Cours du 14 décembre 2001
La responsabilité de reconnaître l’œuvre
Une production que personne ne reconnaît pour une œuvre peut-elle en être une ? autrement dit la distinction qui définit l’œuvre à l’encontre de toute production de l’esprit est-elle uniquement l’affaire de l’auteur ? si c’est le cas, on peut concevoir la création comme une affairement purement personnelle, non seulement en fait (il est rare qu’un auteur trouve tout de suite son public) mais encore en droit (le public ne compterait absolument pas). Ce serait uniquement pour des raisons de narcissisme que les auteurs publieraient ? Ou alors est-ce que le public porte aussi la responsabilité de l’œuvre, au sens où il aurait un certain devoir de la reconnaître ?
La responsabilité du public
Du point de vue de l’auteur, on peut dire que la question ne se pose pas : si le public aime ce qu’il fait, tant mieux, sinon cela ne l’empêchera pas de continuer, et sa souffrance restera de nature psychologique. Inversement, celui qui court après le succès en donnant au public ce qu’il souhaite ne rencontre l’estime de personne et notamment pas de lui-même.
Mais la vraie question n’est pas là : si on admet l’identification de l’œuvre et du vrai, on admettra que sa reconnaissance lui appartient pour ainsi dire en propre, dans la mesure où la vérité qui ne produirait pas d’effet de vérité ne serait que l’idée abstraite et réflexive de la vérité. On pourrait le contester à la seule condition de donner une certaine consistance à la vérité, et par conséquent de poser qu’une œuvre peut en être une objectivement, pour des raisons peut-être difficiles à indiquer mais en tout cas réelles, c’est-à-dire indépendantes du jugement de ceux qui la rencontrent. Mais si l’œuvre peut en être une en quelque sorte objectivement, cela signifie que la vérité se reconnaît à certains caractères (auxquels on peut ou non être attentifs, peu importe) – et par conséquent que la vérité est une sorte de réalité. Contradiction. Il appartient donc essentiellement à l’œuvre, parce qu’elle relève de la distinction et non pas de la différence de ne pouvoir être une œuvre en elle-même, indépendamment de toute reconnaissance.
La reconnaissance du vrai comme tel, cela s’appelle le respect. Le vrai n’existe donc comme tel que dans le respect qu’il suscite – lequel est son effet. L’essence de l’œuvre est par conséquent de devoir susciter ce sentiment chez ceux qui la rencontrent. C’est cette nécessité que je voudrais examiner aujourd’hui en parlant de la responsabilité du spectateur ou du lecteur.
Quand je dis que le respect est une nécessité, il va de soi que ce n’est pas une nécessité de fait, dès lors qu’il a le vrai (par opposition au réel dont il ne diffère en rien) comme objet. D’un autre côté, c’en est pourtant une : il y a des gens ou des choses qui imposent le respect. Voilà le point crucial, à mon avis : cette imposition – dont on va comprendre tout de suite en quoi elle doit s’entendre comme responsabilité, précisément parce qu’on peut se soustraire au respect qui s’impose.
Toute personne doit, en tant que telle, être respectée. Quand je dis cela, je dis que la » personnalité » (le fait qu’une personne soit une personne) impose le respect, quand bien même le sujet moral que l’on considère à cette occasion imposerait le mépris. Mais la » personnalité « , si elle s’impose comme objet du respect, ne contraint pas au respect : il y a des assassins, il y a des partisans de la peine de mort, bref des gens qui considèrent que la » personnalité » ne compte pas, qu’il faut en rester à ce qui importe (par exemple au fait que tel criminel pervers soit un incontestable danger social).
Il faut donc distinguer l’imposition de la contrainte. Or de quelle nature est cette distinction, sinon ici de nature éthique ? Car enfin être un assassin ou un partisan de la peine de mort, c’est bien avoir originellement décidé que ce qui impose le respect (c’est pour ainsi dire par définition que la » personnalité » le fait) ne le ferait pas vraiment. Or cette décision concerne non pas ce qui impose le respect (la » personnalité » n’est nullement affectée par le fait qu’il y ait des assassins) mais le sujet qui éprouvera ou qui n’éprouvera pas ce sentiment (être un assassin, par exemple). Il y a des gens qui ne respectent pas ce qui a pourtant comme nature d’imposer le respect. C’est leur affaire – pas celle de ce qui continue de devoir être respecté : c’est l’affaire de leur dignité, ou celle de leur indignité. Si donc nous respectons ce qui a pour nature d’imposer le respect, par exemple la » personnalité « , c’est donc en réalité d’un certain rapport à nous-mêmes qu’il s’agit.
D’un autre côté, comme l’imposition du respect n’est pas la contrainte au respect, il est bien certain que qu’on ne pourra plus distinguer cette imposition de sa simple idée, si aucune marque de respect n’est concrètement donnée.
Voilà donc le paradoxe de la responsabilité : d’une part elle concerne ce qui n’a nul besoin qu’on s’y attache ou qu’on s’y voue, mais d’autre part elle maintient l’irréductibilité de son objet à la représentation qu’on s’en fait réflexivement. Car on n’est jamais responsable que de ce qui compte et ce qui compte (contrairement à ce qui importe) ne saurait équivaloir réflexivement à sa propre représentation. Dans une société esclavagiste, par exemple, la dignité humaine n’est qu’une idée ; mais celui qui reconnaîtrait cette dignité en ferait par là même une réalité que peut-être il n’aura pas la force ou le courage de défendre, mais une réalité tout de même.
S’agissant de l’œuvre, le mécanisme est le même puisque l’œuvre, à l’instar de la dignité humaine, n’est pas quelque chose qu’on puisse constater (il ne suffit pas qu’un texte soit de haute tenue littéraire pour constituer une œuvre, puisque c’est uniquement le nom propre qui compte) mais uniquement quelque chose qu’on ait à reconnaître.
Il appartient donc à l’œuvre d’une part d’être absolument indifférente au jugement du public, dès lors que l’auteur ne travaille pas pour avoir du succès mais uniquement parce qu’il est lui et non pas quelqu’un d’autre, mais d’autre part il appartient au lecteur ou au spectateur de porter la responsabilité de l’œuvre. D’où l’attitude souvent ambiguë de l’auteur, entre arrogance et supplication : c’est de lui et non pas du jugement du public qu’il s’autorise exclusivement, mais d’autre part l’œuvre (et non pas l’auteur, du moins comme tel) a besoin d’être reconnue comme telle. Bref, le public est responsable ; nous portons la responsabilité des œuvres que nous reconnaissons et de celles que nous ne reconnaissons pas.
La responsabilité de reconnaître l’œuvre
Nous avons vu la dernière fois que l’auteur se définissait de susciter une décision qui concerne son œuvre : l’impossibilité de justifier qu’une œuvre en soit une se traduit par la nécessité de décider qu’elle en est une. On appelle donc œuvre non pas ce qui en est une, mais ce qui a suscité la décision de sa reconnaissance, et ce qui l’a dès lors suscité à bon droit.
Car l’œuvre n’en est pas une, selon une réalité objective aussi paradoxale qu’on voudra et dont il nous suffirait de prendre acte. Inversement la prétention à produire une œuvre ne suffit pas à susciter cette décision : elle en suscite seulement l’idée (on voit que quelqu’un produit quelque chose dont il attend des autres qu’ils croient que c’est une œuvre). Si je dis au contraire que l’œuvre qui suscite la décision de sa reconnaissance en est par là même déjà une, c’est pour indiquer que l’impossibilité de jamais justifier cette décision (précisément : c’est une décision et non pas un choix) ne peut la situer qu’au niveau de notre sensibilité. Ce n’est jamais avec notre intelligence que nous reconnaissons qu’une œuvre en est une, puisqu’il appartient essentiellement à cette notion, pour garder notre exemple paradigmatique de l’écriture, que de mauvais textes puissent en relever et que des bons en soient exclus. Ce qui revient tout simplement à dire qu’il appartient à la reconnaissance de l’œuvre qu’elle puisse récuser les raisons qu’on peut se donner de la reconnaître ou de ne pas la reconnaître.
Je ne veux certes pas nier, en disant cela, l’importance de la culture. Il est bien évident que plus on est cultivé et plus on est à même d’apprécier et de juger les productions de l’esprit, quelles qu’elles soient. Mais justement : cela vaut pour toute production de l’esprit, selon ce qui sera forcément une échelle de différences (y compris qualitatives), alors que la question de l’œuvre est celle de la distinction d’une de ces productions. La culture du spectateur et donc sa compétence importent au plus haut point, mais elles ne comptent pas parce qu’il est impossible que la reconnaissance de la distinction puisse être représentée, dès lors que la distinction n’est pas une sorte de différence. Autrement dit, si une personne inculte est privée du commerce des œuvres, c’est simplement parce que celles-ci sont des productions de l’esprit, qu’elles donnent lieu à des effets de sens dont l’ignorance des codes implique forcément la méconnaissance, et non pas parce qu’elles sont des oeuvres. (D’où parfois l’illusion qu’on pourrait mettre les personnes incultes directement au contact des plus grandes œuvres, comme si ce qui compte faisait disparaître ce qui importe !)
Quand je dis que la reconnaissance de l’œuvre est une décision, c’est pour dire qu’elle n’est pas une estimation. Quand on estime, on s’autorise de sa compétence, et on traduira cette impersonnalité par une échelle de valeurs : telle production de l’esprit vaut indubitablement plus et mieux que telle autre (car l’estimation n’est pas seulement objective, elle est aussi morale, puisque la réflexion confère une compétence morale), laquelle était déjà supérieure à telle troisième, et ainsi de suite. Etre cultivé, c’est pouvoir établir des hiérarchies qui ne soient pas arbitraires. Or qui ne voit que l’on désigne ainsi la plus ou moins grande importance (historique, stylistique, psychologique, sociale, etc.) de ce qu’on juge ? Eh bien la question de l’œuvre apparaît précisément quand cette question est laissée de côté : elle n’est pas celle de ce qui importe, mais uniquement celle de ce qui compte. Et c’est seulement par réflexion qu’on pourra établir une hiérarchie des importances (par exemple dire que Mozart est plus important que Debussy dans l’histoire de la musique), mais cette réflexion, parce que c’est une réflexion, est parfaitement étrangère à la responsabilité des reconnaissances.
Car enfin, en réfléchissant on prend le point de vue que n’importe qui aurait raison d’avoir (par exemple le point de vue d’un professeur d’histoire de la musique). C’est donc un point de vue de totale irresponsabilité – autrement dit le point de vue d’un » en tant que « (c’est en tant qu’on connaît suffisamment l’histoire de la musique qu’on peut situer tel compositeur plus haut ou plus bas que tel autre dans l’échelle des importances). Eh bien la responsabilité du spectateur ou du lecteur est exactement le contraire de l’irresponsabilité de l’expert : celui-ci n’est jamais pour rien dans ce qu’il pose, puisqu’il est seulement le véhicule anonyme d’un savoir, alors que celui-là doit au contraire décider que l’œuvre en est une, toujours en extériorité à son propre savoir. C’est pourquoi il peut s’agir de vérité dans une décision et jamais dans un choix : il appartient à la nature du choix de pouvoir donner lieu à justification, et décider suppose que les raisons aient cessé de compter.
Ce qui est justifié ne saurait d’aucune manière se rapporter au sentiment de la reconnaissance du vrai, qui est le respect. On ne respecte que ce qui est sans raison, ou plus exactement que ce dont les raisons ne comptent pas. Or la définition de l’œuvre est qu’elle soit une chose donnant lieu au respect, qu’elle soit contingente.
Si donc la reconnaissance de l’œuvre, dans sa distinction d’avec les autres productions culturelles (qui lui sont éventuellement supérieures), est avant tout une affaire de respect (sa rencontre est une épreuve et non pas une expérience, autrement dit), alors on voit bien qu’il serait absurde d’opposer à la reconnaissance de telle œuvre la supériorité objective ou morale de telle ou telle autre production de l’esprit. Bref, le respect ne se commande pas et c’est depuis cette évidence qu’il faut poser la question de la responsabilité du spectateur.
On dira qu’il ne se commande pas mais qu’il se mérite. Faux. Il y a des gens de grand mérite qui suscitent seulement l’idée (éventuellement très insistante) de les respecter, et d’autres qui n’en ont aucun et qui suscitent le respect lui-même (par exemple les gens qui ont du » charisme « ).
J’avais opposé le respect en général et le respect particulier, en disant que le premier valait seulement comme représentation donnant lieu à un commandement, alors que le second seul était un sentiment. Le criminel pervers, l’escroc qui abuse de la faiblesse de ses victimes, le commerçant bouffi d’argent et satisfait de lui-même, voilà assurément des gens qu’il est impossible de respecter, bien que le commandement de les respecter soit valable pour eux comme pour n’importe qui. Cela signifie seulement qu’à travers eux, c’est l’humanité qu’on respecte : eux, ils ne comptent pas, c’est elle qui compte. Et poser que quelqu’un ne compte pas, c’est justement lui refuser le respect. Par contre il y a des gens qui le suscitent immédiatement : ce n’est pas l’humanité en général qu’on respecte en eux, mais c’est bien eux (même si par ailleurs c’est-à-dire là où ça ne compte pas, ils sont exemplaires d’une humanité souhaitable : ils importent comme modèles éventuels, mais pour nous ce sont des gens qui comptent).
Le respect étant une épreuve et non pas une expérience (mais je rappelle que toute épreuve devient une expérience quand elle est réfléchie, puisque c’est le propre de la réflexion de rabattre la vérité toujours singulière sur le savoir toujours ordinaire), la question de savoir si on l’accorde avec équité ne se pose pas.
La reconnaissance concerne élection, pas la valeur
Je le dis encore autrement : élire, ce n’est pas choisir. Les gens qui ont été choisis ont dû faire montre de qualités ou d’aptitudes qui le justifiaient, mais la question n’a aucun sens à propos des élus – au sens du » peuple élu » dont la notion n’est pas celle d’un peuple que Dieu aurait des raisons de préférer aux autres.
Je donne le concept : le jugement applique une nécessité à un fait singulier, alors que la question de l’élection est uniquement celle de la contingence.
Si donc l’essence de l’œuvre réside dans sa contingence, si le génie est la contingence elle-même (il se trouve que Picasso était lui et non pas n’importe qui, et il n’a jamais cédé sur cette distinction), comment pourrait-on arguer de la nécessité (par exemple : il faut du métier) pour décider qu’une œuvre en est une ? Non : une œuvre en est une dès lors qu’elle est bien elle et non pas n’importe quelle produit de l’esprit qui aurait pu se trouver à sa place. La question de l’œuvre est celle de son élection, nullement celle de son choix – au sens où l’on aurait choisi la plus intéressante des productions de l’esprit disponibles à une époque donnée.
Etre responsable, au sens où le spectateur l’est de l’œuvre, c’est répondre d’une élection. Pour cela, il faut du courage, parce qu’on ne pourra jamais se dissimuler derrière un savoir qui nous ex-cuserait.
Celui qui choisit s’autorise de son savoir, mais celui qui élit s’autorise de lui-même.
Le spectateur est responsable de l’œuvre au sens exact où, dans le mythe, Dieu est responsable de l’élection du peuple juif. Cela ne signifie pas que ce peuple soit meilleur que les autres, plus pieux ou plus méritant, parce qu’il n’y a d’élection que du contingent dans sa contingence, au grand scandale de ceux qui voudrait que tout se mérite et qu’il y ait des justifications à tout : il n’y a qu’une seule raison à l’élection du peuple juif, c’est qu’il soit le peuple juif. Et mettre en avant cette raison, c’est dire qu’il est le peuple élu à cause de Dieu et non pas à cause de ses mérites que Dieu aurait eu l’obligation de prendre en compte.
Est-ce que cela ne nous rappelle pas quelque chose ?
Souvenez-vous d’une certaine bataille napoléonienne racontée par Victor Hugo, sur l’issue de laquelle nous avons médité quand je vous parlais de la » vie spirituelle » (j’avais emprunté la citation à Umberto Eco). Il y a beaucoup de raisons qui peuvent expliquer une défaite, et des raisons très réelles. Mais sous la plume du poète, qui ne les contesterait pas, il n’y en a qu’une qui soit vraie : l’armée française à été vaincue » à cause de Dieu « . Aux historiens d’établir la réalité, mais à lui de dire la vérité.
L’inconsistance de la vérité interdit de voir là une nouvelle raison à quoi les historiens n’aurait pas pensé : dire » à cause de Dieu » comme vraie raison, c’est dire qu’il n’y a aucune autre raison que les raisons réelles. Sauf qu’elles ne sont pas vraies. J’avais dit que la vie spirituelle se situe dans cette distinction du vrai et du réel, dans la reconnaissance qu’en effet, (même pour moi qui suis aussi athée qu’on peut l’être )c’est bien » à cause de Dieu » que l’armée a été vaincue…
Eh bien c’est d’une telle causalité qu’il s’agit quand nous parlons de la responsabilité dont l’auteur, qui propose son travail non pas à notre jugement mais à notre décision, assure par là même la donation. Car décider, c’est forcément s’autoriser de soi-même, à l’encontre de toutes les raisons dont la reconnaissance se traduirait par un choix. L’œuvre, c’est une chose qu’il nous appartient en propre d’élire. Mais il ne nous appartient aucunement de la choisir, puisque notre choix peut au contraire valoriser tout autre chose que ce qui compte. En quoi je rappelle simplement que la rencontre d’une œuvre est un événement spirituel, et nullement une expérience (mobilisation de savoir donnant lieu à un surcroît de savoir). Si c’était une expérience, bien sûr, les raisons seraient seules à compter et nous serions sans responsabilité (ce n’est pas notre faute si tel livre est mieux écrit que tel autre, par exemple).
Or s’il nous appartient de l’élire, c’est qu’elle était déjà élue – faite de sa propre contingence quand toutes les choses sont faites de leur nécessité. Et une chose faite de sa contingence, c’est une chose dont quelqu’un est vraiment responsable : c’est de lui-même, et non pas de sa place ou de son savoir, qu’il s’est autorisé. Voilà pourquoi je définis l’auteur comme un donateur de responsabilité – mais bien sûr, ainsi qu’il convient dès qu’on se retrouve dans la problématique du don, il l’est sans le savoir.
La prochaine fois, je poursuivrai d’une manière plus générale ma réflexion sur la responsabilité.
Je vous remercie de votre attention.