A propos de la philosophie, suite : la pensée et le nom

La pensée comme  » nomination  » personnelle de l’être

La dernière fois, je vous ai rappelé que la philosophie n’était en aucune manière un type de connaissance, qu’elle ne devait donc pas se comprendre par rapport à la réflexion, mais qu’elle était invention de concepts – inventer étant un acte et non pas une action, autrement dit relevant d’une singularité personnelle (par opposition à la réflexion en quoi nous jugeons exactement comme si nous étions n’importe qui).

On peut encore montrer l’exclusivité de la démarche philosophique à la réflexion en rappelant ce que tout lecteur des œuvres de la tradition sait parfaitement, à savoir que chaque concept philosophique est une nomination, par le nom propre du penseur, d’une réalité qui s’impose ontologiquement (=au niveau de l’être lui-même). J’avais dit par exemples que la dialectique était de nature hégélienne, que la différence du phénomène et de la chose en soi était de nature kantienne, que l’ouverture de l’homme à l’être de l’étant est de nature heideggerienne, et ainsi de suite.

Cette  » nomination  » de l’être lui-même définit la pensée, quand on décide de prendre ce terme dans son sens le plus rigoureux.

Vous savez que la pensée n’est aucunement la propriété exclusive de la philosophie (il n’y a pas moins de pensée dans le Parthénon que dans la Critique de la Raison pure) et, si la définition de la pensée que je viens de vous donner est juste, on doit pouvoir retrouver dans toute œuvre (et même dans tout acte, au sens d’une singularité pratique absolue) cette  » nomination de l’être « .

Je vais préciser en ce qui concerne la philosophie, mais je veux l’indiquer d’emblée en ce qui concerne les œuvres d’art.

Qu’est-ce que comprendre une œuvre en tant qu’œuvre ? Je dirai que c’est dans un premier temps découvrir la définition qu’elle est actuellement de l’art dont elle relève. Par exemple : qu’est-ce que le cinéma, si faire du cinéma consiste à tourner la Règle du Jeu  et non pas autre chose ?. Grâce à cette définition du domaine (l’eidos) concerné, vous pourrez ensuite répondre à la question de l’existence, en tant que, dans une œuvre (non pas une œuvre en général, mais celle-ci), ce qui compte, c’est qu’elle existe. L’existence d’un film, en effet, cela relève du cinéma, et si vous n’avez pas de ce dernier une définition parfaitement précise la question de l’existence vous échappera toujours, puisqu’exister quand on est un film n’a pas le même sens qu’exister quand on est un tableau ou un livre de philosophie. Ce que vous devez faire pour comprendre une œuvre, donc, c’est vous poser la question suivante : qu’est-ce qu’exister, pour qu’exister consiste à relever du cinéma, tel que ce film en est réellement la définition ?

Si vous faites ce travail, vous accédez à la pensée en tant que telle : non pas surtout les opinions de l’auteur qui n’intéressent personne, mais une certaine  » identification  » nominale de l’être de l’étant en général – puisque c’est de l’existence en tant qu’existence (ce qui compte seul, dans l’œuvre) qu’il se sera agi dans votre analyse. Et la pensée, dirai-je pour indiquer une direction dont toute la séance d’aujourd’hui va être l’exploration, c’est d’abord un nom. Par exemple  » Renoir « .

La pensée en art : l’acte nominatif

Malgré son évidence traditionnelle en philosophie (on ne cite jamais des ensembles de connaissances qui auraient une existence sédimentaire, mais toujours des noms parfaitement singuliers : Platon, Aristote, etc.), vous pouvez être choqués par l’idée du nom propre dont je voudrais d’une certaine manière vous montrer qu’il est la cause de la pensée.

C’est en art qu’on le voit avec le plus de clarté (nous reviendrons ensuite sur la spécificité de la philosophie).

Pour notre tradition artistique, l’identification nominale de l’être (définition de la pensée) est attestée par la signature. Dans le domaine de la peinture, par exemple, c’est à la limite elle qui décide littéralement du fait qu’on ait ou non affaire à une œuvre d’art. Ainsi il ne suffit pas qu’un tableau existe, ni surtout qu’il ait été produit avec talent, pour relever de l’art. Le talent n’a rien à voir avec l’art, mais avec l’artisanat, même si la plupart des œuvres peuvent être considérées du point de vue de l’artisanat (c’est la dimension du  » métier « ). Non : pour relever de l’art, il faut que le tableau soit par exemple un Cézanne ou un Picasso. Sinon, c’est tout ce qu’on veut (de l’artisanat, de la décoration ou je ne sais quoi d’autre) mais ce n’est pas de l’art.

D’ailleurs tout le monde est d’accord sur cette vérité paradoxale : qu’on découvre qu’un tableau, jusque là universellement admiré, est un  » faux  » (exemple célèbre des faux Vermeer, mais je renvoie plus généralement à toute la problématique de l’authentification), et il sort instantanément du domaine de l’art, bien que toutes les qualités qu’on lui trouvait jusque là lui appartiennent toujours.

Je n’exagère pas : le tableau ne perdra certes aucune de ses qualités, mais on n’y verra plus qu’un excellent tableau. Or un excellent tableau, cela peut faire très joli dans un salon, mais ça n’a aucun rapport d’aucune sorte avec l’art, pour cette raison de principe que le talent, si grand qu’il soit, n’a absolument rien à voir avec le génie. Je vous ai donné l’autre jour la raison d’un tel paradoxe : pour un peintre de talent, la production d’un tableau est une action (et il y a des actions admirables). Pour un artiste au contraire, c’est un acte. Un peintre de talent n’a pas à signer son tableau (il est en effet préférable qu’il s’abstienne puisque c’est comme anonyme qu’il travaille), parce que le tableau est tellement bien fait que ce sont ses qualités propres qui le rendent intéressant. Mais en ce qui concerne l’art, les qualités de l’œuvre, si elles importent dans une mesure variable selon les époques, ne comptent absolument pas.

Vous n’allez pas me dire que le carré blanc sur fond blanc de Malévitch ou que des œuvres de Marcel Duchamp comme son urinoir ou son porte-bouteilles de 1913 présentent la moindre  » qualité  » : Duchamp les a pris tels que l’industrie les produits ! Pourtant ce sont des œuvres. Certes présenter cela comme œuvre, si c’était une action (c’est-à-dire si cela avait été fait par n’importe qui) serait une pure et simple absurdité provocatrice (ce dont l’art dit contemporain présente une multitude d’exemples : des médiocres jouent à l’artiste en appliquant une idée qui date du début du siècle et en amenant au musée toutes sortes de  » ready made  » plus ou moins pitoyables). Mais justement : par le nom propre (Malévitch, Duchamp), ce ne sont pas des actions, mais des actes. Et l’acte, c’est toujours une décision. Philosopher, comme peindre ou composer, c’est un acte (et pas une activité) – et il va falloir que nous nous interrogions bientôt sur l’enjeu de cette décision que tout acte est forcément.

Quoi qu’il en soit de cet enjeu, c’est de cette vérité universellement admise (et apparemment scandaleuse quand on la réfléchit sans interroger les présupposés de l’attitude réflexive, c’est-à-dire quand on voudrait naïvement que la question de l’art fût celle d’un certain type de réalité) qu’il s’agit en fin de compte, aussi bien en philosophie qu’ailleurs. Car en philosophie c’est pareil en ce qui concerne les concepts : ils n’ont de réalité que  » nominale « , au sens où ils sont l’effectuation d’un nom propre en tant que tel. De même qu’un tableau doit être par exemple un Cézanne ou un Picasso pour simplement relever de l’art, un concept doit être par exemple platonicien ou kantien pour simplement relever de la philosophie.

Vous voyez pourquoi cette première indication me paraissait indispensable avant d’aborder plus spécifiquement la question de la philosophie qui, elle aussi, s’entend exclusivement selon des noms propres.

Il n’est jamais question d’idées en philosophie.

Un concept anonyme, ce n’est pas un concept mais une idée. Des idées, tout le monde en a plus ou moins : sottes ou intelligentes, encombrantes ou efficaces, abstraites ou concrètes. La philosophie n’a rien à voir avec tout cela. Un philosophe n’est pas quelqu’un qui a des idées et qui voudrait les communiquer : c’est quelqu’un qui invente des concepts. Avoir des idées n’est pas un acte, c’est simplement une activité représentative.

Dès cette différence, vous voyez bien qu’il ne saurait aucunement être question d’idées en philosophie, ni par conséquent de réflexion. Car une idée est forcément de structure réflexive : c’est est une anticipation du sens qui est en train de se dessiner dans une certaine configuration. Par exemple vous pouvez discuter entre vous de vos  » idées  » pour la prochaine dissertation, ou votre mère peut vous demander si vous n’avez pas une idée de ce qu’on pourrait manger ce soir autour de la table familiale. Pareillement vous pouvez avoir des idées de vacances pour l’été prochain, etc. Intellectuelles ou pratiques, les idées n’ont rien à voir avec la pensée parce qu’elles sont l’accomplissement réflexif d’une certaine configuration. L’idée naît du problème ou plus exactement de la manière qu’il a de se présenter (ce dont une analyse phénoménologique est très possible). Parler d’éthique à propos de cela serait tout simplement absurde, comme vous le voyez. Par contre vous admettrez peut-être avec moi que dans la différence du phénomène et de la chose en soi, il y va vraiment de Kant et non pas de quelqu’un d’autre (notamment pas de Hegel !). Si donc vous m’accordez l’impossibilité de dénier que la pensée soit un acte, c’est-à-dire que sa question soit toujours une question éthique, alors vous m’accordez par là même qu’il est impossible de parler d’idées en philosophie. Conservons donc la notion de  » concept  » dont je vais maintenant vous donner l’exposé.

A l’encontre de sa réalité forcément métaphysique, le nom propre est la vérité de la philosophie

Sur cette notion de  » concept « , je vous renvoie d’abord à ce que dit Gilles Deleuze au début de son livre sur la philosophie (lisez ce chapitre très court et très clair, avec de bons exemples), mais il me semble que la question du concept est finalement autre que ce qu’il en présente, et je vais construire de cette notion une tout autre compréhension.

La dernière fois, je vous ai donne des exemples de concepts, tels que la notion me paraît s’en imposer. Vous savez que le concept est une opération d’unification. Eh bien je dirai que le nom propre est le principe de cette opération : si la contingence est sartrienne, ou si la nécessité est kantienne quand on la considère dans son a priorité, cela signifie bien que  » Sartre  » ou  » Kant « , non pas surtout comme individus mais comme noms propres (sens des guillemets que je mets à ces deux mots), assurent une certaine unité. Et cette unité, tous les exemples que vous trouverez (en moyenne trois ou quatre par auteur de la tradition, ce qui fait quand même un certain nombre) vous montreront qu’elle assure une fonction d’unification, en ceci d’abord que les concepts en question concernent à chaque fois  » tout « . Non pas qu’il s’agisse d’une totalisation positive, donc la définition est contradictoire en soi (si on veut totaliser tout ce qui est, le sujet totalisateur est forcément exclus de sorte qu’il ne s’agit pas de  » tout « ), mais en ceci que l’opération d’unification (dont le nom est selon moi le principe) vaut pour tout ce qui est. Mais qu’y a-t-il de commun à tout ce qui est, sinon justement d’être ? Dire que le concept concerne  » tout  » signifie donc concrètement qu’il concerne l’être en tant qu’être, qu’il a une portée ontologique, bref, que le concept est l’acte même de la pensée comme  » nomination personnelle de l’être « .

Dans le concept, il s’agit de tout. Or le discours traitant de  » tout  » ne s’appelle-t-il pas, depuis une certaine édition romaine des œuvres d’Aristote, la  » métaphysique  » ? Vous avez compris où je veux en venir : l’impossibilité de distinguer réellement la philosophie de la métaphysique, dès lors qu’on fait de l’invention des concepts la seule réalité de la philosophie.

Certains d’entre vous savent que le refus de faire une différence entre  » philosophie  » et  » métaphysique  » est une des thèses essentielles de Heidegger. Contrairement à ce qu’il pourrait sembler, je ne reprendrai pas sa position à mon compte. Ce n’est pas en termes de différence que je voudrais rapporter la philosophie à la métaphysique, mais plutôt en termes de distinction (il n’y a de distinction qu’à l’encontre de la différence, puisque le propre de la distinction est d’avoir lieu au sein de l’identité : si la philosophie se distingue de la métaphysique, c’est qu’elle lui est en fait identique). Plus concrètement je m’exprimerai ainsi : en réalité la philosophie est identique à la métaphysique, mais en vérité non. C’est donc seulement à opposer vérité et réalité (ce qui signifie banalement que la vérité n’est pas une sorte de réalité) que je voudrais construire ma notion du concept, sans laquelle l’acte philosophique ne me semble pas pouvoir être pensé.

Je partirai donc de ce premier truisme : les concepts inventés par les philosophes sont toujours métaphysiques, parce qu’ils concernent  » tout « . Mais ces concepts, on peut dire d’un autre côté qu’il ne le sont pas puisque leur réalité n’est en aucune manière la  » connaissance  » qu’ils permettraient mais le nom du penseur qui les a signés – au sens où ils ne diffèrent en rien de la signature qui les authentifient. Ce que je viens de dire à propos des œuvres d’art permet d’apercevoir, il me semble, en quel sens on peut dire que les concepts ne sont pas métaphysiques : ils ne concernent aucune réalité dont ils rendraient compte d’une manière ou d’une autre, mais ils relèvent, en tant que philosophiques, exclusivement du nom de celui qui les pose comme tels. De même qu’un tableau n’est pas du tout une œuvre d’art mais seulement un objet décoratif s’il n’est pas par exemple un Cézanne ou un Picasso, de même un concept n’en est pas du tout un, mais seulement une idée, s’il n’est pas par exemple kantien ou hégélien. Disant cela, vous commencez à comprendre en quel sens très particulier il convient de distinguer vérité et réalité…

La question du concept en philosophie se tient donc entre sa nature métaphysique puisqu’il vaut indirectement pour tout, et l’impossibilité qu’on puisse jamais lui attribuer une telle nature puisqu’un nom propre, précisément comme tel, ne signifie rien.

C’est en effet la première caractéristique des noms propres d’échapper au domaine du signifié et par là même à la métaphysique, qu’on peut en effet identifier au domaine du signifié en général. Si donc on entend définir la philosophie à partir de son inhérence métaphysique, alors il faut d’abord l’entendre à l’encontre de la nécessité du signifié.

Il est impossible d’échapper à la métaphysique, parce qu’il est impossible de ne pas dire quelque chose dès lors qu’on parle. C’est pourquoi l’idée d’un discours  » non métaphysique  » (libéré de la métaphysique, ou la dépassant) paraît tout simplement absurde. Je dirai ainsi que l’être parlant est fait de métaphysique à la fin de chacune de ses phrases – puisque ce moment, manifesté comme tel dans l’écriture par le point (terme qu’à mon avis il faut prendre en un sens verbal : il s’agit de  » pointer  » le métaphysique en tant que tel), est celui de la production du signifié par la chaîne signifiante. Et en cet endroit du point qu’on ignore comme tel (dont on ignore la fonction de pointage, donc) on peut dire qu’on ne pense pas. En effet, le propre du signifié est de nécessiter la croyance, laquelle est bien, comme tout le monde l’a toujours su, exclusif de la pensée. On aboutit donc à ce paradoxe que tout discours, et notamment le discours philosophique a en quelque sorte pour nature de s’accomplir à l’encontre de la pensée.

Vous comprenez ainsi que la pensée, si on se met d’accord pour entendre sa notion à l’encontre de la métaphysique c’est-à-dire à l’encontre d’un discours auquel il faudrait donner son adhésion (j’ai indiqué l’autre jour que le meilleur moyen de ne jamaispenser était d’être un épigone, par exemple d’être cartésien, nietzschéen, lacanien ou je ne sais quoi d’autre, bref un adhérent), ne se peut entendre que par un saut hors du signifié. Mais c’est impossible, direz-vous : il suffit de parler ou d’écrire pour faire comprendre quelque chose, et donc pour susciter l’adhésion de l’auditeur ou du lecteur. Très juste. Eh bien le concept de  » nomination de l’être  » que je vous propose en ce moment répond, il me semble, à cette difficulté : la nomination dont il s’agit n’est pas une identification par un signifiant qui serait en quelque sorte un emblème, mais une identification par un nom.

Je m’explique. Que la métaphysique soit d’abord faite d’un signifiant valant comme premier terme et faisant fonctionner le discours, rien n’est plus évident. Prenez n’importe quel penseur de la tradition, et vous avez un tel signifiant. Si je dis  » être « , c’est Parménide ; si je dis  » devenir « , c’est Héraclite ; si je dis  » Idée « , c’est Platon, et ainsi de suite jusqu’à aujourd’hui (si je dis  » différance « , c’est Derrida, si je dis  » autrui « , c’est Lévinas, etc.). Qu’un signifiant soit le terme premier qui fasse fonctionner la structure (notamment la place du lecteur, si l’on applique cette problématique à la question des textes), c’est exactement ce qui définit le  » discours du maître  » dans la typologie de Lacan. Même si l’on met entre parenthèses (ce qui n’est de toute façon pas possible, en termes de structure) le  » contenu  » de ce discours c’est-à-dire la nécessité de donner son  » assentiment « , comme disaient les Stoïciens qui nous ont ainsi fourni le terme subjectif de l’ordre métaphysique, on reste pris dans la nécessité d’un mot d’ordre.

Les épigones offrent tous les spectacle pitoyable de cette nécessité. Je me souviens d’un collègue qui, le regard farouche et la moustache en bataille, avait décidé d’être  » nietzschéen jusqu’au bout des ongles « , et d’un autre qui, voyant une filiation entre le totalitarisme et la doctrine de Platon,  » résistait  » (à discuter avec lui, on avait quasiment affaire à Jean Moulin ou pour le moins à Soljénitsyne !) en adoptant sur toute chose un point de vue aristotélicien. Le milieu de l’enseignement philosophique est riche de ces bouffonneries, mais il n’est évidemment pas le seul : combien de marxistes avec leurs oppositions de classes, combien de freudiens et de lacaniens qui vous servent du désir, de la division et du signifiant à tout bout de champ (j’ai même connu quelqu’un qui, à une interrogation que je lui adressais sur les raisons d’une proposition théorique avancée par lui, m’a lacaniennement répondu  » je m’autorise de mon amour pour Lacan « ). Et je ne parle pas des heideggeriens, qui sont peut-être les plus comiques. A chaque maître ses esclaves, en somme – l’esclavage étant ici engagé par le refus de considérer la nature constituante du point de vue mis en œuvre (impossible de nier la réalité de la lutte des classes, par exemple ; mais dire cela c’est déjà avoir adopté le point de vue marxiste, et ainsi de suite – de même, plus trivialement, qu’on n’est jamais malade que d’un point de vue médical). Vous voyez donc que la pensée doit s’entendre expressément à l’encontre de cette figure du mot d’ordre qu’elle ne peut pas ne pas prendre quand on se place du point de vue de la  » doctrine  » c’est-à-dire du point de vue de la nécessité de comprendre quelque chose quand on lit les penseurs. Et de fait, philosopher consiste forcément à produire une doctrine, quoi qu’on en ait (comment pourrait-on philosopher sans que cela ne se traduise par la production d’une philosophie).

Comment donc échapper à ce danger du mot d’ordre et de l’assentiment ? Par le nom.

Je ne vais pas refaire ici la théorie du nom propre que vous pouvez trouver sous des plumes beaucoup plus autorisées. Qu’il me suffise de souligner l’impossibilité pour le nom de valoir métaphysiquement c’est-à-dire d’imposer l’ordre du signifié comme l’ordre même de la vérité (car c’est cela, penser métaphysiquement : poser que la vérité relève du signifié). Par exemple si vous connaissez quelqu’un qui s’appelle Petit ou Legrand, vous ne pouvez considérer son nom qu’à exclure toute idée de petitesse ou de grandeur. Le nom propre fonctionne donc en exclusion du signifié (d’où son caractère intraduisible : visitant l’Allemagne, Monsieur Petit ne devient pas Herr Klein ainsi qu’il devrait en être si son nom se donnait à comprendre).

Le nom propre se distingue de tout autre signifiant dans ce que j’appellerai l’impossibilité du métaphysique : il ne  » veut  » rien dire (pas plus de vérité à croire que de volonté à quoi se soumettre), et surtout ne suffit jamais à ordonner la structure du discours. Vous me direz que le propre des épigones est de brandir ce nom à tout bout de champ. Mais justement : c’est une structure sociale de semblance (ou plus exactement de rivalité dans la semblance ; par exemple :  » plus lacanien que moi tu meurs « , si je puis me permettre d’énoncer aussi trivialement l’unique enjeu de ce genre de société) qui est alors installée, pas un discours.

Or quel lecteur de notre tradition pourra nier que le nom propre constitue la réalité de la philosophie ? La philosophie en général n’existe pas, comme le soulignait déjà Kant : ce qui existe c’est par exemple Platon ou Aristote, Descartes ou Spinoza, et ainsi de suite. A chaque fois ce sont des œuvres qui sont désignées par la seule signature qui les constitue comme telles, non pas des mots d’ordre ni surtout des nécessités de croyance. Vous reconnaissez ce qui est proprement constitutif de toute pensée, et que l’art, à cause de sa dimension non représentative (ce n’est jamais qu’un tableau soit plus ou moins ressemblant qui peut en faire l’intérêt) montre avec le plus d’évidence.

Ainsi devons-nous absolument lire Platon et Aristote pour simplement pouvoir penser (impossible d’être naïvement philosophe, et dans ce domaine la naïveté est inséparable de l’ignorance des grands textes), alors même que l’idée de devenir platonicien ou aristotélicien est identique à celle de s’installer dans le refus de penser (et dans la haine du semblable qu’on aura dès lors décidé d’être, puisque le disciple ne l’est jamais assez fidèlement).

Que notre domaine ait donc pour réalité à chaque fois un nom propre, c’est donc ce que j’opposerais à Heidegger qui veut identifier les notions de philosophie et de métaphysique. En tant que tout discours dit quelque chose, et par conséquent suppose une vérité préalable à ce dont il traite, Heidegger a raison. Et certes, je ne puis vous expliquer ce que je suis actuellement en train de vous expliquer qu’à vous laisser supposer d’une certaine manière la préexistence des vérités que je vous livre en ce moment. Parler, c’est dévoiler, et dévoiler, c’est supposer voilé. Rien là que de très évident et c’est dans cette supposition que réside le statut originellement métaphysique de tout discours, c’est-à-dire de toute institution d’un signifié (on ne comprend qu’à admettre que ce qu’on est en train de comprendre était à comprendre). Mais vous voyez bien que si vous reconnaissez dans le nom propre la réalité des œuvres philosophiques (et encore une fois nous le faisons tous, comme je viens de le faire sans le vouloir en vous enjoignant de lire Platon et Aristote – et non pas de vous informer sur la légitimité de la notion de réminiscence ou sur celle de la définition du mouvement que nous pouvons trouver dans leurs livres), vous échappez au métaphysique au double sens que je viens de rappeler d’ordre du signifié et de supposition du préalable.

Je le dis autrement : l’échappement au métaphysique (et non pas son dépassement, puisque tout discours est métaphysique par définition) se ramène à cette idée extrêmement banale que j’ai donnée à la fin de la séance de l’autre jour : penser, comme écrire, exclut toute transitivité. Rien de plus simple : si vous admettez ce truisme que les philosophes sont des penseurs (et non pas des savants d’une sorte particulière), vous sortez sans la dénier de l’emprise du métaphysique. C’est comme pour l’écriture : un écrivain, c’est simplement quelqu’un qui écrit, intransitivement, sans qu’on ait jamais à se demander si ce qu’il écrit représente ou non une réalité extérieure et dévoile ou non des vérités qui l’auraient attendu pour apparaître enfin à tout le monde.

Cela dit, le rapport aux œuvres (pas seulement philosophiques) produit un effet de dévoilement de dimensions du monde auxquelles nous étions auparavant insensibles. Mais il ne faut pas avoir de cette production la conception naïve d’un simple dévoilement, en oubliant ce que j’ai appelé l’autre jour la nature transcendantale de tout savoir. Si donc je reconnais par exemple qu’on ne peut faire des mathématiques sans supposer que ce qu’on cherche existe déjà d’une certaine manière (je parle évidemment d’une pratique médiocre des mathématiques, celle qui consiste à chercher, alors que le mathématicien de génie, en tant que tel, ne fait que trouver), vous voyez bien que je le fais forcément d’un point de vue platonicien ! Et certes le platonisme ainsi entendu m’a bien dévoilé une dimension décisive de la réalité, exactement comme un écrivain peut me donner à voir une dimension du monde dont j’aurais toujours été privé sans lui. Or ce sera toujours d’un certain point de vue que je caractériserai par son nom. Argument qui vaut donc pour la phénoménologie dont je vous parlais avec enthousiasme l’autre jour : la restitution du monde n’a jamais lieu que d’un point de vue… phénoménologique !

Mais je ne serais pas complet sur ce point si je laissais dans l’ombre la notion qui s’impose comme centrale dans la problématique de la sensibilité : celle de la marque. On n’est jamais sensible qu’à ce à quoi on a été sensibilisé. Et être sensibilisé, c’est avoir été marqué. Et si par exemple je suis sensible à la dimension de restitution du monde des textes phénoménologiques, c’est notamment que j’ai été marqué par les ouvrages de Merleau-Ponty. En quoi nous revenons à la question du nom propre et finalement de l’intransitivité.

Or l’intransitivité, vous vous rendez bien compte qu’elle exclut non seulement le signifié (qui est le transitif lui-même : l’objet du discours – ce qu’il y a à comprendre), mais encore le signifiant linguistique c’est-à-dire traduisible. Le propre d’un signifiant, c’est qu’il en appelle d’autres, puisque chacun n’est dans la langue que le manque de tous les autres (et par là même l’institution du sujet). Et puis surtout, je m’excuse de le rappeler, le propre d’un signifiant, c’est de… signifier. Vous voyez bien que si vous mettez l’accent sur l’intransitivité de la philosophie en reconnaissant qu’elle est le fait non des savants mais des penseurs, vous vous trouvez dans l’impossibilité corrélative d’en faire un savoir et d’en faire un mot d’ordre.

Je ne dis rien d’autre en faisant du nom propre la réalité de la philosophie : en réalité (comme discours), la philosophie s’identifie à la métaphysique, en vérité (comme nom propre), non.

Si maintenant je termine sur ce point en revenant au  » concept  » dont l’invention est l’activité exclusive des philosophes, et si vous vous souvenez des exemples de concepts que j’ai donnés l’autre jour en les appelant à chaque fois des  » natures  » (la contingence est de  » nature  » sartrienne, comme la dialectique est de  » nature  » hégélienne, et ainsi de suite), alors vous commencez à vous faire une idée un peu précise de cette intransitivité nominale en quoi consiste concrètement la pensée.  » Nomination de l’être  » ai-je dit l’autre jour pour la définir. C’est exactement cela : ces  » natures  » sont des essences autrement dit des réflexions de l’être : si être c’est être jeté dans la pure contingence, alors  » être  » s’entend  » sartriennement  » ; si être c’est s’articuler d’une logique temporelle et non pas éternelle, alors  » être  » s’entend  » hégéliennement « . Et ainsi de suite.

Vous voyez donc bien que le concept en philosophie, qui consiste à identifier du nom d’un penseur l’être même de l’étant en général (puisqu’il vaut pour  » tout « ) est et n’est pas métaphysique. C’est cela le fond de ce que nous faisons, quand nous philosophons : toujours entre la réalité de notre discours et sa vérité.

J’appelle philosophe celui dont le discours n’est pour soi rien d’autre que la distinction de sa réalité et de sa vérité.

Vous voyez que les critiques de la position métaphysique qu’on trouve chez les philosophes depuis Kant reposent en réalité sur une méconnaissance de la nature si étonnante du concept et donc de la pensée, qui est de s’entendre nominativement. Ainsi qu’il en va dans tous les autres domaines de la pensée, la vérité d’un texte de Heidegger, par exemple, n’est pas qu’il nous représente des réalités auxquelles nous serions aveugles sans lui (citons simplement l’oubli de l’être comme inhérent à l’être lui-même), c’est qu’il soit de Heidegger.

La pensée comme décision nominale de l’un vérité / être

Je vous ai rappelé l’autre jour la distinction qu’il faut faire entre le choix, qui s’appuie sur les meilleures raisons possibles, et la décision qui se fait toujours non pas sans raison mais au-delà de toute raison (un choix est toujours celui que n’importe qui ferait à notre place, en sachant ce que nous savons, alors qu’une décision, il faut la signer). L’acte, disais-je à propos de l’art – et donc aussi de la philosophie, puisque c’est de la pensée que je parle ici – est une décision. Mais une décision sur quoi ? Vous avez maintenant un premier élément de réponse : une décision quant à l’être de l’étant.

Cet élément est immédiatement suivi d’un autre, qui concerne la vérité dans sa notion. Car si vous considérez une pratique en général, vous pouvez toujours la réfléchir en termes d’avoir raison ou d’avoir tort (le bien c’est ce qu’on a raison de faire, le mal c’est ce qu’on a tort de faire). Mais cette réflexion est étrangère à la pensée, puisqu’elle s’inscrit d’emblée dans l’universel – le propre de la réflexion était précisément d’instituer ce point de vue comme tel (le bien, c’est ce que n’importe qui a raison de faire, et le mal ce que n’importe qui a tort de faire). Quand il s’agit de la pensée, il n’est pas du tout question de cela : ce n’est pas la forme universelle de l’énoncé qui l’institue comme légitime (selon les exemples paradigmatiques du bien et du mal), mais son statut de décision. J’ai dit l’autre jour que la décision s’opposait au choix, parce que celui-ci suppose des raisons que n’importe qui pourrait reprendre à son compte. La décision, non : sa nature est d’être hors des meilleures raisons (puisque par elles il s’agirait d’un choix et non d’une décision), comme le montre la nécessité qui lui est proprement constitutive qu’elle soit signée. C’est en effet la signature, une certaine apposition du nom propre, qui fait littéralement la décision, alors que c’est le savoir qui fait le choix (dans un domaine où l’on est compétent, les choix sont automatiques et donc anonymes, alors que personne ne peut signer à la place de celui qui reçoit de ce qu’il fait son statut de sujet).

Or qu’est-ce qui est concerné par une décision, dès lors qu’elle est hors des meilleures raisons, c’est-à-dire hors des raisons qui actualisent la vérité telle qu’on se la représente nécessairement, sinon dès lors la définition même de la vérité ?

Toute décision a une dimension de folie, et c’est par cette dimension qu’elle s’oppose au choix, dont la définition même est qu’il soit raisonnable (un choix qu’on appellera déraisonnable, par exemple gaspiller l’argent de son ménage au casino, ne le sera que pour un juge qui plaque sur autrui le savoir dont il dispose lui-même – savoir théorique et pratique, factuel et axiologique – ou qu’il suppose à la personne concernée). Est fou celui-là qui d’une manière ou d’une autre est concerné par  » la vérité de la vérité  » – laquelle n’est pas un supersavoir, puisque la vérité ne s’entend qu’à d’abord être distinguée du savoir, mais peut-être simplement le nom qui produit ce qu’il fait comme vrai (exactement comme une œuvre n’est telle qu’à être produite par  » Cézanne  » ou  » Picasso « ).

Et dès lors que vous admettez cette dimension d’invention de la vérité qui est une dimension de folie, c’est-à-dire plus simplement dès lors que vous admettes l’impossibilité de principe qu’une décision soit jamais raisonnable – et la signature est en propre le lieu de cette impossibilité – , vous êtes forcés d’admettre qu’elle peut être réfléchie par nous comme une certaine définition de la vérité, une définition que je dirai dès lors  » personnelle « . Car si elle procède d’une définition commune, alors la décision est explicable (son auteur peut la justifier) – auquel cas ce n’est pas une décision mais un choix.

En tout acte, la vérité comme telle est en question, alors qu’en toute action elle est supposée confondue avec le savoir.

Mise en question de la vérité en tant que vérité c’est-à-dire en tant que causée par lui, voici par conséquent la réalité du nom propre.

Encore une fois tout le monde le sait : est-ce que  » Platon  » ou  » Kant « , en même temps d’être des moments décisifs de l’histoire de la pensée, ne sont pas en même temps l’indication d’une certaine définition de la vérité ?

Vous m’objecterez ce que j’ai dit plus haut, à savoir que le nom propre s’entend en exclusivité du signifié. Je ne le renie pas. Et pourtant j’affirme maintenant qu’un nom propre a un signifié que nous pouvons produire réflexivement et qui est la définition de la vérité – donc aussi la définition de l’être (ou de l’existence quand on considère l’être dans son intransitivité : l’être d’une cause, c’est d’amener ses effets, mais l’être du tout dernier des effets reste intransitif et on parle alors d’existence, au sens où je dirai que ce coupe-papier existe).

J’espère avoir en partie répondu à la question que j’annonçais l’autre jour, quand j’envisageais pour aujourd’hui de vous indiquer quel était l' » objet  » de la philosophie. Vous savez désormais que c’est un objet nominatif : l’un de la vérité et de l’être.

La prochaine fois, nous essaierons de montrer en quoi tout cela est infiniment plus concret qu’il ne semble.

 

Je vous remercie de votre attention.