Cours du 7 décembre 2001

 

L’auteur et la responsabilité, suite

Nous avons vu la dernière fois que la notion d’auteur renvoyait à celle de la responsabilité, d’une manière qui tient à l’impossibilité que la vérité soit une sorte de réalité, autrement dit à l’impossibilité que l’œuvre soit positivement constituée comme telle. Les questions de la vérité et de la responsabilité sont inséparables, puisqu’on n’est jamais responsable que devant l’autorité, laquelle institue le vrai comme tel c’est-à-dire comme objet du respect. Le vrai en effet est le réel marqué : le réel autorisé de quelque chose qui ne le diffère pas mais qui le distingue. La question de l’auteur est celle de la responsabilité de cette distinction, selon un génitif qu’il faut entendre au double sens : d’une part on appelle auteur celui qui distingue un réel en le faisant advenir comme vrai, c’est-à-dire comme sujet de la vérité (car bien sûr c’est le vrai et non pas l’auteur qui est le sujet de la vérité), et d’autre part la nécessité dans laquelle nous nous trouvons de reconnaître une distinction institue en nous une responsabilité dont l’auteur est le donateur.

 

L’auteur : au pied du mur de la responsabilité

Tout ce que je dis procède du refus de faire de la vérité une sorte de réalité, autrement dit d’en maintenir la notion (et celle des ” effets de vérité “) contre les meilleures raisons. Là où il y a des raisons, on ne respecte pas : on ne respecte que là où il n’y en a pas – que là où en vérité il n’y en a pas, bref que là où la réalité ne compte pas. L’objet du respect est toujours tel que sa réalité ne soit pas sa vérité – ainsi l’être humain en général, qui n’a pas besoin d’être dans son intégrité pour être humain (un infirme n’est pas moins humain qu’une personne bien portante, bien que sa réalité soit assurément diminuée), et qui n’a même pas besoin d’exister (les morts ont droit au respect comme les vivants, alors même que, comme sujets, ils n’existent plus c’est-à-dire pas du tout). Dire que le vrai est l’objet du respect, c’est par conséquent dire que sa réalité (et donc, subjectivement, sa compréhension) ne compte pas.

La réalité des productions de l’auteur, c’est forcément leur statut d’expression. Or n’importe qui s’exprime en faisant n’importe quoi alors que le vrai est du réel distingué – et par conséquent l’auteur un sujet distingué. Distingué, cela signifie d’abord différé de ses semblables dont par ailleurs il ne diffère pas, mais cela signifie aussi différé de ses expressions, alors que, forcément, il s’épuise en leur totalité. La notion stricte de l’auteur, qui est celle du génie, ne correspond donc à rien, et c’est pour cette raison qu’elle relève en nous du respect.

La distinction de l’auteur, c’est donc l’illégitimité qu’il y aurait à en penser la notion selon la catégorie de l’expression. La puissance de la signature ne dit rien d’autre que la distinction ainsi entendue : l’œuvre en est une non pas d’exprimer un ” génie ” qui serait une qualité innée ou acquise du scripteur mais uniquement de porter la marque de celui-ci, la marque d’un sujet de décision. Ce qu’on signe, c’est en effet toujours une décision, et l’auteur n’est pas celui qui produit l’œuvre mais celui qui décide (notamment par la signature, mais on peut concevoir bien d’autres moyens) qu’il s’agira d’une œuvre parce qu’ il a décidé de ne prendre en compte aucune nécessité, d’en rester à sa propre contingence.

Car on appelle auteur un sujet qui ne cède pas sur sa propre contingence et œuvre ce qui en résulte – quelque chose qu’il serait dès lors déplacé (passage de ce qui compte à ce qui importe) d’expliquer.

Voilà l’auteur : qu’il soit sujet de cette décision, alors que n’importe qui est sujet de son expression, et par conséquent aussi responsable de la valeur de celle-ci. Il est bien évident que toutes nos expressions ne sont pas équivalentes, non seulement d’un point de vue objectif (tous les textes qu’on écrit ne se valent pas) mais surtout d’un point de vue moral et surtout éthique : certaines de nos productions attestent de notre sérieux, et d’autres de notre désinvolture. Eh bien l’auteur est le sujet d’une responsabilité qui récuse ces évidences : les œuvres peuvent ne pas se valoir objectivement (il y a des tableaux qui sont plus ” intéressants ” que d’autres), elles peuvent ne pas se valoir moralement ou éthiquement (certaines productions attestent d’une complaisance envers un style qui a été mis au point auparavant et qui est exploité), il n’empêche qu’une seule chose compte, au-delà de toutes ces importances que personne ne songerait à nier, et c’est la signature (ou son équivalent, comme marque du sujet dans sa contingence).

C’est ce paradoxe que j’appelle responsabilité de l’auteur : non pas qu’il ait produit une œuvre, mais qu’il ait décidé que sa production, par ailleurs susceptible de divers jugements de valeur, soit une œuvre. Que le texte ou le tableau soit bon n’est pas une raison suffisante, et qu’il soit mauvais n’est pas un empêchement. La réalité de l’œuvre, dont nul ne songerait à nier l’importance, n’est absolument pas ce qui compte : une œuvre n’est pas un ensemble unifié par certaines caractéristiques de qualité d’écriture ou de pensée, mais un ensemble unifié par un nom propre (par exemple ce qui compte dans tel texte, c’est uniquement qu’il soit de Sartre). Voilà, sur le plan des principes, la nécessité qu’on signifie en disant que l’auteur est le sujet qui s’autorise de lui-même.

 

Une responsabilité partagée ?

Mais la responsabilité dont la notion est originellement impliquée dans celle de l’œuvre n’est pas simplement l’affaire de l’auteur, dès lors que l’œuvre n’existe pas seulement pour lui mais encore pour nous et que ce qui la définit pour nous aussi est l’insuffisance des raisons qu’on aurait à lui accorder ou à lui refuser le titre d’œuvre. Car il ne suffit pas qu’un texte soit bon pour que nous reconnaissions le génie de celui qui l’a produit, autrement dit pour que nous reconnaissions sa décision à l’encontre de toute problématique de l’expression. Celui qui possède parfaitement son sujet peut produire un texte excellent sans pour autant être un auteur – la question de l’œuvre proprement dite étant justement celle de cette distinction puisqu’on reconnaîtra comme œuvre le texte ou le tableau qui compte, par opposition à un autre qui peut éventuellement être beaucoup plus important.

 

Donc si la réalité de l’œuvre n’est pas du tout ce qui compte pour qu’elle soit une œuvre, la reconnaissance que nous en opérons se fait sous notre responsabilité, laquelle consiste à assumer la division que j’ai déjà mentionnée comme effet de vérité : il va s’agir pour nous de laisser de côté l’importance de telle production de l’esprit pour nous en tenir à notre capacité d’être ou non marqué par lui.

La marque ne répond aucunement à un critère de réalité : ce ne sont pas les textes objectivement les mieux écrits ni les plus riches en informations qui feront de nous quelqu’un d’autre. Or la qualité de l’écriture et la quantité des informations sont des raisons que nous pourrions donner pour justifier un jugement particulièrement laudatif. Eh bien l’œuvre apparaît dès lors que tout cela ne compte pas : on ne pourra pas se cacher derrière des caractéristiques objectives comme celles-ci pour s’ex-cuser de notre attitude envers le livre ou le tableau – pour que cette attitude ne soit pas vraiment la nôtre.

L’auteur nous met donc au pied du mur de notre responsabilité qui est d’abord notre division entre notre vie (notamment culturelle et intellectuelle) où se mesurent les importances et un certain ordre d’impossibilité de vivre qu’il faut nommer celui de la marque.

Cet ordre, on peut dire qu’il est celui de la vérité en nous, puisqu’il est la suspension (toujours locale) de l’exclusivité qui définit la vie à l’encontre de la vérité. Là où nous sommes marqués, pour cette raison négative, nous sommes donc capables de vérité, et par ailleurs nous ne le sommes pas. Eh bien c’est de cette division opérée en nous par la vérité que nous sommes responsables quand nous avons affaire à une réalité qui pourrait bien être une œuvre… Car la vérité n’est jamais reconnaissable que là où elle est déjà. Et là où elle n’est pas (prenons l’exemple du philistin comme paradigme) elle ne pourra pas être (pour lui rien n’est jamais marquant : il n’y a pas d’œuvres mais seulement des ” produits culturels “, pas de génie mais seulement des gens qui s’expriment). Bref, il faut n’être pas n’importe qui pour accéder à la reconnaissance de l’œuvre (par opposition au produit culturel qu’elle est par ailleurs).

Le sujet indifférent est parfaitement irresponsable : la question de l’œuvre n’a aucun sens pour lui, qui se ramène ici à son affectivité ou à sa compétence. On ne prend aucune responsabilité à reconnaître qu’une chose est meilleure ou pire qu’une autre, car à le faire on s’autorise non pas de soi mais du concept de cette chose ;  or quand il s’agit de reconnaître le génie par opposition au talent, c’est-à-dire quand il s’agit de reconnaître qu’une chose a été laissée à elle-même par un sujet qui ne s’autorisait dès lors ni de ses intérêts ni de son savoir, il n’y a pas de garantie : il faut prendre sa responsabilité. Reconnaître cette nécessité suffit à la distinction du spectateur ou du lecteur : on ne peut pas constater qu’une œuvre en est une, il faut le décider. Et bien sûr la décision ne se prend jamais qu’au lieu de la marque en nous.

Voilà ce que j’appelle ” effet de responsabilité “, corrélativement à l’effet de vérité qui est un effet de division (reconnaître que la réalité ne compte pas) : dans le même mouvement nous nous distinguons depuis l’œuvre de celui que nous sommes par ailleurs, et nous distinguons l’œuvre depuis cette distinctionNous avons la responsabilité de l’œuvre, puisqu’aucune raison n’est suffisante pour qu’on soit obligé de la reconnaître, dans l’acte même où nous portons la responsabilité, en nous, de la vérité contre la réalité. Ainsi la responsabilité qui est la nôtre est celle de la décision : il ne s’agit pas de choisir entre deux options, entre accorder ou refuser notre reconnaissance, mais bien de décider.

Est auteur celui qui nous somme comme étant la question même de notre vérité de décider si ce qu’il nous présente est ou non une œuvre.

Et bien sûr, dès lors que cette sommation s’adresse à nous, c’en est une.

C’est sur cette réponse que j’arrête notre séance, et je vous remercie de votre attention.