Cours du 10 décembre 04

Un considérable surcroît de travail explique le retard de ma prise de cours, cette année. Je prie les habitués de bien vouloir m’en excuser. En fait, j’ai déjà présenté ces excuses à quelques-uns d’entre eux, que j’ai eu le plaisir de rencontrer lors de telle ou telle de ces manifestations dont la préparation m’a pris tellement de temps. De précieuses indications m’ont été données sur les interrogations qui peuvent être menées à bien dans les petits développements que je propose ; elles s’ajoutent à d’autres que des échanges épistolaires parfois soutenus avaient déjà permis d’élaborer. On jugera dans la suite si j’ai su en tirer profit.

Par ailleurs de nouveaux travaux d’écriture livresque, dont quelques-uns de mes récents « écrits » peuvent donner une indication, risquent d’affecter le rythme de ces communications hebdomadaires. J’essaierai de limiter ce risque au maximum et de toute façon il n’affectera pas les échanges que j’ai pris l’habitude d’avoir avec certains des lecteurs qui ont la patience et l’indulgence de suivre mes petites explorations.

Indication du thème : « Souffrance et vérité »

Le thème que je souhaite aborder cette année est celui des rapports de la souffrance et de la vérité.

Je ne prends bien entendu pas le mot vérité dans son sens représentatif, celui de la confusion avec le savoir – d’autant que cette confusion est, comme nous aurons probablement l’occasion de l’examiner, un facteur essentiel quand il s’agit de penser la souffrance du point de vue de ce qui la cause. Peut-être en effet souffrons-nous de ce que le savoir se prenne le plus souvent pour la vérité, et qu’il soit en quelque sorte fait de sa propre imposture ? Peut-être est-ce alors la vérité, et comme telle, qui fait souffrir, justement de ce qu’elle ne soit pas le savoir ? Autant de questions qu’il faut alors subjectiver en s’interrogeant sur la dimension personnelle de la vérité qui se trouve alors en jeu. Car si c’est de la vérité comme telle que la souffrance est l’attestation, c’est expressément dans son incidence subjective que la vérité aura à être reconnue – la « vérité », sans cela, n’étant plus qu’un savoir idéalement satisfaisant. Bref, en proposant « souffrance et vérité » comme titre à nos séances de cette année, je veux indiquer qu’il n’y a de vérité qu’à ce qu’on puisse en reconnaître l’incidence subjective et, selon une réciprocité qu’on peut prendre comme axiome de départ, de sujet que par la vérité. Dans cette dernière expression,  « par » signifie à la fois causé par elle et par là distingué du simple vivant qu’on reste par ailleurs, et voué à elle, non pas au sens d’un idéal auquel nous serions asservis par on ne sait quel maître mais au sens où la notion du sujet est toujours en même temps celle d’une promesse : être sujet, c’est avoir à être vraiment sujet. Voué à la vérité comme à une étrangeté où il soit vraiment lui dans la condition expresse de rester hors de lui (faute de quoi on retomberait dans les confusions de la vérité personnelle et de la sagesse commune) le sujet est sa propre souffrance parce que par subjectivité c’est toujours l’insistance de sa « cause », au double sens qu’on vient d’indiquer, qu’il faut reconnaître. En essayant de libérer la question de la souffrance des contresens où elle est habituellement prise, par exemple quand on confond ou distingue mal à propos souffrance et douleur, ou quand on imagine que la souffrance doit déboucher sur quelque réconciliation avec soi-même ou avec le monde, c’est encore et toujours à interroger les paradoxes de la vérité que nous nous emploierons.

Première corrélation souffrance / vérité

Mon propos n’est pas d’indiquer quelle sorte d’expérience la souffrance peut constituer, pour la très bonne raison que la souffrance ne renvoie pas à l’expérience mais à l’épreuve : souffrir, c’est être éprouvé, ce n’est pas expérimenter. Qu’ensuite on puisse réfléchir n’importe quelle épreuve comme une expérience, c’est certain, mais on est alors dans une reprise de second degré qui manque l’incidence subjective dont la notion de souffrance est expressément l’indication, et donc le facteur de vérité que celle-ci constitue toujours. Tout le monde le sait : on ne peut avoir souffert sans en rester marqué, et sans continuer d’éprouver l’insistance de ce qui nous a marqué, quand bien même il aurait factuellement cessé de nous faire souffrir. La question de la souffrance sera par conséquent d’abord celle de cette insistance, dont la notion de « marque » dit en quelque sorte l’envers subjectif. En quoi je signifie que l’idée d’une cessation de la souffrance est contradictoire : même guéri, on continue de souffrir – au moins d’avoir souffert. Quelque chose insiste donc toujours contre la vie dont la simple idée de « guérison » voudrait signifier la restauration (qu’enfin, il n’y ait plus que la vie).

La question de la souffrance est par conséquent celle d’une récusation de la vie, comme éprouvée par la vie. Ce n’est pas du tout celle d’un simple empêchement de la vie, ou d’une limitation dont par ailleurs la vie, comme telle, ferait aussi l’épreuve. Ce que je veux indiquer pour commencer, c’est que la souffrance n’est pas la douleur et que c’est à reconnaître cette première distinction qu’on peut poser la question essentielle, celle d’une insistance dont la vie, comme telle, ait à pâtir. De quoi la vie se constitue-t-elle de pâtir ? telle est en quelque sorte la question de la souffrance, qui est toujours celle d’un excès que la vie, toute vie dirais-je, est forcément à sa propre réalité douloureuse.

L’opposition de la souffrance à la douleur est à la fois évidente et obscure. Elle est évidente parce que tout le monde aperçoit bien que la souffrance renvoie à la question du sujet, à la question de ce que c’est, en telle ou telle occurrence, qu’être sujet, alors que la question de la douleur n’y renvoie pas – sinon à titre réflexif, parce qu’il est bien évident qu’on souffre aussi d’être sujet à la douleur.  Sujet, précisément, et donc marqué. C’est le même de se dire sujet à telle ou telle affection et de se dire marqué bien que par ailleurs tout puisse aller pour le mieux. Celui qui souffre des dents est ainsi marqué dans son corps : par ailleurs il est n’importe qui mais là, en ce lieu d’éventuelle indépendance de sa réalité (il peut avoir le sentiment qu’une dent sensible est susceptible de se réveiller), il est assurément distingué.

La douleur affecte, mais elle ne marque pas et par là ne vaut pas pour le sujet sauf, encore une fois, à ce qu’il se découvre comme sujet à la douleur c’est-à-dire marqué non par la douleur mais par le fait qu’il y ait la douleur (ce qui n’est pas du tout la même chose).

Dans l’idée de douleur l’idée de sujet n’est pas incluse, mais seulement celle de la sensibilité comme propriété originelle de la vie. Pas de différence, en ce sens, entre vivre et être toujours déjà pris dans l’éventualité de la douleur. Qu’on le nie et on devra nier qu’il appartienne constitutivement au vivant d’être sensible. D’où bien sûr une première difficulté où se dénie réflexivement la première exclusivité qu’on paraissait indiquer en disant que avoir mal n’est pas souffrir : ne peut avoir mal qu’un vivant, certes, mais dont nous reconnaissons par là même qu’il est sujet à la douleur. En un mot : la notion d’un vivant pur est absurde, et en tout vivant c’est déjà quelque chose comme un sujet, au moins un être sujet à la douleur, qu’il faut reconnaître. Reconnaître (l’existence d’un sujet) s’oppose à cette limite purement idéale qu’on nommerait « constater » (l’existence d’un vivant qui serait seulement vivant). Tout vivant est au moins sujet à la douleur.

C’est pourquoi un vivant n’est jamais un étant mais toujours un être. Le vivant est littéralement fait de cette distinction radicale entre l’ontique et l’ontologique, si éloigné de l’humanité qu’on veuille se forcer à le considérer. Etre fait de la distinction radicale de l’être et de l’étant, je dis que c’est être sujet au sens premier qu’on indique en distinguant expressément la souffrance et la douleur. Enoncer cette distinction ou dire que tout vivant est un être et non pas un étant, c’est la même chose. Première corrélation entre souffrance et vérité, dont les implications devraient être riches d’enseignement.

douleur / souffrance = savoir / vérité

Ainsi tombe une sottise, platement commune mais qu’on est surpris de rencontrer parfois sous des plumes autorisées : que la douleur serait physique quand la souffrance serait morale ou du moins psychique. Et certes, si l’on me marche sur le pied dans l’autobus, j’éprouverai de la douleur mais l’idée de me viendrait jamais de dire que je souffre, sauf évidemment si j’appréhende là une intention malveillante : j’aurai mal au pied, mais je souffrirai que de l’hostilité (ou de l’indifférence à l’égard de ma présence) manifestée par mon voisin. A ces trivialités s’oppose pourtant ces évidences reconnues par tout le monde qu’on peut notamment souffrir du dos – sans qu’il soit par ailleurs nécessaire d’avoir mal actuellement (par exemple je peux refuser une promenade à cheval en arguant du fait que je souffre du dos), et surtout qu’on peut éprouver de la douleur à l’occasion d’un événement purement moral, comme par exemple une humiliation ou un deuil. Et que signifie-t-on dans les « condoléances », dont l’étymologie du terme dit d’ailleurs littéralement cette vérité, sinon qu’on partage la « douleur » de celui qui vient de perdre son parent ou son conjoint ? Nier cela revient à prôner la doctrine des animaux machines : par le corps douloureux nous serions des choses, n’étant des sujets que par la psyché souffrante, comme s’il n’appartenait pas de toute façon au corps d’avoir à souffrir la douleur et à la psyché d’avoir à ressentir la souffrance. Contre l’absurdité de ces cantonnements, il faut donc reconnaître que nous sommes physiquement sujets – comme quand on dit souffrir du dos pour signifier que l’on est sujet au mal de dos, et que notre psyché n’est pas moins susceptible de recevoir des coups et donc d’être endolorie que notre corps, puisqu’on peut être atteint dans sa subjectivité (dans son sentiment d’exister, dans le sentiment de sa propre dignité ou de ses identifications) sans que cela mette en cause ni cette dimension d’existence ni, a fortiori, le statut d’être sujet.

Souffrance physique et douleur morale, par conséquent, sont universellement reconnues, contre les abstractions d’une réflexion qui se méconnaît elle-même en réservant la douleur pour le physique et la souffrance pour le moral, ignorant par là même qu’il y a une vérité du physique et un savoir du moral.

Car c’est bien au savoir que la douleur se réfère expressément : rien de mystérieux dans la douleur de celui qui vient de se faire écraser les orteils dans l’autobus, au sens où il sait parfaitement ce qu’il en est de son mal. Dans la souffrance, on peut savoir aussi, mais cela ne compte pas. Et si cela compte, c’est simplement qu’on parle de douleur – éventuellement morale – et non pas de souffrance.

La douleur est son fait et ne suscite jamais d’autre demande que celle de son explication, alors que la souffrance est toujours celle d’un sens qui ne soit jamais l’indication de sa cause mais de sa fin ou du moins de son éventuelle utilité : c’est toujours de ce qu’il n’y ait pas de sens qu’on souffre, de sorte que c’est bien de ce que l’existence excède le savoir qu’il y a souffrance. On le dit d’ailleurs dans des domaines purement physiques, comme cette branche de la technologie qui est consacrée à la « souffrance des matériaux » (notamment en aéronautique). Et certes, justifier la souffrance c’est l’abolir – contrairement à la douleur que son explication apure en quelque sorte, la faisant apparaître pour elle-même, hors de toute souffrance (si ce n’est celle d’être d’une manière générale un être sujet à la douleur).

C’est le sens de l’apologue que j’ai déjà proposé : l’opéré qui dit au chirurgien avoir souffert toute la nuit ne parle plus que d’avoir mal quand on lui a fait reconnaître le caractère nécessairement douloureux de ce qu’il a subi.

Que le savoir ait ainsi le pouvoir de supprimer totalement la souffrance en opérant sa conversion en douleur pure, voilà assurément qui constituera une base essentielle pour nos élaborations. Et il est bien certain que l’irréductibilité de la souffrance qui se trouve impliquée dans la simple idée d’être sujet (pas nécessairement conscient) renvoie à une certaine impossibilité, constitutive du savoir dans sa réalité, de jamais pouvoir opérer cette conversion de manière satisfaisante – ce qui supposerait bien sûr que la satisfaction elle-même et comme telle soit satisfaisante (dans ce renvoi à l’infini, on peut donc reconnaître l’insistance subjective elle-même).

La souffrance n’est pas la douleur, et dans cette négation c’est du savoir qu’il s’agit. Le savoir apparaît alors comme opérateur de distinction et nous allons devoir examiner cette conclusion provisoire dans toutes ses implications. La distinction au savoir qu’on nomme vérité renvoie dès lors à cette distinction à la douleur qu’on nomme souffrance.

Que le savoir soit toujours insatisfaisant dans sa réalité ou, si l’on préfère, que son éventuel caractère satisfaisant ne laisse pas d’être lui-même insatisfaisant, c’est ce qu’on peut traduire en disant qu’il est impossible de supposer l’ultime réalité du sens.

Disons le trivialement : si la vie avait un sens, celui-là qu’une doctrine métaphysique ou une révélation religieuse indiquerait, elle ne serait alors que sa propre et inerte stupidité : il n’y a aurait jamais qu’une machine métaphysique, l’absurde sottise d’une circularité identique à sa propre folie. C’est qu’à la métaphysique ou à la religion il appartient de ne pas réfléchie sur la stupidité du dernier « c’est ainsi » qu’elles veulent nous faire admettre, et d’essayer de nous faire oublier qu’il faut encore décider de l’attitude que sa réalité susciterait en nous (se soumettre, se révolter, y être indifférent), de nous faire oublier en somme que la prétention du savoir à clore l’existence est une imposture (subjectivement : celle des maîtres). La nature du savoir est ainsi qu’il soit sa propre insuffisance et par là depuis toujours sa propre distinction, n’étant jamais qu’en deçà de lui-même, c’est-à-dire qu’en souffrance de soi.

Or cette souffrance, dont je fais exprès de l’attribuer au savoir lui-même après avoir indiqué qu’il lui appartenait de supprimer la souffrance, comment peut-on la penser sinon comme l’indication en quelque sorte négative de la vérité dont, comme savoir, il est travaillé ?

Je le dis, en effet : la vérité, c’est d’abord que le savoir souffre, et qu’il souffre d’être en souffrance de lui-même.

De savoir, nous sommes littéralement constitués : rien n’est pour nous qui n’ait la figure d’être su ni qui ne fasse de nous des sachants… dès lors faits d’une souffrance qui est moins la leur propre, subjectivement parlant, que celle du savoir qui les efface.  Car enfin, c’est bien le propre du savoir que d’effacer le sujet : quand tout « fonctionne », ainsi qu’il appartient au savoir d’en être l’établissement, il n’y a plus personne. En somme ça résiste dans l’effacement du sujet par le savoir et en disant cela on mentionne la souffrance.

A la douleur répond le savoir et à la souffrance la vérité, justement de ce que le savoir efface la souffrance et la convertisse en douleur. Proposons une formule : par souffrance, on entend cette reconnaissance non sue qu’il y a du vrai – et par douleur qu’il y a du réel. Il n’y a rien à comprendre dans la souffrance : qu’on lui trouve un sens et on l’abolit en douleur.

On peut entendre cela d’une manière en quelque sorte objective et c’est alors la question du vrai qu’on pose, ou d’une manière en quelque sorte subjective et s’interroger sur sa vérité propre dont la souffrance est dès lors forcément l’indication du chemin. Mais c’est un chemin qu’on ne peut reprendre subjectivement à son compte, puisqu’à y reconnaître la souffrance on n’aurait plus qu’à constater la douleur !

En somme l’opposition de la souffrance à la douleur, parce qu’elle force à reconnaître l’irréductibilité de la vérité au savoir, est l’indication d’une impossibilité subjective : en notre vérité, là où il s’agira vraiment de nous, il ne s’agira pas réellement de nous.

De la vérité à quoi nous sommes constitutivement voués, nous n’avons rien à faire, pour le dire trivialement : non seulement elle ne nous exprime pas, mais aucun salut ni même aucun profit d’aucune sorte ne peut en être espéré. Qu’on l’imagine et l’on se met sur le chemin d’avoir toujours déjà résorbé la souffrance en douleur, c’est-à-dire de la méconnaître.

Je vous remercie de votre attention.