Quand nous réfléchissions, nous situons la vérité dans notre esprit, par opposition à la réalité qui est extérieure, et nous en faisons la qualité normative des jugements. La corrélation entre la pensée et la vérité est exprimée par Kant dans sa définition célèbre : ” penser c’est juger “. L’acte judicatoire, un acte de synthèse, est donc selon la thèse réflexive l’origine même de la vérité, si la finalité de la pensée est d’arriver au vrai, et si l’activité propre de la pensée consiste à juger. Ainsi, la problématique réflexive de la vérité est axée autour d’une notion décisive qui est celle du jugement.

Question : le jugement n’est pas un moment de la vie ? Pourtant vous avez expliqué la dernière fois que la vie et la vérité étaient en exclusion réciproque…

Oui, c’est ce que j’ai dit. Vous voyez que la contradiction que vous soulignez trouve sa résolution dans l’idée de méthode. Depuis Platon jusqu’à la phénoménologie incluse (car la question essentielle de la phénoménologie est celle de sa méthode, avec notamment les fameuses questions de la réduction phénoménologique comme moyen d’accéder à la donation propre des phénomènes), la question de la philosophie a été celle de la méthode. La méthode est un travail qu’on va faire sur soi-même et qui nous libère des attitudes qui vont primitivement de soi. Je fais une petite parenthèse pour vous rappeler les exemples de l’espace et du temps que j’ai pris l’autre jour, et qui montrent bien la nécessité que nous n’interrogions pas ce qui est en cause : pour dire l’heure qu’il est il faut par exemple oublier la question du temps. Mais d’un autre côté, je vous rappelle que cet oubli n’a de sens qu’à partir d’un savoir qui reste implicite et auquel la réflexion va faire retour. De sorte que vous constatez à la fois une rupture radicale entre la vie et la réflexion, et quand même une continuité entre les deux ; et c’est précisément l’unité de cette contradiction que signifie le terme ” réflexion “. Ainsi la vie courante interdit que nous réfléchissions (cette interdiction est sa condition première de possibilité), en même temps qu’elle rend la réflexion nécessaire quand une difficulté, une contradiction surgit. Descartes radicalise simplement cette question à cause de son parti pris expressément réflexif. Mais vous pouvez dire que toute philosophie classique est un ” discours de la méthode “, c’est-à-dire d’après ce que je viens de vous répondre, une manière de concilier la vie et la vérité, dont tout le monde a toujours vu qu’elles étaient primitivement exclusives, qu’il s’agisse de la question platonicienne de l’opinion opposée au savoir philosophique (entre lesquels Aristote posera une ” opinion droite ” dans une problématique passionnante de la ” prudence “), ou à l’autre extrémité qu’il s’agisse du type de pensée qu’il faut parvenir à acquérir ou bien pour revenir ” aux choses elles-mêmes ” selon la formule de Husserl, ou bien pour faire simplement de la science. Tout le monde a étudié en Terminale des textes de Bachelard, où il nous explique la nécessité d’un saut entre la pensée du ” monde de la vie ” (l’expression est encore de Husserl) et la pensée scientifique qui ne relève pas de la représentation (par exemple la dualité onde-corpuscule est proprement inimaginable). Donc je résume : l’exclusivité de la vie et de la vérité sur laquelle je mets l’accent est tout sauf nouvelle, et la plus grande partie de l’histoire de la philosophie est consacrée à la résolution de cette tension à travers l’idée de méthode.

Pour ma part, je n’ai aucune méthode a enseigner, non pas que je mépriserais cette attitude qui a pour elle au moins la noblesse de son antiquité, mais pour plusieurs raisons. La première tient à l’impossibilité d’identifier la pensée et la réflexion. Je vous rappelle que le critère de la pensée est la surprise, et même, je dirais, la sidération : on pense quand on est sidéré de ce qu’on vient d’écrire. Sinon on ne pense pas : ou bien on répète comme un perroquet en citant les grands auteurs dont on ne détourne pas les créations (et la création d’un philosophe c’est à chaque fois un concept) ou bien on réfléchit, c’est-à-dire qu’on examine ce qu’on savait ou ce qu’on avait déjà pensé. Penser, ce n’est pas plus savoir que ce n’est réfléchir, puisqu’on ne pense que sans le savoir (j’ai indiqué que c’était au double sens : en extériorité au savoir, et sans savoir qu’on pense) et d’autre part qu’on ne pense qu’à ne pas y être (la production de l’idée nous est extérieure, puisqu’on réalise seulement qu’une idée vient de nous apparaître). Dès lors que vous reconnaissez l’extériorité du savoir et de la vérité, et que vous faites de la vérité l’affaire propre de la pensée, alors vous voyez bien que l’idée d’une méthode de pensée est contradictoire. Je le dis autrement, en me référant à l’enseignement des auteurs : on ne pense qu’à détourner les concepts qu’ils nous ont légués ; or qu’est-ce que détourner, sinon métaphoriser ? Et c’est la réalité même de la métaphore qu’on n’apprenne pas à en faire. Bref, l’idée d’apprendre à penser par une méthode est aussi absurde que le serait l’idée d’apprendre à être original. Il y a encore une autre raison, qui tient à l’impossibilité d’identifier la pensée à l’universalité du concept. Celui-ci n’a de sens que pour n’importe qui. Or le concept de transcendantal, par exemple, vous voyez bien que vous ne pouvez l’attribuer à n’importe qui : c’est dans sa tessiture même et non pas dans son origine contingente qu’il est kantien. Donc on ne peut pas plus envisager qu’il y ait une méthode pour penser, qu’on ne peut envisager qu’il y ait une méthode pour être soi-même, une fois reconnu que seul celui qui est en dehors de soi (qui pense, autrement dit, par opposition à l’anonyme qui réfléchit) peut être lui. Bon. Mais de toute façon vous avez compris que c’est au nom de l’exclusivité de la vie et de la vérité que je récuse l’idée même de méthode, puisque cette idée n’est rien d’autre que la conciliation de la vie, qui l’exclut dans un premier temps, avec la vérité qu’elle rejoindrait en fin de compte dans la figure du sage. Or cette figure est simplement celle d’une imposture, ne serait-ce qu’à cause de la nécessité dans laquelle elle se trouve de ne pas tenir la promesse réflexive en quoi elle consiste concrètement (un sage ne peut pas rendre compte de l’alternative de la sagesse et de la folie, puisqu’on peut fort bien imaginer que le plus sage soit en réalité celui qui a compris que c’est une folie que de vouloir être sage). Donc, dénoncer l’idéal de la sagesse (et en réalité tous les idéaux qui en sont des figures appliquées aux différents domaines) comme une simple imposture, cela revient à refuser que la vie et la vérité soient jamais compatibles, et réciproquement.

Je vais encore plus loin dans le refus de cette idée de la méthode en vous faisant remarquer qu’elle dessine en creux une figure qui est celle du philo-sophe : non pas le sage, mais celui qui est en marche vers la sagesse. Or qu’est-ce que cette marche, sinon la méthode, travail que la vie fait sur elle-même pour arriver à la vérité ? Et est-ce que ce travail n’est pas la vocation pour ainsi dire naturelle de l’homme, dès lors que vous y reconnaissez d’une part un vivant et d’autre part un sujet concerné par la vérité ? Donc la vérité de l’homme n’est finalement pas la sagesse, comme le souligne par exemple Aristote, qui indique son caractère quasi-divin et en fait réalisable seulement à quelques très rares moments de contemplation privilégiée et surhumaine, c’est tout bonnement la philosophie. Vous voyez bien que, de loin en loin, si vous acceptez l’idée que la vérité relève d’une méthode (ce qui nécessite déjà que vous confondiez la pensée et la réflexion), vous êtres forcés de dire qu’il n’y a qu’un seul homme normalement humain : le philosophe ! Bref, vous reconnaissez là-dedans l’imposture habituelle des gens qui veulent vous apprendre à vivre, c’est-à-dire à devenir comme eux. Les donneurs de conseils ne manquent pas : on en trouve à chaque coin de rue. Eh bien qu’est-ce qu’ils veulent tous, ces gens qui nous parlent, comme ils disent, ” pour notre bien ” ? Une seule chose : qu’on devienne comme eux… Et les gens qui souhaitent qu’on devienne comme eux, ce sont des gens qui s’identifient à un modèle que n’importe qui peut et doit réaliser. De sorte qu’il est impossible de vouloir que les autres soient comme nous sans en même temps se poser dans un parfait anonymat, puisqu’on sera, aussi bien que celui qu’on aura conseillé, pareillement une effectuation anonyme de ce modèle qui est seul à compter (c’est ce que signifie la formule ” l’homme doit “, que ces gens ont constamment à la bouche). Bref, vous avez compris : seul celui qui sait qu’il est un parfait médiocre peut vouloir que les autres deviennent comme lui… Merci bien ! La notion de méthode est donc inacceptable non seulement pour les raisons de principe que je viens d’indiquer, mais également pour cette raison éthique qu’elle identifie la pensée à l’anonymat. Et de fait, il est nécessaire que toutes les pensées soient finalement identiques, si toutes les personnes qui s’intéressent à une question suivent la même méthode. Or la pensée de Platon, ce n’est pas la pensée de n’importe qui suivant une certaine méthode : c’est la pensée de Platon, et de lui seul. Autrement dit s’il a eu raison d’écrire ses livres, ce n’est pas parce que n’importe qui aurait pu (et donc peut-être dû) les écrire à sa place – forcément, si chercher renvoie à une méthode – mais pour cette seule raison qu’il était Platon et non pas n’importe qui.

Dans toute la philosophie, de Platon qui nous parle de l’accession vers le Bien à Heidegger qui nous parle d’authenticité (à partir de mon être pour la mort qui est le principe de la ” mienneté “), vous avez à chaque fois une définition de la vérité qui relève de la réflexion. Et forcément, dans la réflexion, quel que soit son objet, c’est finalement uniquement le sujet qui compte. La méthode, dans la philosophie classique, repose donc sur l’idée que la vérité est notre affaire (soit qu’on la possède, soit qu’elle nous possède, comme ce sera le cas chez Heidegger). Or la vérité n’est pas notre affaire, c’est l’affaire du vrai… Je ne développe pas, mais vous voyez bien que ce truisme suffit à juger cette position particulière qu’on appelle réflexion.

Je laisse là le problème de la méthode, et je reviens à ma première intention qui était de souligner la corrélation qu’il y a nécessairement entre l’attitude réflexive pour laquelle la vérité est mon affaire (et non pas celle du vrai, lequel ne compte donc pas) et le jugement. Quand je réfléchis je produis forcément un jugement, et je fais de la vérité un qualité de ce jugement (pour Heidegger, c’est pareil sauf que c’est dérivé : pour lui un jugement peut être vrai s’il s’inscrit dans l’horizon d’une appropriation originaire de l’homme par la vérité). Pour Kant, penser, c’est juger.

Juger, c’est appliquer une règle générale à un cas particulier, quel que soit le sens que l’on donne au jugement, qu’il s’agisse de prédication (parmi tout ce qui relève de la couleur verte, il y a mon classeur) ou qu’il s’agisse du jugement des juges (le délinquant est placé par le juge dans la dépendance de la loi). Or quand on ramène la vérité au jugement ainsi que la réflexion l’exige, on aboutit à cette chose très étonnant que l’objet jugé ne compte pas.

Vous êtes étonnés ? Considérez l’exemple d’un jugement pénal. Or je demande : qu’est-ce qui compte, dans le travail du juge, c’est-à-dire originellement dans le jugement ? Oui, vous le voyez tous : il n’y a qu’une chose qui compte dans ce que fait le juge : la loi. Ce qui importe, c’est par exemple la personnalité du prévenu, les circonstance du délit, l’impact du jugement sur la paix sociale, etc. Mais tout cela ne compte pas : seule la loi compte. Je le dis autrement : l’affaire du juge, c’est la justice.

Question : on peut la définir, la justice ? Car si on ne peut pas, la question de ce qui compte dans le jugement n’a plus grand sens…

Je ne sais pas si ” on ” peut (sûrement pas !) mais moi je le fais, bien que ce ne soit pas notre question d’aujourd’hui. Je vous livre donc cette définition sur laquelle vous pourrez éventuellement réfléchir mais que je ne souhaite pas discuter pour l’instant : la justice, c’est le rapport de justesse à la loi. Ainsi dirai-je qu’une décision est juste (mais il ne faut pas confondre, par exemple, juste et équitable…) quand celui qui la prend est dans un rapport de justesse à la loi. Un homme juste, c’est un homme dont le rapport à la loi est juste, au sens de la justesse. Je ferme la parenthèse sur cette question, et je reviens à l’essentiel en disant que le travail du juge est que la loi soit effective. Or Hegel nous fait remarquer dans ses Principes de la philosophie du droit qu’une loi dépourvue de sanction est sans réalité : cela peut avoir la forme abstraite de la loi, ce n’en a pas l’effectivité et partant ce n’en est pas une. Donc en sanctionnant les délits et les crimes, le juge ne fait rien d’autre qu’assurer la loi de sa réalité. Bref, l’idée qu’il faut retenir est que si vous admettez que l’essentiel est le jugement, cela revient à dire que ce qui est en cause ne compte tout simplement pas et qu’à chaque fois, ce qui compte c’est l’universalité dont les choses jugées auront ainsi à relever.

Est-ce que chez Kant, ce n’est pas la loi qui est seule à compter ? Quand on se demande ce qui compte dans un être humain, moi j’aurais dit sa sensibilité. Surtout pas, répond Kant : c’est la présence de la loi en lui. Tout le reste, il le range dans la grande catégorie du ” pathologique “. C’est tout ce qui empêche que nous effectuions les lois : soit les lois de la raison théorique où la raison s’outrepasse elle-même en sortant de sa propre loi qui est d’être assomption de l’expérience, soit les lois de la raison pratique. En effet, dans notre libre arbitre, nous acceptons d’autres motivations que les motivations purement morales. Si vous me permettez de placer ici ma petite dichotomie, je dirai que pour Kant c’est la sensibilité qui importe et que c’est la loi qui compte. Quand je cite Kant, c’est en réalité pour citer n’importe qui, puisque sur ce point il identifie son point de vue à la nécessité réflexive (mais bien sûr il fallait être Kant pour le faire).

Mais je vais plus loin. Si vous accordez à Kant, philosophe du jugement, que c’est uniquement la loi qui compte en un être humain (c’est l’humanité qui est respectable en lui, et l’humanité est la nécessité subjective de la loi), vous accordez que les êtres humains réels ne comptent pas : c’est comme ” représentants ” de l’humanité qu’ils comptent, c’est-à-dire en tant qu’ils sont à chaque fois n’importe qui : en tel homme concret, c’est l’humanité qui compte, exactement comme c’est l’humanité qui compte en tel autre homme concret et c’est pour cette raison que toute personne possédant en elle la raison (au moins potentiellement, car on peut penser aux fous, aux jeunes enfants, etc.) est digne de respect. Et là moi je vois une contradiction flagrante sur laquelle je vais appuyer toute ma critique de la philosophie du jugement : si c’est la même humanité qui est seule à compter dans les diverses personnes, cela veut dire que chaque personne, dans son individualité concrète et irremplaçable, ne compte absolument pas… Rien n’est plus immoral que la morale.

Je vois ma collègue révoltée par ce raccourci. Je vais essayer de justifier ce que je viens de dire, à quoi je tiens très fort parce que c’est, à mon avis, la vérité de toute philosophie du jugement. L’idée est de remarquer que la thèse du jugement est une thèse qui opère la distinction entre ce qui compte et ce qui importe (je reprends ma dichotomie et je la fais fonctionner ici) en rangeant la sensibilité qui est le lieu de l’irréductibilité à la loi dans l’ordre de ce qui importe (c’est par exemple l’importation des mobiles sensibles dans l’ordre du libre arbitre qui rend compte de l’action mauvaise) et en faisant dès lors de la loi ce qui est seul à compter. Mais Kant ne cesse de le répéter : la loi est vide, elle n’a pas de contenu, elle n’est que sa propre nécessité formelle (en quoi elle s’oppose donc à la sensibilité). Or est-ce que cette vacuité ne signifie pas très concrètement que rien ne compte, dès lors que la loi seule décide de tout ? Vous voyez donc le double niveau : d’abord dans toute réalité concrète, il n’y a que l’universel qui compte (les personnes concrètes ne sont respectables que par l’humanité qui est en elles, mais surtout pas par elles-mêmes, ce qui revient donc à dire qu’elles ne sont absolument pas respectables), et ensuite l’universel lui-même n’est rien d’autre que le caractère universel de la nécessité… Donc on a bien d’une part la thèse selon laquelle les êtres humains ne comptent pas parce que seule l’humanité compte, et d’autre part la thèse du rien comme effacement non seulement de la réalité mais encore de la loi, en tant qu’elle serait telle ou telle loi déterminée : dans la loi elle-même, c’est seulement sa légalité qui compte ! Eh bien voilà la vérité du jugement : ce qui compte, c’est l’universalité qui le valide, et nullement ce qui est en cause.

Or ce qui est en cause, moi je le nomme, dans cette dichotomie réflexive que j’accepte terminologiquement pour l’instant, c’est la sensibilité. Dire que la sensibilité ne compte pas, on le voit bien encore chez Kant, cela signifie notamment que les animaux sont, comme il le dit, des ” choses “. Et que si nous ne devons pas leur faire de mal, ce n’est pas parce que nous devrions les respecter (respecte-t-on des choses ?) mais uniquement parce que cela nous disposerait à la méchanceté et donc contribuerait à nous rendre pire que nous ne sommes, alors que le premier des devoirs que nous avons envers nous-mêmes est de contribuer à nous rendre meilleurs. Bref, c’est par respect pour nous qu’on ne doit pas faire de mal à ces êtres qui, n’étant en effet que sensibilité (encore que j’aimerais bien qu’on m’explique comment une ” chose ” peut être faite de sensibilité….), ne comptent tout simplement pas. Vous voyez bien que c’est le même geste philosophique, celui de la réflexion, qui consiste à dire que les humains concrets ne comptent absolument pas devant l’humanité et de dire que les animaux ne comptent pas devant les humains. Je vais même plus loin en faisant remarquer que dans la connaissance elle-même les choses ne comptent pas. Certes elles importent, puisque la connaissance de ceci n’est pas la connaissance de cela. Mais le critère de la vérité, ne pouvant concerner le contenu des connaissances, ne concerne que leur forme c’est-à-dire leur universalité (une connaissance ne doit pas mettre l’entendement en contradiction avec lui-même pour pouvoir être vraie). Donc dans la science, par exemple, il ne s’agit aucunement de la nature mais des nécessités de l’esprit humain, qu’on les entende dans son aspect ” esthétique ” (l’espace et le temps ne sont pas spatialité et temporalité des choses, mais manières pour nous de conditionner leur apparaître), dans son aspect synthétique (l’aperception par l’entendement unifie la chose par son concept) ou encore dans son aspect rationnel (les lois comme rapports nécessaires entre des réalités posées par l’entendement). Bref, aussi bien en ce qui concerne les humains concrets, qu’en ce qui concerne les animaux qu’en ce qui concerne les choses étudiées par la science, rien de tout cela ne compte : il n’y a qu’une seule chose qui compte, à chaque fois toujours la même, l’humanité.

Question : et le jugement réfléchissant ? Là on a bien l’idée que les choses concrètes comptent, contre les lois, puisque celles-ci manquent.

Très juste à première vue. Faux en réalité. Si vous considérez le jugement réfléchissant, vous voyez bien que les choses concrètes n’ont de sens que dans la mesure où l’aperception que vous en avez est déjà en train de les amener à une règle. Certes la règle manque, et c’est ce qui distingue le jugement déterminant du jugement réfléchissant. Mais peu importe : bien que manquant, elle seule compte. Et le jugement de finalité et surtout le jugement ” esthétique “, au sens moderne, n’est rien d’autre que cela : cette règle qui manque, elle est seule à compter. Donc dans l’aperception de la beauté, la belle femme, par exemple, ne compte pas (je n’aurai pas la cruauté de rapprocher cette remarque de la vie personnelle de Kant). Mais il y a encore autre chose : n’oubliez pas que la question du jugement esthétique va prendre son sens, à partir des exemples (par exemple les œuvres d’art concrètes) que Kant appelle alors des ” béquilles ” (or une béquille, ça ne compte pas : ce qui compte, c’est de continuer à marcher !), dans une problématique du ” sens commun “. Or cette notion, qui doit préserver le jugement de goût des contingences pour qu’il accède à l’universalité qu’il exige sans concept, renvoie bien à du sensible (Kant parle de ” sentiment “), à ceci près qu’elle n’a de sens qu’à ce qu’on parle d’une même humanité. Donc si vous admettez cette notion exigée par celle du jugement réfléchissant, vous reconnaissez que jusque dans la sensibilité, la sensibilité ne compte pas, exactement comme tout à l’heure la loi ne comptait pas dans la loi (ce qui compte ce n’est pas la loi mais sa légalité : ce qui fait qu’un rapport est une loi). L’idée du ” sens commun ” consiste en ceci qu’on peut se mettre idéalement à la place de tout un chacun, dans le jugement de goût, en faisant abstraction de notre appréciation propre. Cela signifie exactement que la sensibilité, lieu où il y aurait une irréductibilité de chacun à l’humanité universelle, c’est-à-dire dans mon langage, le lieu où personne ne serait n’importe qui, eh bien Kant invente une notion spéciale pour dire exactement que ce lieu, il ne compte pas ! car l’idée du sens commun est bien celle de faire abstraction de tout contenu de la représentation, et même, comme il le dit expressément, de ” l’attrait et de l’émotion “. Là vous m’avez forcé à dévoiler mes batteries. La problématique de la marque, c’est juste à l’encontre de tout cela qu’il faut l’entendre, à l’encontre de toute cette problématique de la vérité qui consiste à dire qu’il faut d’abord être n’importe qui pour pouvoir avoir raison. En quoi je ne le contesterai pas, si l’on met bien l’accent sur la possibilité. Or la vérité ne relève pas de la possibilité : il n’est pas ” possible ” d’avoir raison, si le possible précède le réel et si d’être sidéré par ce qu’on vient d’écrire (et qui n’était donc pas possible avant) qu’on peut seulement dire qu’on pense…

Vous vous souvenez du texte de Deleuze que je vous ai donné sur la bêtise ? La bêtise, ce n’est pas la fausseté, surtout pas : c’est ce qui relève de la simple vie (une bête, qu’il ne faut pas confondre avec un animal défini par sa sensibilité, se définit simplement par sa vie). Mais je vous rappelle que nous avons produit une notion topologique de la ” vie ” : nous partons de la corrélation de la marque et de la vérité, en reconnaissant que nous sommes marqués mais que ” par ailleurs ” nous vivons. Est-ce que ce n’est pas exactement ce ” par ailleurs ” dont Kant fait la théorie ? Et si vous m’avez accordé depuis le premier cours que la marque est le lieu propre de la vérité, vous m’avez du même coup accordé que la vie (le “par ailleurs”, relativement à la marque) est l’ordre de la bêtise – laquelle peut être très intelligente (car on ne confond évidemment pas la bêtise et la sottise).

J’en finis provisoirement avec mon opposition à Kant en ramenant tout cela à l’idée que la sensibilité diffère quelqu’un de n’importe qui (raison pour laquelle la sensibilité est non-vraie pour la réflexion, où il s’agit précisément de penser ce que n’importe qui penserait à notre place), et que cette différence est non pas la condition mais le lieu de la vérité. D’ailleurs vous serez d’accord quand j’aurai fait remarquer que savoir à quoi une personne est sensible et à quoi elle n’est pas sensible contient infiniment plus de vérité que savoir qu’elle est un être humain ! Mais vous savez que l’idée de sensibilité est trop vaste et plus précisément qu’elle ne peut être rapportée au problème de la vérité qu’à la condition qu’on la ramène à la question de la marque : c’est là seulement où je suis marqué (le plus souvent sans en avoir aucune conscience – et si j’en ai conscience, cela ne sert à rien) que je suis capable de vérité (par exemple de vérité philosophique, ici). Ainsi la notion de la marque est-elle le pivot du problème de la vérité, lequel est le même que celui de la différence entre quelqu’un et n’importe qui.

Je précise le rapport en soulignant contre l’évidence de la réflexion l’antériorité de la marque à la sensibilité. Cela pose des problèmes sur lesquels je suis en train de travailler, mais je vais tout de suite vous montrer la nécessité de cette idée en vous faisant remarquer que si vous n’avez pas été marqués par certaines choses, vous ne pouvez pas y être sensibles. En quoi vous reconnaissez que la marque relève de la temporalité de l’après-coup, dont je vous ai déjà parlé.

Donc soit la réflexion est l’ordre de la vérité, soit c’est au contraire la sensibilité. Et mon travail de cette année est d’établir en quoi la sensibilité est, contre l’intelligible, l’ordre propre de la vérité. Tout cela, c’est la question de la marque.

Question : tout le monde est forcément marqué ?

Oui…

Question : est-ce que la problématique de la marque n’exclut pas toute forme d’intersubjectivité ?

Attendez, je n’ai pas répondu à la question précédente. Je vais y revenir tout de suite. Concernant l’intersubjectivité, ma jeune collègue est tombée juste. Moi je dis que c’est seulement là où l’on est marqué que l’on est capable de vérité, mais par ailleurs on vit comme tout le monde. Reprenant le terme de Deleuze, je dirai donc que ” par ailleurs ” on est bête. Si vous prenez l’idée d’intersubjectivité, vous voyez bien qu’elle est parfaitement exclusive de l’idée de la marque, puisque la marque est un lieu de ma personne où il n’y a personne, précisément. Les épreuves que j’ai subies, comme vous les vôtres, eh bien je n’en suis jamais revenu. Mais par ailleurs, je vais bien, merci. Donc les marques qui sont en moi et qui causent ma sensibilité en termes de vérité ne peuvent pas être intersubjectives pour la raison qu’il faudrait déjà qu’elles soient subjectives. C’est ma bêtise qui est subjective, et donc qui peut être intersubjective : ma vie, dont la notion est inséparable de celle du monde (et je vous rappelle que la communauté est le tout premier trait du monde en tant que monde). Vous qui suivez depuis longtemps mes causeries, vous avez sûrement compris que cette question est une forme nouvelle d’une notion que j’ai élaborée ailleurs et qui est celle du génie. C’est quoi, un génie ? C’est simplement quelqu’un qui s’en tient à sa marque, alors que tous les autres s’accrochent à leur vie (je vous rappelle que la marque est un morceau de mort, puisqu’elle est le reste de l’épreuve, dont la définition est qu’on n’en revienne pas). Chacun serait génial, si ” par ailleurs ” il n’était bête et si, précisément pour jouir de l’intersubjectivité, il n’avait originellement opté pour la bêtise c’est-à-dire pour l’humanité (ce dont n’importe qui relève). L’intersubjectivité, c’est-à-dire la reconnaissance où chacun se reconnaît dans l’autre pour la seule raison qu’il est n’importe qui, c’est la bêtise c’est-à-dire l’humanité. La marque, parce qu’elle est un morceau de mort, est de l’inhumanité : hors de toute finalité, puisque c’est la finalité qui définit la vie. Et la bêtise, est-ce que ce n’est pas le fait qu’il faille arriver à tout prix à une conclusion fixée d’avance ? Donc il y a vérité seulement dans un acte étranger à toute finalité. Cet acte, il a un lieu qui est la marque. Et l’étrangeté à toute finalité ne peut pas être intersubjective parce que l’intersubjectivité n’est rien d’autre que la nécessité des fins communes (l’intersubjectivité s’accomplit dans les idéaux de la médiocrité qui sont la sagesse et le bonheur : ce que n’importe qui, précisément en tant qu’il est n’importe qui, cherche pour ce qui est de la réflexion et pour ce qui est de la sensibilité).

Question : est-ce qu’on peut ne pas être marqué ?

Vous avez raison de me rappeler à l’ordre c’est-à-dire à la question que vous veniez de poser. La réponse est non. Pour le comprendre, il suffit que vous vous rappeliez la définition que j’ai donnée de la marque : ” le reste de l’épreuve “, et que vous n’ayez pas oublié que l’épreuve s’oppose à l’expérience notamment par ceci qu’on n’en revient pas (de sorte que le reste en question est un morceau d’absence dans l’ensemble de notre vie qui est toujours présence à soi et aux chose dans l’horizon du monde commun). Donc ma réponse signifie qu’il n’existe pas d’être humain qui n’ait pas traversé au moins une épreuve, c’est-à-dire qui ne soit pas ” resté ” quelque part en-deçà d’une vie qui ” par ailleurs ” est parfaitement normale c’est-à-dire parfaitement bête (de sorte que votre question serait aussi bien celle de savoir s’il y a des gens absolument bêtes !).

Vous serez convaincu de cette réponse quand vous considérerez la nécessité dans laquelle nous nous sommes tous trouvé de nous identifiés à celui dont on parlait autour de nous, quand nous ne parlions pas encore. Nous n’étions primitivement que vie (un organisme, des besoins – il va de soi que je mentionne là une figure idéale, parce qu’en réalité l’enfant est déjà humain bien avant sa naissance). Or pour que les besoins soient satisfaits, il a fallu que l’autre (notre mère, le plus souvent) interprète comme des demandes ce qui n’était en réalité que des réactions d’être vivant. Cela signifie que celui qui a été satisfait, ce n’est pas l’être vivant que nous étions, mais l’être demandant qu’elle imaginait. Il a donc fallu que nous nous perdions comme être vivant, pour advenir comme être de culture… Voilà la première épreuve. La psychanalyse l’appelle ” refoulement primaire “. De cette épreuve, nous qui parlons, nous ne nous remettrons jamais. Cela signifie notamment que c’est au lieu de la perte même de notre vie que nous, les humains, sommes capables de vérité. Un être simplement vivant ne l’est par définition pas. Un humain, c’est un vivant dont le corps est perdu. Et c’est cette perte qui permet de penser toutes les marques issues d’autant d’épreuves, à chaque fois absolue et unique, sans communication avec aucune autre – puisque la marque est un morceau de mort c’est-à-dire d’absence dans la vie. Ne pas se remettre du langage, cela signifie donc que c’est d’abord à être originellement absents, morts, que nous sommes. Voilà l’épreuve : l’acte par lequel on se perd. L’épreuve originelle est le langage, et en toute autre épreuve c’est originellement de celle-ci, la perte du corps c’est-à-dire de la vie, qu’il s’agit. Tous les humains sont des survivants, et non pas des vivants. Et les épreuves concrètes n’en sont que pour autant qu’elles répéteront partiellement cette épreuve totale…

Ainsi vous comprenez que toute épreuve concrète est partielle (par exemple les épreuves du bac ne nous concernent que comme lycéens, mais par ailleurs elles ne comptent pas), et que la vérité est par conséquent toujours partielle. Mais cette partialité n’a de sens que depuis une perte totale, dont chaque épreuve concrète sera partiellement la répétition. La partialité de la mort, voilà la vérité, c’est-à-dire à chaque fois la sensibilité.

Je vous remercie de votre attention.