Cours du 4 février 05

Douleur et vérité (3) : intransitivité du pâtir et folie du savoir

Nous allons parler aujourd’hui du principal caractère de la douleur, qui est son intransitivité. C’est un paradoxe, puisqu’elle se donne d’emblée comme une intentionnalité, mais son élimination est la réalité même de la douleur. Nous retrouvons donc la question du savoir que nous avons traitée la semaine dernière : la douleur n’est pas savoir du douloureux, justement parce qu’elle est saturation de la distance qu’il faudrait pour qu’elle le soit ; elle est saturation de l’accueil sensible par lui-même et donc, comme je l’ai indiqué, abolition tendancielle de son sujet. Or je veux indiquer une conséquence de la douleur à laquelle on ne pense que rarement, mais que la plainte de ceux qui ont mal ne laisse pas d’évoquer : ils ne savent plus « à quel saint se vouer ». L’impossibilité du savoir de son objet qui caractériser la douleur (que la brûlure ne soit pas savoir du brûlant, donc), à cause de l’indéterminité transcendantale qu’elle implique (ce qu’il en est du brûlant, le brûlé ne le sait pas), ouvre le sujet qui souffre d’avoir mal à un savoir lui aussi indéterminé. Bref, mon idée est de mettre en rapport l’impossibilité du savoir déterminé avec l’impossibilité de déterminer le savoir, le pivot des deux moments étant – forcément puisqu’il est question de vérité – l’effacement du sujet.

Le paradoxe d’une sensibilité intransitive

La douleur ne fait rien connaître : ni la chose qui la provoque ni le sujet qui la ressent. On peut certes réfléchir à ce qu’on a ressenti et apercevoir à propos de soi la relativité psychologique et culturelle de la douleur, mais cela ne concerne pas la douleur elle-même, dont il ne faut pas confondre la question avec celle de ses causes ou conditions, notamment symboliques. En elle-même, comme douleur, elle n’apprend rien : ni sur l’objet qui devient parfaitement indifférent (dans la brûlure, je n’ai rien appris de la plaque chauffante, et la même brûlure aurait pu être causée par tout autre chose) ni sur soi parce qu’on n’est plus alors un sujet mais un lieu (c’est au  niveau de ma main que ça me brûle). Bref, le paradoxe de la douleur est d’abord qu’elle soit une intentionnalité sans objet, et une réflexion sans sujet.

Si je me suis brûlé la main en la posant accidentellement sur une plaque chauffante, je ne peux pas dire si c’est ma main lésée qui me fait mal ou si c’est la lésion qui me fait mal au niveau de la main. Je ne peux pas dire non plus si c’est la plaque brûlante, c’est-à-dire touchée comme intouchable, que j’ai senti, ou si c’est ma main lésée. J’ai mal, bien sûr, mais comme je le disais l’autre jour, je ne puis avoir mal qu’à ne pas avoir mal : celui qui ressent la douleur n’est pas lui-même, comme tel c’est-à-dire dans l’espace encore disponible de la réflexion, un sujet douloureux. Bref, je suis obligé de reconnaître que la douleur m’affecte (quand j’ai violemment mal aux dents, je ne peux plus faire de philosophie !) et en même temps qu’elle est l’affection elle-même. Voilà l’intransitivité non pas de structure (la douleur est épreuve du douloureux comme tel) mais de fait (la sensibilité est identique à sa propre saturation). C’est ainsi que les identifications qualitatives que je puis tenter sont indistinctes quant à leur objet : quand j’oppose « sourd » à « aigu », est-ce que je parle de la douleur elle-même, ou de la chose douloureuse dont la douleur ne serait alors que l’épreuve ? Eh bien le propre de la douleur, c’est que cette question n’ait pas de sens. Voilà pourquoi on peut dire qu’elle est l’identité du fait, pour un sujet, d’être affecté et de cette affectation même.

La douleur est qu’il n’y ait pas cette transitivité dont la nécessité est proprement transcendantale à la sensibilité, puisqu’elle permet tout simplement qu’il y ait des objets. Elle est la récusation actuelle du transcendantal comme différence de principe du constitué et du constituant et comme possibilité de l’objet. Or la douleur, c’est justement que le constitué et le constituant ne se distinguent plus, et que l’objet ne soit plus que sa propre impossibilité : la brûlure de la main, c’est l’impossibilité d’accéder à la plaque chauffante.

On peut rappeler que la douleur invite à la fermeture sur soi et à la régression subjective. A la limite, on peut n’être plus qu’un corps pantelant totalement extériorisé de lui-même et par là même déconnecté de son habituel être-au-monde, chassé du rapport que le moins compliqué des organismes est toujours à son environnement. Une dent cariée est fermée à sa fonction : elle ne sert plus à manger, ni d’ailleurs à rien d’autre : elle se met monstrueusement à être, existant en quelque sorte pour son propre compte c’est-à-dire pour rien. C’est cette dernière équivalence du pour soi et du pour rien qui désigne la douleur au sujet qui devient alors intentionnalité tronquée. Dans la douleur, il n’est plus vrai que toute conscience soit conscience de quelque chose d’autre, puisque c’est de soi que la conscience est affectée, identique à l’épreuve qu’elle fait de sa propre limite.

La douleur pointe la chose en soi en impossibilité de l’objet

C’est dans la souffrance que l’objet a sa réalité, pas dans la douleur. Je le dis autrement : de l’objet douloureux, point n’est besoin qu’il soit tel ou tel parce qu’il suffit qu’il soit – du moins dans un premier temps de réflexion, puisque cette suffisance s’abolit ensuite elle-même. En effet, il appartient constitutivement au douloureux qu’il n’ait même pas besoin d’être. C’est la reprise réflexive qui fera des différences (par exemple ce qui pique n’est pas identique à ce qui pince), pour autant que la douleur permette encore des les faire. Quand ce n’est plus le cas, il n’y a plus que cette identité de quelque chose et de rien qui est le douloureux. Pour la brûlure dans sa douleur, c’est exactement le même qu’il y ait une plaque chauffante ou qu’il n’y en ait pas, puisque c’est la main qui est douloureuse : c’est seulement pour la réflexion, quand on veut trouver des causes aux phénomènes, qu’on a besoin d’en affirmer la réalité. De l’objet lui-même, il n’est en effet pas besoin d’ajouter qu’il est. Qu’il soit ou qu’il ne soit pas, en tant qu’il est douloureux, c’est exactement équivalent : rien n’interdit de penser que la douleur n’ait finalement une origine interne. Mais alors on ne parle plus d’une chose douloureuse (la plaque brûlante) mais d’une représentation nécessaire (quelque chose d’extérieur m’a brûlé la main)

On s’est souvent moqué de la « chose en soi » kantienne dont il revient assurément au même de dire qu’elle est quelque chose ou de dire qu’elle n’est rien. Eh bien c’est justement de cette identité qu’il s’agit dans l’objet douloureux, quand on a reconnu dans la douleur l’identité que je viens de nommer du pour soi et du pour rien. Quand je crie que « ça brûle », quel est donc ce « ça » ? Une indistinction ! Car je ne fais pas alors de différence entre la chose dont « brûler » serait l’action (la plaque en tant que « brûlante ») et le lieu de la brûlure (ma main). On le voit bien avec l’exemple de l’alcool appliqué sur une plaie : ça pique. Quoi, « ça » ? L’alcool lui-même est de nature piquante ? cela n’a guère de signification. Ne serait-ce pas plutôt : le fait d’appliquer de l’alcool sur la plaie… ? Cela n’en a pas plus, mais pas moins non plus ! Il y a sensation de piqûres ? certes, mais l’insistance de cette sensation oblige à lui conférer un agent tout en sachant qu’il n’y a pas à le faire Quand « ça brûle » ou quand « ça pique », la désignation de l’objet comme « ça » est transcendantalement suffisante dans son insuffisance même. La question de savoir si la douleur « correspond » à une réalité n’a pas de sens et c’est justement de ce que cette question n’ait pas de sens que la douleur se donne à reconnaître.

Voilà ce qu’on pourrait appeler une intentionnalité tronquée : il y a bien conscience de quelque chose (de brûlant, de piquant…), mais ni de ceci ni de cela : non pas que cela ne soit pas possible mais parce que cela n’importe pas !  Qu’est-ce que cela peut faire, par exemple, que la brûlure ait été causée par une flamme (température extrêmement haute) ou par de l’azote liquide (température extrêmement basse) ? Celui qui a mal s’en moque bien et la douleur d’être brûlé est l’indifférence même à ce genre de question, qui n’a donc pas d’objet.

Je continue à parler en langage kantien : il faut dire d’abord que la nature du douloureux est de résister à la « synthèse » subjective, et ajouter aussitôt, en suivant la lettre du texte kantien (mais certes pas son esprit), que ce qui ne se donne pas selon cette synthèse n’est tout simplement rien. Les deux sont vrais et cet oxymore de la « chose en soi », à mon avis, n’est rien d’autre que l’indication du douloureux comme tel, puisque c’est comme douleur que la sensibilité reconnaît sa propre limitation. Il y a une synthèse, mais elle n’est paradoxalement que sa propre nécessité : l’objet n’est pas constitué, n’a pas son identité, puisque c’est son effet sur le sujet et non pas son statut de corrélat de sa reprise réflexive qui compte. Dès lors, en lui-même c’est-à-dire dans son concept (mais justement : la possibilité même de ce concept est barrée d’avance), il n’est ni ceci ni cela.

D’un point de vue réflexif, il faut donc dire que la douleur est une conscience dont l’objet est l’impossibilité, pour soi, d’être conscience de ce dont elle est conscience. L’accueil, ou la réceptivité transcendantale si l’on préfère, est saturé par un objet dont, précisément parce qu’il est l’objet d’un accueil qui n’accueille dès lors pas, il revient au même de dire non seulement qu’il est ceci ou cela (sens « mathématique ») mais encore qu’il existe ou qu’il n’existe pas (sens « dynamique »).

Que la douleur soit ainsi résistance à la synthèse subjective n’indique pas du tout une certaine propriété de l’objet, puisqu’on peut simplement identifier cette résistance à l’adversité en général – dont on ne prétendra pas qu’elle est une réalité positive. La douleur est à la fois la résistance à la synthèse subjective et la modalité de cette résistance, et on ne peut avancer cette évidence qu’à avoir ôté au douloureux la nécessité qu’il existe.

Le douloureux se définit donc par une contingence extrinsèque : la douleur est sa reconnaissance mais il n’importe pas à cette reconnaissance qu’elle ait un objet. En ce sens, on peut dire que la douleur est l’épreuve non pas du douloureux mais de la limite de la sensibilité, où la sensibilité est sensible non pas au douloureux mais à elle-même comme affectée. D’où, pour insister plus clairement sur cette « contingence extrinsèque », l’idée que dans la douleur la conscience s’éprouve elle-même, là où l’intentionnalité qui la définit pourtant est barrée. La réceptivité se cogne contre elle-même, en somme, dans la figure nécessaire de la chose en soi. C’est cette épreuve de la conscience intentionnelle par elle-même seulement qui est l’insupportable de la douleur, son aspect d’enfermement transcendantalement scandaleux.

Ce qu’on peut considérer comme la contingence de l’objet ou comme l’épreuve d’elle-même par la conscience (selon qu’on prend le point de vue objectif ou subjectif), cela se traduit transcendantalement par l’impossibilité de la finalité.

Il y a une sottise étonnante qu’on lit partout : il y aurait une finalité de la douleur, elle serait utile. Je laisse de côté les arguments de faits pour et contre, qui sont souvent triviaux, et j’indique l’essentiel : la douleur est la mise entre parenthèses de la question de l’objet. Quand on a mal, la question d’une réalité de l’objet douloureux n’a aucun sens, puisque ce qui est douloureux ne peut pas être distingué de la sensibilité à la douleur elle-même. L’épaule qui a été luxée n’est pas douloureuse comme la plaque chauffante est chaude, puisqu’elle est le lieu même de l’épreuve, qu’elle est l’identité du sentant et du senti et que c’est justement cette identité, exclusive de la transcendance de l’objet, qui fait la douleur. La douleur est essentiellement intransitive : le sentir est sa propre épreuve, hors de l’intentionnalité qui n’est plus que l’impossibilité même de l’intentionnalité, l’impossibilité radicale de la distance représentative : l’objet n’est pas admis comme tel, mais seulement comme la limite de la limite, si l’on peut désigner ainsi la « chose en soi » dont je viens de parler. Et dès lors qu’elle s’entend de ce que l’objet ne compte pas, c’est-à-dire dès lors que cette identité du sentant et du senti est le principe même de la douleur, comment voudrait-on que la douleur soit finalisée ? Comment parler de finalité, si l’on supprime le rapport de transcendance ? Bref, dire qu’il y aurait de la finalité dans la douleur montre seulement qu’on n’a jamais réfléchi sur la douleur – et aussi qu’on n’a jamais éprouvé de grande douleur.

Une dépendance arbitraire et totale

Cette équivalence du pour soi et du pour rien qu’on repère facilement dans nos douleurs quotidiennes (et dont on pressent qu’elle pourrait bien devenir notre existence même), quand elle est réfléchie en souffrance spécifique, se reconnaît comme dépendance. A la limite, la dépendance peut être totale et sans recours, comme dans l’exemple du malade sur qui les antalgiques n’agissent plus et qui est prêt à n’importe quoi ou, a fortiori, dans l’exemple de la victime par rapport au bourreau qui, lui aussi, est prêt à n’importe quoi. Dans ces cas le sujet n’est plus, avant de disparaître dans la folie, que le savoir de l’équivalence du pour soi et du pour rien : un savoir purement subjectif mais non subjectivé, au sens où il ne peut plus être ce que tout savoir est habituellement : l’effectuation d’un point de vue. C’est pourquoi la dépendance totale est l’horizon expressément constitutif du vécu douloureux, en tant qu’il est toujours par ailleurs une souffrance. La récusation du transcendantal récuse la nécessaire déterminité du savoir auquel, comme souffrance, il est impossible que la douleur ne renvoie pas.

Alors que toute souffrance se constitue d’en appeler aux raisons de l’autre (par exemple Dieu qui aurait la volonté de punir, ou la nature entendue comme nécessité inexorable du développements des métastases), la souffrance de la douleur renvoie à un autre purement arbitraire : Dieu ou le bourreau (qui, de ce point de vue, sont donc le même) peuvent indifféremment faire cesser le mal ou l’accentuer, et la maladie rencontrer une rémission voire, miraculeusement, disparaître. C’est que l’arbitraire total et absolu que signifie la notion de miracle (dont seul un Dieu-bourreau peut donc être le sujet : un « bon » dieu soulagerait systématiquement) n’est rien d’autre que l’envers de cette dépendance totale, qui n’est elle-même rien d’autre que l’effet d’impossibilité pour l’objet produit dans la sensibilité douloureuse, en tant que c’est d’elle-même (et non pas de l’objet) qu’elle fait l’épreuve. A l’impossibilité de l’objet répond l’impossibilité pour le savoir dont il relèverait d’être déterminé, de s’entendre selon un point de vue qui soit celui d’une adresse déterminée du sujet. La subversion du sujet dans la douleur et la nécessité d’être prêt à tout pour ne plus avoir mal sont donc l’envers l’un de l’autre, axés autour de la chose en soi telle que je viens de la définir. Disons-le autrement : la subversion du transcendantal est par définition un basculement dans l’irrationnel, si l’on appelle ainsi qu’il n’y ait plus de point de vue déterminé – et non pas bien sûr un domaine positivement irrationnel (ce qui serait contradictoire). Il est donc impossible à l’extrême douleur qu’elle ne se traduise pas dans le fait d’être littéralement prêt à tout : non pas comme à des possibilités positives (par exemple le malade athée demanderait un voyage à Lourdes) mais comme à l’impossibilité qu’il y ait des impossibilités, parce que celles-ci ont encore une dimension eidétique : n’importe quoi pour ne plus avoir mal.

Il faudra tirer les conséquences de l’impossibilité originelle de l’objet de la :  comme l’objet ne s’entend que de son rapport au sujet, la douleur doit aussi s’entendre comme impossibilité pure du rapport. Elle est l’insistance de cette impossibilité. Vérité, donc.

Je vous remercie de votre attention