Dire que la philosophie n’a de sens qu’en extériorité au savoir, cela signifie que quand on parle de philosophie, on ne se pose pas la question de la vérité, au sens habituel du mot. Ce qu’on peut traduire de deux manières : ou bien la philosophie ne s’occupe pas du tout de la vérité, ou bien on doit donner à la notion de vérité un autre sens. C’est simplement une question de convention. Gilles Deleuze, par exemple, prend la première. Moi je trouve qu’il est plus fécond de prendre la seconde. Pour lui la philosophie n’a pas à chercher la vérité, si on dit qu’elle consiste à connaître les choses telles qu’elles sont. A mon avis, cette convention doit être écartée pour qu’on puisse profiter de notre position de départ, qui est l’exclusivité réciproque de la vérité et du savoir.

Mais en tout cas, ce qui est sûr c’est que la philosophie n’est aucunement connaissance de la vie. Si la vie vous intéresse, ce n’est pas mon enseignement qu’il faut suivre : je n’enseigne pas la vie, mais la philosophie. Car les gens qui enseignent la vie, qui veulent nous ” apprendre à vivre “, entendent toujours que nous devenions leurs semblables. Et par exemple mon enseignement n’a pas pour but de faire de vous des philosophes. Car si vous devez l’être c’est votre destin et non une soumission à un idéal que je vous aurais communiqué. Bref, la philosophie n’est pas plus affaire de connaissances que de sagesse.

Cela dit il y a évidemment des connaissances en histoire de la philosophie. Mais la question de la pensée est différente. N’en déduisez pas que je fais l’apologie d’on ne sait quelle ignorance : on ne pense que dans une tradition et avec les outils qu’elle nous a légués, de sorte que si vous ne lisez pas les auteurs principaux, vous ne pourrez tout simplement pas penser. Pourtant, si vous vous consacrez à la lecture de Kant, pour prendre l’exemple du philosophe académique par excellence, et si vous veillez à toujours bien comprendre ce que vous lirez, vous deviendrez kantiens. Voilà l’impiété, l’infidélité envers Kant : il ne nous enseigne pas à devenir des perroquets ou, pire, des disciples, mais à penser par nous-mêmes, ainsi que lui l’a toujours fait. D’où l’ambiguïté de notre rapport à l’histoire de la philosophie : les connaissances sont nécessaires (encore une fois : l’ignorance interdit toute pensée), mais à la seule condition que nous soyons capables de détourner et non pas de répéter les concepts que les penseurs nous ont légués. C’est par exemple ce que Kant a fait lui-même avec la plus célèbre de ses notions, qui est celle du transcendantal : il l’a reçue de la philosophie médiévale (cela concernait l’unité la plus générale dont les choses pouvaient relever et la manière de la dire : l’un, le vrai, le beau et le bien) mais il l’a rendue littéralement méconnaissable. Disons le mot : il l’a rendu kantienne. Kant n’était pas un historien de la pensée médiévale, mais un penseur. Voilà le rapport vivant et philosophique aux connaissances que l’histoire de la philosophie nous offre. Donc je vous engage toujours à lire le plus possible (et accessoirement à suivre mon enseignement) à la condition que vos lectures (et votre écoute) soient paradoxalement l’occasion de contresens féconds, c’est-à-dire vraiment personnels. Entendons nous : je ne vous engage pas à lire n’importe comment en espérant qu’il en sortira quelque chose, mais à lire de la manière la plus sérieuse, de façon à ce que les contresens que vous ferez alors, au-delà et non pas en-deçà de la compréhension soient vraiment les vôtres : ceux que chacun de vous est seul à pouvoir faire. Là vous pourrez dire que la tradition philosophique est vivante en vous. Les philosophes ne sont pas des savants, même en histoire de la philosophie, mais des penseurs. Sans détournement de l’héritage, il n’y a pas d’héritage, mais simplement répétition morte à la seule mesure des médiocres : c’est le paradoxe de la culture, et de la piété envers ceux qui nous donnent ce dont nous avons besoin pour être vraiment nous-mêmes.

Il n’y a de pensée, aussi bien pour la tradition que pour un individu, que quand on est littéralement hors de soi. Et on ne peut être mis hors de soi qu’à sortir de la vie, puisque la vie est stéréotypée et anonyme et que tout se passe en nous sans que nous ayons à nous en occuper : les normes sont là et nous les avons intériorisées sans nous en rendre compte de sorte que la nécessité de penser ne s’impose jamais. Gilles Deleuze dit que ce sont des événements qui peuvent nous sortir de cette torpeur qu’il appelle la bêtise. Moi je préfère parler d’épreuves plutôt que d’événements, pour des raisons que vous découvrirez tout au long de l’année. Cela signifie que si l’on n’a pas subi certaines épreuves, on n’a aucune raison de sortir des évidences de la vie, c’est-à-dire de la ” bêtise “. Quand nous vivons, nous nous conduisons en effet de manière massive et anonyme. Par exemple l’automobiliste se conduit comme n’importe quel automobiliste. Le correcteur de copie se conduit comme n’importe quel correcteur de copies (vous auriez raison de protester si je notais les copies à ma seule manière, et non pas comme n’importe quel correcteur doit le faire !). Donc l’état habituel de la pensée est d’une part l’anonymat (ce que n’importe qui penserait) et d’autre part la préséance des réponses sur les questions. C’est ce que Deleuze, après Flaubert et Sartre, nomme la bêtise. Moi je dirais que la bêtise consiste à donner un réponse commune et évidente là où il s’agirait de donner une parole qui soit uniquement la nôtre, celle que personne ne peut tenir à notre place. Par exemple un cours de philosophie qui opère une suite d’exposés sur Platon Aristote ou Kant est intrinsèquement bête, parce que n’importe quel prof peut faire cela et que le faire nécessite qu’on s’identifie au fait d’être n’importe qui (ce que toutes les disciplines scolaires exigent et ce que la philosophie exclut, seule de toutes). Deleuze dit que la bêtise appartient structurellement à la pensée, en tant qu’elle est toujours pensée référée au principe de connaissance et à la nécessité d’être conforme.

Quand je parle d’épreuve, je signifie la condition même de la pensée, qui est qu’une part de nous y soit restée. Une expérience nous enrichit, une épreuve nous marque. L’expérience est du côté de ce qui importe. L'(épreuve est du côté de ce qui compte. Et ce qui compte nous marque. Cela signifie que là où l’on a subi une épreuve, on n’en revient pas. Mais ” par ailleurs ” on vit dans le monde commun. Donc j’insiste sur la notion d’épreuve comme condition pour que la pensée qui est la nôtre ” par ailleurs “, autrement dit la bêtise, ne soit pas totale. Là où nous avons été éprouvés, nous ne sommes dont pas bêtes, mais capables d’une parole que, par contraste, nous qualifierons pour le moment de vraie (quand je dis une parole, cela peut aussi être un acte – un acte qui est toujours vrai, par opposition à une action qui est toujours bête, puisqu’elle renvoie à la nécessité que n’importe qui assumerait à notre place).

J’ai connu un homme qui a vécu une épreuve terrible et dont il n’est jamais revenu. Un jour il me l’a indiquée : ” On a reçu l’ordre d’aller nettoyer les tranchées d’en face “. Moi je ne savais pas ce que signifiait ” nettoyer “. Il a poursuivi : ” Alors, comme les baïonnettes ne coupaient pas, il a fallu qu’on fasse cela au couteau de cuisine “. Je dois avouer que je n’ai pas pu en entendre davantage, et dire aussi que je ne me remettrai jamais d’avoir entendu quelqu’un dire cela. Voilà : cet homme, qui a vécu jusqu’à l’âge de 98 ans, est littéralement resté dans cet endroit infernal, bien que ” par ailleurs ” il ait mené une vie très longue, semblable à celle que n’importe qui aurait menée à sa place. En ce sens il vivait dans le monde commun, et notamment dans le mien puisque je l’ai rencontré. Mais quand il parlait, voire quand il existait (je pense notamment au son de sa voix et à son regard, quand il m’a raconté cela), alors sa parole était un acte et non pas un simple récit. Alors il était question de vérité, au sens absolu, quand dans tout le reste de sa vie il n’a jamais été question que de bêtise, pour garder la même opposition entre l’acte d’un seul et les ” lieux communs ” qui sont les lieux où nous pouvons nous retrouver tous, quels que nous soyons. La définition d’un lieu commun est qu’on s’y retrouve ; la définition d’une épreuve est qu’on n’en revienne pas. Vous comprenez donc pour quelle raison j’ai choisi de prendre l’épreuve et non pas l’événement comme point de départ philosophique. Pour moi, je dirai que l’essentiel est alors la problématique de la marque, puisque c’est le ” reste d’une épreuve ” que l’on désigne par ce terme : là où je suis marqué, il est impossible que je dise ce que n’importe qui dirait. Si je n’étais pas marqué, je ne dirais que des bêtises, c’est-à-dire en l’occurrence que je répéterais ce qu’on m’a enseigné quand j’étais à votre place : c’était tout ce qu’on voudra, mais en tout cas ce n’était pas de la philosophie, puisqu’un autre enseignant aurait pu tout aussi bien dire ce qui m’a été dit. Or ce que Kant a dit, lui seul pouvait le dire : voilà un penseur. Et de Kant, en effet, nous disons qu’il a ” marqué ” la philosophie…

La notion de l’extériorité au savoir dont je vous parle depuis le début reçoit ainsi une détermination bien plus concrète, qui sera celle que je lui donnerai cette année. Les collègues ici présents qui me font depuis longtemps l’amitié d’assister à mes petites causeries savent que cette extériorité a reçu d’autres noms, à d’autres moments. Peu importe ici. Qu’il suffise aujourd’hui de reconnaître la marque comme le lieu propre de la vérité, à la fois subjectivement et objectivement. Subjectivement parce qu’il est question de vérité là seulement où l’on ne dit pas et où l’on ne fait pas ce que n’importe qui ferait à notre place (des bêtises, autrement dit – je vous rappelle qu’il ne faut pas confondre la bêtise et la sottise), et objectivement parce que le moment vrai d’un procès est toujours le moment de la marque. Là où vous êtes marqués, votre parole est vraie. Par ailleurs elle ne peut pas l’être, même si elle correspond à la réalité.

Au lieu de la marque (exemple : la mémoire de cet homme dont je viens de parler), est la vérité. Par ailleurs tout continue. Cela signifie donc que la marque est une faille du monde : un lieu littéralement ” im-monde ” où il n’y a pas de vie, pas d’existence commune, pas de savoir. L’écroulement du monde est la condition de la vérité, dès lors qu’on le repère localement. La marque, c’est un point d’écroulement. Les épreuves que nous avons subies laissent en nous des marques qui sont telles que la vie continue seulement ” par ailleurs “. Ce qui force à penser, ce qui libère de la bêtise, c’est toujours quelque chose dont on ne se remettra jamais, jamais…

La marque, c’est ce qui fait que la vie s’entend seulement ” par ailleurs “. En son lieu propre, il n’est plus question de vivre. Or quand il n’est plus question de vivre, de quoi s’agit-il, concrètement ? Autrement dit, quelle est la seule condition de la vérité, dès lors qu’on ne confond plus la vérité avec le savoir et qu’on s’est libéré de ” l’image dogmatique ” (l’expression est de Deleuze) selon quoi il faudrait être en conformité avec la réalité ? Je viens de le dire : c’est la mort.

Il y a des morceaux de mort en nous. Autant de morceaux de mort que nous avons subi d’épreuves. De nombreux morceaux de mort sont fichés à l’intérieur de nous, à l’intérieur de notre vie. Dans celle-ci, nous sommes littéralement n’importe qui. Mais là où nous sommes marqués nous ne vivons pas, mais nous sommes capables de vérité. En quoi nous venons de comprendre que la marque est un morceau de mort fiché en nous. Et si la mort est bien la condition de la vérité, et si la mort d’autre part ne s’entend jamais que comme des morceaux dans une vie qui par ailleurs continue comme si de rien n’était, cela signifie QUE LA VERITE EST FORCEMENT PARTIELLE – puisque c’est comme partielle (des marques) que la mort qui la conditionne est réelle en nous…

Sur la partialité, je reviendrai. Mais en tout cas, nous venons de saisir l’étrange parenté de la vérité et de la mort. La vie et la vérité sont absolument exclusives l’une de l’autre. S’il y a de la vérité, alors nous avons affaire à la mort et surtout pas à la vie.

Vous voyez très bien qu’un être vivant ne peut vivre que pour autant que ce qui compte, à chaque fois, ce soit seulement lui. Par exemple, une gazelle n’est rien d’autre qu’une proie pour un lion. Si le lion la considère dans sa vérité, il se condamne tout simplement à mort. Or vous voyez bien que la réalité de la gazelle ne peut pas être une proie, puisque ce terme désigne précisément un rapport, un rapport au prédateur. Le lion ne s’embarrasse pas d’autre chose que de sa faim. En tant qu’il est vivant, la gazelle est une proie. Et si la gazelle cessait d’être une proie pour le lion, cela signifierait tout simplement qu’il serait mort. Nous, comme les lions, nous vivons – sauf qu’il y a une multitude de médiations entre nos proies et nous ; de sorte que nous nous éloignons de la nécessité vitale de ” falsifier ” la réalité (l’expression est de Nietzsche). Mais pour éloignés que nous soyons, le principe reste le même : avec toutes ses médiations, notre vie reste une vie, et nous ne sommes pas logés à une meilleure enseigne que le lion. Ainsi vous pouvez constater qu’il y a une exclusivité absolue entre la vie et la vérité. Nous ne pouvons poser de vérité qu’à la condition que ce qui est en cause ne nous IMPORTE pas (or la gazelle importe hautement au lion). L’autre de ce qui importe, c’est ce qui COMPTE. Vous venez de saisir la corrélation entre ce qui compte, la vérité et la mort toujours partielle. Ceci est capital.

Une parole dirait la vérité sur la gazelle, celle d’un poète. Mais si le poète peut dire la vérité, c’est pour autant que la vie est restée en arrière dans sa personne. On ne peut être un poète que pour autant qu’on est mort, c’est-à-dire que dans les lieux de mort qui sont alors ceux de notre parole.

Bref, retenez l’exclusivité réciproque de la vie et de la vérité. Donc si nous sommes quelque part en nous capables de vérité, c’est qu’en un endroit très précis, nous sommes morts. Cet endroit, je l’appelle la marque. La marque, c’est ce qui reste d’une épreuve, et le premier trait d’une épreuve, c’est qu’on n’en revienne pas, qu’on y reste (on n’en revient que ” par ailleurs ” c’est-à-dire bêtement.

L’exclusivité entre la vérité et la vie est un des thèmes principaux de Nietzsche. Je donnerai les textes correspondants à étudier.

Traditionnellement, c’est-à-dire pour nous dans la tradition classique et cartésienne, toute la question était de concilier la vie et la vérité. Ce problème, qui parcourt toute la philosophie depuis l’origine jusqu’à Nietzsche, c’est le problème de la méthode. Ce terme désigne la manière de conduire non pas notre pensée mais notre réflexion qui est une manière de vivre, vers la vérité qui ne se donne pas spontanément à nous. Nous avons été enfants que d’être hommes dit Descartes, et notre éducation n’incite pas toujours notre esprit à suivre la droite raison. La méthode est une façon de se diriger vers la vérité qui va pallier à une étrangeté entre vie et vérité qui ne vaut qu’en fait. Quand notre pensée sera rationnelle (objet du ” discours de la méthode ” comme chacun sait), nous serons à même de trouver les vérités qui échappent à la vie commune. Il y a donc, depuis l’antiquité avec l’idée de sagesse, une opposition entre la vie commune et la vie du philosophe. Cela, nous ne l’admettons plus. Car cela revient à garder l’idée qu’il y a une affinité entre la vie et la vérité : si nous ne sommes pas dans la vérité, c’est parce que nous ne savons pas nous y prendre. Si nous pensons qu’on peut découvrir la vérité, cela signifie qu’entre la vie et la vérité il y a ou bien une continuité assurée par la méthode, ou bien une rupture que la philosophie doit réparer. En effet, il y a un saut, celui que nécessite le fait de faire confiance à la raison. Chez Descartes, c’est la question de Dieu, de son unité, de sa véracité, de sa perfection et de son idée que je trouve en moi et qui me permet de sortir de moi-même. On ne peut identifier la vérité au savoir, c’est-à-dire suturer la première différence que Descartes fait au début des méditations (le cogito diffère explicitement vérité et savoir), qu’à la condition qu’il y ait un dieu vérace, parfait, actuel et un, etc. Sinon vous restez enfermé dans l’intériorité de votre pensée, dont la troisième méditation nous libère, vous ne pouvez conserver la notion même de vérité. Comme je sors de ma propre finitude, je suis capable de m’élever à des raisons nécessaires et vraies, et capable de penser le monde lui-même qui doit bien relever du même acte de création que celui dont ma pensée est restée marquée.

Donc si vous admettez qu’on peut concilier la vie et la vérité, il faut que vous admettiez qu’il y a un Dieu conditionnant la légitimité de vos pensées. La métaphysique classique, à chaque fois d’une manière différente mais quand même toujours selon le même argument de fond, nous dit qu’une pensée vraie c’est une pensée garantie par Dieu, et que la vérité se confond avec la garantie divine. Les métaphysiciens diffèrent selon la conception de Dieu (Leibniz, Hegel, etc.) mais ils sont tous d’accord pour dire que c’est Dieu qui garantit les pensées. Vérité et athéisme sont donc exclusifs : si vous pensez qu’il n’y a pas de Dieu, rien ne garantit que vos pensées correspondent à quelque chose (à commencer par l’inexistence de Dieu).

Moi je propose un autre chemin. Si vous êtes d’accord pour admettre la corrélation de la vérité et de la mort, c’est-à-dire concrètement de la marque (là où je ne suis pas marqué, je suis bête), vous échappez à cette conception métaphysique de la vérité. Si donc je suis capable de vérité, ce n’est pas là où je sais (comme n’importe lequel de mes collègues – en quoi il ne peut pas s’agir de pensée ni donc de philosophie), mais là où je suis marqué. Si je réussis à maintenir ma parole là où je suis marqué, alors cette parole est vraie. Quand ma parole est celle que n’importe qui aurait dans la même situation (en l’occurrence faire cours devant une classe, etc.) alors ma parole est bête, et donc indigne au moins de la philosophie. On le voit bien. J’avais cité Kant tout à l’heure ; c’est pareil pour Descartes : ce que Descartes a dit, c’est ce que lui seul, dans l’univers entier, pouvait et devait dire. Par ailleurs il a bien proféré des paroles que n’importe qui aurait eu raison de proférer dans la même situation : des bêtises. A moins bien entendu que toute parole de Descartes soit originellement référée à sa marque, c’est-à-dire justement au fait qu’il n’était pas n’importe qui (comme un prof de maths ou de géographie est n’importe quel prof). Mais cette position n’est pas la mienne, parce qu’elle revient à nier la différence de la marque et du ” par ailleurs “, et par conséquent aussi l’exclusivité de la vie et de la vérité. Donc si les Méditations, par exemple, constituent un livre que Descartes seul pouvait et devait écrire, cela signifie que la vérité de ce livre tient à la marque cartésienne. Et là vous comprenez quelque chose de sidérant : la marque, c’est le génie. Vous pensez bien que j’y reviendrai !

Pour en rester à notre notion de la marque, telle qu’elle apparaît cette année, vous comprenez qu’elle s’impose d’abord comme la différence entre quelqu’un et n’importe qui. Dans la corporation intellectuelle, n’importe qui écrit des livres. Mais les Méditations, non : il faut être Descartes. Cela signifie donc que ce livre procède de sa marque, parce que l’on nomme ainsi ce qui permet de reconnaître une entité quelconque (cela vaut aussi bien pour les objets, par exemple un morceau de craie que je voudrais reconnaître parmi tous les autres), alors parmi tous les faiseurs de livres de toutes les époques, Descartes apparaît.

Une des différences entre la science et la science et la philosophie (mais une identité entre la philosophie et l’art) tient à cette impossibilité pour le sujet d’être n’importe qui, propre à la philosophie et nécessaire à la science. En science on peut dire idéalement que n’importe quelle découverte aurait fini par être faite un jour ou l’autre (par exemple la Relativité, sans Einstein, était rendue probable par les théories de Poincarré), alors qu’évidemment l’idée que les idées qu’on trouve dans Méditations métaphysiques ou la Critique de la Raison pure auraient pu être données un jour ou l’autre est absurde – aussi absurde que l’idée consistant à dire que sans Léonard la Joconde aurait quand même été peinte un jour ou l’autre.

Question : Il n’y a donc pas de génie en sciences ? Le simple mot ” Einstein ” signifie génie, pourtant…

Vous avez raison. Je dirai que la science, se définissant d’identifier la vérité au savoir, ou plus exactement d’interdire leur différence (et par là de la faire surgir, mais c’est une autre question – qui n’est rien moins que celle de la psychanalyse), est en tant que telle exclusive du génie. Un résultat peut être aussi improbable qu’on voudra, il ne sera jamais génial, parce qu’il appartient constitutivement à sa légitimité qu’il ait pu être trouvé par n’importe quel autre savant (une retombée de cette nécessité est la reproductibilité nécessaire des manipulations). Cependant des savants comme Einstein ou Newton, malgré ce que dit Kant au sujet de ce dernier et implicitement à son propre sujet (or si Kant n’est pas un génie, c’est vraiment que les mots n’ont plus de sens !), doivent être considérés comme des génie, parce qu’en eux c’est non pas le savoir produit qui compte, mais la marque. Je m’explique : le monde dans lequel nous conduisons nos automobiles, et jusqu’à l’échelle du système solaire est proprement ” newtonien “. Et freiner en voiture, c’est un geste newtonien (puisqu’on le fait en fonction du produit de la masse de la voiture par la vitesse). Au delà, l’univers est ” einsteinien “. Cela signifie que c’est dans son être même que notre monde physique porte la marque de Newton, exactement comme c’est dans le caractère intrinsèque de sa réalité et de son intelligibilité que l’univers est einsteinien. En disant cela, je distingue bien l’importance de ces auteurs, c’est-à-dire finalement leur anonymat (puisqu’en eux c’est seulement la science qui compte) et donc les différences de degrés (certains physiciens sont plus importants que d’autres) et d’autre part la marque, précisément le fait que ce sont des auteurs qui comptent, c’est-à-dire des génies (puisque les deux expressions sont équivalentes).

Dans le même ordre d’idées vous avez là un début d’indication au sujet de la science qui veut que les philosophes ne sont pas d’accord entre eux. Ce serait un argument contre la philosophie que si vous aviez la naïveté de confondre la vérité et le savoir, c’est-à-dire justement que si vous considériez la philosophie comme une sorte de science. Or un philosophe n’est pas à lire parce qu’il aurait apporté des connaissances sur le monde, parce qu’il aurait été une sorte de mauvais savant (des intuitions qui seront scientifiquement confirmées des siècles plus tard, ai-je lu à propos des atomistes – comme quoi la bêtise crasse n’épargne pas les soi-disant spécialistes), mais des gens qui marquent le destin de l’humanité, tel qu’elle se confie à elle-même son destin dans la figure européenne. Je fais ici allusion au cours que je viens de vous distribuer et dont nous parlerons par ailleurs sur la figure européenne de l’humanité et sur le rapport que cette figure entretient avec celle de l’Occident. Bref, ce qu’il faut retenir ici, c’est qu’un philosophe est quelqu’un qui marque, de sorte que le destin humain, tel que l’Europe se défini d’en être le souci, est d’une certaine manière ” cartésien “, et ” hégélien ” et ” nietzschéen “, et ainsi de suite. Newton a marqué le monde physique aperceptible à notre échelle, Einstein a marqué le monde physique à l’échelle de l’univers, eh bien je dirai pareillement que Descartes ou Kant ont marqué le destin humain. La question de l’humanité comme question européenne, c’est-à-dire comme question du destin, ne se remettra jamais de la pensée de Descartes ou de celle de Kant. Voilà tout ce que je pourrais dire aujourd’hui pour répondre à votre question.

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Je reviens à la définition habituelle de la vérité, qui est à chaque fois ” mondaine “, c’est-à-dire inscrite dans l’horizon du monde. Les trivialités de la vie quotidiennes seraient impossibles si nous ne partagions pas le monde. La définition mondaine de la vérité, correspondance entre la connaissance et son objet, est donc forcément axée sur la nécessité du lieu commun, de l’importance et non pas de la marque.

Par ailleurs, cette correspondance, il faut bien l’assurer. Vous vous souvenez de ce que j’ai dit plus haut de la métaphysique : sans Dieu comme garant, vous ne pouvez absolument pas parler d’un jugement vrai, c’est-à-dire correspondant à son objet. C’est pourquoi dans le monde où la vérité s’entend comme correspondance de la connaissance et de l’objet, personne n’est athée. Celui qui prétendrait l’être ne se rendrait pas compte que le simple fait de nous le dire en serait déjà la réfutation : il renverrait au lieu commun de la communication de son idée d’une part, et de la correspondance entre son idée et la réalité d’autre part. Or Dieu est justement la figure qui assure l’une et l’autre nécessité. Dieu est ” le même qui vaut “. Je propose cette définition un peu lapidaire pour que vous voyiez bien sa fonction, dans la pensée métaphysique qui est à chaque instant la nôtre. Car ” métaphysique “, cela signifie d’abord : réglé sur les a priori constitutifs du monde comme ordre commun, ordre où la raison doit triompher et par conséquent ordre finalisé par la sagesse. Nous sommes dans ce cadre, dans le monde, que nous en ayons conscience ou non. Ainsi celui qui prétendrait ne pas poursuivre la sagesse serait aussi naïf ou menteur que celui qui prétendrait être athée, puisqu’il supposerait alors qu’il est plus sage de renoncer à la sagesse… En quoi je parle là simplement du monde en tant que tel, là où savoir et vérité sont expressément ramenés l’un à l’autre, par Dieu. La vérité différée du savoir, vous l’avez compris, est aussi étrangère à la question de la sagesse qu’à la question de Dieu. Pour nous cette année, cette ” différance ” sera élaborée dans la problématique de la marque (nouvelle par rapport à tout autre enseignement que j’aurais déjà fait, ainsi qu’il va de soi).

Question : il faudrait préciser cette impossibilité d’être athée…

Je vais essayer de ne pas répéter ce que je viens de dire, mais de présenter les choses autrement. On le voit très bien d’un point de vue trivial : par exemple nous ne sommes pas chez nous en ce moment, de sorte que nous ne savons pas si notre maison existe. Nous y croyons, bien sûr. Mais c’est une croyance, quelque chose de purement subjectif. Je vous fais remarquer que sans cette croyance, le monde devient tout simplement impossible. Ainsi le psychotique est-il quelqu’un en qui cette croyance centrale en Dieu est vacillante. Quand elle tombe, c’est lui qui bascule : dans le délire, qui est une impossibilité d’exister au monde, c’est-à-dire de parler pour dire quelque chose à quelqu’un. C’est cette foi qui conditionne le monde en tant que tel. Et là nous ne sommes pas seulement auprès du Dieu de Descartes, mais dans l’horizon d’une théologie qui est proprement transcendantale parce qu’elle conditionne la possibilité du monde en tant que monde, et par conséquent la possibilité que les choses se montrent (c’est le conditionnement de cette possibilité que l’on nomme transcendantal). Ainsi le monde repose sur une vérité non-mondaine, qui est la nécessité théologique, et la psychanalyse a montré que cette nécessité était comme le lest qui conditionne toute signification pour que l’ensemble des signifiants ne glisse pas indéfiniment sans arrimage sur l’ensemble des signifiés (on parle alors du ” nom du père “, mais j’y reviendrai sûrement, notamment pour préciser la dimension imaginaire qui est en cause dans l’idée de monde). Donc si nous pouvons être athées (et en dehors de la question du délire) ce sera forcément d’une manière non mondaine. Vous avez compris que la marque est le lieu de l’athéisme.

Question : il y a des gens qui ne croient pas, par exemple, qu’ils viennent de fermer leur porte alors qu’ils viennent de le faire… Ils sont athées, alors ?

Je suis impressionné par la justesse de votre remarque. Vous parlez ici du symptôme obsessionnel typique. Et en effet : dans leur symptôme, ces gens sont athées. Mais par ailleurs ils sont comme vous et moi, c’est-à-dire attachés au Dieu garant des correspondances et de l’identité. Vous voyez bien que leur symptôme les isole : ils ont le sentiment que personne ne peut comprendre ce qui leur arrive, et eux-mêmes ne le comprennent pas. Ils le disent : ” c’est plus fort que moi “. A l’endroit de son symptôme, il n’y a plus de monde. Il ne croit pas. Et pourtant l’obsessionnel sait qu’il a fermé sa porte. Oui, il le sait : il n’a pas perdu la mémoire. Il le sait, mais il ne le croit pas. Là on voit très bien que le savoir n’est opérant qu’à la condition d’être rendu au monde, ce qui n’est possible que par l’opération de recours à Dieu dont le modèle nous est donné par Descartes dans la troisième Méditation. Nous autres, au contraire de l’obsessionnel, nous sommes du côté de la croyance. Votre question renvoie donc à une problématique du symptôme que nous pourrons développer, et qui est en effet un moment d’athéisme.

Je vous remercie de votre attention.