A propos de la philosophie

Un savoir réflexif. Conscience et réflexion. N’être pas sans savoir. La fonction transcendantale du savoir. Le savoir philosophique comme finalité de la réflexion. Pas de contenu à la réflexion. La phénoménologie et la limite de son concept. L’idéal de la lucidité et l’intériorisation du maître. Réflexion et pensée. Les concepts sont à chaque fois la marque des penseurs dans l’histoire de la philosophie. La pensée comme décision nominative quant à l’être.

 

 

Tout le monde sait que la philosophie est réflexive, puisqu’elle consiste à interroger non pas la nature ou les autres, mais soi-même : c’est à soi, et uniquement à soi, qu’on demande la réponse aux questions qui présentent cette qualité spéciale d’être  » philosophiques « . La philosophie se définit donc d’emblée par la conjonction entre un certain type de question – car toute question n’est évidemment pas philosophique – et une attitude subjective très particulière, qui consiste à se supposer à soi-même un savoir qu’on n’a évidemment pas, puisque précisément on interroge.

Soulignons en effet qu’à toute question correspond la supposition d’un savoir. Si vous me demandez l’heure qu’il est ou bien à quoi est égale la somme des angles d’un triangle, vous admettez au moins l’éventualité que je le sache. Sans cette supposition, il n’y a tout simplement pas de question.

Une question, c’est l’énoncé du manque de savoir comme tel : puisqu’on n’interroge qu’en vue de savoir, c’est qu’interroger consiste d’abord à ne pas savoir, puis à manquer du savoir (car on peut ne pas savoir sans que le savoir manque), et enfin à adresser ce manque à un autre que par là même nous supposerons savoir.

L’étonnant dans le cas de la philosophie, c’est que cet autre soit nous-mêmes. Prenez conscience du paradoxe : si on pose une question c’est qu’on ne sait pas, et il est absurde d’interroger quelqu’un qui ne sait pas. Eh bien c’est contre cette évidence que se construit la notion de la philosophie, comme si l’on savait sans savoir, comme si, selon l’enseignement de Socrate, un savoir était dissimulé en nous dont le travail conceptuel devait faciliter l' » accouchement  » – puisque c’est ce terme que signifie l’idée de maïeutique.

Si l’on sait sans savoir que l’on sait, la démarche qui paraît s’imposer est évidemment la réflexion : il faut revenir sur soi pour retrouver ce savoir qui ne serait donc perdu qu’en apparence. La réminiscence comme emblème philosophique, en quelque sorte.

Réfléchir, cela signifie d’abord se désintéresser du monde dans lequel on est toujours déjà engagé : tourner vers soi l’orientation de la conscience, et constituer pour elles-mêmes, dans ce que dès lors on appellera un savoir, les significations qui était auparavant inséparables de la réalité des choses.

La notion de réflexion est une métaphore venue de l’optique, et désigne en quelque sorte le retour de la lumière sur sa source, en admettant qu’on puisse comparer la visée consciente au faisceau d’un phare qui balaierait les réalités qui l’entourent. Or on l’aperçoit d’emblée : l’idée métaphorique voulant que le foyer du phare soit éclairé par son propre faisceau indique déjà l’impossibilité qui limite originellement l’opération réflexive. Car la conscience qu’on peut prendre du fait d’être conscient des réalités peut certes dégager les modalités de cette conscience (on peut radicaliser et épurer des attitudes comme percevoir, imaginer, concevoir qui sont habituellement mélangées et implicites), mais elle ne peut en tout cas donner aucun autre contenu que celle d’une durée indéterminée, du flux de la présence à soi qui reste finalement sans détermination. Vous me direz qu’on peut trouver en soi toutes sortes de dispositions et de sentiments, mais une réflexion plus attentive vous fera reconnaître que ce ne sont aucunement des contenus de conscience : ce sont des façons d’être conscients des réalités auxquelles nous avons habituellement affaire (par exemple : être conscient de l’existence de quelqu’un comme d’un bien ou comme d’un mal, c’est l’aimer ou le haïr, et ce n’est pas posséder en soi de l’amour ou de la haine). Et précisément parce que nous réfléchissons, ces réalités sont momentanément mises entre parenthèses. Le propre de la conscience réflexive, c’est en effet que ce dont elle était conscience avant de réfléchir ait cessé de compter (de sorte qu’on peut tout à fait élaborer une théorie de la réflexion à partir d’une réponse à la question  » qu’est-ce que compter ? « ). Et dès lors que les réalités qu’elle visait ne comptent plus, la conscience ne trouve comme vérité en elle que la réitération de l’évidence vide qu’elle est pour soi.

Relisez les passages de Bouvard et Pécuchet sur l’introspection, et vous verrez comme eux que l’introspection n’apprend jamais rien.

Si l’on dit que réfléchir, c’est prendre conscience d’être conscient, ou que c’est prendre conscience d’être soi, tout cela à l’occasion de réalités qui ne comptent plus, on voit déjà que toute réflexion consiste à poser comme telle (on dit rendre  » thétique  » : en faire la thèse) la conscience qu’on ne pouvait pas ne pas avoir du fait d’être conscient ou d’être soi. On n’était pas expressément conscient de soi, puisqu’on s’intéressait par exemple à un arbre. Mais on ne peut s’intéresser à un arbre qu’à la condition de n’être pas étranger au fait qu’on s’y intéresse, qu’à la condition de n’être pas sans en avoir conscience. J’opposerai donc d’une part le fait d’avoir expressément conscience de s’intéresser à l’arbre, auquel cas l’arbre ne compte absolument pas (je ne m’intéresse qu’au fait que je suis conscient, et ce fait est réalisé à l’occasion de la présence d’un arbre), et d’autre part le fait de n’être pas sans être conscient de la présence de l’arbre (c’est lui qui compte : je m’y intéresse vraiment). Mais on peut dire que n’être pas sans savoir est quand même une certaine façon d’ignorer. Vous voyez donc qu’une double négation n’est pas du tout équivalente à une affirmation, et c’est sur l’impossibilité de l’équivalence que se posent la plupart des problèmes liés à la réflexion. Parmi ceux-ci, celui du caractère personnel de la conscience : si je n’ai pas d’une certaine manière conscience de voir un arbre, il n’y a personne pour le voir et par conséquent aucun arbre n’est perçu. (VOIR NOTE ajoutée)

Ce qui nous donne une première indication dont la portée nous apparaîtra plus tard : la corrélation entre le caractère personnel de la conscience et aussi de la réflexion qui la redouble, et un savoir qu’on n’est pas sans posséder (mais qu’on ne possède pas vraiment). En quoi vous reconnaissez le paradoxe dont je suis parti et qui est propre à la philosophie. Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’on ne pourra pas la définir indépendamment d’un certain caractère  » personnel  » qu’il faudra reconnaître ou bien à la conscience qu’on peut avoir des choses et de soi-même, ou bien du savoir en général qui permet qu’on ait conscience des choses.

J’insiste sur ce point en soulignant le caractère littéralement transcendantal du savoir, de tout savoir. Transcendantal, vous savez que c’est un terme qui renvoie aux conditions de possibilité des objets. A un tout premier niveau, on peut dire par exemple que la vision, entendue à la fois comme faculté et comme disposition originelle envers les choses en général, est un transcendantal pour la couleur. Tout le monde sait que Kant a appliqué cette idée aux structures de l’esprit qui sont donc, à ses yeux, les conditions de possibilité de tout objet d’expérience possible – sur quoi nous aurons longuement l’occasion de revenir. Eh bien on peut aller encore plus loin en soulignant que le savoir en général est de nature transcendantal.

Que le savoir ait un statut transcendantal, n’importe quel exemple le montre. Si vous êtes aussi ignorants que moi en mécanique, vous ne voyez sous le capot d’une voiture que des masses métalliques plus ou moins sales et bruyantes. Le mécanicien, lui, voit tout autre chose ! Or quelle différence y a-t-il entre lui et moi, de ce point de vue, sinon le savoir ? Qu’à l’occasion d’une réparation il me communique une partie de son savoir, et moi aussi je verrai ceci puis cela, telle pièce puis telle autre, tel fonctionnement normal et tel autre défectueux. Là où je ne voyais littéralement rien, lui voit telle pièce particulière, et je la verrai aussi quand il m’aura expliqué comment elle est faite et à quoi elle sert. De toutes les choses, vous pouvez dire pareillement qu’elles relèvent d’un savoir qui est littéralement transcendantal pour elles (l’électron n’existe que du point de vue de la théorie électromagnétique, exactement comme la dissertation n’existe que du point de vue de la tradition scolaire, et ainsi de suite à l’infini).

Et je vous rappelle que poser la question de la philosophie en termes de réflexion (mais peut-être la philosophie n’est-elle pas du tout l’affaire des gens qui réfléchissent…), c’est l’imaginer comme un savoir que nous ne serions pas sans posséder, nous qui vivons. Bref, un savoir de la vie ! Philosopher, ce serait quelque chose comme apprendre à connaître la vie… Eh bien ce savoir que nous ne serions pas sans posséder (ce qui est une manière d’en manquer), il serait assez présent pour assurer la possibilité d’une certaine compréhension de la vie en général et assez absent pour que nous soyons absolument incapables de le réfléchir (si je vous demande ce que c’est que vivre humainement, vous ne pourrez pas répondre, et pourtant vous devez bien le savoir puisque vous êtes des humains vivants). Telle est la philosophie, non pas dans sa réalité mais dans la représentation que nous nous en faisons nécessairement pour la simple raison que la question qui interroge en direction de sa définition est déjà une question réflexive : c’est d’abord à soi-même que tout le monde demande ce qu’est la philosophie.

Réfléchir, ce serait donc remonter de degré en degré jusqu’à ce savoir premier dont toute chose relève forcément, en tant que je les comprends non pas comme telles ou telles (cela renvoie aux savoirs spécialisés comme dans l’exemple de la mécanique) mais en tant que je comprends qu’elle sont.

Il y aurait donc une sorte d’objet à ce savoir transcendantal dont tout le travail philosophique serait l’explicitation, qui serait au minimum l’existence (pour simplement constater que cette table existe, je ne dois pas être sans savoir ce qu’il en est de l’existence) et qui, d’une manière plus générale, renverrait à une certaine compréhension de la vie, celle qu’on suppose abstraitement à toute personne qu’on soupçonne d’être philosophe, c’est-à-dire en qui on imagine actualisé le savoir potentiel qu’on se suppose à soi-même.

L’ennui, comme je viens de le dire en faisant allusion à Flaubert, c’est que la réflexion n’apprend jamais rien !

Entendons nous, et d’abord sur la nécessité de distinguer entre  » apprendre  » et  » prendre conscience  » et aussi sur celle de ne pas confondre si aisément réflexion et introspection. La réflexion fait certes prendre conscience, et tout une discipline philosophique est née de cette possibilité : la phénoménologie. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de savoir phénoménologique, mais que le principe de cette discipline étant d’élaborer le  » préréflexif « , elle ne peut par définition donner lieu à des concepts du type de ceux qui nous ont été légués par les grands métaphysiciens. Ce qui n’est aucunement la dévaloriser (bien au contraire, dirons certains). Je peux encore traduire cela en disant que la définition de la philosophie par la réflexion a ceci de problématique qu’elle obligerait à faire de la phénoménologie la vérité de toute philosophie, sinon toute philosophie.

Quand je réfléchis, je rends  » thétique  » une conscience que j’avais forcément d’être conscient et d’être moi-même, à laquelle je ne faisais tout simplement pas attention. D’une certaine manière j’en prends conscience, mais d’une autre manière cette prise de conscience n’apporte rien de vraiment nouveau : non seulement je devais bien être conscient d’être conscient, et aussi d’être moi, tout à l’heure, mais encore je devais bien être implicitement conscient des modalités de ma conscience : je ne me rapporte pas de la même manière à un arbre qui se trouve devant moi et à un dragon qui se trouve dans un conte de fée que je suis en train de lire. Les modalités  » essentielles  » de la conscience (percevoir, imaginer…), qui sont certes extrêmement riches et subtiles (percevoir n’a pas le même sens selon qu’on perçoit une arbre ou une personne, bien qu’il s’agisse toujours de perception, etc.), étaient irréfléchies,  » non thétiques « . J’apprends donc quelque chose en opérant une mise entre parenthèses des choses pour me concentrer sur les diverses modalités de ma conscience, mais il est impossible que d’une certaine manière je n’en aie pas été préalablement conscient. Du nouveau, oui, mais pas vraiment. Voilà comment on pourrait caractériser l’apport de la réflexion telle qu’on peut l’opérer à chaque instant.

Voilà aussi comment on pourrait caractériser la phénoménologie, où l’adage socratique du  » connais-toi toi-même  » est réalisé dans le sentiment d’une familiarité constamment retrouvée dans l’étonnement d’en avoir été séparé depuis toujours. D’un côté la phénoménologie est une discipline fascinante parce qu’elle va nous apprendre ce que nous ne pouvions pas savoir que nous savions, parce qu’elle va en quelque sorte nous rendre à nous-mêmes comme sujets conscients et nous rendre un monde dont notre accaparement par les finalités objectives nous avait privés (et c’est sa grandeur : la mission de la phénoménologie est proprement de nous rendre le monde) ; et de l’autre c’est sa limite parce qu’avec elle on ne pourra jamais que retrouver ce qui avait été plus ou moins perdu ou occulté, dans l’impossibilité de principe qu’on découvre jamais des concepts proprement inouïs. J’ajoute que la phénoménologie trouve sa limite dans la distinction, proprement impensable pour le point de vue cartésien dont elle est issue, du sujet et de la conscience – limite dont vous apercevez aussitôt qu’elle est celle de la conception réflexive de la philosophie !

Je ne vais pas faire la théorie de cette distinction (qu’il me suffise, en dehors du travail proprement philosophique, de vous renvoyer à la psychanalyse et plus précisément à Lacan), mais je vous convaincrai peut-être de sa justesse en vous faisant remarquer que les seuls moments qui ont vraiment compté dans votre vie n’étaient pas des moments où vous étiez maîtres de vous, mais bien au contraire des moments où vous avez été submergés, dépossédés de vous-même, ne serait-ce que par une émotion. Évidemment, plus on vieillit et plus les exemples de cette vérité se multiplient, dans tous les domaines. Par exemple un philosophe peut citer les moments où il a produit ses concepts décisifs, les seuls qui comptent, et qui étaient forcément des moments où il était étranger à lui-même, puisqu’il est par définition impossible de vouloir inventer, et qu’on invente forcément malgré soi (les idées  » viennent  » sous la plume, et on est tout surpris de comprendre à peine ce qu’on vient d’écrire).

C’est l’argument essentiel. Si en effet on envisage l’hypothèse que le sujet et que la conscience soit étrangers l’un à l’autre(bien que leur corrélation ne soit jamais prise pour une évidence, comme on le voit par exemple chez Merleau-Ponty qui pense au contraire l’impersonnalité première de la conscience et, plus originellement encore, de l’existence sensible), exactement aussi étrangers entre eux que l’éthique est étrangère à la morale, alors on se trouve récuser le soi-disant truisme qui voudrait que la philosophie soit essentiellement réflexive.

Idée que j’énoncerai très banalement en disant que ce n’est jamais en réfléchissant qu’un être humain peut accéder à sa propre vérité, (raison de fond pour laquelle je ne pratique pas la phénoménologie, malgré mon admiration pour les résultats auxquels elle est parvenue).

Nous reviendrons plus tard à cette question, mais pour l’instant je voudrais réitérer ma remarque dee tout à l’heure que si vous admettez ce que je viens de dire, vous comprenez que la  » philosophie  » qui finalise la réflexion est en réalité la philosophie telle que nous nous la représentons nécessairement, quand nous réfléchissons ! Or qu’il y ait une représentation nécessaire de la philosophie est une chose, et que la philosophie corresponde réellement à cette représentation en est une autre.

Cette raison (encore une fois décisive pour moi et donc aussi pour vous au moins cette année) est une raison de principe. Comme ce n’est pas le moment d’en discuter, je préfère déplacer l’argumentation en m’appuyant sur la réalité de la philosophie, par opposition à la représentation que nous en avons nécessairement. Comment passer par dessus cette représentation, me direz-vous ? Très simplement : en demandant aux philosophes ce qu’ils font quand ils travaillent.

Et là une seule réponse, concrète, indifférente (au moins à un premier niveau) à la question des principes, une réponse parfaitement évidente et que tout le monde peut vérifier sur tout exemple qu’il voudra bien considérer : un philosophe c’est quelqu’un qui INVENTE DES CONCEPTS (j’emprunte cette formulation à Gilles Deleuze). Tout le reste n’est que bavardage (philosophie dite  » générale « ) ou érudition (étudier la pensée des autres), mais en tout cas pas philosophie – même s’il va de soi que l’ignorance des auteurs dont nous sommes les héritiers rend absolument impossible toute pensée personnelle (cela dit, Deleuze rappelle que suivre leur exemple, c’est faire comme eux : inventer des concepts et non pas surtout s’en tenir au commentaire des concepts qu’ils ont inventés).

Or que la philosophie soit invention de concepts, c’est ce qui est spécialement évident même aux néophytes quand on considère les auteurs de la métaphysique classique, qu’on peut dans un premier temps opposer à la démarche phénoménologique dont je viens de parler. Or cette opposition a d’une certaine manière à voir avec celle qui pourrait opposer la lucidité et la folie. Si la philosophie est essentiellement réflexive, elle a en effet pour finalité l’acquisition d’une plus grande lucidité, disons sur  » la vie en général « . Par contre si elle ne l’est pas, alors en elle la lucidité ne compte absolument pas.

De la lucidité, du point de vue critique où je me place, je dirai qu’elle est un idéal originellement aliénant, puisque la lucidité est la première qualité des  » maîtres «  c’est-à-dire de ceux qui veulent le bien des autres éventuellement malgré eux, et qui leur enjoignent de vivre comme ils vivent eux-mêmes – notamment en leur mettant dans la tête qu’ils doivent devenir maîtres d’eux-mêmes. Une bonne raison pour se méfier, il me semble…

Je ne sais pas si la lucidité peut constituer une valeur en soi (on peut certes en discuter) mais je sais qu’en voulant être lucide on décide d’être un médiocre, puisqu’il n’y a d’acte que dans le paradoxe (seulement apparent) d’une existence qui soit à la fois singulière et ignorante de soi l’ignorance de soi, et que la médiocrité consiste précisément à s’en tenir à des actions c’est-à-dire à faire ce que n’importe qui ferait légitimement à notre place, (par exemple en juin 1940 : il était évident que les Allemands étaient les plus forts et certains ont considéré qu’il fallait lucidement en prendre acte et en tirer les conséquences, même si c’était la mort dans l’âme). L’acte s’oppose en effet à l’action qui renvoie au savoir et à la réflexion, comme l’éthique s’oppose à la morale, et comme l’existence du sujet s’oppose à la pensée consciente. Dans l’action, j’agis en fonction des meilleures raisons qui me sont apparues et qui ont statut originel de valoir pour n’importe qui (j’agis donc en tant que je suis n’importe qui), alors que je fais un acte pour la seule raison, à moi-même incompréhensible, que je suis moi.

Exemple d’acte : l’appel du 18 juin, fait par de Gaulle pour la seule raison qu’il était de Gaulle et non pas tel sous-secrétaire d’État à la guerre dans un gouvernement Paul Reynaud (ce qu’il était par ailleurs : une place, que n’importe quel officier supérieur reconnu aurait pu occuper).

Alors que la compréhension relève de l’action (par exemple si un texte n’est pas absurde, il est accessible à n’importe qui ayant acquis la compétence nécessaire) l’invention est un acte. Ce qu’on peut traduire plus simplement en disant qu’on peut apprendre à comprendre par acquisition des moyens intellectuels nécessaire et identification à ceux qui nous les transmettent, mais qu’on ne peut pas apprendre à inventer (en philosophie, si vous vous identifier à un penseur, par exemple en devenant cartésien ou nietzschéen ou lacanien, vous ne penserez absolument jamais).

D’autre part et pour en revenir à la question d’aujourd’hui, il est sûr que la lucidité, en admettant qu’elle soit possible (or elle ne l’est pas puisque la réflexion ne peut pas se posséder totalement elle-même : je ne peux que manquer le dernier niveau réflexif, quand je prends conscience de prendre conscience de prendre conscience…) interdit absolument l’activité philosophique, puisqu’il est contradictoire de dire qu’on invente lucidement quelque chose. Bien sûr, cet argument qui vaut pour tout type d’invention, et pas seulement pour les concepts : l’inventeur constate que l’idée lui est  » venue  » sans qu’il sache comment (même s’il peut évidemment favoriser sa venue en accumulant du savoir et de l’expérience dans le domaine concerné : on inventera rien en électronique si l’on ignore tout de cette technologie et même si l’on n’est pas à la pointe des connaissances dans ce domaine). Tout au plus pourrait-on faire de la lucidité (qui encore une fois est structurellement impossible, puisque le propre de la conscience est de s’échapper à elle-même) le but de la philosophie, quelque chose comme l’abandon de la philosophie. En quoi nous apercevons un des secrets de la réflexion, pour laquelle la lucidité est un idéal nécessaire et constitutif (il serait contradictoire de réfléchir sans que cela ait pour but de parvenir à une lucidité supérieure) : intérioriser le maître – lui éviter jusqu’à la peine d’être en dehors de nous, puisqu’on se verra tout seul selon son point de vue. Devenir lucide, c’est remplacer la singularité d’une existence personnelle par le point de vue du maître en soi. Vous comprenez pourquoi cette qualité que, encore une fois, nous ne pouvons pas ne pas désirer dès lors que nous réfléchissons, implique la médiocrité. On n’invente qu’à ne pas réfléchir.

D’ailleurs tout le monde sait cela, dans la vie morale. Je constate par exemple que les troupes hitlériennes envahissent la France. Qu’est-ce qu’on fait ? Je n’ai pas eu le temps de poser la question qu’un homme s’est déjà emparé d’une arme et qu’il est parti, nous laissant à la discussion qui allait s’engager. Les autres, au contraire, se mettent à réfléchir. Inutile de lire les historiens pour savoir parmi eux qui sera le héros et quels seront ceux qui courberont l’échine. Bien entendu, je pose la question au niveau des choix personnels et non pas de l’examen des moyens c’est-à-dire du point de vue étroitement technicien (il faut assurément réfléchir pour savoir s’il vaut mieux attaquer le convoi ennemi en ville ou en rase campagne). Commencer à réfléchir sur ce qu’on doit faire quand l’urgence est là, c’est avoir depuis toujours choisi la résignation et la lâcheté. Et personne ne l’a jamais ignorer, même si la plupart d’entre nous veillent soigneusement à n’en pas prendre conscience. Eh bien ce qui est vrai dans le domaine pratique l’est aussi dans le domaine de la pensée, puisque penser ne consiste pas à comprendre ce qui est ni à produire des représentations dans sa tête, mais que c’est un acte, la production inouïe d’une réalité absolument singulière (par exemple un concept comme ceux que j’ai indiqués, si l’on prend le cas de la pensée philosophique).

Que la réflexion soit l’intériorisation du maître, voilà qui décide de sa signification non pas intellectuelle mais éthique – ce terme désignant notamment le rapport qu’un sujet entretient avec lui-même. Puisque la pensée est de l’ordre de l’acte et non pas de l’action, elle est une réalité éthique, bien avant d’être une réalité intellectuelle.

Cette critique de l’idéal des maîtres, on peut la réifier et en faire une sorte de critère pour distinguer deux sortes de philosophes, ou plus exactement deux positions dont l’alternative permettra de concevoir dans son caractère concret la décision philosophique, celle qui va donner lieu à tel type de pensée plutôt qu’à tel autre.

Je dirai ainsi que la pensée des philosophes peut ou bien se traduire par un travail de restitution du monde et de retours en vers cette vie  » originelle  » (Urleben) à la perte de quoi notre existence consciente s’identifie généralement, ou bien se traduire par une production de concepts dont nous devons bien reconnaître au moins dans un premier temps qu’ils ne sont rien d’autre que leur propre caractère inouï c’est-à-dire que leur propre originalité (exemples : monade leibnizienne, substance spinoziste, volonté et occasionnalisme d’après Malebranche…). Mais je dois aussitôt souligner le caractère superficiel de cette distinction, malgré son évidence, puisqu’en chacun des termes de l’alternative vous retrouvez aussi bien le second. Il est évident en effet qu’on ne peut faire œuvre de phénoménologue sans en même temps produire des concepts inouïs (les  » essences  » chez Husserl, le  » néant  » chez Sartre, la  » chair  » chez Merleau-Ponty, etc.), de même qu’il est impossible de produire des concepts  » fous  » comme ceux que je viens de citer sans que par là même une dimension originelle du monde ne soit dévoilée (l’unité expressive pour Leibniz, la nécessité pour Spinoza, l’impossibilité d’être cause pour Malebranche, etc.). En quoi la distinction que je propose cesse d’être superficielle si l’on admet qu’elle est forcément croisée, qu’elle constitue un chiasme, celui-là même dont l’écriture philosophique tient son caractère de décision.

Ce chiasme est ce devant quoi chaque penseur s’est originellement trouvé parce que la philosophie est à la fois interrogation de soi-même et production de concepts inouïs, et dont toute son œuvre poursuivra la décision.

Que la philosophie ne soit pas l’affaire de  » n’importe qui  » (le sujet défini par sa place) mais au contraire à chaque fois l’acte d’une singularité – or chacun est une singularité, à l’encontre de la place qui est la sienne et qui a pour vérité d’être occupée par n’importe qui – on le verra plus clairement en explicitant la contradiction de la réflexion et de la singularité.

Je vais le faire de deux manières, qui n’en constituent en réalité qu’une seule, et qui approfondiront cette idée du chiasme philosophique.

Le premier élément que je vais vous donner sera l’accentuation de la ma mise en garde contre la confusion qui vous barrerait d’emblée tout accès à la philosophie, et qui est celle de la réflexion et de la pensée.

Tout le monde réfléchit, non seulement parce que la réflexion appartient structurellement à la conscience, ainsi que je viens de le rappeler, mais parce que nous sommes constamment renvoyés à nous-mêmes par la réalité et par les autres. Si je fais mes comptes à la fin du mois, et si je trouve un résultat qui contredit ce que je vois sur mon relevé bancaire, je pourrai certes envisager une erreur de la banque mais ma réaction la plus immédiate sera de considérer que c’est moi qui me suis trompé, et je m’interrogerai alors moi-même pour savoir où j’ai commis l’erreur. Nous sommes bien ici dans le domaine de la réflexion. D’autre part, les paroles et les actions des autres me font prendre conscience à chaque instant que ce que je prenais spontanément pour des états du monde est en réalité un ensemble d’opinions, les miennes. Oter du monde une signification pour se l’attribuer en tant qu’opinion, c’est une réflexion : passer de la réalité à sa représentation. Donc tout le monde réfléchit, et très souvent – même si, bien entendu, les moins sincères d’entre nous font très soigneusement attention à ne surtout pas faire porter leur réflexion sur l’orientation qu’ils sont en train de donner à leur vie.

Maintenant, penser, c’est tout autre chose. Avant de modérer cette affirmation, je commencerai trivialement par dire que les gens normaux ne pensent pas, dès lors que l’idée de norme est intrinsèquement réflexive (puisqu’elle sert à juger en fonction d’un savoir préalable) : quelqu’un de normal n’écrit pas plus la Critique de la raison pure qu’il n’écrit la Phénoménologie de l’Esprit. Par ailleurs, il va de soi que la pensée n’est pas seulement de nature conceptuelle : tel tableau de Picasso ou tel quatuor de Beethoven contient autant de pensée que chacun des ouvrages dont je viens de donner que je viens de donner les titres, et les surprises auxquelles donne lieu leur analyse en témoignent suffisamment. Là encore je dirai que les gens normaux ne produisent pas ce genre de choses – et tout le monde le sait.

Mais on aurait tort de cantonner l’activité de penser, c’est-à-dire de produire de l’inouï, aux seules œuvres en quelque sorte objectives : tout le monde pense, en ceci que tout le monde rêve. Un rêve, en effet, est toujours un travail formidable de la pensée, non seulement au plan de la combinatoire des signifiants, mais encore au plan strictement plastique (presque  » cinématographique « ) : Freud lui-même souligne que certains rêves, indépendamment du travail d’interprétation auquel on peut se livrer sur eux, sont de véritables œuvres d’art. Et puis l’analyse d’un rêve ne laisse jamais d’étonner, surtout quand il s’agit d’un des siens : quand on a suffisamment travaillé pour en saisir la logique inconsciente, il est impossible de ne pas être étonné, et même émerveillé, le mot n’est pas trop fort, de ce qu’on a été capable de faire ! Cela est vrai pour absolument tout le monde. En ce sens donc, il est certain que tout le monde pense, le terme de  » pensée  » étant bien pris ici dans son sens le plus élevé (et non pas du tout au sens d’activité psychique ou d’activité représentative).

Pas plus qu’on ne peut vouloir faire tel ou tel rêve ni décider de son organisation, on ne peut vouloir être un génie en peinture ou en musique. Il s’agit là de réalités propres au sujet, mais absolument étrangères à toute dimension subjective consciente. Exemples supplémentaires de l’exclusivité du sujet et de la conscience. On est absolument responsable de son génie ou de sa médiocrité, mais il est bien évident que personne n’a choisid’être génial ou médiocre. De même le soldat qui est lâche à la guerre peut envier sincèrement le courage de ses camarades, tout en sachant au fond de lui qu’on a parfaitement raison de lui reprocher sa lâcheté – que par ailleurs il vit comme une passivité. Et certes, si on choisissait son caractères, chacun n’aurait que des qualités ; et pourtant personne d’entre nous n’ignore qu’il est coupable de ses défauts.

Eh bien la pensée s’oppose à la réflexion de cette manière : on peut vouloir réfléchir, mais on ne peut pas vouloir penser – exactement comme on peut vouloir lutter contre sa lâcheté, sans pour autant pouvoir vouloir être courageux. Exclusivité du sujet et de la conscience, encore une fois.

Si donc vous ne confondez pas réfléchir et penser, autrement dit si vous reconnaissez la dimension d’impossibilité subjective de la pensée (elle est réelle mais parfaitement étrangère à la représentation et donc à la volonté), alors vous commencez à comprendre pourquoi la dimension réflexive de la philosophie ne suffit pas du tout pour qu’elle soit l’affaire de n’importe qui. N’importe qui réfléchit et, sous réserve d’un minimum d’équipement culturel, peut expliciter sa réflexion. Oui. Mais la philosophie n’a à voir avec cela que d’un point de vue tout extérieur et formel, c’est-à-dire que du point de vue de son concept vide (l’idée de s’interroger soi-même). Car la philosophie n’est réflexive que dans sa représentation. En réalité, elle est faite non de réflexion mais de pensée. Les philosophes, ce ne sont pas des gens qui réfléchissent : ce sont des penseurs !

Et de même que les rêves de chacun d’entre nous sont d’une certaine manière sa réalité personnelle, qu’ils accomplissent pour ainsi dire sa marque de sujet dans l’ordre hallucinatoire, les concepts sont intrinsèquement liés au philosophe lui-même. C’est pourquoi toute philosophie est  » personnelle « .

Et si elle est  » personnelle « , alors elle n’est pas réflexive. Car réfléchir, comme nous pouvons le faire à chaque instant à propos de n’importe quoi, c’est ce mettre en position d’être n’importe qui. Quand je réfléchis à la valeur d’une copie, par exemple, cela signifie que je me rapporte à elle comme n’importe quel professeur doit le faire ; autrement dit : je ne la note pas en tant que je suis moi, mais en tant que je suis professeur, et surtout en tant que je suis n’importe quel professeur.

La philosophie, c’est le contraire : le cogito, c’est la pensée de Descartes et de personne d’autre, même si la lecture de son œuvre peut momentanément nous donner l’illusion que nous reprenons sa démarche à notre compte : n’importe qui peut le lire, mais lui seul pouvait écrire les Méditations – en quoi se répète encore la distinction entre réfléchir et penser.

J’en finis donc avec ce premier élément de réponse en disant que sous la réflexion se trouve la pensée, mais que cette pensée dont l’effectuation conceptuelle s’appelle  » philosophie  » reste parfaitement extérieure à la réflexion, à laquelle elle échappe toujours. Si vous réfléchissez vous pouvez me communiquer les représentations qui occupent en ce moment votre esprit, mais votre pensée, jamais : elle est faite de son propre échappement à votre réflexion, en ce sens que c’est en vain que vous essaierez de la saisir pour me la représenter, et que c’est précisément par cette vanité qu’elle est votre pensée, telle qu’elle se réalisera dans vos rêves de la nuit prochaine – et telle qu’elle se réalisera dans l’invention de vos concepts si vous devenez un jour philosophes.

Je passe maintenant au deuxième élément de réponse que je vous ai promis – en vous indiquant qu’il n’était finalement pas différent du premier.

Ceux d’entre vous qui ont un minimum de familiarité avec les œuvres que nous avons reçues de la tradition (et philosopher n’est jamais rien d’autre que produire de telles œuvres) sont tous caractérisés par un certain réflexe d’association nominative : si je leur dis  » monade « , ils entendent par là même  » Leibniz « , si je dis  » chair « , ils entendent par là même  » Merleau-Ponty « , et ainsi de suite. J’explicite le sentiment à quoi cet automatisme donne lieu en disant que, contrairement à ce qui se passe en science où les notions sont souvent rapportées au nom de leur inventeur sans que cela soit constitutif de la notion (ignorer le nom du mathématicien ou du physicien dont on utilise les résultats est peut-être une faute morale, mais ce n’est pas une faute scientifique), les notions philosophiques sont intrinsèquement  » marquées  » du nom de leur inventeur – au point, aurai-je peut-être l’occasion d’expliquer dans une autre partie de mon enseignement, de n’être finalement rien d’autre que les marques de ces noms dans l’histoire de la pensée. Par exemple, la pensée en tant que  » marquée  » par Descartes c’est notamment le cogito ; en tant que marquée par Hegel, c’est la dialectique, et ainsi de suite.

D’où cette conclusion que je suis désormais en droit d’avancer : ce dont il s’agit en philosophie, c’est toujours de la marque d’un nom propre dans la pensée.

Mais il faut aller plus loin en refusant de faire de cette problématique quelque chose de  » subjectif « , au sens de non-vrai. Sans entrer dans une problématique du rapport entre le nom et la marque, je peux tout de même vous faire remarquer, par exemple, que la nécessité qui unit la substance aux attributs et aux modes est  » de nature  » spinoziste, exactement comme la distinction du phénomène et de la chose en soi est  » de nature  » kantienne ! Et on peut poursuivre cela presque indéfiniment : je viens de dire que le cogito était cartésien comme la dialectique est hégélienne, mais on peut dire aussi que la contingence est sartrienne, la volonté de puissance est nietzschéenne, le dévoilement de l’être est heideggerien, et ainsi de suite. Autant de concepts dans l’histoire de la philosophie, autant de singularités nominatives.

Que le nom propre soit, pour une notion, sa nature ultime, voilà à mon avis un des caractères essentiels de la philosophie. Appliquée à la science, une telle idée est simplement absurde. En philosophie tous ceux qui ont approché les œuvres dont nous sommes les héritiers savent qu’elle est vraie…

Cela pose des problèmes extrêmement difficiles, dont certains seront exposés (et j’espère résolus, sinon ce n’est pas la peine) devant vous. Pour le moment, je les range dans la rubrique constituée par l’étonnante notion de  » marque  » que j’ai empruntée à Descartes (quand il parle à propos de l’idée de Dieu en moi de  » la marque de l’ouvrier sur son ouvrage  » et surtout du fait qu’il se pourrait bien que je ne diffère pas de cette marque en moi).

Ainsi, pour écrire l’Etre et le Néant, il ne suffit pas d’être un humain conscient (en théorie cela devrait suffire, puisque la conscience est en elle-même réflexive et qu’un minimum d’aisance langagière permet d’expliciter le rapport qu’elle entretient ainsi avec elle-même), il faut encore être Sartre !

Vous vous étonnerez de cette condition absolument exorbitante. Car si la philosophie est réflexive, elle est par principe accessible à tout le monde, même si en fait on peut concevoir que les personnes ayant le temps, la patience et l’esprit suffisamment méthodique pour mener à bien les tâches de la réflexion soient en nombre limité. Finalement ce devrait être comme en science : tout le monde n’est assurément pas capable de faire progresser les connaissances scientifiques, mais en droit tout le monde peut étudier une discipline scientifique et, si son étude est suffisamment étroite, parvenir au niveau de n’importe quel chercheur, c’est-à-dire à la pointe de la production des connaissances. Un chercheur, en science, c’est quelqu’un qui obtient des résultats que n’importe quel autre chercheur, disposant des mêmes informations et du même outillage, aurait plus ou moins rapidement trouvés à sa place. Même si c’est faux en fait (contingences de toutes sortes : économiques, sociales, psychologiques), c’est vrai en droit. En philosophie, non : pour parler par exemple de la contingence, il faut être Sartre, tout simplement parce que la contingence est de  » nature  » sartrienne ! ! Voilà quelle valeur prend en philosophie la formule que Picasso avait opposé à quelque insignifiant journaliste l’interrogeant sur ses  » recherches  » :  » Je ne cherche pas, je trouve « . En philosophie, c’est exactement pareil, et l’acte de trouver est expressément constitutif de ce qui sera trouvé : Sartre par exemple ne pouvait trouver dans le monde que des réalités de  » nature  » sartrienne. Et en effet, si vous me parlez par exemple de la liberté, de la contingence, de la passivité de la conscience ou encore des actions historiques, il faudra que vous précisiez, pour que je comprenne  » au sens sartrien du mot « . C’est en cette idée, pour le moins énigmatique et que je signifie ici par le mot  » nature « , que réside l’essence de la philosophie entendue comme savoir (car comme pratique sa question est celle du rapport  » personnel  » de la pensée et du concept).

Si maintenant on se place d’un point de vue extérieur pour envisager la même chose, alors on devra dire que tous les concepts philosophiques ont ceci de commun avec les œuvres d’art qu’ils sont signés.  » Contingence « , cela ne vaut que si c’est signé Sartre. Sinon c’est un bavardage inepte sur la finitude humaine, dont la notion est elle-même un pénible lieu commun. Et ainsi de suite pour tous les concepts dont nous héritons des penseurs qui nous ont précédés. Au contraire, l’idée de signer un résultat d’expérience n’a aucun sens scientifique, même si on peut trouver un sens moral et social à nommer le premier qui a fait apparaître un résultat. Cet anonymat est même constitutif de l’expérience, puisqu’on nomme ainsi dans ce domaine ce que n’importe qui peut reproduire. Vous savez en effet que la publication d’un résultat est inséparable de celle du dispositif qui l’a conditionné, et que sa légitimité n’est reconnue que quand n’importe quelle autre équipe dans le monde est susceptible de réitérer le résultat qui a été trouvé. L’essence d’un résultat scientifique, autrement dit ce qui décide de sa vérité et de son caractère scientifique, c’est que n’importe qui puisse le reproduire.

L’opposition des statuts que je viens d’indiquer est particulièrement évidente quand vous considérez l’exemple de penseurs qui étaient en même temps des savants (les noms de Descartes et Leibniz viennent tout de suite à l’esprit). Considérons un exemple connu de tout le monde et prenons bien conscience que le théorème de Pythagore n’est pas pythagoricien: il est géométrique, de sorte qu’il est parfaitement possible de l’utiliser en ignorant tout des autres travaux de cet auteur, et même en ignorant son nom. Mais que le nombre soit la nature même des choses, voilà qui est pythagoricien ! Autrement dit la corrélation ontologique du nombre et de la réalité est littéralement de nature pythagoricienne, et c’est en cela qu’on peut dire que Pythagore est un penseur.

Comme si l’invention était finalement invention de l’être lui-même (c’est dans son être même que la contingence est sartrienne, que la dialectique est hégélienne, etc.).

Décision quant à l’être en tant qu’être, voilà par conséquent de quoi il s’agit dans la pensée, au sens strict – la spécificité de la philosophie résidant dès lors dans le fait d’instituer cette décision dans l’ordre du concept.

 

La prochaine fois, je reviendrai sur les paradoxes de la réflexion, et je vous indiquerai quel est l’objet de la philosophie. Non pas surtout que la pensée ait un objet – car  » penser  » est intransitif, comme  » écrire  » – ; mais il faut bien qu’on en trouve d’une certaine manière un à la philosophie, dès lors qu’on n’a malgré tout pas abandonné le point de vue dont nous sommes partis et qui la considère comme une interrogation qu’on s’adresse à soi-même. Si en effet je m’interroge, c’est que je me suppose un certain savoir. Mais un savoir de quoi ? Telle est notamment la question à laquelle je répondrai la prochaine fois.

 

Je vous remercie de votre attention.

 

 

NOTE rajoutée à propos du caractère personnel de la conscience :

J’ouvre une parenthèse pour dire que je n’entrerai pas dans la question technique des structures propres de la subjectivité, qui pourraient permettre de concevoir ce qu’est une conscience qui serait à la fois impersonnelle et non préréflexive, au sens que je viens d’indiquer. Tout le monde sait qu’il y a différents états de consciences dont certains, très familiers malgré leur caractère paradoxal, qui peuvent donner l’idée d’une conscience sans sujet. Pour donner à voir ce qu’est une conscience sans sujet on pourrait citer l’exemple des animaux sauvages (mais pas des animaux qui vivent en groupe et encore moins des animaux domestiques, comme les chiens dont la conscience est au contraire constamment réflexive), et surtout celui de l’hypnose, que nous pratiquons tous plus ou moins à notre insu sur nous-mêmes – par exemple dans une lecture très attentive ou à l’occasion d’un spectacle totalement captivant. Hypnotiser (un autre ou soi-même, en le sachant ou en l’ignorant), cela consiste à polariser la conscience sur un seul objet, un objet dont la nature habituelle est de manquer (exemples évidents : l’objet auditif qu’on retrouverait dans la voix de l’hypnotiseur ; l’objet scopique qu’on retrouverait dans le brillant du pendule) de sorte que cette conscience ne soit plus que l’indistinction du manque d’elle-même et du manque de l’objet (en fait, il faudrait parler de superposition de l’idéal du moi et de l’objet  » a « ). Dans ce cas, vous avez en effet une conscience impersonnelle, qui n’est pas doublée de sa propre préréflexion. Et si l’on oublie ce qui avait été entendu ou ressenti sous hypnose (des suggestions, ou une douleur chirurgicale, etc.), c’est tout simplement parce qu’il n’y avait personne à ce moment pour entendre ou ressentir, ce qui a été pourtant expressément entendu et ressenti (ainsi qu’on peut parfaitement le mettre en évidence… sous hypnose). Sur ces questions qui ne sont pas philosophiques, et plus généralement sur la structure de la subjectivité, je renvoie au livre d’Henri Ey sur  » La conscience « , et bien sûr à Lacan.