sait que les oranges ne sont pas bleues ? La terre est peut-être bleue, depuis l’espace (point de vue d’ailleurs inaccessible au moment où cette métaphore a été formulée), mais en tout cas, si elle l’est, cela l’oppose aux oranges, dont le nom même est celui d’une autrecouleur ! Et pourtant cette parole résiste envers et contre tout c’est-à-dire envers et contre toute réalité dont nous pourrions l’autoriser !Voilà le littéraire, par conséquent : scientifiquement, il faut toujours s’autoriser d’une réalité supposée objective et préalable (même si par ailleurs nous n’ignorons pas que le donné est du construit qui s’ignore), alors que littérairement il ne faut pas le faire : qu’elle soit exacte comme la sociologie balzacienne ou folle comme l’idée que le bleu serait la vraie couleur des  » oranges « , c’est toujours d’un nom propre – celui de l’auteur – que le texte s’autorise, étant littéraire par cela seulement.

La dimension de l’énigme comme champ ultime du savoir philosophique échappe généralement, parce qu’on reste prisonnier des nécessités de la réflexion et par là même de l’habituelle confusion entre vérité et exactitude : on imagine que les philosophes décrivent ou expliquent une réalité qui serait donnée de toute éternité et, à la manière des savants, qu’ils tiennent un discours idéalement  » adéquat  » à ladite réalité. L’adéquation, ici, est purement restrictive, puisque l’injonction d’être exact n’est rien d’autre, avons-nous pu apprendre, que l’interdiction pour les énoncés d’être métaphoriques. On imagine par conséquent le savoir philosophique non métaphorique et on l’opposerait pour cette raison à un savoir poétique.

 

Or la littérature et la philosophie ont ceci en commun que la réalité des choses ne les intéresse pas, mais seulement leur vérité. Cette vérité peut passer par le moment du concept dans la philosophie, elle n’en sera pas moins originellement littéraire, puisque les philosophes sont des écrivains et non pas des savants. Impossible de ne pas opposer d’une part la pensée dont relèveraient en commun la littérature et la philosophie, celle-ci étant définie comme la branche réflexive de celle-là, et d’autre part le savoir dont le modèle objectif est évidemment fourni par la science.

 

Un savoir énigmatique

La pensée, ai-je dit depuis longtemps, est l’impossibilité du nom propre : par pensée, il faut désigner le travail de ne pas dire ce qu’il en est ultimement des choses – dit qui sera celui du lecteur (ou du commentateur) quand il coupera sa lecture d’un  » enfin bref  » introduisant à ce qu’il est seul en position de dévoiler, le nom propre adjectivé.

Cette coupure, c’est le moment de vérité, et l’exclusivité de celle-ci au savoir dont, précisément, elle est l’interruption. Dire que le savoir ne compte pas, c’est dire qu’il est toujours déjà coupé, et que c’est la coupure qui compte.

Or cette coupure, ma thèse est de dire qu’elle a pour principe la métaphore non pas comme supplément de communication et donc de savoir, mais bien comme aberration, folie finalement inconsistante. Car enfin, le nom propre qui vient interrompre le savoir consistant, il ne le fait qu’à ne pas être consistant, lui : il n’apporte pas une dernière information qui rendrait enfin satisfaisant l’ensemble de celles qu’on avait préalablement collectées ou déduites, mais il le fait en établissant que rien de cela ne saurait jamais compter ! Je le dis plus simplement : il le fait en rappelant, là où l’ordre de la signification le faisait nécessairement oublier, que la vérité dérive de l’autorité et que le moment de vérité n’est pas autre chose que le moment de l’autorité – le moment de l’enfin bref.

La coupure du savoir par la vérité constitue le rappel dans la consistance du premier de l’essentielle inconsistance de la seconde, puisque c’est comme moment d’autorité vide qu’elle apparaît, là où il appartenait au savoir de poser une clôture assurant finalement tout d’une ultime signification. Ce qui revient à cette banalité que tout savoir est métaphysique, que tout savoir s’accomplit dans une métaphysique dont le paradoxe est qu’elle ne s’accomplisse en rien – ce qui est tout autre chose que ne pas s’accomplir.

Je dis que l’impossibilité pour la métaphysique de s’accomplir autrement que dans l’enfin bref du nom propre adjectivé, c’est la philosophie – dès lors géniale (il n’y a de philosophie que d’auteurs individuels) et par là même in-signifiante ( » kantien « ,  » nietzschéen « , cela ne veut rien dire). Réflexivement parlant, la certitude métaphysique trouve son réel, autrement dit son irréductibilité à l’idéologie plus ou moins délirante qu’elle reste par ailleurs, dans une énigme, qui est toujours celle de l’impossibilité pour le nom propre qu’il assure jamais alors même qu’il est au lieu de la conclusion. Il y a un fin mot à toute énigme et par là même il ne veut rien dire opérant dès lors le passage du savoir à la vérité.

De fait, toute énigme est une interpellation et renvoie à un sujet qui ait à répondre  » me voici « . On le voit au mieux en philosophie, où les questions interpellent : devant une question philosophique plus que devant tout autre, et si banale qu’elle soit (un sujet de bac, par exemple), chacun se trouve mis au pied de son propre mur : va-t-il répondre et se surprendre lui-même (vérité), ou au contraire se défiler en  » interrogeant la question  » et en accumulant les références et les citations (savoir) ? Lâcheté (donc savoir) ou audace (donc vérité) constituent d’une manière un vel où se trouve la vérité formelle du sujet – sa liberté à quoi le fin mot répond, puisqu’il est effectivement une réponse donnée de manière positive et le réel d’une vérité qui fasse coupure non sue dans la réponse indubitablement apportée.

Exemple : pouvoir tout dire de l’existence, sauf qu’elle est sartrienne. Là est la liberté pure, si l’on peut dire : dans cette coupure dont le texte est traversé depuis le premier mot, puisqu’on peut interrompre dès le second – alors qu’il appartient aux  » interrogations « , aux références et aux citations de se poursuivre indéfiniment, de se poursuivre ad nauseam. Ainsi ferait-on entendre que la nausée pourrait aussi bien être celle du savoir (l’autodidacte, un travail historique sur le marquis de Rollebon) pour celui qui a tout reconnu comme étant, et qui ne peut l’avoir fait que depuis une certaine impossibilité d’être qu’on peut nommer première personne et figurer par l’impossibilité de répondre autrement qu’au lieu d’une lecture à venir (celle d’un lecteur qui ponctuera d’un  » enfin bref « …) à la question de savoir qui l’on est.

Que l’étant, à la fois dans sa totalité et dans son étantité (qu’il ne faut évidemment pas confondre) soit, disons, balzacien, c’est ce qui ne laissera pas d’apparaître énigmatique à celui qui l’aurait enfin reconnu (le lecteur nécessairement, Balzac impossiblement) – puisque, encore une fois, un nom propre ne signifie rien ou, si l’on préfère, puisqu’il y a bien un dernier mot mais pas de clôture du savoir. Je dis que le littéraire est constitué de cette contradiction : il est énigmatique bien que le  » fin mot  » soit toujours donné, parce que ce fin mot l’est non pas d’une manière positive mais dans la coupure du savoir par la vérité, comme l’instance de l’autorité : celle de l’auteur pour le lecteur, ou celle de l’autorisation (donc de l’incompréhension) de soi pour l’auteur.

Que la coupure puisse être opérée, voilà ce qu’il faut apercevoir dans certaines questions pour y être sensible. Pas n’importe lesquelles : celles qui mettent tout en question ! Disons celles qui comptent. Reconnaître dans le  » comptage  » la coupure du savoir nécessaire par la vérité contingente (par exemple fonder la médecine la mécanique et la morale d’une part, être Descartes d’autre part), voilà ce que c’est qu’être sensible aux questions philosophiques – littérairement sensible.

 

Ne pas comprendre

Le littéraire est vrai parce qu’on ne  » littérarise  » jamais que depuis la marque, autrement dit que depuis l’impossibilité de comprendre. Ceux qui comprennent le monde, ils n’écrivent pas – ou alors au sens d’être des écrivants, comme disait Barthes. Ceux qui écrivent ne sont pas revenus, et c’est depuis leur absence (il sont restés dans l’épreuve, bien que  » par ailleurs  » la vie ait repris en eux sa course d’anonymat compréhensif) qu’ils font autorité, comme le montre la nécessité pour le nom propre d’être donné dans une coupure, et jamais de manière positive (il ne constitue ni une information, ni un argument).

Une épreuve s’impose à la fois comme une compréhension et comme une incompréhension. Par exemple on ne passe les épreuves du baccalauréat qu’à avoir accumulé le nombre requis d’années d’enseignement secondaire ; mais d’un autre côté on ne passe des épreuves qu’à y être sans recours : il faut à la fois que les cours précédemment suivis soient suffisants et qu’ils ne servent absolument à rien, malgré leur indéniable réalité. Je traduis cette idée en considérant que le savoir accumulé, qui par ailleurs permet d’obtenir la note positive dont on a besoin, n’est plus que du savoir accumulé quand on est  » sans recours  » : il est une justification elle-même non justifiée, il ne veut finalement rien dire et c’est ce rien qui correspond à la solitude du candidat.

Les moments de solitude ne sont pas des moments de réflexion : comme le mot l’indique expressément, on y est en compagnie de soi-même et parfois des autres comme autant de figures de la semblance (chacun dit pareillement ce que n’importe qui aurait raison de dire à sa place). Quand on sait, on n’est pas seul (j’avais pris l’exemple du mécanicien qui tombe tout seul en panne sur la route : sachant réparer il n’est absolument pas seul, contrairement à l’automobiliste ignorant), on n’est pas dans l’épreuve. On saisit déjà la corrélation entre la littérature et la solitude, si elle est bien le dit de l’épreuve des choses, un dit qui soit lui-même éprouvant au sens où nous savons qu’il appartient au marqué d’être à son tout marquant.

Dans la solitude, donc, on ne sait pas, on ne réfléchit pas : on médite. Et par définition il n’y a de méditation qu’à partir d’une énigme – par exemples celle de l’existence en général, celle du grotesque des ambitions humaines, celle de la beauté – dont la reconnaissance soit à chaque fois une épreuve. On ne reconnaît, si la reconnaissance est bien une épreuve, que le singulier. Le dit de cette reconnaissance, je le nomme littérature.

Pour qu’il y ait littérature, il faut donc qu’il y ait du savoir ET que le savoir lui-même (par exemple la vie d’un personnage, ses motivations, son histoire) soit originellement énigmatique, non pas au sens où l’on ne comprendrait pas le pourquoi ou le comment de certaines unités (un récit linéaire et simple n’offre pas moins d’éventualités de littérature qu’un poème suscitant la plus difficile des exégèses) mais au sens où il donne à méditer.

L’essence de la littérature, selon moi, réside dans cette nécessité : qu’on ne puisse pas refermer le livre autrement que dans un silence méditatif. Si on le peut, c’est tout ce qu’on veut (une narration destinée à distraire le lecteur, une description destinée à lui faire plaisir, etc.), mais pas de la littérature (exactement comme un tableau décoratif n’est pas de la peinture) parce que la coupure du savoir par la vérité n’aura pas été opérée et que c’est de cette coupure que le silence méditatif est la prise en compte.

On ne médite jamais que des énigmes, tout le monde le sait. Le paradoxe de l’énigme littéraire réside dans la donation du fin mot, dont les énigmes sont habituellement privées. En littérature, c’est tout le contraire : ce mot est là – non pas certes comme un mot positivement donné mais comme l’impossibilité que la signature de l’ouvrage n’en constitue pas le contenu – un contenu impossible et pourtant concrètement donné. Qu’y a-t-il d’autre, dans Madame Bovary, que Flaubert comme signature, dès lors (notamment) que la bêtise de l’héroïne est proprement  » flaubertienne  » ?

L’énigme de cette dernière contradiction (car enfin, un dernier mot devrait satisfaire la demande de savoir, s’il est vraiment le dernier), je dis que c’est l’ordre littéraire dès lors identifié au caractère ultimement énigmatique du savoir, c’est-à-dire du savoir arrivé à son terme non pas de lui-même, certes (au contraire : il est délire d’infini) mais par la violence de la vérité, par la coupure de l’enfin bref dont le texte autorise constitutivement le lecteur.

 

La violence que la vérité fait au savoir, voilà ce qu’il faut nommer  » littérature «  – et voilà pourquoi la philosophie relève non pas de la science mais des humanités, pourquoi les philosophes sont des écrivains, pourquoi la sensibilité aux questions philosophiques est forcément littéraire.

Eh bien cette violence, je crois qu’il faut la rapporter à la métaphore, dont la notion désigne l’un d’une compréhension fine à l’extrême et d’une totale aberration. L’oxymore qu’on indique ainsi est justement ce qu’on médite – sauf qu’il s’agit que la chose totalement compréhensible et totalement incompréhensible soit ce  » tout  » dont la première personne qui réfléchit assurera par là même le rassemblement.

S’il y a potentiellement savoir de tout, autrement dit si  » tout  » est impliqué dans le savoir et que cela ne compte pas devant la coupure de la vérité, cela signifie que chaque existant est une métaphore, et aussi l’existence de tout… Métaphores de quoi ? la question se réfute elle-même – sauf qu’à méditer, c’est justement ce que nous pensons. J’appelle littérature la prise en compte de cette méditation du caractère ultimement métaphorique de tout – et philosophie l’écart réflexif à cette prise en compte.

Je vous remercie de votre attention.