Cours du 25 février 05
Douleur et vérité (4) : le rapport rendu réel
La douleur est aveuglante. Le sujet qui a mal n’est pas un sujet aveugle au sens où aucun objet ne pourrait être aperçu par lui, mais c’est un sujet aveuglé. La douleur est un aveuglement dont, par là même, le sujet soit indistinctement la victime et le lieu : il est le là, au sens du Dasein, où il devient impossible qu’il y ait non seulement des objets mais encore de l’objet, si l’on peut employer un partitif pour dire la généralité. Il faut donc entendre le dynamisme essentiel de la douleur comme un devenir impossible non pas de certains objets ni même des objets en général, maisde la nécessité transcendantale que, pour un sujet, il y ait des objets. C’est pourquoi il ne faut pas confondre l’aveuglement dans son sens actuel avec l’état d’être aveugle, qui renvoie encore à une intentionnalité dont l’objet serait simplement dérobé, comme quand on écarquille les yeux dans le noir pour voir malgré tout. La douleur n’est pas un état mais une impossibilité positive et dynamique. Je veux dire par là que l’impossibilité de l’objet est paradoxalement insistante et que la douleur est non pas cette impossibilité (auquel cas elle serait l’état d’être sans objet) mais cette insistance où, là où les objets sont reçus, c’est-à-dire dans la sensibilité qui dès lors vaudra pour elle-même, il n’y a plus la possibilité de l’objet en général.
Voilà le paradoxe : pour la sensibilité au sens que je viens de dire, il faut reconnaître l’insistance même, qui n’est pas insistance de quelque chose, ni même de rien au sens où la faim serait l’insistance de n’avoir rien à manger, mais qui est elle-même, et comme insistance, insistante dans un dédoublement dont on reconnaît qu’il est l’identité du sentant et du sensible. Cette insistance n’est rien d’autre que l’impossibilité de l’objet. Je pense qu’il faut définir la douleur par cette exclusivité, toute la difficulté étant que cette exclusivité ne soit pas une détermination, même attribuée réflexivement par nous, de la douleur mais la douleur elle-même. Cela revient à définir la douleur comme un pur rapport qui soit indistinctement d’exclusion et de réflexion (toute la question étant bien sûr celle de cette indistinction) : la douleur est l’identité actuelle du sentant et du sensible d’une part, et d’autre part l’impossibilité transcendantale qu’il y ait des objets, impossibilité insistante précisément comme cette identité. Parler d’impossibilité de l’objet ou d’insistance de la sensibilité barrée d’elle-même comme réceptivité, c’est la même chose. La douleur est l’identité du sentant et du sensible comme intransitivité de la sensibilité. Car c’est à rendre la sensibilité intransitive qu’une chose fait mal, et elle fait mal à se rendre impossible comme objet reçu dans cette même sensibilité.
La disparition transcendantale de l’objet
Il appartient au douloureux de donner lieu à ce qu’on pourrait nommer une disparition transcendantale progressive. Ce progrès correspond à la question des degrés de la douleur. Et certes, on ne parlerait pas de la douleur si l’on méconnaissait cette dimension qu’on ait plus ou moins mal, que des choses fassent plus ou moins mal. Il appartient essentiellement à la douleur d’être susceptible de degrés.
La sensibilité, si l’on prend le point de vue en quelque sorte transcendantal qui vient d’être indiqué, correspond à des degrés de possibilité puis, un certain seuil franchi, d’impossibilité. Ce seuil sera donc celui de la réflexion : tant que la sensation n’est pas trop forte, c’est-à-dire tant qu’elle permet au sujet de rester sujet de la sensibilité qu’elle actualise, alors l’objet reste possible. A l’autre extrémité, quand la sensibilité se referme sur elle-même en expulsant son sujet, par là même l’objet est aboli : il n’y a plus que la sensibilité qui s’affecte elle-même, et c’est ce qu’on nomme la douleur.
La question de la signification transcendantale des degrés de la douleur, que j’indique ici, est très concrète. Prenons l’exemple d’une plaque chauffante sur laquelle on garderait la main après avoir envoyé le courant dans la résistance : elle est froide, puis tiède, puis chaude, puis brûlante. Eh bien la question de la douleur se situe dans une rupture entre l’avant dernier terme et le dernier, une rupture qui passe presque toujours inaperçue parce qu’on imagine décrire une évolution de la plaque elle-même (elle est de plus en plus chaude) alors qu’on ne parle d’elle que jusqu’au troisième terme inclus : au-delà, il n’est plus du tout possible qu’il s’agisse d’elle, puisque le terme qui semble la qualifier ne peut plus concerner une chose mais un rapport extérieur à cette chose. En termes réflexifs : seuls les trois premiers termes de la série peuvent être pensés en termes de connaissance. Poser la main sur la plaque électrique peut être en effet un acte de connaissance, comme quand on perçoit qu’elle est « encore chaude » : on prend conscience de l’inertie thermique dont le métal est habité, on mesure la température comme indiquant depuis combien de temps on a coupé le courant… Mais arrive une température où il devient impossible de mentionner la chose dans sa réalité : de « chaud » à « brûlant » le basculement se fait puisqu’il s’agit non plus d’une qualité mais d’un rapport. Le premier terme (« chaud »)concerne l’objet lui-même et son aperception est une connaissance, mais pas le second. Et pourtant on peut continuer à dire que l’on fait ainsi l’épreuve de la plaque et même de la plaque du point de vue de la température. On a donc une épreuve dont il est impossible qu’elle soit épreuve de quelque chose. On parlera donc, pour penser la douleur, de l’épreuve de l’épreuve – ce que je désignais tout à l’heure comme la réflexion de la sensibilité qui s’affecte elle-même et qui éprouve qu’elle s’affecte elle-même, non pas parce qu’elle produirait sur soi une action spécifique, mais uniquement parce que l’objet est devenu impossible. Par exemple quand on ne peut plus maintenir la main pendant l’élévation progressive de la température, on fait l’épreuve de sa disparition transcendantale : la plaque est de plus en plus chaude, et brusquement on réalise qu’elle est brûlante c’est-à-dire que la main a perdu la transitivité du touché et qu’elle irradie d’elle-même. On est bien dans le transcendantal et dans cet ordre, où il faut que des objets soient donnés pour être reconnus, il y a une disparition. C’est très précisément ce qu’indique la séquence du progressif chaud-brûlant. La douleur est l’impossibilité actuelle et insistante de son objet : la brûlure, c’est l’impossibilité qu’on ait une expérience de la plaque électrique, et une impossibilité qui n’est pas abstraite et générale mais bien actuelle : on éprouve que la paume de la main se met brusquement à valoir pour elle-même et non plus comme lieu de réceptivité pour l’objet.
La réflexion l’assumera expressément. La douleur n’apprend rien puisqu’elle insiste là où le savoir est suffisant. C’est pourquoi la douleur n’est jamais une expérience mais seulement une épreuve. On peut bien entendu réfléchir le fait d’avoir eu mal et constituer rétrospectivement une expérience de la douleur, dont on puisse tirer un savoir (ce que je fais en ce moment), mais la douleur elle-même n’est pas une mobilisation de savoir donnant lieu à un surcroît de savoir, selon la définition qu’il faut donner de l’expérience. C’est la même nécessité qui la fait apparaître comme réfractaire au savoir (car contrairement à ce qui vaut pour la souffrance, j’ai toujours aussi mal quand on m’a clairement expliqué pourquoi j’avais mal) et qui fait qu’elle n’est pas une expérience : savoir ou pas, c’est pareil. Manque de savoir ou pas, c’est pareil. Raison pour laquelle il n’y a pas de vérité, ni donc d’incitation au respect, dans la douleur, ainsi qu’on l’a vu d’emblée. Elle est une épreuve dont le caractère paradoxal apparaît au terme de la progression que je viens d’indiquer : alors que toute épreuve l’est d’une certaine réalité (par exemple de la difficulté de traiter un sujet dans le cas des épreuves d’un examen), la douleur est une épreuve intransitive : elle n’est l’épreuve de rien ou plus exactement elle est l’épreuve de l’épreuve parce qu’en elle c’est la réceptivité même qui se trouve indistinctement affirmée et récusée. Cela, c’est en quelque sorte sa réalité, telle qu’on peut la dire. Dans la douleur, la sensibilité s’éprouve elle-même, et comme telle – le « comme telle » signifiant nécessairement la récusation, puisque la sensibilité n’est que sa propre transitivité.
On ne peut penser la douleur qu’à reconnaître le seuil de son apparition comme celui de la disparition transcendantale de l’objet, dont il revient au même de dire qu’il est l’être pour soi de la sensibilité c’est-à-dire sa récusation. Quand on a compris l’équivalence de l’être pour soi et de la récusation, on a compris ce qu’est la sensibilité et ce qu’est la douleur. Je trouve cette explication satisfaisante, mais j’y reviendrai bien sûr si on me le demande, ou si l’on me fait apercevoir un aspect par quoi elle ne le serait pas.
Les limites de la douleur
Nous sommes désormais en mesure de répondre à la question de limites de la douleur : il y en un en-deçà et un au-delà, c’est-à-dire à chaque fois un seuil dont la question du sujet est le principe d’intelligibilité.
En-deçà d’une certaine température, pour garder le même exemple, on ne peut pas parler de douleur : la plaque est plus ou moins chaude et on se trouve dans le domaine de l’expérience, dans l’acquisition du savoir à partir d’une réceptivité qui reste transparente. On évalue la température de la plaque en posant la main dessus, et on ne s’occupe absolument pas de sa propre main (il y a seulement que la plaque est tiède, par exemple). Et l’objet tombe transcendantalement quand on réalise que la plaque est brûlante, c’est-à-dire qu’il est désormais impossible d’en avoir une expérience (en quoi je maintiens expressément la qualification de « transcendantale » pour cette disparition). Mais je reste le sujet privé de cette possibilité : je retire ma main. Et c’est dans l’espace défini à la fois par cette impossibilité de l’objet et par la persistance de la nécessité du sujet – l’espace qu’on peut donc nommer la non-expérience – qu’on peut parler de la douleur proprement dite. Au-delà, il faut reconnaître le domaine des douleurs insupportables, des vraies douleurs en somme : à l’impossibilité première de l’objet correspondra l’impossibilité ultime du sujet. Il y a des douleurs qui retournent la conscience comme un gant et qui en expulsent toute subjectivité, rendant ensuite le sujet définitivement étranger à lui-même parce que marqué non pas tant dans sa manière particulière d’être sujet que dans la nécessité qu’en général il y ait du sujet. Nous croyons que cette nécessité va de soi puisqu’elle est tautologique et que nous croyons à la logique ; mais ceux qui ont éprouvé les vraies douleurs savent qu’il n’en est rien : là où ils ont été, il n’y a personne et l’on n’en revient que rendu définitivement autre que soi.
Les limites de la douleur sont donc celles qu’impliquerait le terme de « non-expérience », par opposition au simple fait qu’il n’y a pas d’expérience : en-deçà de l’expulsion définitive il y a toujours un sujet mais au-delà d’une certaine grandeur intensive, il n’y a plus d’objet.
Les limites ainsi repérées ne doivent pas être conçues à la manière d’un cadre donné une fois pour toutes à l’intérieur duquel un phénomène, la douleur, aurait lieu. Je viens de le dire : on ne fait pas l’expérience de l’instant où la plaque passe de très chaude à brûlante, mais on réalise qu’elle l’est déjà depuis un moment (aussi court qu’on voudra). C’est le déjà qui compte ici : on ne rencontre les limites qu’une fois les avoir franchies, et sans le savoir. La douleur est un dynamisme et non pas un état : on n’atteint pas un dynamisme mais on est pris dedans. La sensibilité était déjà depuis un moment en train de pâtir de soi et par conséquent l’objet avait disparu.
Le réel du non rapport
Dans la douleur, l’impossibilité de l’intentionnalité s’intensifie, et par conséquent aussi le savoir comme savoir de quelque chose. En somme, la question de la douleur est celle de l’impossibilité brusque de ce « de », autrement dit du rapport. Comme je l’ai dit plus haut, impossibilité doit être entendue selon la nuance qui oppose l’état d’être aveugle au malheur d’être actuellement aveuglé : le rapport reste réel mais devient impossible, ce qui n’est pas du tout la même chose qu’une absence de rapport. Est-ce qu’une plaque brûlante peut être touchée, quand on la touche effectivement ? Non ! Donc il y a un rapport possible entre la plaque chauffante et la main, et ce rapport n’est rien d’autre que l’impossibilité du rapport : la brûlure.
La douleur causée par la plaque brûlante est, d’une certaine manière, rapport à cette plaque : celle-ci est éprouvée dans sa réalité qui est d’être brûlante et non pas froide ni même chaude ; mais d’un autre côté, dire qu’ être brûlante constitue la réalité de cette plaque est déjà reconnaître son éloignement, puisqu’on désigne ainsi le rapport de la chose à une sensibilité et non plus une détermination de ladite chose. Quant à la brûlure elle-même, elle est le rapport de la plaque à la main, mais définitivement séparé de la plaque qui, à la limite, n’a plus besoin d’être ce qu’elle est : il suffit d’admettre que la main est brûlée en gardant sous entendue l’idée qu’elle l’est par quelque chose. Qu’ainsi cette sensibilité soit saturée d’elle-même et non plus de son objet, et l’on admettra que c’était déjà impliqué, mais sans qu’on le sache, dans une détermination (être brûlant, pour un objet, dès lors indifférent) dont on avait méconnu la clôture. D’origine l’objet était impossibilisé (si l’on m’autorise ce barbarisme) et c’est précisément comme tel qu’il était, dès lors sans lui (sa disparition était transcendantale et non pas empirique), de nature douloureuse.
La douleur est un rapport en soi : non plus brûlure de la main par la plaque, mais brûlure. C’est le pour soi de la sensibilité par là même récusée qu’on retrouve ici. Dans cette récusation se réfléchit ce que le rapport n’est plus, une transitivité. On le dit très couramment : « ça vous brûle ? c’est normal, vu la température de la plaque que vous avez touchée ! ». Dans le moment même où l’on justifie exhaustivement ce qui a lieu (aucun mystère là-dedans), on admet pour la douleur un statut de pur supplément, de reste au savoir parce que tout savoir est savoir de quelque chose : « ça » qui brûle ne renvoie à aucun agent, à rien. La sensibilité qui s’enferme dans sa propre réflexion (c’est parce que la main est identiquement sentant et senti que « ça » brûle) n’est plus sensibilité à rien (on continue d’avoir mal quand la main a quitté la plaque).
Or le devenir impossible suppose un être et surtout son accentuation. Ce dont l’être (par opposition à l’existence au sens de simple fait) peut être accentué, je propose qu’on le désigne comme réel. Dans ce terme, j’inclus donc paradoxalement une incidence, sauf qu’elle se traduit par l’exclusion originelle de ce qui la cause, ne laissant en quelque sorte qu’une insistance. C’est la conjonction de l’insistance et du reste que je veux signifier par ce terme de « réel » et mon objet aujourd’hui est de montrer qu’en ce sens très précis on peut parler de la douleur comme d’un réel du rapport – la transitivité et l’intentionnalité d’un être identifié à sa propre sensibilité étant non pas abolies par manque d’objets mais au contraire frappées d’impossibilité et donc, si l’on peut dire, d’insistance. Car où est la douleur, sinon au lieu sensible de l’objet, lieu devenu réel comme douleur de ce que l’objet soit impossible sans pour autant manquer ?
Quand donc je dis que la douleur est l’impossibilité actuelle du rapport, tel qu’on l’indique en parlant de l’intentionnalité ou de la transitivité, ce n’est surtout pas pour dire qu’il n’y a pas de rapport ! Au contraire : il n’y a que cela. Qu’est-ce que la brûlure, qui aveugle la main et la prive de la transitivité qui était pourtant sa condition première, sinon justement le rapport de cette main à la plaque électrique restée branchée ? Il y a la plaque chauffante et il y a la main, et entre les deux un rapport de brûlure. Eh bien la douleur, c’est qu’il y ait seulement la brûlure : un rapport devenu chose, et une chose dont l’existence consiste à être un rapport. Le rapport rendu impossible, c’est le rapport rendu réel . La transitivité devient un en soi et donc une intransitivité.
Je vous remercie de votre attention.