Cours du 10 novembre 2000
Le vrai objet de la crainte, suite
Aujourd’hui, je vais préciser et compléter notre dernière séance, où j’ai essayé de poser quelques bases. Quand j’aurai répondu à la question du vrai objet de la crainte, je commencerai une nouvelle période d’exploration de cette notion en examinant, à partir des indications contenues dans le cours dont je vous avais recommandé la lecture, quelle est à chaque fois la part de vérité contenue dans les diverses acceptions et les diverses applications de la notion de crainte. On peut être sûr que nous aurons quelques paradoxes à résoudre…
Le vrai objet de la crainte : l’autorité
Je reprends rapidement quelques-uns des acquis des dernières séances.
La crainte est le rapport que nous entretenons avec la vérité en tant qu’elle se distingue de la réalité, à commencer bien sûr par celle qu’elle est pour soi – et la réalité que la vérité est pour soi, c’est le savoir. Entée dans l’extériorité au savoir, la crainte est le rapport que nous avons proprement avec la vérité, et nous verrons bientôt que le respect est le sentiment que suscite en nous tous les » porteurs de vérité » (je fabrique cette expression en référence aux » Wertträger » de Husserl) qui sont d’une certaine manière des porteurs d’infinité ou plus exactement d’impossibilité. L’impossibilité, par opposition au savoir qui est toujours savoir de la possibilité, cela ne s’entend qu’en référence à l’épreuve, si l’on pose la question d’une manière subjective. En effet, l’épreuve est toujours celle d’une impossibilité – puisqu’il n’y a pas de sujet de l’épreuve (par opposition à l’expérience) et que le sujet, justement, est toujours sujet du possible . Là donc où il y a crainte, il y a reconnaissance d’une impossibilité qui, d’être celle de la vérité (et toute épreuve peut être décrite comme un moment de vérité) est la nôtre propre, et c’est ce que j’indique en insistant sur la distinction entre qui et quoi, quand on l’applique aux personnes : l’épreuve renvoie à la question que nous sommes pour nous-mêmes, question qui est celle de savoir qui nous sommes, alors que les expériences et les places ne disent jamais que ce que nous sommes (nous sommes le lieu d’une expérience). Le sujet de la crainte (réponse en termes de qui et non pas de quoi) est expressément posé par son rapport à la vérité : un sujet marqué, et par là un sujet distingué. J’avais terminé en me référant au modèle de la crainte qui est la crainte de Dieu, et en disant qu’un homme qui craint Dieu, quoi que par ailleurs on doive penser de ce Dieu (l’omniprésence du mal oblige à reconnaître que l’affirmation de son existence est tout simplement obscène), se définit par son rapport à la vérité : il vit depuis ce qui compte et non pas selon ce qui importe. Et certes un Dieu existant ne peut être que très important – comme on le voit notamment de l’aide qu’il n’a pas » importé » dans les innombrables situations d’épouvante où les plus innocents des innocents auraient eu besoin de lui. Quand donc on parle de crainte de Dieu, il n’importe donc pas que Dieu existe, bien au contraire (s’il existe, il n’est qu’une trivialité de plus dans l’univers, puisque ce caillou aussi existe – chacun existant bien sûr à sa façon), et c’est depuis cette impossibilité que le trivial puisse jamais compter qu’il faut penser la crainte. La crainte de Dieu est une certaine manière d’être marqué par la vérité, précisément comme crainte (par opposition à avoir peur ou à redouter).
Or la vérité qui marque, comment la définir ? Autrement dit quelle détermination pouvons-nous donner à nos acquis de la dernière fois sur le » vrai » objet de la crainte ? Je vais répondre à cette question, et j’explorerai ensuite, à la lumière de ce que j’ai déjà indiqué, le champ de la crainte.
Ce que j’ai dit l’autre jour de l’épreuve, de la vérité et de la marque, je crois qu’on peut en faire la synthèse dans une notion décisive sur laquelle je reviendrai longuement, et qui est la notion d’autorité. Je crois qu’on peut commencer à envisager cette notion, avant les développements plus conséquents que je donnerai quand nous étudierons la signification du respect, en partant de l’idée des limites.
La question des limites
J’ai dit qu’on craignait toujours ce qui nous éprouvera, et qu’en ce sens la question de la crainte concernait aussi bien la vérité propre de celui qui craint, puisque toute épreuve est un moment de vérité. Là où il s’agit de crainte, il s’agit donc de la question que chacun de nous est pour lui-même, et c’est précisément de cette éventualité que la crainte se distingue des autres notions qui lui sont voisines dans le champ lexical, avoir peur ou redouter.
Celui que nous sommes vraiment (réponse à la question qui – par opposition à celui que nous sommes : réponse à la question quoi), c’est toujours depuis une certaine impossibilité à la semblance qu’il faut le reconnaître. N’importe qui est n’importe qui, en effet, puisqu’il appartient à n’importe qui d’être le sujet d’une singularité irréductible, sauf là où un point d’aberration, un point d’impossibilité, s’impose pour barrer cette semblance (être le semblable de ses semblables). Vous savez qu’il faut appeler » marque » ce point d’impossibilité, ce moment (par exemple du visage) où la vie est littéralement barrée, avec ce qu’elle implique de compréhension du monde et de possibilité d’être reconnue comme étant, précisément, n’importe quelle vie. Pour cette raison, donc, la marque ne peut pas être séparée de la problématique de la crainte, qui est toujours celle de l’épreuve et par conséquent de la vérité.
La marque elle-même, comme reste de l’épreuve (c’est le même d’être éprouvé et de rester marqué), on ne la craint pas, mais on la redoute. C’est l’épreuve qu’on craint, et on la craint parce qu’elle est un moment de vérité autrement dit parce qu’en elle c’est vraiment (par opposition à réellement, qui renvoie à l’expérience) de nous qu’il s’agit. Tout ce en quoi il s’agit vraiment de moi, donc, je le crains.
Mais qu’est-ce qui est capable de m’enfermer dans un moment de vérité ? Réponse : n’importe quoi, dès lors que mes limites y seront en causes. Rien de ce pour quoi je suis sujet d’action et d’expérience ne peut constituer un moment de vérité pour moi, mais seulement ce pour quoi je suis sujet d’actes et d’épreuves, la différence étant constituée par la question des limites.
Quand on pose la question de la limite, il faut toujours avoir présent à l’esprit la question de l’épreuve qui est toujours épreuve des limites, par opposition à l’expérience qui les suppose pour se situer, forcément, en deçà, puisqu’il n’y a par principe d’expérience que de cela dont l’expérience était possible, et que la limite s’entend précisément comme la détermination de cette modalité.
Tout ce qui marque le fait d’avoir dépassé les limites, de les avoir enfreint.
Elles ne sont pas modifiées. Imaginons qu’elles le soient, et alors la constitution rétrospective de l’épreuve en expérience joue à plein : on dira qu’il y avait des limites seulement apparentes et que les limites réelles sont celles de notre expérience actuelle. Mais dans l’épreuve elles se maintiennent : il y a des gens qui sont revenues de circonstances dont en principe on ne revient pas (accidents, maladies, etc.) et ils se nomment eux-mêmes des » miraculés « . Ils indiquent ainsi qu’ils sont marqués : la limite est maintenue, mais elle a été en quelque sorte trouée, par quelqu’un qui n’était pas eux, parce qu’il appartient à n’importe qui de ne pouvoir franchir ces limites et que chacun, pour lui-même, est forcément n’importe qui.
Cette idée des limites et du » miracle » (quelque chose est advenu qui était pourtant impossible, sinon absolument du moins dans notre représentation) me paraît propre à faire apercevoir l’autorité comme ce qui est en cause dans la crainte.
Les limites, ce ne sont pas les bornes. Je ne reviens pas sur cette tarte à la crème des manuels de Terminale. Mais je maintiens quand même la distinction en disant que les limites on peut tout à fait les franchir ! Seulement, si on peut, c’est en réalité et non pas en vérité. L’exemple qui vient tout de suite à l’esprit est évidemment celui de la spéculation métaphysique : on peut parfaitement démontrer que le monde a un commencement ou qu’il n’en a pas, et ainsi de suite. Réalité de la pensée, dit Kant, mais il n’est alors plus question de vérité.
Celui qui a franchi les limites (par opposition aux bornes qui nous sont assignées par notre situation réelle et qui, par définition, ne sont jamais franchies), il s’est aussi franchi lui-même ! Voilà en effet l’essentiel : les limites sont constituantes non seulement de la réalité qu’on peut se représenter (elles disent ce qui est possible et qui ne l’est pas) mais encore, et bien sûr corrélativement, de notre subjectivité. Il est donc nécessairement un autre que lui-même : un autre que celui qui, comme sujet de la possibilité (sujet de l’expérience et de l’action) est, lui, resté en-deçà des limites.
La temporalité de la maque (je suis désormais un autre bien que je sois toujours le même) est aussi bien une problématique de la limite et de son franchissement.
Mais cet autre qu’il est désormais (en quoi vous comprenez que la marque l’est toujours du franchissement d’une limite… par exemple, il y a des gens » qui en ont vu de trop « , alors » ils se jettent à l’eau « , comme dit Francis Lemarque dans sa chanson), c’est un autre qui renvoie à une question qui est bien celle de l’autorité, puisque les limites, justement, circonscrivent le champ de ce qui est autorisé !
Tout ce que nous avons la possibilité de faire, d’une manière ou d’une autre, relève d’une autorité. Par exemple si je me fais à déjeuner, je le fais forcément depuis une autorité qui est celle de la cuisine familiale dans laquelle j’ai été élevé, ou au contraire depuis une autorité qui serait celle des ouvrages de cuisine si je veux me composer un repas un peu exceptionnel. On dira que je peux agir de ma propre autorité. Certes, il est toujours matériellement possible de mélanger de la moutarde et de la confiture, mais il s’agit là d’une simple absurdité, et c’est seulement à la condition que je sois moi-même un vrai cuisinier, autrement dit que la cuisine soit pour moi un domaine de pensée, que je m’autoriserai de moi-même. Auquel cas, nous revenons à la question de la tradition dont j’ai déjà parlé à propos de la philosophie : s’autoriser de soi, c’est forcément métaphoriser autre chose, donc une autre autorité. Je rappelle qu’on ne peut pas s’autoriser de soi-même sans s’inscrire dans une tradition, puisque la métaphore est l’acte du sujet comme tel et que toute métaphore est métaphore de quelque chose.
Le franchissement des limites se fait donc toujours d’autorité, et par là même il n’a de sens que par une autorité préalable dont il soit en même temps la reconnaissance et la subversion. En toute autorité, il s’agit donc d’une certaine manière de métaphore, comme l’indique expressément la notion d’auteur qui y est impliquée.
J’ai dit que je reviendrais plus tard sur cette idée, qui peut laisser penser que toute autorité serait, en fin de compte (et en référence à une célèbre distinction que je prendrai le temps d’étudier, notamment quand j’essaierai de vous expliquer ce qu’est le » charisme « ) de nature » traditionnelle « . Quoi qu’il en soit, l’essentiel pour l’instant est de reconnaître que la problématique de l’épreuve, de la marque et de la vérité s’accomplit dans celle de la limite, comme effectuation d’une question plus vaste encore, et qui est celle de l’autorité.
L’impossibilité de l’autorité
Franchir les limites, c’est faire quelque chose dont la représentation n’était pas possible. Qu’on l’ait fait ne change rien à cela. Et c’est justement depuis cette constatation qu’on peut dire que la question de la marque est toujours celle d’un franchissement qu’on est toujours incapable de se représenter.
Le franchissement n’est pas simplement réel, mais il est aussi vrai. En opposant ainsi la borne à la limite, je crois pouvoir vous indiquer où se trouve le vrai objet de l’autorité : un objet qui, précisément comme vrai, a une réalité qui ne compte pas.
Que sa réalité ne compte pas, je crois que c’est exactement ce qui définit l’autorité, dont vous apercevrez ainsi qu’elle est le vrai objet de la crainte. Ce qui signifie concrètement qu’en tout ce qui suscite notre crainte (en tout moment de vérité, donc) il est question d’une autorité, que nous en ayons conscience ou pas.
Je m’en tiendrai pour finir à l’indication de l’autorité dans son sens le plus évident. J’en resterai provisoirement là, puisque je reviendrai sur cette notion. Mais ce que je vais vous dire va vous montrer que l’autorité est là où, précisément, la réalité ne compte pas parce qu’à chaque fois c’est de vérité qu’il s’agit.
On n’a jamais affaire qu’à des représentants de l’autorité, et jamais à l’autorité elle-même. Et pourtant, c’est bien l’autorité qu’on respecte et non pas ses représentants, qui ne comptent pas (exemple : l’individu qui exerce l’autorité ne compte pas : ce qui compte, c’est l’autorité dont il est investi). Chaque fois que le respect s’impose, on reconnaît l’autorité, mais il ne faut surtout pas se demander où elle se trouve concrètement, parce qu’on découvre alors qu’elle ne se trouve nulle part. Ainsi on serait tenté de dire que toute autorité est en dernière instance celle de la loi. Mais qu’est-ce que la loi ? l’expression de la volonté générale ! donc la loi ne compte pas, c’est la volonté générale qui compte. Mais d’autre part la volonté générale, ce n’est pas la volonté de tous : c’est la volonté des gens uniquement considérés comme citoyens. Mais ce n’est pas du tout la réalité : chacun pense en fonction de sa situation, de ses intérêts, de ses fantasmes, et personne ne pense » en tant que citoyen » parce qu’il faudrait alors être une personne abstraite. Donc la volonté générale n’existe pas : il existe seulement une volonté de tous ou une volonté majoritaire, qui ne sont comme telles que des supervolontés particulières (les plus nombreux sont simplement les plus forts, or la loi c’est précisément que les plus fort n’aient pas raison !). bref, considérée dans son sens les plus courant, il faut bien reconnaître que l’autorité n’est finalement identique qu’à sa propre impossibilité.
Eh bien c’est de cette impossibilité qu’il s’agit dans la crainte, dès lors qu’en celle-ci c’est vraiment de nous qu’il s’agit (alors que dans la peur, c’est réellement de nous qu’il s’agit).
J’arrête ici pour aujourd’hui. La prochaine fois j’essaierai de reprendre cette idée de l’inconsistance de la vérité comme principe de la crainte en examinant diverses acceptions qui peuvent sembler la contredire et dont j’espère vous montrer, au contraire, qu’elles la vérifient.
Je vous remercie de votre attention.