Cours du 11 mars 05

La douleur et le plaisir

La souffrance est l’insistance de la vérité dans la vie, alors que la douleur est celle de l’existence. Par insistance, nous avons convenu d’entendre un statut dynamique : un empêchement actif, une récusation actuelle, une contestation. Nous sommes encore loin d’avoir tiré toutes les conséquences de la nécessité d’être sujet dont elle est, précisément, l’insistance. Car c’est toujours de ne pas être sujet qu’on souffre, d’en être empêché par quelque chose d’extérieur ou de propre (par exemple une douleur chronique au dos qui exclut qu’on soit sujet d’une promenade à cheval), ou par soi-même comme dans le cas de la souffrance névrotique. Dans la douleur, l’insistance s’entend moins contre le statut de sujet (on a vu qu’on souffrait d’avoir mal, comme par ailleurs la nécessité d’éprouver la souffrance oblige à en reconnaître le caractère douloureux) que contre la vie, qui est a priori compréhension de tout selon ses nécessités à elle. Or ce qui la récuse est expressément un mal et pas simplement un fait d’adversité, puisque les nécessités que la vie est pour elle-même constituent l’eidétique des biens, et que la nécessité pour le vivant d’être en cause transcendantale tout ce qu’il fait est l’horizon général de ces biens. La douleur est un mal, donc, au sens, pour commencer non moral, où il y a des biens et où vivre en institue le service. Interroger cette dimension de la douleur implique sa confrontation à son autre, ce bien qu’on appelle le plaisir.

En quel sens peut-on dire que la douleur est un mal ?

D’abord une trivialité : la douleur est un mal, tandis que le plaisir est un bien. Qu’est-ce que cela signifie ?

La question du mal est celle de l’impossibilité à la représentation. Une mauvaise action est celle dont je ne puis me représenter qu’on soit le sujet et par conséquent dont il est exclu qu’on puisse l’imputer au sujet de la représentation. En parlant d’un rapport devenu réel, j’ai indiqué la nature mauvaise de la douleur. En elle l’objet n’est plus représenté : il n’importe en rien à la brûlure qu’elle soit rapport à un métal chauffé au rouge ou à de l’azote liquide ; on peut même imaginer qu’elle ait des causes purement internes, neurologiques ou liées au schéma corporel, comme dans le fameux modèle du membre fantôme. Elle est bien rapport, pourtant : intentionnalité, transitivité, sauf que l’intentionnalité est brisée par l’effet de seuil (entre chaud et brûlant, quand la plaque électrique a été successivement froide, tiède, chaude et brûlante), que la transitivité est devenue intransitivité puisque l’irradiation n’est plus appréhension d’un autre dans son altérité mais qu’elle vaut pour elle-même. Le mal est donc que le rien soit valable, en ce sens qu’il se met à valoir pour lui-même, non pas comme une vérité métaphysique (qui, comme telle, serait donc neutre) mais comme une insistance : déjà contre la vie mais surtout contre l’existence. Il y a une positivité du mal, comme chacun sait, et c’est elle que je voudrais rendre par cette notion d’insistance, dont l’intérêt tient d’abord à ce qu’elle s’entende contre l’existence et pas simplement contre la vie qui est pour elle-même sa nécessité : contre le neutre et pas seulement contre le bien. On a retiré sa main et pourtant la douleur, rapport tautologique à l’altérité comme telle, est toujours là, s’impose toujours, récuse même la main comme subjectivité pour la réduire à n’être qu’un lieu : « ça me fait mal » et c’est au niveau de ma main que « ça » – rien ! – fait ce mal…Il y a un faire indubitable dont l’agent soit expressément un « rien » : ni la plaque électrique éloignée depuis longtemps, ni la main qui n’est plus qu’un simple lieu, mais la brûlure qui en soi n’est strictement rien mais le seul rapport de la plaque à la main. Voilà le mal, je le répète : ce « rien » qui se met à valoir pour lui-même, à la fois contre l’unité et la finalité de la vie et contre la dispersion et la neutralité de l’existence (tout se ramène à ce « rien »).

Dans la douleur, l’existence insiste contre le savoir et donc contre la vie, et la douleur est l’insistance à l’existence elle-même – puisque la douleur, qui est l’épreuve concrète de l’altérité et donc de l’existant comme tel, reste quand celui-ci a disparu . La brûlure est toujours là quand la main n’est plus sur la plaque chauffante et on pourrait éprouver la même douleur pour des raisons purement internes, sans qu’aucun objet corresponde. La douleur est donc insistance à l’existence hors de l’existence même : l’épreuve reste quand il n’y a plus d’éprouvé, ni au sens objectif, ni même au sens subjectif puisque la main, alors, n’est plus ce qui éprouve la chaleur de la plaque électrique mais seulement un lieu : là où « ça » brûle. Le pronom neutre indique cette insistance pure, hors de l’existence comme elle-même était hors du savoir. L’insistance hors de l’existence, c’est déjà le mal : ce qui se met à valoir à vide, pour rien, non seulement envers et contre tout existant mais surtout à l’encontre de l’existence elle-même. Pure rapport à l’encontre de ses propres termes pourtant seuls réels (la brûlure n’est telle qu’en exclusion et de la plaque électrique et de la main), insistance de l’impossibilité ontologique, vouloir propre au néant, incidence de ce vouloir comme récusation subjective. Mal, assurément.

Le mal de la douleur (je le rappelle aussi pour préciser de manière synthétique ce qui n’avait pas toujours été trouvé très clair dans mes développements) tient à ce paradoxe que la sensibilité soit non pas son propre fait mais toujours sa propre affaire, et qu’il lui appartienne en ce sens d’identifier sa propre saturation (dans le passage du chaud au brûlant, pour garder le même exemple) à l’expulsion du sujet. Et certes, l’imminente exclusion du sujet existant suffit à reconnaître le mal. Il n’y a pas de sensibilité qui ne soit vectorialisée par cette expulsion, qui ne soit en quelque sorte existentiellement dynamique, si l’on accorde qu’une sensibilité en soi, comme celle du capteur de la caméra aux photons qui traversent l’objectif, n’en est pas vraiment une (dans ce cas, c’est seulement nous qui constituons en « sensibilité » une différence temporelle d’états quantiques). Bref, le mal de la douleur tient à ce que la saturation de l’accueil accomplisse en quelque sorte son dynamisme constitutif : l’expulsion du sujet au-delà d’un certain seuil de douleur –  expulsion dont le sens de toute douleur est d’être plus ou moins directement la menace – accomplit la douleur comme telle c’est-à-dire comme l’implication du sujet dans l’indistinction d’être et de se savoir être. De sorte qu’on peut aussi bien dire qu’il appartient à tout sujet sensible d’être menacé d’être expulsé de lui-même.

Le mal que l’on considère dans la douleur est une notion dynamique : ce n’est pas le néant ni le rien (dont l’opposition est la même que celle qu’il faut faire entre l’être et l’étant) dont l’idée pourrait renvoyer à quelque métaphysique nihiliste (rien ne sert à rien, rien ne vaut rien, rien n’est rien…) mais c’est une insistance expresse, une attaque de l’intérieur, celle-là même qu’on met en avant quand on dit que « ça » fait mal, sans qu’il y ait aucun sujet représenté par ce pronom – sinon le pur rapport (la brûlure comme telle) devenu réel, c’est-à-dire un rien pourtant identique à sa propre insistance.

Sans sujet dont l’insistance pourrait être le bien, la douleur est exclusive de toute finalité : l’insistance n’insiste pas en vue de quelque chose, mais pour rien : simplement à contrer l’existence. En quoi, de s’entendre comme une récusation de l’existence par son en-deçà, la douleur est bien un mal et pas simplement un malheur. Bien que, à suivre la réflexion, elle ne soit évidemment rien d’autre, puisque justement il n’y a personne – mais seulement « ça » et toute la question se trouve évidemment ici, dans cette impossibilité que le prénom neutre ait jamais de répondant – pour « faire » mal. Et certes, dans la brûlure, pur rapport dénué de termes, « ça » fait mal…

L’insistance du plaisir

Le mécanisme de l’expulsion du sujet hors de sa propre réalité dont la douleur est l’imminence, est-ce qu’il n’est pas aussi celui du plaisir ? car enfin, le plaisir est aussi insistance de l’existence : le plaisir de manger le gâteau est à la fois la présence dynamique du gâteau dans la bouche (c’est bien le plaisir de le manger : il n’y aurait aucun plaisir à avoir simplement un morceau de gâteau dans la bouche) mais, justement comme dynamique, il est en même temps l’éventualité qu’à force de plaisir, c’est-à-dire au-delà du seuil qu’on peut réflexivement dire de la satisfaction, il y ait cette même expulsion. On a reconnu bien sûr la distinction du plaisir et de la jouissance. Personne aujourd’hui ne les confond et nul n’aurait l’idée de dire qu’une jouissance est un très grand plaisir, et pourtant il y a en nous une certaine résistance à cette vérité. Elle tient justement à cet effet de rupture, à cette imminence de sa propre expulsion subjective dont on voit qu’il est constitutif de la sensibilité en général, en tant qu’elle a pour réalité non pas la simple affectation, comme dans l’exemple du capteur de la caméra, mais d’être sa propre affaire. L’effet d’expulsion du sujet hors de lui-même nous est apparu comme la première raison de reconnaître la mauvaiseté de la douleur, l’autre étant que l’existence s’y trouve attaquée en quelque sorte par un néant.

Quelle différence entre le plaisir et la douleur, alors ?

Il est sûr que le plaisir aussi reste en quelque sorte pour rien et même que c’est son caractère essentiel ! Dans le plaisir aussi, il s’agit du « pur rapport » : la gâteau n’est pas connu dans le plaisir qu’on a de le manger (il ne compte absolument pas, puisqu’on est en train de l’anéantir pour le seul plaisir de le manger), de sorte qu’on peut reprendre les idées d’une transitivité devenue intransitive ou d’une intentionnalité qui soit en fin de compte sans objet. A la limite on peut même supprimer l’objet, comme le montre l’exemple du nourrisson qui s’endort béatement d’avoir halluciné le sein. Dans le plaisir aussi, on peut donc parler d’insistance, et pour la même raison : c’est du sensible comme tel, c’est-à-dire comme affecté par sa sensibilité même, comme fait d’autoaffectation, qu’il va. On peut d’autre part être surpris par son plaisir et ce qui devrait nous faire plaisir ne le fait pas forcément. Et en ce sens, le plaisir partage avec la douleur de renvoyer à rien le savoir, à commencer par celui qui en rendrait compte : que je comprenne ou pas mon plaisir (mis à part qu’il y a un plaisir spécifique à comprendre), cela ne change rien. On n’en déduit évidemment pas que le savoir ne puisse pas par ailleurs conditionner le plaisir, puisque le savoir permet d’arriver à des subtilités invisibles à l’ignorant et dont on peut admettre qu’elles soient plaisantes.

Le plaisir, comme la douleur, c’est « pour rien » qu’il reste ! Dans la même transitivité rendue intransitive que la douleur, dans la même impossibilité de l’intentionnalité, autrement dit dans la même exclusivité à la finalité… S’il n’y a de plaisir que pour rien ou, si l’on préfère, s’il n’y a de plaisir que pour le plaisir, cela signifie qu’il lui appartient d’exclure la finalité qui renvoie nécessairement à une position d’existence qui soit, justement, finale. De la même manière, paradoxalement donc, on peut dire à propos du plaisir que « ça fait du bien » ! Un sujet désigné par un pronom neutre dont la particularité soit d’exclure la référence. C’est ce que j’appelle insistance à l’existence : que le « ça » soit sans référence et que, pourtant, il y ait un « faire ».

S’agit-il exactement de la même insistance que dans la douleur ? Il semble. Pour résoudre cette énigme, le plus simple est d’aller directement à l’opposition : alors que la douleur est un mal, le plaisir est un bien. Or cette notion s’entend d’abord en exclusivité de celle de la vérité. Penser le plaisir, c’est donc penser une certaine exclusivité à la vérité.

C’est ce que nous verrons la prochaine fois.

Je vous remercie de votre attention.