Cours du 27 octobre 2000

Le vrai objet de la crainte

 

J’ai posé la dernière fois le principe d’intelligibilité de la crainte, en vous indiquant qu’il n’y avait jamais de crainte que de l’abîme, celui-ci devant s’entendre à partir de l’impossibilité que la vérité (donc aussi la philosophie, réflexivement) est toujours pour elle-même.

Il n’y a de vérité qu’en vérité et non en réalité (en réalité, il y a du savoir), et cet abîme que la vérité est pour elle-même est ce qui justifiera le respect que l’on ressentira pour les choses ou les personnes qui le portent. Il n’y a de respect que justifié par la crainte, laquelle s’entend toujours à l’encontre de l’éventualité que la réalité puisse jamais compter.

La réalité importe, alors que la vérité compte, de sorte qu’il apparaît d’emblée que le respect se rapporte exclusivement à ce qui compte, et aucunement à ce qui importe, si important qu’il soit. Cette exclusivité qu’on exprime en disant que rien de ce qui importe n’est respectable (ni donc, réflexivement, apte à être thématisé par la philosophie), elle figure l’abîme de la vérité. Cet abîme, on peut l’indiquer en définissant ce qui compte uniquement à l’encontre de ce qui importe et jamais par une propriété qui le caractériserait spécifiquement (et qui le rendrait donc plus important que les autres choses), en rappelant que la vérité n’est pas une sorte de réalité, ou encore en faisant du génie la catégorie originelle de la vérité. Forcément : s’il n’y a de vérité qu’en vérité, la vérité relève d’une décision, donc d’une signature, qui barre la régression à l’infini – et non d’un état métaphysique sur la vérité duquel il faudrait encore s’interroger. Rien de ce qui inspire le respect ne peut être étranger au génie entendu à partir de cette dernière nécessité (même si sa reconnaissance est parfois paradoxale, comme nous verrons en réfléchissant sur la valeur morale) et c’est l’infinité non pas métaphysique mais éthique du génie qui est selon moi le véritable objet de la crainte. Aujourd’hui, je vais reprendre cette question d’une manière presque scolaire, et je vais vous montrer ce qu’il en est concrètement de cet infini.

Toujours le même objet

Commençons par éviter les confusions les plus grossières au simple niveau de la sémantique : craindre, ce n’est pas redouter ni avoir peur.

On le voit très bien même à propos de Dieu, que de nombreux passages de la Bible présentent comme une puissance qui fait peur . Et en effet :- ” qui peut te résister, quand ta colère éclate ? ” (Psaumes 76, 8.). Le nouveau testament n’est pas moins effrayant que l’ancien : ” C’est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant ” (Hébreux, 10, 31), ce Dieu qui promet clairement d’être sans pitié : ” Vous savez que plus tard, voulant obtenir la bénédiction, il fut rejeté, quoiqu’il la sollicitât avec larmes ; car son repentir ne put avoir aucun effet ” (Hébreux 12, 17). Devant un tel Dieu, on éprouve de la peur, de l’horreur ou de l’effroi, mais peut-il s’agir de crainte ?

En tout cas, la colère du Dieu en question, on peut la craindre ! Et puis ce Dieu, on redoute qu’il ne nous châtie quand nous ne sommes pas exactement ce qu’il voulait qu’on soit, c’est-à-dire quand nous ne poursuivons pas exactement ce qu’il a décidé à notre place être notre vrai bien (voir Hébreux, 12, 5-11). S’il y a spécifiquement une ” crainte de Dieu ” elle ne concerne donc pas le Dieu Moloch (celui entre les mains de qui on risque de tomber) qui fait peur, ni le Dieu vengeur qui est redoutable. Et s’il y a un ” Dieu d’amour “, on ne voit pas en quoi il pourrait le moins du monde susciter la crainte (ceux qui nous aiment, au contraire, on leur fait confiance).

Nous aurons sûrement plus de chance avec un exemple très banal, détour peut-être indispensable pour penser la crainte dans la généralité de sa notion et par conséquent pour revenir à celui-ci. Je propose celui-ci : quand je suis en voiture, je redoute l’éventualité d’un accident, ce qui se traduit concrètement par ceci que j’ai peurd’être tué et que je crains d’être blessé.

1. Epreuve

Les exemples enseignent que l’idée d’avoir peur renvoie à celle d’un absolu actuel (une voiture qui arrive à toute vitesse fait peur), celle de redouter à une puissance qui peut s’actualiser ou à une éventualité mauvaise (un pneu peut éclater). Par opposition, je dirai d’abord que celle de craindre renvoie d’abord à l’idée d’une partialité : être blessé n’atteint pas dans le fait même d’exister mais seulement dans un aspect de la vie. Mais il faut aller plus loin et préciser cette idée de division, qui va nous conduire à ce que nous cherchons. Je dirai ainsi que la crainte ne renvoie pas à la division comme à un fait mais comme à une épreuve. Voilà l’essentiel, à mon avis : on peut craindre les courants d’air ou même craindre la mort (ne pas confondre avec la peur de mourir) parce qu’on y aperçoit une épreuve : pour notre santé qui peut se maintenir ou chanceler, ou pour soi quand on n’est pas sûr d’avoir le courage de ” tenir ” dignement jusqu’au bout.

Prenons un autre exemple, en radicalisant la question grâce à l’opposition du transitif et de l’intransitif : ce n’est pas la même chose, pour un élève, de craindre une mauvaise note et de craindre d’avoir une mauvaise note. Dans le premier cas, le véritable sujet de la crainte n’est pas l’élève mais, disons, sa moyenne trimestrielle qu’il prend en compte ; par contre quand il craint d’avoir une mauvaise note, il prend conscience qu’il ne sait pas comment il réagira au moment où le professeur rendra les copies. Il peut se mettre à pleurer malgré soi, par exemple, et il ne sait pas d’avance si cela n’arrivera pas.

Un dernier exemple : le soldat a peur des bombes, mais il craint les bombardements. Dans le premier cas l’éventualité d’être tué est clairement envisagée, mais dans le second cas il ne sait pas s’il va ” tenir “. Il espère que oui, il peut même imaginer que oui, mais en réalité il n’en sait rien et c’est seulement l’épreuve du feu qui permettra de dire ce qu’il en est vraiment de son courage, s’il est ou non un vrai soldat.

Voilà l’essentiel : toute crainte est crainte de quelque chose dont la rencontre ou l’aperception est une épreuve. Là où il n’est pas question d’épreuve, il ne peut pas être question de crainte. Et si la notion de ” crainte de Dieu ” a un sens, elle doit d’une manière ou d’une autre renvoyer à la problématique de l’épreuve.

2. Vérité

Mais la notion d’épreuve renvoie elle-même à une autre nécessité, qu’on peut cerner en se souvenant de la distinction qui définit l’épreuve à l’encontre de l’expérience. Ce qui compte dans l’expérience, c’est le savoir et rien d’autre : ni la personne qui la fait ni son objet, comme le montre le fait que l’expérience puisse être communiquée (ce dont j’ai l’expérience, vous pouvez en profiter – preuve que ce n’est pas moi qui compte dans ma propre expérience) et comme le montre la nécessité transcendantale que tout objet soit toujours déjà constitué dans le savoir qui rendra possible son interrogation.

Dans l’épreuve, au contraire, il ne s’agit pas de savoir. Ce qu’on craint, il n’est pas question d’en avoir l’expérience mais d’en faire l’épreuve. Corrélativement le sujet anonyme qu’on est forcément dans l’expérience ne compte pas. Dans l’épreuve, il s’agit vraiment de soi. L’épreuve s’oppose à l’expérience comme la vérité s’oppose au savoir. Quand il s’agit de ce qu’on est vraiment (par exemple comme soldat), c’est toujours à l’épreuve et jamais à l’expérience qu’il est fait référence.

La crainte concerne exclusivement le sujet de l’épreuve en tant que telle : celui qui laisse en arrière le sujet transcendantal (celui de l’expérience) qu’il est par ailleurs. La crainte ne concerne donc pas l’objet qu’on mentionne, mais le sujet (soi) qui sera éprouvé par la rencontre de cet objet.

Par exemple celui qui craint les courants d’air n’est pas sans savoir qu’un courant d’air est une épreuve pour le ” sujet immunitaire ” qu’il est biologiquement. On peut ” attraper la mort ” dans un courant d’air, puisque le refroidissement du corps peut affaiblir les défenses que la rencontre d’un agent pathogène aurait mobilisées. Donc l’objet véritable de cette crainte n’est pas le courant d’air, mais soi comme sujet biologique dont on ne sait pas, d’un point de vue strictement immunologique, s’il ” tiendra ” ou non – bref, soi comme sujet de l’épreuve.

Un adversaire qu’on craint n’est pas forcément celui dont on a peur (quand il possède le moyen de nous anéantir) ni celui dont on redoute la violence (quand il peut ruiner des pans entiers de notre vie) : celui qu’on craint, c’est celui qu’on devra affronter, sans qu’on puisse savoir d’avance ce qu’il en sera de nous dans ce combat.

Dans tout ce que je crains, il s’agit de moi comme étant pour moi-même ma propre question.

Mentionner une crainte, c’est forcément se mentionner comme sujet d’une épreuve éventuelle : comme sujet mis en question dans un certain moment à partir duquel apparaîtra ce qu’il en est vraiment de soi.

L’exemple de la crainte de la mort l’indique expressément. Ceux qui ont peur de la mort parlent en tant que vivants, tandis que ceux qui craignent la mort la voient comme un moment de vérité, une épreuve qui révélera peut-être, comme c’est le plus fréquent, une vie entière de sérieux et de trahison de soi, bref une vie ratée – ou au contraire une vie qui, comme celle de Kant, pourra se clore sur un ultime ” alles ist gut “. Cette distinction est bien sûr la distinction entre ce qui compte et ce qui importe : rater sa vie consiste à s’en tenir à ce qui importe, et nul n’est sans le savoir alors même qu’on peut avoir de bonnes raison de mettre en avant jusqu’à la fin des réalités positives. Or tout cela (dont il ne s’agit pas de nier l’importances) ne compte pas – et c’est justement ce qui fait qu’on craint la mort. Si ce qui importe comptait, on ne craindrait pas la mort : on la redouterait éventuellement pour ses conséquences (notre famille peut se retrouver sans ressources) ou on en aurait peur (l’abolition absolue de l’existence qui se rapproche), mais on ne la craindrait pas. A contrario, celui qui n’a pas cédé sur ce qui compte (par exemple Kant) peut avoir peur de la mort ou la redouter, il ne la craindra pas, parce qu’elle ne sera pas un moment de vérité pour lui : c’est sa vie elle-même qui l’a été, à chaque fois qu’apparaissait l’éventualité d'” oublier ” la distinction de ce qui compte et de ce qui importe c’est-à-dire à chaque instant. Celui qui a cédé sur cette distinction et qui n’est pas sans le savoir craint la mort parce qu’elle est le moment où cette vérité apparaîtra enfin comme telle, à l’encontre du savoir qui est toujours celui des importances et des meilleures raisons.

Il n’y a de moment de vérité qu’à l’encontre du savoir, éventuellement très légitime : le moment de vérité, c’est le moment où le savoir (par exemple celui qu’on a de soi et qui peut éventuellement donner bonne conscience) ne compte pas. C’est toujours un moment de solitude, de vraie solitude, au sens où je vous ai expliqué que la vraie solitude consistait toujours à être, comme dans l’exemple de l’automobiliste qui ne sait pas réparer ou de l’ami qui ne sait pas secourir, d’abord sans le savoir.

La crainte renvoie donc forcément à la question qu’on est pour soi-même : seul un être qui est pour lui-même sa propre question, selon la formule bien connue, connaît la crainte. Le philistin ne la connaît donc pas, lui qui s’est originellement identifié au savoir qu’il a de lui-même, c’est-à-dire qui a originellement décidé qu’il ne serait jamais question de vérité en lui (de sorte qu’on peut à la limite imaginer que le vrai philistin ne craint pas la mort : il en a seulement peur parce que l’idée de moment de vérité n’a aucun sens en ce qui le concerne !).

Là où le savoir ne compte pas est la vérité. Là où il y a crainte, il y a par conséquent vérité.

Si nous revenons à notre idée de ” crainte de Dieu “, bien qu’elle renvoie originairement à des croyances et à des aliénations dans l’imaginaire (ceux qui les partagent encore oublient très soigneusement de prendre en considération l’apport freudien sur la question), bien qu’elle dénie de façon obscène le caractère irrécusablement décisif de la réalité du mal (si par hasard le Dieu de nos religions familières existe, j’espère pour lui qu’il se consume de remords et de honte pour avoir permis les infinités d’horreurs et d’atrocités qui emplissent le monde), il faut dire qu’elle désigne une certaine modalité de la vérité. Celui qui craint Dieu, c’est forcément quelqu’un qui a rapport à la vérité, puisque là où il s’agit de Dieu, pour lui, le savoir ne compte pas. Lieu de vérité, incontestablement – quoi que par ailleurs notre réflexion soit légitimée à poser. Là où ma propre et irrécusable réflexion ne compte pas, là est la vérité – par exemple, donc, et quoi qu’il m’en coûte, dans le regard d’un homme qui ” craint Dieu “.

C’est cette vérité qui m’intéresse, et elle seule. Je ne mépriserai donc pas les apports de la théologie auxquels je ferai allusion la prochaine fois en m’appuyant, maintenant que je vous ai dit ce qu’il en était vraiment de la crainte, sur le cours dont je vous recommandais la lecture. Du moins je l’utiliserai pour autant qu’elle ne tombera pas dans une positivité impliquant que nous fassions semblant de ne plus distinguer ce qui compte de ce qui importe (et certes, si le Dieu de ces discours existe, on peut concevoir qu’il soit pour ceux qui les tiennent la réalité la plus importante !).

Mais je ne vais pas vous quitter sans répondre à la question du véritable objet de la crainte, c’est-à-dire sans tenir la promesse de la séance d’aujourd’hui.

3. Marque

Pour répondre, il suffit de reprendre la notion de l’épreuve, maintenant que nous savons que c’est elle qui est décisive dès qu’on parle de crainte. Et l’épreuve, vous le savez, a un reste, qui est la marque.

Je répondrai donc à la question en disant que toute crainte est crainte de ce qui marque, et précisément pour la raison qu’il marque.

J’ai déjà donné beaucoup d’exemples, mais je crois que c’est indispensable, pédagogiquement, quand les thèses qu’on avance contredisent trop ce qu’on aurait spontanément indiqué – en l’occurrence que la crainte avait une multitude d’objets spécifiques (une colère, être blessé…).

Une colère qu’on devra subir peut marquer. En ce sens on la craint. Sinon on peut la redouter (elle déclenchera éventuellement des violences) mais on ne la craindra pas.

Et si l’on craint d’être blessé dans un accident éventuel, c’est bien parce que cette situation constituera une épreuve et donc un moment de vérité dont le reste est à chaque fois une marque – celle qui fera de moi un autre bien que par ailleurs je sois toujours le même. Accepterai-je pas exemple une vie gravement handicapée ? Si je dois subir une amputation ou lutter contre une paralysie, on verra ce qu’il en est vraiment de moi : vais-je devenir une loque en quelques semaines, ou au contraire un monstre de volonté à l’exemple de certains athlètes très lourdement handicapés et néanmoins médaillés olympiques ? On verra aussi à partir de quel degré de misère la vie sera inacceptable pour moi (j’imagine qu’être amputé ou paralysé sont des raisons de se battre férocement contre l’adversité, mais ne plus pouvoir lire ni écrire ?…) Peut-être découvrirai-je même, dans un mépris et un dégoût définitifs de moi-même qui seront la marquelaissée par l’épreuve sur moi, que je veux vivre à n’importe quel prix… Voilà l’essentiel de l’exemple : cette marque éventuelle qui sera ma vérité. C’est de cela qu’il est vraiment question quand je dis que je crains d’être blessé en prenant le volant chaque matin. Car si j’étais sûr qu’être blessé se traduise simplement par la nécessité d’un séjour à l’hôpital dont je ne resterais pas marqué, il y aurait encore de la peur quand je conduis, je redouterais encore les conséquences des accidents sur ma vie et celle des miens, mais il n’y aurait plus de crainte.

J’arrive donc à l’essentiel pour aujourd’hui : en vérité, il n’y a donc jamais qu’un seul objet à la crainte, et c’est la marque.

Nous ne sommes pas près de terminer l’exploration des conséquences de cette découverte. La prochaine fois, nous verrons si ce que je vous ai donné aujourd’hui ouvre à une nouvelle compréhension des enseignements traditionnels concernant la crainte.

 

Je vous remercie de votre attention.