Destin et Subjectivité
Le destin ne renvoie pas au savoir réflexif qu’on prend d’une vie avérée. Car de ce point de vue, il suffirait d’avoir vécu pour avoir un destin : on peut récapituler n’importe quelle vie et y apercevoir un fil rouge auquel la personne concernée était le plus souvent aveugle mais qui est assez évident pour les autres, quand tout est dit. C’est ce que Sartre appelle le » projet existentiel « , et qu’il prend comme principe de ses biographies. Maintenant que nous connaissons la vie de Flaubert, nous comprenons en effet que dans l’inattendu de chacun des instants de sa vie, il a toujours été le même (dans ses goûts, dans ses amours, dans son style…).
C’est une première indication négative pour définir le destin : je dirai d’abord que le destin est précisément ce qui, dans les actes, fait qu’on n’est pas n’importe qui (par exemple, Sartre, auteur de l’Etre et le Néant que lui seul pouvait et devait écrire). N’a un destin que celui qui ne fait pas ce que n’importe qui ferait dans la même situation, et surtout pour qui s’imposent des obligations qu’il serait absurde de vouloir imposer aux autres. Tous les hommes ont les mêmes droits, évidemment, mais par contre que tous les hommes n’ont pas les mêmes devoirs : non pas seulement au sens chrétien où les plus favorisés sont plus redevables que les autres, mais au sens où certains êtres ont des devoirs qui ne valent que pour eux – ce qui oblige donc plutôt à parler de nécessité éthique que de devoirs, au sens strict. Ainsi l’idée que tout homme devrait écrire l’Etre et le Néant est-elle simplement absurde, de sorte que si nous reconnaissons que Sartre a fait là ce qu’il devait faire, nous reconnaissons par là même qu’il avait un destin.
On le voit bien à contrario, quand la réflexion universalisante va à nouveau convertir la nécessité éthique en devoir : une fois terminé Après la Répétition , Bergman n’a plus tourné de films (sauf une dramatique TV sur un cas de psychose) mais il s’est cantonné au théâtre, art fugace s’il en est. Eh bien je dirai réflexivement qu’il n’avait pas le droit de ne pas tourner d’autres films, c’est-à-dire de priver l’humanité de trésors qui, en tant que tels et même purement potentiels, ne lui appartiennent pas. Pour lui, bien sûr, c’est autre chose : éthiquement il a probablement constaté qu’il ne ferait désormais plus de films et il ne peut pas plus se reprocher cela qu’il ne peut se reprocher son âge ou la couleur de ses yeux (c’est un paradoxe que, psychologiquement, l’éthique se manifeste dans une factualité aussi triviale, sinon on parlerait de choix et non de décision, de morale et non d’éthique). Quand donc nous pensons à un homme dont nous reconnaissons le génie, c’est-à-dire dont nous considérons la vie comme un destin (car il n’y a qu’une différence de problématiques entre les deux notions), nous le faisons spontanément selon cette idée du devoir qui vaut pour un seul – idée dont le caractère aberrant tient à ce qu’elle soit une réflexion de l’éthique quand celle-ci s’entend en indifférence absolue à toute considération réflexive -, et par conséquent en contradiction au savoir de portée universelle voulu par notre attitude réflexive. Pour nous-mêmes, au contraire, nous croyons agir à chaque instant pour le mieux, c’est-à-dire que nous faisons ce que n’importe qui, s’il était concrètement dans notre situation, aurait raison de faire (par exemple il faut écrire ce texte sur le destin, et n’importe qui le ferait à ma place s’il était en situation de pouvoir le faire). Ce qui signifie notamment que le destin ne relève pas de la conscience, sans qu’il soit pour autant nécessaire d’en faire une structure de l’inconscient. Car si cela était le cas, elle vaudrait universellement et l’on reviendrait à l’idée du début qu’il suffit d’être un humain vivant pour avoir un destin.
Il est facile de montrer que cette équivalence entre le sujet conscient et l’anonymat est une nécessité réflexive : dès lors que je me pose moi-même comme sujet de ce que je fais, j’établis une corrélation entre un sujet parfaitement anonyme (moi, c’est-à-dire n’importe quelle personne qui réfléchit) et une réalité axiologique extérieure (ce qu’il y a à faire, le monde étant actuellement ce qu’il est). C’est bien le point de vue de Sartre, philosophe de la représentation, qui devait en effet terminer Les Mots en se présentant ainsi : » Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui « . Or tout lecteur qui, lui considère Sartre comme l’auteur du livre et non pas comme un homme qui réfléchit, sait que c’est faux : pour ce livre (et tous les autres) lui seul devait, lui seul pouvait. D’où cette conséquence, sur laquelle on ne saurait trop insister, qu’on ne pense qu’à la condition absolue de ne pas comprendre ce que l’on écrit (sinon ce n’est pas de la pensée, mais de la répétition méconnue d’un savoir mort).
La notion de destin (ou de génie) paraît renvoyer à une dimension purement factuelle : c’est ainsi, il faut s’y plier parce qu’on ne va pas à l’encontre de la volonté des dieux. Subjectivement cette structure est factuelle, en effet : l’incompréhensibilité (c’est-à-dire l’extériorité à la conscience) de la nécessité éthique la fait apparaître comme un fait inerte, trouvé. C’est donc un artifice lié à la réflexion, comme on le vérifie en apercevant ses conséquences pratiques : D’abord, et même si l’on voulait continuer à y voir l’activité d’un sujet, la factualité innocenterait en quelque sorte le génie de ses œuvres en le ramenant à la médiocrité commune : de même que mon brave voisin cultive son jardin, de même Hegel a écrit la Phénoménologie de l’Esprit ; chacun fait simplement ce qu’il a à faire, là où il est. Mais ce maintien réflexif de la responsabilité est impossible (réflexivement, on n’est responsable que de ce qu’on a choisi de faire ou d’être), de sorte que la notion du destin ou du génie ramènerait tout à une nature impersonnelle : de même que les cerisiers donnent des cerises et les pommiers des pommes, Van Gogh donnait des tableaux et Einstein des théories sur la contraction du temps. Enfin, la croyance aux » dons » naturels (à laquelle Freud lui-même n’a pas échappé, qui supposait les créateurs dotés d’une plus grande quantité de libido que les autres) excuse tout et d’abord la médiocrité qui, dès lors, est forcément celle d’un enfant jaloux de ce que ses parents ont donné à son frère : » c’est pas ma faute : c’est la nature ! moi aussi, j’aurais bien voulu composer neuf symphonies ou penser l’univers, mais je n’y suis pour rien si elle m’a fait médiocre et ordinaire. Admirez moi plutôt, pour ma modestie et ma lucidité ! « .
Philosophiquement, nous traduirons tout cela par la nécessité de » déconstruire » la réflexion qui conduit à de telles implications, en ne cédant pas, comme elle exige qu’on le fasse en affirmant toujours la continuité du sujet, sur la différence entre l’épreuve qui le rompt et l’expérience qui le maintient. Et justement : tout le monde vit des expériences, mais le propre de l’épreuve est de discriminer (et réciproquement : toute discrimination est une épreuve). Donc si l’on accorde que tout le monde n’a pas un destin, on accorde aussi que la question du destin est la question même de l’épreuve qui nous a définitivement différés de nous-mêmes. Et comme la question du destin est la même que celle du génie, on accordera également que le génie est une certaine marque, celle d’une épreuve dont on ne se remet pas en n’étant plus celui qu’on était, et qui » cause » ainsi le destin.