Cours du 16 avril 04

 

Enigme et mystère (10) : leur nouage dans le charisme de l’élu (5)

La question du charisme est celle de la profusion de la vérité, que celle-ci s’entende depuis l’autorité comme telle – les  » auteurs  » sont charismatiques : le moindre de leurs brouillons s’impose contre toute évaluation objective – ou qu’elle s’entende depuis l’origine qui constituera ceux qui l’auront reconnue comme autant de semblables, fraternellement voués au même salut comme à la vérité de leur semblance. Selon qu’on entend la vérité depuis son étrangeté définitive (l’œuvre) ou depuis la nécessité de sa réappropriation (le salut), autrement dit selon que le sujet sera sa propre impossibilité ou sa propre nécessité, autrement dit encore selon qu’on se situe dans l’horizon de la pensée ou dans celui de la représentation, le charisme ne sera pas reconnu de la même façon : dans un cas il met au travail et produit un destin, dans l’autre il voue à la semblance et donne lieu à une destinée. C’est cet efficace que j’appelle dans les deux cas profusion de vérité, puisque le destin est la vérité du singulier qui accomplit sa définitive étrangeté dans l’œuvre qui ne le représentera pas plus qu’elle ne le réconciliera avec lui même ou avec le monde, comme la destinée est la vérité du commun qui accomplit sa semblance dans le salut qui le réconciliera avec lui-même et avec le monde. Le charisme divise le sujet distingué comme il rassemble le sujet commun. En quoi nous reconnaissons l’efficace de la vérité, que le sujet distingué éprouve dans une division radicale et définitive de soi, alors que le sujet commun, de l’avoir toujours déjà rabattue sur le savoir, en jouit comme de son propre rassemblement avec lui-même et avec les autres.

Cet efficace est une promesse : le salut fraternel est promis au commun comme l’étrangeté à soi-même, aux autres et au monde, est promise au singulier. Le charisme éprouvé chez quelqu’un qui nous  » en impose  » est par conséquent la l’épreuve d’une promesse. Or la promesse, c’est toujours une origine. On le voit déjà dans les domaines les plus triviaux de la vie quotidienne : le consommateur a l’idée, même si elle s’appuie sur des préjugés plutôt que sur l’expérience, qu’un produit d’origine allemande sera solide alors qu’un produit importé du Sud-Est asiatique ne vaudra pas plus que le prix très bas qu’il aura coûté. Plus essentiellement : promettre, parce que cela consiste à refuser que l’important puis jamais compter en face de la parole (on se souvient de ne pas confondre la promesse et l’engagement où ce sont au contraire les conditions qui décident en dernière instance), c’est ouvrir un ordre de vérité. L’origine, dont la réflexion philosophique fait apercevoir que c’est le lieu où la vérité et l’existence se décident (où elles reçoivent une définition impossible à représenter), est aussi bien le lieu de la promesse parce que la réalisation de la promesse est le destin, et que le destin, précisément, n’est rien d’autre que l’effectuation de ces définitions de la vérité et de l’existence. Il appartient par conséquent au charismatique, c’est-à-dire au sujet qui noue ensemble l’énigme qui élit et le mystère qui rassemble, d’apparaître comme une figuration de l’origine : en lui c’est la décision de la vérité elle-même (et par conséquent de l’existence) qu’on reconnaît implicitement.

 

Le charisme et sa production

L’impossibilité que l’origine soit une réalité correspond à l’impossibilité que la réalité et la vérité soient opposées selon une différence (en réalité, il n’y a que la réalité et ses différents modes, parmi lesquels le savoir, la réflexion, l’accomplissement). Dire qu’elles sont opposées selon une distinction, c’est mentionner non pas une cause produisant un effet réel, mais une origine, laquelle est indistinctement ce qui cause le vrai en tant que vrai et ce qui le distingue des autres réels et par conséquent de lui-même dans sa réalité. Toute origine est en ce sens une autorité – puisqu’on nomme ainsi la cause de la vérité (l’ » auteur  » est celui qui fait advenir, dès lors en étrangeté à soi et précisément à cause de cela, le vrai comme vrai). Et qui ignore que le charisme est de l’autorité ?

Inversement, on peut dire que tout ce qui fait autorité, quand bien même elle serait incarnée par la médiocrité d’un quelconque titulaire de poste, relève du charisme, selon le paradoxe que j’ai souligné l’autre jour : la présence de l’autorité, forcément figurée puisque l’autorité en elle-même n’est rien d’autre que sa propre impossibilité, est déjà une production de vérité (l’autorité autorise à autoriser, comme on le voit dans l’exemple paradigmatique des diplômes) et donc, pour celui qu’elle touche, déjà cette  » profusion  » qui le voue. Même le sergent de ville qui règle la circulation au carrefour relève de cette profusion, parce qu’il désigne l’usager de la route en le vouant, pour ainsi dire, à une destinée qui serait de progresser vers un mélange de civisme et de sûreté, en direction de ce salut que dit bien la notion de  » sécurité routière  » et qui serait quelque chose comme une fraternité heureuse de la route en général. Le sergent de ville, de par son autorité (il peut arrêter les voitures, faire passer les piétons, leur ordonner d’attendre, etc.), présentifie en quelque sorte l’origine de la  » route  » comme ordre de vérité, c’est-à-dire de distinction du légitime et de l’illégitime, de ce qu’on a raison ou tort de faire. Et cela, c’est du charisme. N’en réservons donc pas la notion aux personnages illustres de l’Histoire, ni même, on le voit, aux personnes qui assument personnellement leur statut de sujet quand tous les autres ont envers lui la désinvolture du stéréotype : il faut mentionner le charisme partout où il y a un effet de vérité – qu’il soit commun (promesse de salut) ou distingué (l’intraitable étrangeté à soi de celui qui, dès lors, est vraiment sujet).

Contrairement aux autres qui apparaissent comme plus ou moins importants, le sujet charismatique est celui qui compte – soit en lui-même (il fait autorité) soit comme figure comme dans l’exemple précédent (il représente l’autorité – mais comme elle n’est rien il la réalise par là même). Ce qui compte s’oppose forcément à ce qui est compté, relativement à quoi seulement on pourra parler d’importance. On dira ainsi que dans la suite des entiers naturels, c’est le zéro qui compte, mais d’autre part il est un nombre, lui aussi, un nombre comme les autres, dont il ne diffère pas, mais dont personne ne niera qu’il se distingue. Il peut n’avoir aucune importance (par exemple dans l’addition ou dans la soustraction : lui ou rien, c’est pareil), mais il compte, parce qu’il est l’institution même du numéral en tant que tel – l’origine (c’est à partir de lui que tous les nombres sont posés quand on réitère l’idée de succession). Pareillement dans une fratrie, on peut considérer des choses très importantes (par exemple la solidarité) mais ce sont les parents qui comptent, même s’ils sont absents et qu’on ne parle jamais d’eux (si on en parle, c’est seulement  » par ailleurs  » : non pas en tant qu’ils comptent, mais en tant qu’ils importent). Ce qui compte, ainsi qu’il sied à l’origine qui précède le commencement parce qu’elle en est la simple possibilité (or avant le commencement, par définition, il n’y a rien…), est donc extérieur à ce qui, dès lors, ne sera plus que le manque de… rien, puisque précisément ce qui compte n’est pas compté ! Eh bien l’autorité est le manque de ce  » rien « ,lequel, quand on le personnifie (par exemple de Gaulle, pour les institutions de la cinquième République), sera le grand manquant dont il serait pourtant absurde de réclamer la présence c’est-à-dire le comptage.

D’où cette remarque paradoxale : l’individu charismatique est son absence présente… parce que la question du charisme est en réalité celle de ce qui compte et que celle de ce qui compte est celle de ce qui manque.

Chaque fois qu’on aura un ordre originellement identifié, on aura forcément une production de charisme, si l’on peut s’exprimer ainsi. Il suffira que des individus, si médiocres qu’ils soient en eux-mêmes, apparaissent aux autres comme les porteurs de la promesse originelle ouvrant et constituant l’ordre, pour que par eux ces autres se reconnaissent à la fois identifiés dans une vérité irrécusable et voués à un salut qui accomplira la promesse de l’origine. Par exemple construire un hôpital, c’est ouvrir un lieu dont la nature soit médicale – ce qui détermine non seulement ses règles de fonctionnement mais encore les définitions implicites de la vérité et de l’existence qui ont cours. (A la limite un bien portant n’existe tout simplement pas, à l’hôpital, s’il ne fait partie ni du personnel ni des familles des malades.) L’ordre médical est bien un ordre de promesse, et par conséquent l’institution d’un salut, en l’occurrence dénommé  » guérison  » – non seulement au sens où ce terme désigne le salut du malade en tant que malade, mais surtout au sens où il réalise la promesse que le système de santé est globalement pour lui-même. Eh bien, dire qu’une telle origine produit forcément du charisme, c’est indiquer qu’à l’hôpital, les médecins, par opposition à tous les autres personnels (infirmiers, cuisiniers, brancardiers, employés de bureau), sont nécessairement charismatiques. Il suffit d’ailleurs de les voir se pavaner et prendre des airs pour constater qu’ils le savent et ne se privent pas d’en jouir : en ce lieu, ils sont les élus, les héros, les  » vrais  » – les autres n’étant que des réels : des gens dont on proclame l’importance (quand ce n’est pas le  » dévouement « , comme dans le cas des infirmières dont on rappelle ainsi discrètement l’ignorance médicale et le faible niveau de salaire) pour bien indiquer qu’ils ne comptent pas.

Or le médecin est le manquant de l’hôpital. C’est déjà évident au sens littéral : durant la journée, on ne les voit qu’à l’heure de leur tournée et on se réfère à eux le reste du temps en leur absence, laquelle est clairement le déterminant essentiel des comportements (les malades passent leur temps à attendre leur visite, l’infirmière répond au patient qu’elle ne peut lui donner tel médicament supplémentaire contre la douleur, le médecin n’étant pas là en ce moment et ne pouvant être dérangé chez lui, etc.). Ce l’est aussi en termes de structure : il est un des membres du personnel soignant – un  » semblable  » donc – à ceci près que son élection (c’est lui qui compte, les autres étant seulement plus ou moins importants) le sort de l’ensemble ainsi constitué comme susceptible de mouvement. Pas de mouvement sans vide et l’élu assure ce vide en tant que son élection l’a sorti de la communauté, dont on ne peut pourtant pas dire qu’il ne fait pas toujours partie. Or ce mouvement n’est pas indépendant de la question de l’origine, c’est-à-dire du lien de la décision quant à la vérité et à l’existence avec la promesse de salut, puisque ces notions sont aussi bien des réflexions dudit mouvement (dans cet exemple : l’activité hospitalière). Incarnant l’origine du lieu, il y a donc des gens qui ont pour nature de manquer quand bien même ils seraient effectivement présents – et leur présence se confond alors pour leur charisme : elle est celle d’une absence, autrement dit elle est expressément sa propre impossibilité (c’est toujours une grâce que le médecin fait d’être simplement présent dans le service, alors même que l’hôpital est son lieu naturel de travail). Comme quoi il est paradoxalement facile de produire du charisme et d’en doter même les individus les plus médiocres : il suffit d’instituer un ordre dont ils soient, de par un trait quelconque (ce peut être une compétence professionnelle, une origine géographique ou n’importe quoi d’autre), le lieu – par définition impossible – d’ouverture eidétique.

Le charisme est une sorte de provocation : on dit qu’un sujet qu’on rencontre en est pourvu quand il nous rappelle l’origine comme telle c’est-à-dire en tant qu’elle n’est pas un fait c’est-à-dire un moment de la réalité, mais une promesse : l’indistinction d’une impossibilité objective (avant le commencement, il n’y a rien) pourtant irrécusable par ailleurs (on ne saurait nier qu’un ordre de sens suppose une institution d’existence et de vérité), et d’une nécessité subjective (être voué).

En somme il n’y a d’autorité que charismatique, et le charisme se confond, dès lors qu’on y reconnaît le caractère propre de l’élu dont on aura su interroger la notion, avec le fait de compter, lequel fait est le statut réflexif de l’origine – puisque c’est sur l’autre que l’élu produit un effet littéralement originel, un effet d’origine qui est le rappel de la promesse.

J’en termine aujourd’hui avec cette notion, dont on peut formuler ainsi le principe : est charismatique celui-là dont on reconnaît malgré soi qu’il est l’homme d’un destin. Cela, c’est l’origine de la problématique et j’ai essayé de montrer comment on pouvait la dériver jusque dans les acceptions les plus paradoxales. L’individu charismatique, comme on dit, en impose : en lui c’est de la vérité qu’il va quant à ce qu’elle soit causée – qu’il s’agisse vraiment de vérité, ou seulement d’un semblant de vérité. Et réciproquement : dès qu’il y a effet de vérité, si artificiellement qu’on l’entende, il y a production de charisme.

Corrélativement, nous reconnaissons dans le charisme ou bien l’injonction à advenir à soi-même c’est-à-dire à renoncer à toute réconciliation avec soi, ou bien la promesse d’une réconciliation dans la fraternité commune. Le charisme, de nous en imposer, nous met au pied de notre mur. Il est par conséquent l’envers objectif de l’éthique.

Je vous remercie de votre attention.