Puis-je payer toutes mes dettes ?

 

Comme le terme l’indique expressément, la dette est le devoir en quelque sorte rendu réel ; elle n’est donc pas ce qu’on peut payer mais elle est ce qu’on doit payer. C’est la définition même de la dette qu’elle soit un devoir, et d’autre part la vie morale qu’on mène éventuellement soi-même – par opposition à celle dont on doit reconnaître le mérite aux autres – est ” analogue au remboursement d’un prêt ” (Kant) : elle est quelque chose comme le remboursement d’une dette que nous aurions depuis toujours contractée envers la loi qui nous fait humains. Pas de différence par conséquent entre ne pas payer ses dettes et être en faute. On contredirait donc sa notion en admettant qu’on puisse ne pas payer toutes ses dettes : on doit, donc on peut. En ce sens la réponse à la question est donnée d’emblée et ne saurait être soumise à discussion.

Cependant il est évident que certaines dettes échappent à cette possibilité, non seulement dans des cas triviaux comme celui du chômeur qui peut ne plus payer les traites de sa voiture, mais dans le cas, notamment moral, où la dette est constitutive de notre subjectivité – comme s’il y avait deux sortes de dettes : celles qui supposent notre être de sujet déjà avéré (emprunter de l’argent à la banque, par exemple) et celles qui sont impliquées dans notre constitution subjective, dans le fait même que nous soyons, c’est-à-dire concrètement que nous devenions, des sujets.

On dira que les premières sont celles qui importent, alors que les secondes sont celles qui comptent.

Paradigmatiquement et s’agissant de la seconde catégorie, c’est à la société et plus généralement à l’humanité que nous devons d’exister et d’être humains. Il semble donc que, contrairement à ce qui vaut pour celle qui importe où des équivalences sont toujours envisageables, rien ne soit jamais à la hauteur de dette qui compte : le premier terme renvoie aux biens c’est-à-dire à des finalités inscriptibles dans l’ordre du monde, alors que le second renvoie à ce qui permet qu’on advienne à soi comme sujet ayant un monde, hors de toute inhérence au service des biens.

La question impliquée dans l’énoncé est donc la suivante : qu’en est-il du paiement de la dette selon qu’elle importe ou selon qu’elle compte ?

S’il est évident qu’on peut payer en principe pour ce qu’on a et qu’on peut céder, peut-on payer pour ce qu’on est ? Et même pour le simple fait d’être ? Car enfin, ce n’est pas seulement l’humanité entendue comme une certaine façon de vivre que nous avons reçue des autres et aussi de nous-mêmes – en quoi nous pouvons être en dette radicale envers nous-mêmes, mais c’est la simple existence. Le paradoxe de l’impossibilité du paiement de la dette radicale est bien connu, et c’est notamment lui qui rend récuse jusqu’à l’idée de l’esclavage, qu’on avait pu imaginer comme procédant d’un ” pacte ” où le vaincu aurait échangé sa liberté contre l’assurance de sa vie : à l’instant même où je cèderais ma liberté, disparaîtrait le sujet personnel ayant à tenir cette parole !

Comme la question de la dette est à chaque fois celle du sujet – sujet avéré du devoir dans le cas de ce qui importe, ou sujet constitué par ce devoir dans le cas de ce qui compte – , c’est dans le rapport que le sujet entretient avec lui-même que la question du paiement de la dette trouve son lieu d’efficace.

 

1. Les dettes réelles : avoir à rendre des biens

Les dettes qu’on peut payer avec des biens sont, par définition, mondaines. Mais le paradoxe de la notion est qu’elles sont dettes uniquement à l’encontre de ce statut : dans l’horizon de n’importe quelle dette, aussi triviale qu’on l’imagine, ce qui compte n’est pas le bien qui peut être plus ou moins important (une grosse somme est plus importante qu’une petite, un service personnel l’est plus qu’une courtoisie commerciale, etc.), mais c’est qu’on ait donné sa parole. Car il n’y a de dette que par et dans la nécessité du paiement ou du remboursement, qu’elle soit explicite comme quand on signe un formulaire d’emprunt à la banque, ou implicite comme dans le cas habituel où c’est d’abord la réciprocité des échanges qui a en quelque sorte imposé depuis toujours et sans qu’on y pense qu’on rende l’équivalent de ce qu’on a reçu. Et forcément, la nécessité en question relève toujours de l’imputation, envers objectif d’une décision subjective.

Toute dette mondaine est déjà une sortie du monde parce qu’elle renvoie au sujet de la parole, laquelle se donne contre la réalité et non pas selon elle. Parce que la dette se définit de devoir être payée et que cet impératif est catégorique, il est aussi exclu que le paiement soit soumis aux aléas de l’empirie qu’est exclue, pour l’obligation de dire la vérité, qu’elle dépende des circonstances : on peut toujours mentir, mais on n’aura jamais d’excuse (mentir restera une mauvaise action, quand bien même on aura eu raison de la préférer à une action beaucoup plus mauvaise, comme par exemple détruire la vie d’une personne ou simplement la blesser). Dès lors la question de la dette ne renvoie pas du tout à l’engagement dans lequel c’est la réalité qui décide (par exemple je corrigerai les copies si la réalité le veut bien, c’est-à-dire notamment je suis en capacité de le faire quand je recevrai le paquet) mais au contraire à la promesse, dans laquelle la réalité ne compte absolument pas (quelle que soit la réalité, je ferai ce que j’ai dit pour la seule raison que je l’ai dit). Dire que la dette renvoie à la promesse et non pas à l’engagement c’est rappeler qu’il n’est pas question de ne pas pouvoir la payer – tout simplement parce qu’il n’est pas question de ne pas pouvoir tenir parole ; cela signifierait que ce qui a été dit n’a pas été dit. Or ” what’s done cannot be undone ” (Macbeth) : l’irrécusable de l’avoir été (dit) et le caractère catégorique de la promesse sont ici le même.

Il arrive évidemment qu’on ne puisse pas rembourser. Mais qui a dit que rembourser et payer étaient le même ? Le caractère catégorique de la dette (qu’elle soit une promesse et non pas un engagement) s’énoncera de la manière suivante : quand on ne peut pas rembourser une dette, on la paie.

En effet, quand on ne peut matériellement pas tenir sa parole (on a perdu l’argent qui devait servir à rembourser, on a perdu son emploi entre temps, etc.), apparaît la culpabilité : on est en faute non seulement contre la loi (toute promesse doit être tenue), non seulement contre le débiteur qui a le droit de recouvrer son bien, mais surtout contre soi-même : la vie que je me suis faite ou du moins que j’ai acceptée est telle qu’elle fait apparaître que, de mon fait par conséquent, je suis quelqu’un dont la parole ne compte pas… Le plus souvent, je vais chercher des excuses autrement dit faire semblant d’oublier la distinction de l’engagement et de la promesse : en arguant de raisons souvent très réelles dont j’éviterai soigneusement de voir qu’elles ne me concernent que comme sujet mondain, je vais tenter de me défiler à une responsabilité qui était originellement celle de mon statut de sujet pour la parole (car le sujet mondain, il est par définition toujours excusé : il est un moment de l’ordre impersonnel et donc irresponsable des choses en général). C’est le même de refuser de confondre la promesse et l’engagement qu’elle est par ailleurs, le sujet de la parole et l’individu mondain qu’il est par ailleurs, et de constater que toute excuse est un mensonge, surtout si elle est réelle. Qui ne voit ainsi que toute excuse qu’on invoque pour ne pas rembourser sa dette est une trahison de soi, puisqu’elle consiste à poser que le sujet de la parole – soi-même en vérité – ne compte pas ?  Il faudra donc vivre avec le criminel de soi qu’on sera devenu, quand bien même la dette aurait été primitivement dérisoire…

Paiement double, par conséquent. D’abord en termes d’estime de soi : à m’être mis (presque toujours malgré moi et à mon insu) en situation de ne pas pouvoir le faire, je me constitue comme sujet indigne des échanges qui m’avaient fait occuper une place de sujet. Je découvre donc que j’ai usurpé cette place… Mais surtout culpabilité radicale : je ne suis plus moi que dans l’acte de dénier que je sois le sujet d’un acte. Je ne suis plus moi que comme le criminel de moi-même, si l’on nomme ” crime ” l’atteinte au sujet non pas dans ses attributs ni même sa détermination (l’atteinte, éventuellement tragique, à l’estime de soi n’est donc pas une crime, en ce sens) mais dans le fait même qu’il soit un sujet. Il va falloir désormais que je vive attaché à un autre, mort, et qui est moi-même. A la trivialité du bien qu’il fallait rendre, on substitue l’acte de sa propre destitution subjective et la nécessité de vivre désormais selon elle. Cela, je dis que c’est payer. Dans l’ordre mondain, il se peut qu’on ne rembourse pas toutes ses dettes, mais on les paietoujours . La question de la dette réelle était d’abord celle de cette distinction.

Le paradoxe des dettes mondaines, quand on ne peut pas les rembourser, tient donc à ce qu’elles soient payées quand même, à ceci près elles le sont d’une monnaie non mondaine. A l’horizon de la moindre somme d’argent qu’on emprunte commence à s’esquisser une possibilité dont nous venons d’apercevoir qu’elle était proprement diabolique, puisqu’on peut à la limite, de désinvolture en aggravation, d’aggravation en négligence, être un jour forcé de donner son âme en paiement. Le mondain n’est jamais simplement mondain.

 

2. Les vraies dettes : l’impayable

Aux dettes mondaines qui sont simplement réelles, il faut opposer les vraies dettes, celles qui nous concernent non pas en tant que nous sommes n’importe qui (par exemple je suis n’importe quel client de la banque) mais en tant que nous sommes nous-mêmes. Or tout ce qui fait que je suis moi, forcément, je l’ai reçu : pour que je me le procure, il aurait fallu que je sois déjà moi, ce qui est absurde. C’est par conséquent le même d’exister et d’être en dette et tout ce envers quoi nous sommes ainsi en dette constitue l’ordre de ce qui compte. L’idée d’un sujet qui ne serait pas constitutivement en dette est une contradiction dans les termes, parce qu’elle nierait cette évidence que c’est forcément hors de soi-même qu’on est devenu soi-même. Inversement, là où l’on peut distinguer l’existence qui était déjà la nôtre et la dette qu’on aura pu contracter est l’ordre des importances.

Bien entendu, l’idée d’avoir reçu tout ce qui fait que je suis moi doit s’entendre concrètement : les réflexions et les lectures que je choisis présentement de faire concourent à me produire comme sujet, à modifier accentuer (ou parfois diluer) le procès de ma ” subjectivation “, et pourtant elles sont à chaque fois mon fait. C’est qu’il faut distinguer : il y a des réflexions et des lectures qui importent, c’est-à-dire qui nous enrichissent, mais par là même elles ne comptent pas (puisque pour être enrichi, il faut déjà être) – et puis il y a celles qui nous donnent en quelque sorte à nous-même, souvent dans l’étonnement voire la sidération, bien que par ailleurs elles aient pu être engagées par nous-mêmes, c’est-à-dire par un ignorant qui était nous et envers qui nous découvrons rétrospectivement que nous restons en dette. Au-delà de l’évidence de la vie et de l’humanité reçues, les rencontres de personnes ou d’œuvres, en tant qu’elles sont à chaque fois des épreuves (par opposition à celles qui sont simplement des expériences et qui ne comptent donc pas), identifient par conséquent le fait d’être sujet avec le fait d’être en dette, puisque le propre de l’épreuve est d’avoir institué le sujet qui en est revenu sur le mode du ” désormais “, et que la temporalité du désormais est, pour la réflexion, celle de la vérité (” c’est seulement maintenant que je suis vraiment moi “). L’être et la dette sont le même : je ne me suis pas produit moi-même et je suis littéralement cette antériorité, cette impossibilité d’être souverainement moi, quand bien même une de mes actions (choisir un livre au hasard dans une librairie, par exemple) aura été à l’origine d’un devenir sujet que je vivrai comme un devenir vrai. L’effet véritatif de constitution subjective que les rencontres d’œuvres ou de personnes ont produit sur moi n’a pas été pris souverainement par moi : il a été reçu ” dans la crainte et le tremblement “.

Je donne le terme approprié : il a été forcément reçu comme une grâce. Et certes, pour que je mérite un tel effet, il aurait fallu qu’il fût déjà avéré dans ma vie : seul quelqu’un pour qui cette œuvre ou cette personne comptait déjà aurait à la limite été digne de la rencontrer c’est-à-dire de l’approcher sans désinvolture.

Or telle est la grâce : c’est au désinvolte, à celui auquel il est proprement scandaleux qu’elle soit dévolue, qu’elle est expressément adressée… La vraie dette est par conséquent toujours celle-ci : qu’une grâce, c’est-à-dire une contingence, nous ait sauvés de la désinvolture.

En quoi y rester est bien le crime des crimes. Non pas le pire des crimes, mais ce qui fait que les crimes sont possibles comme tels : exister à l’encontre de la grâce, dans la nécessité qu’on entend rester pour soi. Péché contre l’esprit, par conséquent : le seul, au dire de l’Evangile, qui soit impardonnable.

Payer les vraies dettes, ce serait se maintenir dans la nécessité de vouloir rester soi : ne rien devoir à personne pour enfin s’assurer d’être réellement celui qu’on se sent être, mais dont on pressent obscurément qu’il reste malgré tout étranger à sa propre cause – que dès lors il est impossible de simplement entendre comme origine de l’effet. Or comment pourrait-on qualifier l’attitude de celui qui entendrait payer pour la grâce qu’il a reçue et ainsi en être quitte, sinon, justement, désinvolture ? Etre désinvolte, en effet, c’est s’estimer quitte – aussi bien, à cause du caractère originel de la dette, que vouloir l’être.

D’où ce paradoxe que c’est à s’enfoncer dans le crime des crimes qu’on pourrait vouloir payer les vraies dettes – lesquelles se définiraient donc avant tout d’exclure le sujet volontaire, quand les dettes simplement réelles en maintenaient au contraire la nécessité constante.

Les vraies dettes, on n’aurait donc pas la possibilité de les payer ? Pourtant cette possibilité est inscrite dans l’idée même de la dette, réel du devoir…

 

3. La gratitude, paiement de la vraie dette ?

A ce qui vient d’être dit, on pourra raisonnablement objecter qu’il existe le contraire de la désinvolture, le contraire de la volonté d’être quitte envers les vraies dettes, et qui est la gratitude. Celle-ci ne peut-elle pas dès lors constituer une sorte de paiement ? Non certes un remboursement puisqu’il n’y a de gratitude qu’en reconnaissance de la hauteur caractérisant la grâce qui nous a été faite (on ne la méritait d’aucune manière, et pourtant elle nous a été faite…) alors que le remboursement remet le débiteur et le créancier sur le même plan, mais tout de même, elle constituerait une sorte de paiement.

Il faut pourtant récuser l’objection: les vraiesdettes renvoient toujours à une grâce c’est-à-dire à une contingence, et restent par conséquent étrangères à la réciprocité des échanges : quand bien même on les paierait de souffrance ou plus simplement de gratitude, on serait toujours hors du compte puisque l’être souffrant ou rempli de gratitude devrait encore reconnaître comme une grâce, à peine paradoxale, qu’il soit précisément un être capable de souffrir ou d’éprouver de la gratitude. Et certes il n’y a pas de misère plus grande que celle des ingrats, de ceux qui s’imaginent que tout leur est dû et qu’en conséquence ils n’ont à reconnaître aucune grâce – c’est-à-dire aucune contingence puisque précisément tout leur était  et que la notion du devoir est expressément celle de la nécessité. En quoi la gratitude n’est pas le paiement de la vraie dette, et donc son effacement, mais tout au contraire sa reconnaissance et même son accentuation : elle consiste justement à se disposer envers elle selon sa vérité à elle qui est d’être une grâce, et non pas selon le profit (éventuellement spirituel) qu’on en aurait tiré. Dans la gratitude il s’agit de reconnaître la grâce comme telle c’est-à-dire dans sa hauteur et dans son injustifiabilité et par conséquent dans l’impossibilité qu’elle soit jamais payée – car payer revient toujours à réintégrer dans l’ordre des raisons, puisqu’on ne paie qu’avec des équivalents (c’est ce qui nous a fait reconnaître le caractère potentiellement diabolique des dettes les plus banales, tout à l’heure : on peut toujours les payer, à ceci près qu’il arrive par fois que ce soit de son âme). A la notion de la vraie dette appartient qu’elle donne lieu à la gratitude, mais il lui appartient aussi d’exclure que celle-ci soit un paiement puisque l’horizontalité de la restitution finale (l’échange d’une grâce contre un sentiment) jurerait avec la hauteur originelle de la grâce. Celui qui éprouve de la gratitude n’est pas un misérable, contrairement à celui qui prétend être quitte des grâces qui lui ont été faites. Mais cela ne concerne que lui, qui s’est sans le savoir sauvé de la misère en reconnaissant la grâce comme telle : en aucune manière on ne peut parler de compensation, de retour à l’équivalence équitable dont la notion préside impérativement à celle des échanges (où nous avons découvert que l’âme pouvait assez rapidement être mise en danger).

Si la gratitude était le paiement de la vraie dette, elle serait son contraire c’est-à-dire la désinvolture – attitude de celui qui prétend être quitte. Malheur à qui prétend être quitte, et a fortiori malheur à qui entend pouvoir (se) payer la grâce, quelle que soit sa monnaie. Cette prétention, sur fond de désinvolture, de payer la grâce a un prix, qui s’appelle l’âme. Celui qui pense acheter la grâce perd par là même son âme. Mais ce n’est pas la grâce qu’il a payée : c’est seulement la volonté de l’inscrire dans l’ordre des échanges, bref d’en faire un bien – éventuellement le premier d’entre eux, celui qui importe le plus, alors qu’on nomme grâce, d’une manière générale, l’ordre de ce qui compte qui est toujours celui d’une contingence. Péché contre l’esprit, disais-je.

Rendrons-nous notre naissance à nos parents ? Rendrons-nous nos heures de méditations aux événements qui les ont suscitées ? Rendrons-nous la formation de notre pensée aux auteurs que nous avons lus ? Rendrons-nous à ceux que nous avons aimés la grâce qu’ils nous ont faite de simplement exister ? Bien sûr que non. A la question de savoir si l’on peut payer ses dettes quand elles sont vraies et pas simplement réelles, la réponse est donc non, définitivement non.

Cependant il ne faut pas confondre payer et rembourser – c’est l’argument qui a levé la difficulté à propos des dettes réelles, quand nous avons reconnu que, pour mondaines qu’elles soient toujours, elles n’en procédaient pas moins d’un acte de parole. Et cette reconnaissance nous a fait apercevoir que les dettes réelles qu’on ne peut pas rembourser, on les paie, et que ce paiement assure paradoxalement et pour ainsi dire diaboliquement le passage de ce qui importe, à quoi on entendait se cantonner, à ce qui compte… Dès lors la question des vraies dettes, si elle s’entend à l’encontre de celle des dettes réelles, ne relèverait-elle pas d’un chiasme conceptuel qui l’unirait à cette dernière. Posons donc la question : ce qu’on ne peut pas payer, peut-on le… rembourser ?

 

4. Rembourser l’impayable : une temporalité retournée

Jamais nous ne rendrons à l’humanité qu’elle nous ait fait humains, jamais nous ne rendrons au langage qu’il nous ait fait sujets, jamais nous ne nous rendrons notre propre advenue à nous-mêmes. S’il n’y a pas de différence entre être, pour nous les humains, et être en dette, cela signifie que la vraie dette s’entend de son antériorité à toute réalité : c’est justement parce quelle se tient dans sa propre antériorité qu’elle est impayable, le moment du paiement s’entendant toujours de rétablir une simultanéité qui réalise l’échange, exactement comme il s’entend de remettre à égalité le créancier et le débiteur. Or ce qui compte est forcément en antériorité sur ce qui importe, puisque ” compter ” consiste précisément à ouvrir la possibilité éidétiquement déterminée des importances : en arithmétique le zéro ouvre la possibilité pour 10 d’être deux fois plus important que 5 (et ici, il s’agissait du fait même d’être sujet, par quoi des biens, c’est-à-dire des finalités mondaines, pouvaient ensuite être plus ou moins importants). L’antériorité en question est donc celle de l’origine, laquelle est expressément identifiable à son impossibilité (compter zéro, c’est ne pas compter – et si je vous dis que j’ai un amis d’origine italienne, vous avez déjà compris qu’il n’était pas italien). De fait : il n’y a jamais eu de moment où je me suis mis à commencer à être moi ! Antériorité absolue, par conséquent, au sens où elle n’a jamais été présente.

Si donc on envisage, sous l’idée de rembourser l’impayable, le retournement de cette nécessité, ce n’est pas le futur qui sera concerné par nos actes. Le futur, c’est ce qui sera présent et, dans l’ordre représentatif, il répond au passé comme ensemble de ce qui était présent : demain sera un jour exactement comme hier était un jour. Or ici, il s’agit de tout autre chose, dès lors qu’on veille à ne pas confondre l’origine qui n’a jamais été présente avec le commencement qui l’a été. Parlant de la vraie dette on veillera donc à ne pas confondre le futur qui vaudrait pour le remboursement d’une dette réelle et qui se constitue d’un présent qui le sera effectivement, avec l’avenir qui est au-delà de toute empirie. La dette réelle renvoie au futur, mais la vraie dette renvoie à l’avenir.

Or s’agissant des vraies dettes, qui ne sont telles qu’en distinction des dettes réelles – de même que ce qui compte n’est pas une chose plus importante que ce qui importe mais l’envers de l’impossibilité que compte cela qui importe, de même aussi que l’avenir ne s’entend qu’en distinction du futur – il faut encore distinguer selon les types de remboursement : entre une antériorité réelle dont le retournement se traduira par une donation réelle d’avenir, et une antériorité vraie dont le retournement se traduira par une donation vraie d’avenir – toute la question étant bien sûr de savoir ce que signifie, ici, ” vraie “.

Notons que le domaine des dettes réelles avait enfermé cette dernière distinction dans l’opposition entre rembourser qui consiste à payer réellement, et ne pas rembourser qui implique un paiement non mondain, concernant ce qui compte et non plus ce qui importe et que par là même on était fondé à dire ” vrai “. D’où le caractère potentiellement diabolique de toute dette mondaine appuyée à un acte de parole dont le manquement est toujours en passe de convertir du réel – la somme d’argent qu’on ne peut pas rendre – en vrai – parfois, la dette financière peut finir par exiger le prix de l’âme, pour être effacée (beaucoup de films noirs ou de gangster, par exemple chez Scorsese, le mettent en évidence).

 

Rembourser réellement la vraie dette : donner l’avenir

Nous ne sommes pas notre propre cause : non seulement au sens où il faut que nous ayons toujours déjà été institués comme sujets pour que nous commencions à devenir les sujets de notre propre subjectivation (laquelle est toujours un procès de surprises et de subversions de soi), mais encore en ceci que l’identité de l’existence et de la dette exclut que nous soyons pour nous-mêmes vraiment notre but. Nous ne le sommes que réellement (chacun peut se dire qu’il travaille à son bien, et c’est partiellement vrai) mais pas vraiment parce que ce qui rend valables et pas simplement réelles les valeurs que nous assumons nous échappera toujours. L’essentiel de la question posée par le remboursement réel de la vraie dette tient à cette impossibilité pour les fins que nous nous fixons d’être vraiment des fins – de l’être ultimement : nous travaillons toujours pour plus loin que nous-mêmes, que nous le voulions ou pas.

Eh bien, c’est exactement en cela que consiste le remboursement réel de la vraie dette : en ce travail dont il est principiellement impossible qu’il se borne aux jours que nous vivrons, c’est-à-dire à notre futur. Nous travaillons toujours pour le futur, mais nous ne sommes jamais sanstravailler pour l’avenir. Or il n’y a de travail qu’effectif, de sorte que nous travaillons effectivement à l’avenir quand bien même nous ne voudrions travailler qu’à un futur – qu’il s’agisse du nôtre ou de celui de nos enfants lequel, de toute façon, est comme tel déjà un avenir pour nous. Notre travail vaut donc au-delà de sa propre réalité qui, comme telle, ne peut évidemment concerner que le futur. Je le dis autrement : si l’avenir est ce qui donne sens au futur comme l’origine donne sens au passé, nous payons notre dette originelle en produisant malgré nous ce qui donnera sens au futur et par là en ouvrira humainement la possibilité – au-delà de la vie toujours plus restreinte qui nous reste à vivre.

Cela définirait assez bien la culture dont chacun d’entre nous, si modeste ou égoïste qu’il soit, est malgré lui, c’est-à-dire en distinction de soi, un sujet producteur. La culture, en tant qu’elle s’identifie au poids de l’histoire humaine, est ainsi le paiement réel de la vraie dette – par tout le monde.

On peut aussi penser la filiation sur ce modèle. Malheur et honte au père qui donne à ses enfants un simple futur, par exemple sous la forme d’une formation professionnelle, mais qui ne leur donne pas d’avenir – qui ne leur donne rien qui rende valable et pas simplement réelle la vie qu’ils vont mener… Il y a des dévouements qui sont paradoxalement misérables, des dévouements dont la désinvolture est tout le sérieux, parce qu’ils constituent un remboursement de la dette originelle comme si c’était une dette réelle (” Je te nourris et je te paie des études, et ensuite je ne te dois plus rien “). Honnêteté anti-humaine, vie sans âme de ceux qui ramènent la question de la dette à celle de la nécessité d’être quitte – de ceux qui ramènent la question des générations à la platitude d’échanges que le temps aurait simplement différés d’une génération à l’autre.

Nous ne pouvons donc pas rembourser nos parents de nous avoir élevés ni plus généralement l’humanité de nous avoir faits humains, mais nous pouvons élever nos enfants à une vie qui rende valables et pas simplement réelles les valeurs qu’elle accomplira forcément.

Ainsi rembourserons-nous l’humanité qui nous a   ” gracieusement ” fait exister, s’il est vrai qu’il n’y a de grâce qu’à ce que la réalité ne compte pas. Car la grâce est l’impossibilité même que l’important soit ce qui compte : une jeune fille qui marche avec grâce ne conteste pas les lois de la gravitation qui importent assurément dans l’équilibre des corps, mais à la voir marcher, nous constatons que ces lois ne comptent absolument pas – de même qu’un souverain qui accorde sa grâce à un prisonnier ne conteste pas l’importance du système judiciaire de son pays ni du procès qui l’a condamné. En somme un remboursement de la vraie dette comme si elle était une dette simplement réelle méconnaîtrait la nécessité pour la vie de n’être humaine qu’à la condition de la vérité. Et certes le pouvoir que nous avons sur elle fait que nous ne vivons jamais qu’à nous supposer avoir raison et non pas tort de vivre. Disons-le encore autrement : il n’y a d’humanité que par l’idée d’humanité, laquelle vaut comme obligation régulatrice. Donner un avenir, ce n’est donc pas simplement donner un futur mais c’est faire que le don soit l’idée d’humanité en quelque sorte actée, subjectivée – autrement dit c’est faire que la vie que nous pouvons donner et contribuer à instituer soit vraie et pas seulement bonne.

Ce qui importe est que la vie de nos enfants et plus généralement des générations suivantes soit bonne ; mais ce qui compte, si nous les respectons et si nous reconnaissons la dette originelle dont nous sommes subjectivement institués (autrement dit si nous ne sommes pas nous-mêmes désinvoltes), c’est qu’elle soit vraie. Et parfois la vraie vie est exclusive de la vie bonne, si le propre de celle-ci est de valoir pour n’importe qui(n’importe qui souhaite le bonheur et désire par conséquent ce qui lui semble propre à l’en rapprocher) quand le propre de celle-là est de ne valoir que pour le sujet lui-même, dans l’inouï de sa propre contingence – le paradoxe étant alors donc qu’on ne puisse souhaiter à personne et notamment pas à ses propres enfants des vies dont, après, nous reconnaîtrions pourtant la vérité. Car quels parents ne souhaitent pas le bonheur de leur enfants – alors même, comme nul ne l’a jamais ignoré, qu’il consiste à vivre comme si l’on était n’importe qui c’est-à-dire en trahison de sa propre singularité (chacun sait qu’être heureux consiste en fait à vivre comme tout le monde)…En quoi l’exclusivité (qu’il ne faut pas pour autant confondre avec l’incompatibilité) de la vie et de la vérité s’atteste une fois de plus.

Voilà donc ce que nous avons à faire, réellement : donner la vie, dans la crainte et dans le risque d’une vérité qui s’entende éventuellement contre la vie elle-même – bref donner un avenir et pas simplement un futur, nous qui sommes humains, c’est-à-dire venus d’une origine et pas simplement d’un passé. Remboursement réel de la vraie dette, par conséquent.

 

Rembourser vraiment la vraie dette : être enfin l’avenir qu’on était depuis toujours

C’est par grâce que nous vivons, et que nous vivons humainement. Si l’on veut poser la question d’un remboursement de la dette originelle qui soit vrai, il faut donc envisager l’éventualité d’une remboursement qui soit lui-même fait de grâce c’est-à-dire dont la réalité puisse être reconnue comme l’identité du sens et de la contingence. Que l’acte de remboursement soit un acte où s’identifient le sens et la contingence, voilà, formellement présenté, le vrairemboursement.

L’unité du sens et de la contingence, quand on en présente subjectivement la notion, c’est le don. On ne donne que sans raison et par là même que de façon contingente (sinon il s’agit d’une obligation et pas d’un don), et d’autre part on ne donne que ce qui fait sens – car donner n’est pas encombrer. Telle est la nécessité formelle du vrai remboursement : il doit s’agir là d’un don. En quel sens ?

On le découvrira peut-être en revenant sur l’antériorité de l’origine qu’on vient de retourner en opposant l’avenir au futur, et dont le principe – précisément instituteur de l’avenir – est forcément un acte subjectif. Comme humain, celui-ci ne peut se représenter que comme acte de parole ; en quoi on a désigné la promesse, qui s’oppose à l’engagement de valoir contre toute empirie, et par conséquent à l’encontre de tout futur(promettre c’est poser que la situation future – de nouveaux sentiments, un nouveau contexte, etc. – ne comptera pas). Ainsi dit-on d’une technique prometteuse qu’elle est une technique d’avenir, bien qu’elle puisse n’avoir aucun futur (elle peut être étouffée dans l’œuf par des lobbies dont elles menacerait les intérêts), et inversement d’une technique assurée d’un très long futur qu’elle est malgré tout sans avenir (par exemple le moteur à explosion, dont il est très probable que nos voitures seront équipées encore longtemps).

Mais la vraie dette, ici, s’entend au niveau de notre être même de sujet. Il faudrait donc que nous soyons une promesse ? L’idée paraît folle. Toujours est-il qu’elle elle est partagée par tout le monde quand il s’agit de celui que nous ne pourrons être que sur le mode de ne l’avoir jamais été, je veux dire du nouveau-né : tous ceux qui ont vu un nouveau-né ont acquiescé à cette évidence, que l’enfant qui vient d’arriver était en lui-même une promesse.

Promesse de quoi ? La réponse est évidente, dès lors que nous reconnaissons que c’est de l’humanité qu’un sujet tient et qu’il tiendra toujours le fait d’être humain c’est-à-dire d’être une promesse à tenir : promesse d’humanité.

Posons donc que rembourser la donation qui nous a gracieusement été faite de nous-mêmes consiste à tenir une certaine promesse, antérieure à toute promesse que nous pourrons jamais faire parce qu’elle concerne notre être. Précisons donc, en rappelant que la question est celle de l’origine subjective : nous ne sommes pas une promesse mais nous l’avons été – depuis toujours, pour nous qui ne nous souviendrons jamais d’être venus au monde, de ce jour où tous ceux qui se penchaient sur notre berceau constataient que nous étions cette promesse, présente pour eux à ce moment et désormais originelle pour nous…

Originellement donc est la promesse dont nous avons à répondre comme nous avons à répondre de nous-mêmes mais que, pour la plupart, nous prenons grand soin de méconnaître : celle d’inventer l’humanité – laquelle n’est pas simplement une espèce vivante enfermée dans la stupide nécessité de se réitérer. Etre humain n’est pas représenter l’humanité (laquelle serait donc seule respectable en chacun, par opposition à l’individu singulier qui ne compterait pas comme tel – ainsi qu’on le voit très explicitement chez Kant), non, c’est en être le sujet. On appelle en effet humain ce sujet très particulier qui est responsable de l’humanité – puisque ses actes en seront littéralement le faire. Eh bien c’est cette promesse, qui est donc celle de l’humanité comme notre invention inouïe – car être sujet, c’est l’être de l’invention et il n’y a d’invention qu’inouïe – que nous avons été depuis toujours et dont on réalise dès lors que la tenue est le vrai remboursement de la vraie dette, laquelle est éthiquement notre origine singulière.

Certes, la plupart des humains finissent par être n’importe qui (un philatéliste bas-breton auditeur à la Cour des Comptes, un notaire limougeaud amateur de foot-ball, etc.) c’est-à-dire par trahir l’inouï d’humanité dont ils étaient singulièrementla promesse lors de leur venue au monde. Mais qu’est-ce que cela change ? Qu’une seule bonne action n’ait peut-être jamais été commise, et la nécessité du devoir n’en reste pas moins entière. Cela dit, la comparaison est inexacte : nous ne pouvons pas être absolument certains de la valeur réelle des actions humaines (nous pouvons seulement constater qu’il y a des actions conformes au devoir, la question de savoir si elles ont été faites par devoir restant indécidable), mais nous savons que des humains ont effectivement donné de l’humanité une définition qui a été à chaque fois inouïe.

On les appelle les génies. En quoi on désigne tout simplement des gens qui, dans leur agir, n’ont pas cédé sur leur singularité. Le génie ne consiste pas à avoir plein de neurones dans la tête, mais à faire ce qu’on fait en étant soi, et non pas en étant n’importe qui comme nous le sommes tous en remplissant toutes nos fonctions – bref, le génie consiste seulement à ne pas trahir la promesse qu’on est, comme chaque être humain, depuis toujours : celle de l’inouï d’humanité (raison pour laquelle cette notion est exclusivement éthique).

 

On ne peut pas payer les vraies dettes, mais on peut les rembourser, et vraiment. Ce que Picasso ou Einstein ont donné à l’humanité, voilà le remboursement de la grâce que celle-ci leur avait faite originellement d’exister et d’être humains. Ils n’ont pas simplement donné des tableaux ou des calculs plus ou moins importants (certes ils l’ont fait aussi) mais l’un et l’autre ont donné à l’humanité, en remboursement de l’individualité inouïe qui était la leur comme elle est celle de chacun d’entre nous, l’inouï d’elle-même. ” Les demoiselles d’Avignon ” ou la Relativité, voilà exactement ce que l’humanité, si elle était un sujet singulier et donc inouï, aurait fait depuis elle-même.

A la limite, dire qui est une personne reviendrait à expliciter la réponse inouïe qu’elle donne à la question de l’humanité. En quoi c’est le même d’être un génie et d’être soi – sauf bien sûr à ce qu’on ait cédé (mais encore ” génialement “, il faut l’admettre) sur l’inouï d’être soi en menant une vie ” normale ” c’est-à-dire ordinaire : autorisée d’un savoir et/ou d’une place, et non de soi.

La réponse est donc la suivante : on rembourse vraiment la vraie dette en étant (vraiment) soi.

La culpabilité, à la limite de l’infernal, que nous avons reconnue à l’horizon des dettes réelles, c’est elle qui hante nos vies (et souvent qui se manifeste très concrètement dans nos rêves) quand nous les avons voulues anonymes – comme si le nom propre valait enfin comme la signature (la même qu’on peut mettre au bas d’un tableau ou sur la couverture d’un livre) du vrai remboursement.

Ceux qui paient vraiment les vraies dettes ne le font jamais dans l’esprit de restaurer l’ordre des échanges, pour être quittes : ils le font gracieusement, comme nous le disons maladroitement en imaginant qu’ils ont un ” don ” – terme symptôme qui présente le double avantage de reconnaître la grâce qui est en cause dans leur travail où s’identifient la contingence et le sens, c’est-à-dire où le sens devient réel de n’avoir jamais été nécessaire, et de nous exonérer prétentieusement de notre médiocrité où nous ne cessons de trahir la singularité miraculeuse de l’humanité qui nous a été donnée (” que voulez-vous : Picasso était doué pour la peinture, il n’avait donc aucun mérite ; de sorte que moi qui ne suis doué pour rien, je le vaux bien”). Travaillant hors de tout vouloir qui est toujours vouloir de biens pour l’être qui veut, ils le font aussi pour nous. Et certes, chacun voit devant une œuvre qu’elle est une grâce que l’auteur nous a faite et continue de nous faire, au-delà de sa mort qui par là même ne compte pas (en quoi son travail consiste bien à tenir une promesse). Chacun voit qu’il nous donne de la vérité, que nous pouvons voir et toucher. Mais surtout chacun voit qu’il nous donne de la probité, celled’être vraiment soi quand tout le monde a décidé d’être n’importe qui, autrement dit celle d’inventer l’humanité quand tout le monde a seulement décidé de la continuer, comme si elle n’était pas une aventure de vérité inouïe.

Alors, pour supporter l’ingratitude et la désinvolture qui sont presque toujours les nôtres, il nous arrive, quand nous osons réfléchir à ces questions, de reprendre la notion chrétienne de la ” réversibilité des mérites ” en nous disant que les génies remboursent pour nous, un peu comme on le faisait à propos des saints qui intercédaient pour des pêcheurs par ailleurs tout affairés à leurs jouissances. Ils nous sauveraient de l’in-gratitude radicale, qui est le déni de la grâce d’exister et d’être humains, le déni du nouage d’existence de contingence et de sens qui peut seul constituer le vrai remboursement – puisqu’aussi bien on ne peut répondre à l’énigme d’exister qu’à avoir fait advenir une énigme, l’œuvre, qui ait précisément pour vérité d’exister (par exemple ce qui compte, dans la Joconde, et au-delà de tous les intérêts historiques et culturels qu’elle présente c’est finalement – donc énigmatiquement – qu’elle existe). Ils nous sauvent un peu, nous qui concourrons à produire le monde où nous savons qu’ils vivent et qui œuvrons malgré nous à l’histoire qui retiendra leurs œuvres – alors que ceux qui trouvent évident et normal d’exister sont des gens sans âme, étrangers à la grâce et donc définitivement perdus (puisque cette étrangeté est l’impardonnable même).

Ils nous sauvent un peu, ou alors pas du tout – si c’est l’imputabilité personnelle qui fait la vraie dette.

 

 

Les dettes qui importent, quand on ne peut pas les rembourser, on les paie. Les dettes qui comptent, on ne peut jamais les payer, mais quelques-uns les remboursent. En vérité, il n’y a pas d’autre question que celle qui était posée là, si nous vivons par grâce c’est-à-dire par contingence, et si c’est de produire un sens qui ne soit pas imaginaire (des idéaux, des idéologies, des croyances, etc.) mais qui soit réel, énigmatique comme l’existence auquel il répond, que nous sommes, depuis la promesse que nous avons toujours été de l’être, vraiment humains.