Nous ne sortons jamais de la question de la vérité. La manière traditionnelle de traiter la question de la vérité consiste à en faire un problème réflexif et à attribuer à la vérité elle-même des traits qui sont en réalité des traits qui concernent la réflexion. Certes, la simple notion de vérité est réflexive. Mais cela ne signifie pas que la vérité relève de la réflexion. C’est sur cette confusion entre ce dont on parle et le statut qu’adopte nécessairement celui qui en parle (pour parler de la vérité, il faut d’abord s’installer soi-même dans la réflexion) qui conduit à des apories. Ces apories, on peut le caractériser d’autant de manières qu’il y a de manières de poser le négatif, puisque réfléchir consiste toujours en une telle position (quand je me retire en moi-même, je le fais forcément à l’encontre du monde et de ma propre vie qui lui est inhérente : je m’identifie au moment négatif). Et certes le négatif engagé dans la question de la vérité a été conçu de bien des manières à travers l’histoire de la philosophie, depuis Platon qui pose la question de la vérité à l’encontre du monde sensible jusqu’à Foucault qui interroge la vérité d’un système de pensée dans ses marges et dans ce qu’il cherche à réduire, en passant par Hegel qui la pose à travers celle de du développement de l’esprit (et donc du concept, si ce terme désigne le réel selon l’esprit). Bref, il est de tradition d’identifier la question même de la vérité à celle de la réflexion.
Quand vous réfléchissez, et quelle que soit la manière dont vous décidiez de concevoir la réflexion, je crois que vous tombez toujours sous la même critique, à savoir que l’objet de votre réflexion, précisément parce qu’il en est l’objet, ne compte pas. Si l’on s’en tient au simple fait d’avoir conscience d’un objet, vous voyez bien que cet objet cesse d’être un moment de la réalité pour devenir le contenu de votre représentation. Or dès que vous le qualifiez de ” contenu “, est-ce que vous ne dites pas que toute sa réalité lui vient de ce dont il est le contenu à savoir justement la représentation ?
De plus, ce qui définit la représentation qu’on se fait d’une réalité, ce n’est pas cette réalité mais notre propre capacité représentative. En n’importe laquelle de mes représentations, je découvre une forme qui est toujours la même celle de ma capacité représentative. Si je me souviens de ce que j’ai fait hier, je découvre que j’ai une mémoire. Si j’entends un bruit que je rapporte à une cause, je découvre la causalité comme a priori de mon rapport à toute réalité que je pourrais me représenter, et ainsi de suite. De sorte que si je veux me représenter une réalité qui échappe à cela, par exemple un événement dont la définition est d’ouvrir lui-même l’ordre de sa possibilité au lieu de le supposer ouverte par ailleurs, je devrai la réduire à un simple fait, à quelque chose d’ordinaire et d’en fin de compte insignifiant. On voit bien ici que la causalité est paradigmatique, qu’elle sert de modèle, pour tout ce que je pourrai me représenter et qui ne renverra jamais qu’à la nécessité formelle que j’impose aux choses pour qu’elles puissent m’apparaître afin de me les représenter. Je fais une parenthèse : vous comprenez que si je laisse aux choses la possibilité de m’apparaître sans que je puisse éventuellement en forger la représentation (par exemple en m’en souvenant le lendemain), alors cela signifiera que ce sont des choses qui comptent, des choses qui ne sont pas, comme ce stylo ou cette table, simplement des choses qui importent – car il importe évidemment à toute représentation d’avoir un contenu. Donc si vous m’accordez la différence entre ce qui compte et ce qui importe, vous m’accordez par là même de reconnaître des statuts phénoménologiques différents pour les choses : les unes, celles qui importent, relèvent des conditions que je suis littéralement pour qu’elles apparaissent (c’est la nécessité qu’on appelle ” transcendantale ” depuis Kant) alors que les autres, celles qui comptent sont d’une certaine manière (que tout notre travail sera d’établir) indifférentes à ces conditions. Je le dis autrement : les choses qui comptent, on peut évidemment les réfléchir comme celles qui importent, mais elles ne relèvent pas de la réflexion, puisque la reconnaissance des conditions que j’impose aux choses pour qu’elles apparaissent revient forcément à les enfermer dans la nécessité réflexive.
Dans la réflexion, il ne s’agit que du sujet qui réfléchit, c’est-à-dire qui pose pour elles-mêmes les conditions d’apparaître des choses et qui y reconnaît sa propre formalité. Ainsi, chaque fois que nous réfléchissons nous retirons de la réalité un contenu pour nos représentations, lesquelles lui attribuent une forme. Cette forme est à deux niveaux. D’abord une forme universelle, qui caractériserait tout le monde (par exemple je suppose que tout le monde aperçoit la causalité quand mon stylo tombe et fait du bruit – il y a même un texte de Schopenhauer où il explique que son chien, un caniche nommé Atma, possède manifestement la compréhension de la causalité), et qui ne dépend pas de mon histoire personnelle. Ensuite une forme particulière qui dépendrait de cette histoire. La réflexion nous enseigne que cette dépendance se fait en fonction du savoir que j’ai pu acquérir de diverses façons au cours de ma vie. Il est certain en effet que je ne peux apercevoir toutes les subtilités d’une réalité qu’à la condition qu’elles soient parlantes pour moi, et donc qu’à la condition qu’elles s’inscrivent dans un savoir dont je dois préalablement être le dépositaire. Par exemple si vous visitez une usine, vous verrez une multitude de machines que vous serez ensuite parfaitement incapables de décrire, alors qu’un ingénieur qui visiterait la même usine aura de ces mêmes machines une aperception bien plus fine et précise. Entre vous et l’ingénieur, il n’y a pas d’autre différence qu’une différence de savoir. Quand nous sommes étrangers à un savoir, nous ne pouvons donc rien reconnaître de la réalité, bien qu’elle ait indubitablement fourni le contenu de notre représentation. Là vous reconnaissez la nécessité transcendantale concrète : celle qui nous oblige à reconnaître que l’apparaître des choses est en fin de compte soumis, comme à sa condition, au savoir dont nous sommes constitués.
Tous les lieux sont des lieux de savoir, non pas forcément au sens explicite du mot (une école, par exemple) mais au sens transcendantal. C’est cela que je veux vous expliquer : il y a du savoir impliqué constamment en chaque réalité et c’est depuis cette implication que sa phénoménalité, c’est-à-dire simplement le fait qu’elle se montre, qu’elle se donne, qu’elle apparaisse, est possible. L’exemple de l’usine concerne déjà le savoir explicite : tout ce qui se passe dans une usine a préalablement été conçu par une équipe d’ingénieurs ; de sorte que si vous ne connaissez rien de ce savoir vous ne pouvez tout simplement rien voir : vous verrez des personnes qui travaillent (en effet, vous avez déjà en vous l’idée de personne et l’idée de travail, c’est-à-dire le savoir correspondant) mais vous ne verrez absolument pas ce qu’elles font. Tout au plus pourrez vous parler de trucs et de machins, et donner des machines et des activité que vous aurez aperçues une description grossière, qui sera entièrement corrélative du savoir que vous aviez en entrant dans l’usine. Pareil dans l’enseignement : si vous entrez dans un cours de mathématiques (je prends cet exemple parce que le savoir formel est le plus évident ici, mais n’importe quel autre savoir convient) dont vous avez manqué le début, eh bien vous ne comprendrez absolument rien de ce qui s’y dit, vous ne saurez même pas de quoi il sera question. Et si vous y passez 2 heures et qu’à la sortie je vous demande un compte rendu en vous faisant remarquer qu’en 2 heures vous avez bien eu le temps de saisir l’objet du cours, vous serez tout étonné de ne rien pouvoir dire. Un prof de maths, par contre, pourrait parfaitement répondre à ma question. Quelle différence entre les deux sujets concernés ? le savoir, tout simplement. Vous voyez donc bien le que le savoir n’est pas quelque chose de subjectif que nous aurions dans la tête et qui serait contingent par rapport à la réalité des choses dites extérieures, mais qu’il appartient à leur phénoménalité même. Il en est la condition première, et c’est pourquoi je dis qu’il a une valeur transcendantale.
L’exemple de l’usine et l’exemple du cours au lycée, vous me direz qu’ils sont trop simples puisque ces endroits sont expressément des lieux de savoir (celui des ingénieurs, celui des profs). Or si ce que je viens de vous dire est vrai, et donc si le savoir a bien cette valeur transcendantale que je veux vous indiquer et contre laquelle je vais construire toute ma théorie de la vérité cette année, il faut que ma remarque soit également valable pour des lieux qui ne supposent aucune personne ayant préalablement importé du savoir dans les lieux considérés. Bref, le meilleur des exemple sera celui d’un lieu naturel. Eh bien, j’ai envie de dire que ça marche encore mieux. Considérez toutes les espèces d’arbres qui existent dans notre région (sans parler des autres régions du monde). Vous, je ne sais pas, mais moi, en tout cas, je suis absolument incapable de les reconnaître. Certes j’en connais 5 ou 6 comme n’importe qui et je ne confondrai pas un bouleau et un marronnier. Mais je ne vais guère plus loin. De sorte que si vous me rencontrez à l’issue d’une promenade en forêt et que vous me demandez quels arbres j’y ai vus, eh bien je pourrai seulement dire s’il y avait des bouleaux et des marronniers. Pour le reste, je dirai que je n’ai pas vu d’arbres particuliers, mais seulement DES arbres. Or un arbre qui serait simplement arbre sans être de telle ou telle essence, vous voyez bien que cela n’existe pas : c’est une généralité. Donc la nature elle-même, simplement du point de vue de la nomenclature, relève d’un savoir, par exemple celui du botaniste, qui conditionne l’apparaître de ce qui en relève. Mais il faut encore plus loin et souligner avec Kant que la nature est un ensemble de lois. Or qu’est-ce qu’une loi, sinon un rapport nécessaire entre des concepts ? Et comment un rapport serait-il nécessaire s’il n’était pas a priori, c’est-à-dire déjà en moi pour que les choses puissent se donner à comprendre comme telles ou telles, c’est-à-dire apparaître dans leur nécessité et non pas comme hasardeuses ou farfelues ? Vous voyez donc bien que la nature est effectuation d’un savoir qui est forcément celui que je devais posséder avant d’aller me promener : soit un savoir purement formel qui me permet de reconnaître des réalités distinctes les unes des autres et de saisir entre elles des rapports nécessaires, soit un savoir matériel que j’ai acquis de diverses manières, dans mes lectures, des conversations, une expérience personnelle. Et ne me dites pas que ce dernier point renvoie à une manifestation étrangère au savoir : la notion d’expérience est précisément la notion d’une mobilisation du savoir : le microscope étourdit l’ignorant mais instruit le savant, comme vous savez. Les choses qui existent et sur lesquelles je ne possède pas de savoir, bien que je puisse les voir avec mes yeux, je suis incapable de me les représenter.
Vous me direz alors qu’il faut opérer la distinction que fait Kant entre la présentation (Darstellung) et la représentation (Vorstellung). C’est en effet ce que j’indique par là en opposant d’une part ce que je vois physiquement, par exemple telle machine ou tel arbre, et ce que je pourrai dire que j’aurai vu. Mais est-ce que nous ne sommes pas contraints de forcément partir de la représentation, nous qui réfléchissons en ce moment ? Et si nous partons forcément de notre représentation, alors nous faisons de la ” présentation ” la condition de la représentation, donc quelque chose qui est gouverné par elle. Voilà en effet la grande critique adressée à Kant par le travail de cette année : que la présentation soit conditionnée par la nécessité représentative, parce qu’elle en est seulement un moment. Si vous critiquez la représentation comme je suis en train de le faire, alors peut-être que la présentation des choses vous apparaîtra toute différente dans son concept : peut-être que la manière dont les choses se donnent sera gouvernée par la vérité des choses et non pas par la nécessité représentative c’est-à-dire transcendantale… Vous avez compris à quoi je fais allusion : il y a des choses qui marquent, et cela ne se fait qu’en indifférence à la nécessité transcendantale. Bon. Mais pour l’instant nous sommes enfermés dans l’impossibilité de penser la présentation des choses autrement que comme un moment de la représentation que le sujet va s’en faire. Evidemment qu’il s’agit bien des choses : je ne suis pas en train de vous dire, avec toute cette histoire de savoir, que nous sommes en train de rêver – ce qui serait le cas si les choses étaient épuisées par le savoir que nous en avons ! Je dis même le contraire, en accordant à Kant sa distinction : je dis que les choses dont l’apparaître correspond au savoir que nous possédons, eh bien ces choses, elles importent. Elles importent, autant que vous voudrez, mais elle ne comptent absolument pas. Une chose qui compte, c’est le contraire de ce que Kant décrit quand il parle des phénomènes : en eux, si leur réalité importe, c’est seulement les conditions et surtout l’unité de leur aperception par nous qui compte. Réfléchir, c’est toujours poser qu’on est seul à compter – ce qui est toujours faux, quand cette idée est présentée à la première personne. Car il n’y a jamais qu’une personne qui compte, c’est la deuxième, celle qu’on rencontre, celle qui existe irréductiblement à toute idée qu’on se faisait d’elle. Celui qui dit à propos de lui-même qu’il compte, c’est exactement celui que Sartre appelle un ” salaud “, dans la Nausée (idée que je rapprocherai de ce que Deleuze dit de la bêtise, mais laissons cela pour le moment).
La conception représentative de la vérité bute sur cette aporie d’être la vérité de la représentation : dans la représentation, il n’y a finalement que le sujet défini par son savoir qui compte. Ainsi ma représentation sera très fine et très précise dans les domaines où je suis savant, très grossière et approximative dans les domaines qui ne me sont pas familiers et tout simplement absente dans ceux que j’ignore totalement. Si donc on reprend cette idée, il faut préciser ce que la critique de Kant nous permet d’établir : pour lui, il n’y a finalement que le sujet pur, c’est-à-dire indifférent (n’importe qui), qui compte. Or ce sujet indifférent, nous comprenons qu’il faut le définir par son savoir. Par exemple n’importe quel ingénieur de telle branche pourrait faire une bonne description de l’usine, exactement comme n’importe quel prof pourrait faire un cours de maths (vous savez que cela est faux pour la philosophie, qui relève de la pensée et dont l’énoncé doit toujours être singulier, sous peine de médiocrité au sens de ” scolarité “, ce qui est pire que la pire des nullités). Je vais même plus loin en mettant en rapport ce savoir qui conditionne l’apparaître des choses avec le statut de sujet pour soi souligné par Kant.. Je dis : le savoir est ce qui permet au sujet de se désigner comme tel. Par exemple, ici, le prof c’est moi. Vous voyez bien que si je dis cela, c’est au nom d’un savoir administratif. Mais si je ne possédais pas ce savoir, je ne pourrais pas dire ” moi ” comme prof. Ni comme autre chose non plus. Car dès que je dis ” moi “, même si je n’en ai pas conscience, je le fais au nom d’un savoir. Par exemple quand le boulanger demande ” c’est à qui ? ” je ne puis répondre ” à moi ” que depuis un savoir commercial et pratique. Pareillement, il y a des savoirs familiaux, politiques, etc. Faites tout de suite l’expérience : vous ne pouvez dire ” moi ” qu’à le faire depuis un savoir particulier. Kant et Descartes, malgré les apparences fortement contraires, seraient d’accord avec ce que je dis : pour Kant c’est le savoir de la réflexion (et donc le savoir des nécessités a priori) qui m’autorise à dire ” moi ” et pour Descartes, c’est la présence en moi de l’idée de Dieu, que, comme par hasard, il qualifie de ” marque ” (dans la troisième méditation).
En tout cas, vous reconnaissez que la représentation se caractérise par une étrangeté relativement à la vérité. Car dans la représentation on peut bien dire que la réalité importe, ça je vous l’accorde comme je l’accorde à tous les auteurs que je critique implicitement ici, mais on ne peut pas dire que la réalité compte. Or si j’appelle ” vérité ” un certain type de représentation que j’aurais, vous voyez bien que je dois alors dire que dans la vérité la chose qui est en cause ne compte pas. Voilà ma critique. Cet argument est la base de mon travail de cette année (et pas seulement de cette année).
Question : pourtant, on oppose le vrai et le faux dans les représentations.
Oui, et c’est la question du critère de la représentation que vous posez. Cette question est essentielle pour nous parce qu’elle va nous permettre d’apercevoir l’aporie de la définition habituelle de la vérité, et par conséquent de dégager le terrain pour celle que je vais élaborer.
Là je vous renvoie à un texte de Kant que tous les élèves de Terminale ont lu. Il nous explique que la question du critère de la vérité doit rester formelle, en quelque sorte par définition, puisque ce critère devrait s’appliquer, en tant que critère, indifféremment à toutes les représentations pour pouvoir les juger. Et comme il doit rester formel, vous pouvez seulement dire que l’entendement ne doit pas se mettre en contradiction avec lui-même, faute de quoi ce ne serait pas vraiment une représentation qu’il aurait produite (de sorte que, finalement, la question tomberait d’elle-même). Ailleurs Kant généralise le critère de la non contradiction en faisant remarquer qu’une représentation qui contredirait tout ce que nous savons par ailleurs ne pourrait pas être acceptée. Je traduis cela plus concrètement : ce qui fait la légitimité (et donc la réalité, puisque l’activité représentative s’inscrit toujours dans la dimension du droit : il s’agit d’avoir raison et non pas tort) de la représentation, c’est sa médiation. Je vois que vous ne comprenez pas, alors je vais vous donner un exemple qui sera très parlant. Vous savez qu’il y a des millions de gens qui croient aux soucoupes volantes. Là, aucun intérêt : c’est une croyance. Mais sur tous ces gens, il y en a qui brandissent des photos desdits engins. Vous, vous allez me dire (parce que je pense que vous avez envie de croire aussi), ce sont des preuves, du moins quand les experts ont établis que les documents ne sont pas truqués. Eh bien non : même si l’on a la preuve que la photo n’est pas truquée, on reste très suspicieux devant ce genre de document, qui ne convainc jamais que ceux qui étaient convaincus d’avance, c’est-à-dire ceux qui avaient simplement envie de croire. Pourquoi ? Tout simplement parce que ces documents sont sans médiation. Ils imposent un fait brut, l’image indubitablement formée sur la pellicule, mais ce fait n’est d’aucune manière en relation avec le reste de notre savoir, les photos ne l’accomplissent d’aucune manière (éventuellement en le révolutionnant). Donc les photos ne sont pas truquées, et pourtant elles ne servent à rien. Là on a bien l’illustration de cette idée de Kant qui veut que ce soit la médiation qui fasse le savoir et donc la réalité. Des photos de soucoupes volantes, oui. La réalité des soucoupes volantes, non. Et seuls ceux qui en restent à la croyance sont scandalisés par ce hiatus : leur refus du savoir (car croire, c’est refuser de savoir) ne leur permet pas de se rendre compte que la réalité de la représentation (et une photo, c’est une représentation) réside non pas en elle mais dans sa médiation.
Mais si Kant indique le caractère contradictoire de la demande d’un critère de la vérité, vous allez me dire que ce critère s’impose en quelque sorte de soi-même : c’est l’évidence. Ce que nous tenons pour vrai, c’est ce que nous savons ” très évidemment ” être tel, dit Descartes. Où est la difficulté, alors ?
D’abord je vous ferai remarquer ce fait massif que tous les gens qui se sont trompés l’ont fait de s’être fiés à des évidences. Ceux qui étaient dans le doute et qui ont malgré tout dû agir ne se sont pas trompés, même si leur action s’est finalement révélée néfaste. Si je parie que tel cheval gagnera la course de dimanche après-midi et s’il finit bon dernier, je ne me serai pas trompé : j’aurai simplement perdu mon pari. Par contre si j’avais affirmé que tel cheval gagnerait la course, alors oui, je me serais trompé. Mais alors je n’aurais pas parié (si vous pariez en connaissant d’avance le résultat d’une course, ce n’est pas un pari mais une escroquerie). Donc nous devons déjà reconnaître que l’évidence qu’on prend habituellement pour le critère de la vérité est bien plutôt, en fait, la cause de l’erreur ! Ou plus précisément, si nous nous trompons le plus souvent, c’est que nous identifions la vérité à l’évidence. Bon, on ne va pas perdre notre temps à multiplier les exemples (le soleil tourne autour de la terre : on le voit même à l’œil nu, et ainsi de suite).
Mais surtout il faut donner une définition de l’évidence. Vous voyez bien que si vous en faites un ” remplissement ” de l’intention que vous tournez vers les choses (le terme est de Husserl) cela n’avance à rien, c’est juste descriptif et d’ailleurs même pas, puisque ce terme est une métaphore. Il faut aller beaucoup plus loin, et je vous propose de le faire en partant de ce truisme que ce qui est évident pour les uns ne l’est pas pour les autres. Reprenez les exemples que j’utilisais plus haut. Pour l’ingénieur qui visite l’usine, il est évident que son organisation est rationnelle. Pour le simple quidam, c’est n’importe quoi, et s’il se dit qu’il doit bien y avoir un ordre, il ne verra jamais lequel. La différence entre l’ingénieur et le quidam, c’est le savoir, et rien d’autre. Eh bien ce qui sera évident pour l’ingénieur, c’est ce qui accomplira son savoir. Et dans les domaines où je suis ignorant, rien ne peut être évident pour moi. Si quelque chose est cependant évident, c’est que j’aurai réussi à reconnaître une bribe très partielle d’un savoir que j’avais par ailleurs et que les choses qui ont été ” constituées ” par ce savoir (c’est-à-dire conditionnées quant à leur possibilité d’apparaître) ont accompli ce savoir. Vous venez de reconnaître la première partie de la définition de l’évidence que je peux maintenant vous donner : c’est l’accomplissement d’un savoir. Donc les savoirs étant différents d’une personne à l’autre, chacun aura des évidences là où les autres en resteront à des réalités douteuses. Et si l’on admet que certains savoirs sont universellement partagés (cette nécessité est inhérente à la notion du ” monde ” car il n’y a de monde que commun), alors là on pourra dire qu’il y a des évidences universelles. Mais en réalité c’est plutôt de ” généralité ” que d’universalité qu’il faudrait parler, puisque cela renvoie à une communauté de savoir qui reste quand même factuelle. Bref, l’évidence, c’est l’accomplissement du savoir par son objet.
Je viens ainsi de donner la première partie de ma définition. Mais si vous reprenez les exemples, on peut aller plus loin. Si l’ingénieur comprend avec évidence tout ce qui se passe dans l’usine, alors que moi je n’y comprends quasiment rien, c’est bien parce qu’il est ingénieur, non ? C’est le savoir dont je ne cesse de parler depuis 2 heures. Mais qu’est-ce que cela signifie, concrètement ? Imaginons qu’une personne nous interpelle, lui et moi, et s’enquiert des raisons de notre présence en ce lieu. Il dira tout de suite qu’il est ingénieur tandis que moi, qui ne trouve rien d’évident à constater, je dirai que je ne suis pas de la partie, comme on dit. Alors vous reconnaissez bien que l’évidence des choses ne diffère pas du droit qu’il a de répondre ” moi ” à quelqu’un qui demanderait s’il y a un ingénieur dans l’insistance ! Pour moi, il y a aussi une évidence : celle du fait que je ne comprends rien à ce que je vois et par conséquent, en réalité, celle du fait que je ne vois tout simplement rien (comme quoi il ne suffit pas de s’introduire dans une usine pour faire de l’espionnage industriel). Alors cette évidence qui est la mienne, qu’est-elle donc sinon celle de la légitimité d’une réponse que je donnerais en arguant de mon statut de visiteur étranger ?
Vous savez que la question de l’évidence est capitale chez Descartes et aussi chez Husserl qui le reprend. Pour Descartes, l’essentiel se ramène finalement à dire que je suis dans la vérité quand le doute est impossible, et que c’est finalement le cogito, impossibilité du doute car douter c’est encore cogiter, qui organise cette nécessité. A la limite, une vérité qui aurait la même évidence que le cogito, serait une vérité absolue et définitive (c’est là dessus qu’il s’appuie quand il réfléchit sur l’idée de Dieu qu’il trouve en lui, notamment). Bon, d’accord. Mais là Descartes oublie le principal, c’est que la notion de vérité est une notion de droit. La vérité ce n’est pas du tout ce qu’on pense, mais c’est ce qu’on a raison de penser. Quand je dis qu’il oublie, je suis de mauvaise foi : c’est vrai dans tout le passage consacré au cogito, mais tout le passage consacré à l’idée de Dieu est précisément fait, à mon avis, pour répondre à cette objection. Mais ce qui compte ici, c’est que l’évidence soit définie comme une adéquation : je pourrais qualifier de vraie une représentation qui serait à la limite aussi irrécusable que celle que j’ai réflexivement de ma propre existence (et c’est seulement après avoir dit cela que Descartes assure la légitimité de son opération dans le problème de l’idée de Dieu – de sorte que mon objection est quand même valable).
Que la notion de vérité soit une notion purement juridique, cela se traduit dans la réflexion par la nécessité que le cogito aussi soit une notion juridique. La tradition est au contraire de la présenter comme le fait même de l’existence. Or c’est une naïveté, si je puis me permettre, parce qu’un fait est toujours déjà engagé dans la problématique de sa légitimation. Au minimum, s’il ne pleut pas aujourd’hui, il y a l’idée que j’ai raison et non pas tort de le constater. De sorte que du point de vue de mon énonciation, le sujet de mon énoncé, si trivial que vous le vouliez, est encore identique à son caractère juridiquement problématique. J’arrive à mon argument qui consiste à retourner ce que j’ai indiqué plus haut en disant que le savoir produisait finalement du sujet (les études techniques produisent des ingénieurs, les études universitaires produisent des professeurs ou des médecins, etc.) : je ne puis dire ” moi ” qu’à être autorisé à le faire par un certain savoir ! Reprenez l’exemple du boulanger, de la classe ou de la famille : à chaque fois que vous dites ” moi “, vous le faites en étant autorisés à le faire depuis le savoir de la situation correspondante. Donc l’idée d’un cogito pur, métaphysique comme le voudraient Descartes et Husserl, est inacceptable, puisqu’elle oublie que cet énoncé a comme sens le statut juridique de son énonciation et que ce statut est nécessairement un savoir. Inversement, vous voyez bien qu’un savoir qui ne donnerait lieu à aucun cogito est impossible. Que serait par exemple le savoir technique, si jamais personne ne pouvait s’en autoriser pour dire ” moi ” dans la situation où un ingénieur peut être amené à parler ou à réfléchir ? Vous voyez bien que cela ne pourrait pas exister – ou plus exactement cela existerait à la manière du contenu des livres que personne n’a lu et dont les auteurs sont morts, c’est-à-dire pas du tout. C’est la réalité même du savoir de produire non pas seulement du sujet (les études techniques ont pour seule réalité de produire des ingénieurs, c’est-à-dire des gens qui pensent comme tels), et on retourne simplement cette nécessité en constatant qu’on ne dire jamais ” moi ” qu’à bon droit, et donc dans l’autorité que l’on reçoit d’un savoir.
D’où je peux énoncer complètement ma définition de l’évidence : ” l’évidence, c’est l’accomplissement subjectif du savoir par son objet “. Ce que vous pouvez retourner dans tous les sens, notamment en constatant que la réalité de l’objet, dès lors qu’elle est comme j’ai indiquée, corrélative d’un savoir, est aussi bien production du sujet.
Avec cette définition, je crois que toutes les difficultés sont levées, et notamment la première qui consistait à souligner que l’évidence est la cause de l’erreur, dès lors que vous reconnaissez l’erreur comme une notion réflexive et que la réflexion peut être celle d’un savoir sur l’autre (là où quelqu’un voit le monde, moi je vois seulement le savoir qui le fait agir). Mais c’est surtout l’idée de Descartes qui me tenait à cœur quand j’ai préparé cela : que le cogito soit la mesure de l’évidence, elle qui est la mesure de la vérité. La notion de légitimité du moi résout tout cela, dès lors qu’on s’aperçoit que la position du sujet par lui-même est forcément seconde par rapport à sa constitution dans le savoir qui l’autorisera, et par rapport à la réalité de l’objet qui conditionne cette autorisation (car pour autoriser, il faut que le savoir se réalise). Donc Descartes a raison de référer l’évidence au cogito, mais il a tort de partir du cogito comme modèle de l’évidence parce que ce qu’il dit est un résultat, celui de la reconnaissance de la constitution de l’objet par le savoir, et ensuite de l’autorisation que le sujet reçoit de cette constitution, légitimante dès lors qu’elle est avérée.
Voilà donc ce qu’il faut retenir : la notion transcendantale de constitution, qui concerne non pas la réalité des choses mais la possibilité de leur apparition et de leur apparition comme telle ou telle (donc quand même leur réalité, sinon leur existence dont nous aurons à parler en la distinguant bien de celle-ci), et la notion de production subjective corrélative de cette constitution, non pas seulement au sens où la réalité du savoir consiste forcément à déterminer une subjectivité, mais au sens où le cogito n’est pas un fait qui se fonde lui-même, puisque c’est au contraire une réflexion que seul un savoir toujours préalable doit autoriser. Vous avez compris que toute ma problématique de la marque, en s’attaquant à la nécessité de ce préalable, doit pulvériser ce rapport dans lequel la notion de vérité se trouve pour l’instant enfermée entre le cogito et l’autorisation par le savoir. C’est ce que nous verrons dans la suite de ce feuilleton passionnant.
Je vous remercie de votre attention.