La notion de castration en psychanalyse
(exposé scolaire donc exclusif de toute pensée, mais utile notamment pour lire Lacan)
Principe :
Cette notion est à la fois clinique, métapsychologique et éthique : notre vérité n’est plus l’appartenance à ce tout fantasmatique de la mère jouissante (exemple sinistre des nationalismes et autres revendications » identitaires « ) mais l’acte de parole, dans l’indéfinie réitération du langage. Assumer la castration, c’est donc avoir une parole qui fasse acte (exemple la promesse), par opposition au fait de chercher dans un tout (l’identité ethnique, le conformisme social, la carrière, etc.) la raison de notre être, dès lors jouissivement instrumentalisé.
La » question de l’être » (articulée d’un pronom et pas d’un article)
La castration correspond au renoncement du sujet à s’assurer en l’Autre la garantie d’une jouissance, car celle-ci est réservée au père, à cause de sa préséance symbolique auprès de la mère. C’est pourquoi on dit que le père symbolique est l’agent de la castration (son objet est le phallus imaginaire).
Il s’agit donc simplement la question de » ne pas » être le phallus (forcément imaginaire) de la mère, c’est-à-dire de ne pas être l’élément d’un tout dont nous serions le complément, qui serait la vérité de notre existence parce que nous en serions à la fois le lieu et le moyen la jouissance.
La phobie (pour un objet qui représente crûment le désir insupportable de la mère), la névrose (où il s’agit d’échapper à ce désir concernant notre être en l’interprétant comme une demande concernant notre agir), la perversion (qui repose sur le déni du négatif au moyen d’un fétiche qui peut prendre des figures multiples, depuis la chaussure de femme jusqu’au savoir universitaire en passant par le corps propre comme dans les exemples du body-building ou du percing), l’anorexie (où il s’agit de refuser d’être – mais par là même de rester – le phallus d’une mère qui ne désire pas à l’extérieur) sont des manières de refuser de voir l’absence de garantie, c’est-à-dire » le manque au lieu de l’Autre « .
On comprend bien ce qu’est la castration quand on examine une figure typique de déni de la castration : le militant. Pour lui, il y a un tout (l’Humanité, l’association à laquelle il appartient, etc.) dont il est, dans son être même, le complément, et qui lui demande d’être bien ce qu’il doit être. Ainsi il trouve la vérité de son être dans le tout, ou plus exactement dans ce fait d’être ce qui vient compléter le tout, dès lors jouissif. Le militant est le lieu où le tout jouit de lui-même (il est l’Humanité dans sa lutte, l’association qui parle par sa voix, etc.).
Si les mots continuent de se nécessiter les uns les autres, c’est que l’Autre n’est pas complet (sinon ce serait le silence d’une sagesse absolue). Le signifiant du manque dans l’Autre, qui s’écrit S(A), est donc en même temps indication de notre être. L’Autre est manque, et ce manque est mon être. C’est cela le désir, pour le sujet : il se confond avec la question de son être, c’est-à-dire de ce qu’il a perdu du fait du langage, et de ce que chaque nouvelle parole lui donne le sentiment de pouvoir retrouver. C’est pourquoi on peut dire d’une certaine manière que le désir n’est désir de rien (l’Autre ne » veut » rien : ce n’est pas une personne concrète) et en même temps qu’il est toujours désir de jouissance (la complétude où notre être satisferait enfin l’Autre dans un dernier silence).
La névrose consiste à dénier cela (le désir qui ne dit rien) en imaginant que le manque dans l’Autre est une demande. Ainsi, on se donne une réponse à la question de son être : la demande est consistante, alors que le désir est vide. Le névrosé croit qu’on lui demande d’être quelque chose de particulier (un élève qui travaille bien, un homme heureux, un militant dont l’Humanité a besoin pour être sauvée, un mari qui ne trompe pas sa femme, etc.) et méconnaît donc son désir en essayant de répondre à cette demande, qui l’épuise. Tout cela parce qu’il n’y a que deux termes l’Autre (que le sujet imagine inconsciemment comme une mère phallique) et le sujet lui-même (qui s’imagine être ce dont l’Autre a besoin pour cesser de manquer).
Si la castration est le renoncement au fait d’être le phallus, elle est aussi renoncement au fait de l’avoir, c’est-à-dire de s’en prétendre maître, puisque c’est le père qui est supposé occuper cette place (non pas en réalité, mais dans le discours de la mère entendue du point de vue de l’enfant). Dès lors, si l’on n’en est pas maître, il va valoir sans nous, comme lien des différences (originellement : du masculin et du féminin) autrement dit comme signifiant. Ce qu’on peut encore exprimer en disant que le phallus ne vaut que pour un objet manquant – qui serait d’abord soi, puis toute impossibilité pour un quelconque ensemble d’être jamais total, à commencer par l’ensemble des mots du langage. La réalité du phallus est donc la castration elle-même.
Ainsi la castration est le moment par lequel le phallus imaginaire de la mère devient le pur symbole de la différence en général.
Le signifiant de la pure différence comme condition du désir
L’imaginaire enferme dans une dualité fusionnelle (faire » tout » pour quelqu’un ou quelque chose c’est-à-dire s’identifier au phallus imaginaire). L’ordre symbolique, au contraire, oblige à prendre en compte un tiers. On le voit bien psychologiquement : il faut que le désir de la mère ait été dérivé par et vers le père pour que le sujet ne soit pas sa marionnette. Le père symbolique, qu’on appelle pour cette raison l’agent de la castration, est ainsi celui qui libère le sujet de cet asservissement à une Mère imaginaire, et lui permet de reconnaître l’Autre (le lieu des signifiants) comme n’étant pas une instance personnelle dont la nécessaire complétude serait la vérité enfin réalisée.
On peut comprendre cela concrètement en reconnaissant la dépendance de l’enfant par rapport à la mère non en tant que personne mais en tant que savoir et plus généralement en tant que culture : il appartient à toute culture de comprendre un ensemble de règles à propos des soins aux enfants. En ce sens la Mère est la présence de l’Autre, dont les signifiants sont tout-puissants, puisqu’il va falloir en passer par eux pour manifester son besoin. Celui-ci quitte donc le domaine naturel, et devient ainsi demande d’amour (si la mère soigne l’enfant, c’est qu’elle l’aime et le soignant elle lui signifie qu’elle l’aime). Ainsi la demande se fait dans le » discours de l’Autre » c’est-à-dire dans la langue maternelle. Comme demande, elle n’est jamais sûre d’aboutir, car se pose la question de savoir ce que veut l’Autre : que dois-je être, pour être aimé ? (c’est l’origine inconsciente la question de l’être des philosophes). On a donc une énigme, celle de notre être, et en même temps un savoir du fait que la mère (l’Autre) n’est » pas toute » – autrement dit est castrée – et que là s’indique l’existence du sujet. Le névrosé voudra que son existence corresponde à ce manque de l’Autre qu’il devra donc imaginer comme une demande. Le sujet est donc né comme sujet de la symbolisation du manque en l’Autre : une symbolisation de la différence des sexes à travers la notion de phallus qui désigne le manque en tant que tel, place en l’autre pour le sujet. Et comme l’Autre est finalement » le trésor des signifiant « , on comprend que le sujet ne soit, en l’Autre, que le vide qu’il y a entre les signifiants. Car finalement la castration de l’Autre (que dénient le névrosé en voulant y voir une demande – l’Autre demanderait finalement que le sujet soit castré : dévoué, heureux, harassé de travail, etc. – et le pervers en voulant y substituer un fétiche – dont la formule est toujours » je sais bien, mais quand même « ) est le fait que tout ensemble de mots manque du mot suivant. Ce manque c’est le sujet lui-même, qui est à la fois interne et externe au langage : il est » ce que représente un signifiant pour un autre signifiant « , comme le montre a contrario l’exemple de l’insulte qui enferme le sujet dans un seul signifiant (n’importe lequel) qui, parce qu’il n’appelle plus d’autres signifiants, a pour effet de tuer le sujet.
Comme le phallus est désormais séparé du corps (le désir de la mère l’a attribué au père) alors qu’il était littéralement ce corps (notre être, comme phallus de la mère), il devient pour l’inconscient l’objet énigmatique et impossible du désir : notre être manquant, qu’on rêve de retrouver totalement dans notre partenaire amoureux, celui que la différence radicale sépare de nous, et partiellement dans tout ce qui nous passionne – en même temps qu’il est le signifiant du rapport entre les signifiants (les êtres définis par leur seule différence réciproque) et donc des effets de signifié (car l’enchaînement des signifiants a comme résultat du signifié). Comprenons en effet que le différent en tant que tel (ce qui produit du sens du simple fait de différer d’un autre élément), c’est le signifiant. Et quand le signifiant diffère avec d’autres signifiants en produisant une chaîne (exemple une phrase), il produit du signifié (en écoutant des mots, vous finissez par comprendre des idées). De sorte que le phallus est la marque du signifié en tant qu’il est le résultat du signifiant ou, si l’on préfère, le redoublement du signifiant : signifiant du signifiant en tant qu’il appartient à celui-ci de produire du signifié, et en tant que cette production est en même temps la réalité du sujet : si je dis » vous m’écoutez » (et non pas » vous écoutez l’expression langagière de ma pensée « ), cela indique que » je » ne suis pas ailleurs que dans les mots que je prononce et qui disent quelque chose.
Le phallus connote donc le manque du sujet dans le langage, en tant paradoxalement que le langage est l’être du sujet, que le sujet n’est rien d’autre que son propre manque. Je suis dans le langage et pourtant je n’y suis pas, puisqu’il n’y a que les mots du dictionnaire et rien entre eux. Il est donc le signifiant d’une jouissance mythique (mon » être » dont la seule réalité aurait été le phallus maternel) que, justement comme signifiant (indéfini renvoi des mots les uns aux autres), il rend impossible. L’impossibilité de la jouissance, c’est tout simplement le désir : la définition du sujet par le langage.
L’accès aux lois du langage est donc clairement identifiable à la castration, laquelle permet qu’on soit constitué comme sujet désirant par notre parole sur fond d’une perte d’être : ce n’est pas par notre être (phallique) que nous sommes, mais par et dans l’écart vide qu’il y a entre chaque mot, qui en appelle toujours d’autres. La castration n’est donc pas la sanction du désir, mais bien au contraire la condition indispensable pour qu’il y ait désir. Il n’y a désir que pour un sujet parlant, c’est-à-dire porté par la chaîne signifiante (laquelle produit par ailleurs des effets de signifié, soit un savoir inconscient orienté vers la jouissance).
Désir, désêtre, finitude
La castration, c’est donc finalement qu’il n’y ait pas de garantie : l’Autre est originellement incomplet, ne constituant aucune garantie à quoi on puisse se raccrocher pour être enfin soi-même en ayant enfin raison. L’Autre n’est pas quelqu’un, il ne demande rien. Le reconnaître, c’est accéder à l’état de sujet désirant, par opposition à l’état originel d’être la marionnette d’une mère incompréhensible (être tout le temps en train d’essayer de savoir ce qu’elle veut finalement de nous). Contrairement au militant (névrosé qui a résorbé la demande de sens qu’il adresse au monde au moyen d’une certitude jouissive), le sujet désirant n’a pas de réponse à la question de son être, et c’est justement ce vide à propos de lui-même qui le fait désirant : tous les objets qu’on désire, et d’abord le partenaire en général, sont des éléments d’une réponse toujours partielle à la question de notre être, de sorte que le désir est indéfiniment relancé. Ceci pour l’aspect imaginaire, car dans l’ordre symbolique il s’agit simplement du fait qu’un signifiant appelle toujours d’autres signifiants et qu’il n’y a jamais de dernier mot qui dirait enfin la vérité de tout.
Et s’il n’y a pas de signifié ultime, alors on n’est pas, dans son être, le phallus manquant qu’il faut rendre à l’Autre (exemple du militant), et l’interdit œdipien se confond avec le fait qu’il n’y ait que la différence des mots, une pure différence exclusive de la jouissance et qui est l’ordre symbolique.
De même que l’Autre n’est pas la mère phallique imaginée par le névrosé, de même le père symbolique n’est pas le père rival du petit enfant : le Nom du Père est seulement le fait que les signifiants soient des signifiants et non pas la volonté de quelqu’un. La vraie place du père est donc son absence (alors que pour le névrosé il est omniprésent, puisqu’il l’empêche de répondre par son être à la demande de l’Autre) par laquelle l’interdit œdipien devient la réciprocité des signifiants. La présence du papa est juste quand elle est absence (c’est-à-dire réalité spécifique) du père symbolique : il représente la loi, il ne la fait pas (cas de la » père-version « ).
Le langage (comprenant aussi tout ce qui est signifiant en commun) qui permet que les paroles fassent sens, c’est l’Autre dont la mère était la figure imaginaire. C’est donc au lieu de l’Autre (lieu de la compétence linguistique : le lieu de la langue maternelle) qu’on existe seulement. C’est pourquoi ne pas être reconnu et ne pas être sont le même, comme tous les exclus ne cessent d’essayer de le faire entendre. La castration est donc de différer l’Autre, de la mère dont on était imaginairement le phallus (c’est cela que le militant ne fait pas) : l’Autre est » le trésor des signifiants » (la culture dont le paradigme est la langue maternelle) et non pas une mère nourricière et aimante dont notre être serait le complément.
Accéder à son désir, c’est donc extraire le symbolique de la demande (par exemple : ne plus en vouloir » aux gens « , ne plus croire que » tout le monde nous en veux « , que notre mère nous envahit et que notre père nous écrase ou au contraire qu’ils ne nous aiment pas, même si par ailleurs tout cela peut être vrai).
De même que la vérité de notre existence n’est pas en un tout qui a besoin de nous et auquel nous aurions à nous vouer, de même, corrélativement, il n’y a pas de tout qui puisse être la vérité de qui ou même de quoi que ce soit. Ainsi la vérité n’est plus donnée dans la demande à laquelle nous aurions à répondre adéquatement, mais elle est toujours à venir. La castration consiste donc à reconnaître que la vérité n’est jamais donnée que partiellement, qu’il n’y a pas de signifié ultime. On comprend que la notion d’idéologie est tout entière réductible à une négation de la castration qui enferme le sujet dans l’imaginaire d’une vérité première qui existerait et à laquelle il n’aurait plus qu’à se conformer (conformisme : négation haineuse de la castration, attestée par les exceptions que le conformiste veut détruire en commençant par les dénoncer).
Comme le sujet n’est que dans l’acte de sa parole, il ne diffère pas du manque de l’Autre : ce manque est le fait que la parole s’effectue actuellement. Ce rien est la place du sujet, son » désêtre » : le sujet ne diffère pas de sa propre place, qui est le manque dans l’Autre. La reconnaissance de soi comme désêtre (impossible au névrosé et au pervers, ainsi qu’au psychotique pour qui la question ne se pose pas) est » l’assomption de la castration « . Etre enfermé dans la névrose ou la perversion, c’est » avoir cédé sur son désir » en y voyant dans le premier cas la nécessité impérieuse de répondre à une demande, et dans le second la nécessité de positiver le manque au moyen d’un fétiche et donc de ridiculiser la loi qui est à l’origine de la castration comme manque.
Comme non être, notre place et notre être sont le même : un vide et non pas une garantie d’exister de façon positive. Assumer la castration, c’est assumer l’impossibilité que notre être reçoive une consistance positive, et qu’il soit garanti (il ne peut jamais l’être, car les signifiants renvoient indéfiniment les uns aux autres). On peut alors parler de mortalité et de finitude.
Assumer la castration, condition pour devenir adulte, revient donc à ne plus croire qu’il y a une vérité dont tout relèverait en fin de compte, mais à reconnaître qu’il y a des vérités partielles et toujours incomplètes, et que nous ne sommes nous-mêmes que là où nous ne nous comprenons pas (car se comprendre, c’est répondre à sa propre question ; or cela ne se peut que selon le point de vue d’une mère phallique). En un mot, c’est reconnaître l’imposture des idéaux que le langage véhicule constamment, des plus sublimes (servir) aux plus sordides (se servir).