Philosophie : la pensée et le nom (suite)

La philosophie est sa distinction d’avec la métaphysique, dont elle ne diffère pas

La question de la philosophie, quand on la considère non pas dans la représentation abstraite (l’idée qu’on s’en fait forcément) mais dans sa réalité concrète, c’est-à-dire dans son histoire effective (les concepts effectivement produits par les penseurs), apparaît en fin de compte comme un moment de la problématique du nom propre. Cette problématique, je vous ai indiqué qu’elle constituait la philosophie elle-même, en tant qu’on ne peut pas la séparer d’une certaine position du signifié (c’est un discours, et tout discours dit forcément quelque chose), c’est-à-dire en tant qu’elle est toujours dans sa réalité identique à la métaphysique, dont la question du nom propre assure en quelque sorte le dédit. Je parle de dédit pour insister sur l’exclusivité du nom propre et du signifié, si du moins on entend par ce dernier terme ce qu’un discours donnerait à comprendre.

Ma thèse est que la philosophie n’est finalement rien d’autre que sa propre distinction d’avec la métaphysique, à laquelle elle s’oppose en vérité, et non en réalité. Par conséquent, j’exprimerai le concept dont j’entreprends ainsi l’exploration en disant que la philosophie est identique à la métaphysique en réalité, mais qu’elle s’en distingue en vérité. Plusieurs d’entre vous ont souhaité que je revienne sur les paradoxes du nom propre comme cause de la vérité, et sur la distinction qu’il faut faire entre philosophie et métaphysique, précisément en tant qu’il s’agit d’une distinction et non d’une différence. Je crois qu’on peut reprendre cette problématique à travers la notion de distinction, qui a justement l’intérêt de différer deux termes non pas du point de vue de la réalité (auquel cas il s’agirait d’une différence) mais du point de vue de la vérité. Car si l’exemple paradigmatique de l’art montre que le nom cause littéralement la vérité (ce que la signature matérialise le plus souvent dans notre tradition au moins depuis la Renaissance, moment où la question du génie a été expressément posée comme telle), vous voyez bien que cette cause ne produit pas une différence : le tableau qui s’avérera n’être pas du peintre auquel on l’avait attribué jusque là n’est absolument pas différent du tableau qu’on admirait. C’est bien le même, exactement le même. Exactement, oui, mais vraiment, non : c’est le même, bien sûr, mais pas vraiment. Eh bien la notion de distinction est celle de la non vérité de l’identité, telle que nous la signifions de manière très courante à travers l’expression  » pas vraiment « .

La notion de distinction

Vous savez qu’il faut opposer la différence et la distinction, en ceci qu’il n’y a de distinction qu’au sein de l’identique : une distinction, c’est une différence  » mais pas vraiment « . Ce qui est distingué ne diffère en rien de ce dont il se distingue. Ce n’est donc pas une différence, parce qu’on parle de la même chose, à ceci près qu’il ne s’agit quand même  » pas vraiment  » de la même chose. Bref, je subvertirai la formule de Bourdieu en le prenant en quelque sorte au mot : l’art (la pensée en général, et donc aussi la philosophie) est bien affaire de  » distinction  » – non plus au sens factuel et social que personne ne songerait à nier, mais au sens juridique et philosophique, dont le premier est seulement dérivé.

Je reviendrai longuement sur cette opposition (qui condense en fait toute la problématique de la marque, puisque la distinction est l’effet propre de la marque). Qu’il me suffise pour l’instant de vous la montrer à travers un exemple que j’emprunte à Sartre, dans la Critique de la raison dialectique : l’exemple du  » bourgeois distingué « . La simple idée du bourgeois renvoie implicitement à la définition que Flaubert en donne :  » j’appelle bourgeois quiconque pense bassement « . Mais vous voyez bien qu’elle est inapplicable au  » bourgeois distingué « , c’est-à-dire au bourgeois qui ne diffère pas des autres (aucun doute, c’est bien un bourgeois) mais qui s’en distingue : dire qu’il s’en distingue, c’est dire que tout cela le concerne bien en réalité (il vit principalement du travail des autres, qu’il s’approprie sous forme de sursalaire et/ou de surtemps), mais pas en vérité. D’emblée donc, le bourgeois  » distingué  » apparaît sous le signe de la vérité : si riche, c’est-à-dire si réellement bourgeois, qu’il soit, le parvenu aura beau faire : il ne sera jamais un  » vrai  » bourgeois. Il y a des bourgeois pauvres (et ils sont alors presque toujours distingués) et inversement il y a des parvenus qui resteront toute leur vie des pauvres bouffis d’argent. Le  » vrai  » bourgeois, c’est le bourgeois distingué, la distinction opérant donc une sorte de basculement de la problématique de la vérité, au point que la définition flaubertienne ne vaut finalement plus que pour le parvenu, celui qui, précisément ne parvient pas vraiment à être ce à quoi toute sa réalité l’identifie pourtant. Flaubert parle du bourgeois comme réel, pas du bourgeois comme vrai.

Quant à interroger la distinction pour elle-même, je ne peux ici donner que des conclusions dont je me contenterai pour l’instant de vous montrer le bien fondé, réservant l’analyse approfondie de la distinction aux développements que je consacrerai à la notion de marque.

Je dirai d’abord que la distinction renvoie à quelque chose qui marque afin de pouvoir vous donner sans autre forme de procès la notion essentielle qui est celle de l’origine : le  » vrai « , c’est ce qui est d’origine (un peu comme on parle de pièces d’origine, à propos de la réparation des automobiles : identiques en réalité mais pas en vérité à celles qui ne portent pas la marque du constructeur et qui coûtent souvent beaucoup moins cher). Bref, pour notre exemple cela donne : un bourgeois distingué, c’est un bourgeois qui est d’origine bourgeoise. Et en effet, l’origine, ça ne s’achète pas, au grand dam du parvenu qui voit bien que tous les attributs de l’existence bourgeoise qu’il peut payer accentuent seulement la trivialité de son existence.

On peut prendre un autre exemple, pour montrer la corrélation de l’origine, de la distinction et de la vérité. Un célèbre fabricant peut ainsi se vanter, sur les emballages de ses produits, d’être dans la moutarde depuis… 1747 ! Dépassons le ridicule de la chose pour comprendre la pathétique indication adressée à tous les clients potentiels : c’est bien ses produits à lui qu’il faut acheter, car les nouveaux venus de la moutarde, eux, ne seront jamais des moutardiers  » distingués « , c’est-à-dire de  » vrais  » moutardiers ! Et la production d’un vrai moutardier, c’est forcément une vraie moutarde ! Il faut dès lors distinguer ce qu’il fabrique des moutardes simplement réelles produites par ses concurrents. Personne ne dit que ces autres moutards sont moins bonnes que les siennes, ni même qu’elles en diffèrent en quoi que ce soi. A la limite elles peuvent même être meilleures. C’est qu’il ne s’agit pas d’une différence mais bien d’une distinction (on le voit chez Proust : les gens distingués sont prêts à reconnaître aux autres toutes les supériorités qu’ils voudront, car tout le monde sait que cela ne compte pas). Si donc une ancienneté incommensurable avec la durée d’une existence humaine vaut indubitablement comme origine (c’est depuis toujours que ce fabricant est dans la moutarde – selon l’impossibilité de ramener l’origine à aucune sorte de commencement), alors en effet la vraie moutarde est celle qu’il produit, en distinction des moutardes simplement réelles produites par ses concurrents.

Vous voyez donc que la corrélation entre vérité, origine et distinction peut aussi bien s’appliquer à des personnes (le bourgeois) qu’à des choses (la moutarde).

De tels exemples montrent que la question de la distinction est bien celle de la vérité, parce que c’est d’une certaine manière la question de l’origine, et que la vérité peut s’entendre comme l’être selon l’origine – si du moins vous m’accordez que toute marque est d’une manière ou d’une autre marque de l’origine (car au sens strict, la distinction est l’effet propre de la marque).

Pour vous faire comprendre l’opposition cruciale de la réalité et de la vérité, je dirai ainsi que la question de l’origine est absolument étrangère à toute question de réalité, parce que l’origine n’est littéralement rien – aucun élément ni aucun trait positif qu’on pourrait ajouter à une chose réelle pour en faire une chose vraie. Une ancienneté incommensurable avec la durée d’une vie d’homme en est une possible figuration. Ce qu’on traduit en disant par exemple qu’un bourgeois distingué est quelqu’un dont l’existence est bourgeoise depuis toujours.

Rien là que de très évident : l’origine, c’est par définition ce qui précède le commencement, puisqu’elle en est tout simplement la possibilité. Or avant le commencement, par définition aussi, il ne peut rien y avoir – sinon on n’aurait pas parlé du commencement (ce  » rien  » renvoie à l’inconsistance essentielle de la marque qui n’est pas une détermination de ce qui est marqué).

Je terminerait sur ce point par une remarque qui vous étonnera peut-être : le paradoxe de la distinction est qu’elle soit intrinsèque alors que la notion de différence est toujours l’indication d’un rapport. Je me souviens d’une interview de Jean Renoir à la fin de sa vie. Il parlait des acteurs : certains, vous pouvez les couvrir de pourpre et d’hermine, les asseoir sur un trône, ils seront toujours des gens communs. Mais d’autres, sont distingués ! Jeanne Moreau, c’est l’exemple qu’il donnait, vous pouvez la vêtir d’un sac à pommes de terre, tout le monde verra que c’est une reine ! (on pourrait encore citer l’exemple de Peau d’âne, et bien d’autres du même ordre). Il la disait ainsi intrinsèquement distinguée, puisque les attributs qu’on aurait pu imaginer conférer de la distinction servaient seulement à mettre en évidence l’absence de distinction des autres, et que le plus trivial des vêtements mettait encore en évidence sa distinction à elle. Mais bien entendu ce n’est pas d’un caractère positivement intrinsèque dont je parle : la distinction est l’effet de la marque, et je parle de son caractère intrinsèque pour signifier l’essentielle inconsistance de cette dernière. Alors que dans une différence, le terme dont on diffère ne saurait être inconsistant. Ce que je peux encore indiquer en disant que l’origine n’est littéralement rien (sinon ce serait une réalité dont la possibilité aurait préalablement dû être installée), si c’est bien d’une manière ou d’une autre l’origine qui distingue.

Voici, très sommairement indiquée (mais j’espère quand même d’une manière convaincante) comment il faut comprendre la notion de distinction : la distinction renvoie à la vérité, tandis que la différence renvoie à la réalité, en analogie avec une autre opposition sur laquelle je reviendrai également : celle de ce qui compte et de ce qui importe.

Je terminerai cette réponse que j’ai apportée à vos demande d’éclaircissement par une formule dont tout ce que nous disons cette année est la vérification : ce qui compte distingue, alors que ce qui importe diffère.

La philosophie, en distinction nominale d’avec la métaphysique

Revenons donc à la philosophie, qu’on a commencer par spécifier en soulignant son caractère réflexif : il semble que philosopher consiste à s’interroger soi-même. Je dirai ainsi que ce qui importe, quand on réfléchit c’est-à-dire quand on s’interroge, c’est de savoir. D’autre part, si vous m’accordez comme spécifiant la philosophie la notion de  » nature  » telle que je l’ai employée l’autre jour à propos du nom propre (la contingence est de nature sartrienne, la dialectique de nature hégélienne, etc.) vous m’accorderez qu’en toute philosophie il s’agit du nom propre et donc, d’une certaine manière, de l’origine. Vous comprenez maintenant que la notion de distinction spécifie la philosophie : on dira que le philosophique s’entend en distinction du savoir dont il relève.

C’est uniquement de cette manière qu’on peut penser le paradoxe de la philosophie qui est à la fois réflexion (on se situe comme la science dans l’ordre représentatif) et pensée (la philosophie n’existe jamais que sous forme d’œuvre).

Le savoir du philosophique en tant que tel, c’est la métaphysique. Par métaphysique, je vous ai dit l’autre jour qu’il fallait entendre une certaine définition de la vérité qui en fait le savoir préalable, ce savoir que, selon la doctrine de la réminiscence, il s’agirait de retrouver. S’il y a un savoir de l’existence, de la vérité, de la liberté, de la mort et de toutes les réalité de ce genre, on doit le nommer  » métaphysique « . La philosophie, c’est la même chose en ceci qu’elle ne diffère pas de ce savoir du philosophique, forcément : elle n’en diffère pas, elle s’en distingue. Et la thèse que je vous ai présentée la dernière fois était que cette distinction était expressément opérée par le nom propre, dont on ne peut nier qu’il soit mention de l’origine.

La philosophie est donc un savoir (on apprend quelque chose, à lire un texte philosophique), mais pas vraiment. En introduisant expressément la notion de vérité, je renvoie donc à tout autre chose qu’un savoir supplémentaire que nous pourrions acquérir, c’est-à-dire à tout autre chose qu’une nouvelle réalité que nous n’aurions pas aperçue jusqu’ici.

La philosophie est identique au travail de distinction qu’elle opère toujours déjà à l’encontre d’elle-même, c’est-à-dire à l’encontre de la métaphysique (réalité de la philosophie comme savoir répondant aux  » grandes questions « ), un travail dont l’opérateur exclusif est donc le nom propre.

De celui-ci, l’exemple paradigmatique de l’art montre qu’il cause la vérité puisque dans notre tradition la signature est littéralement le lieu de décision du vrai ou du faux.

Là où le nom propre n’est pas la cause de la vérité, il ne saurait y avoir de pensée, ni par conséquent de philosophie.

L’idée d’une philosophe  » anonyme  » ou, si l’on préfère, réflexive (vous savez que c’est la même chose, puisque réfléchir consiste à se mettre en position d’être n’importe qui – condition sine qua non pour qu’on puisse parler de connaissance), est une contradiction dans les termes, et cela devient une pure et simple négation de la réalité quand on s’imagine qu’il y aurait des  » connaissances  » philosophiques, comme il y a des connaissances scientifiques. Car tout le monde le sait en fait, même si on fait généralement semblant de l’ignorer pour des raisons bien compréhensibles : personne, depuis que la philosophie existe, n’a jamais ignoré que les productions des philosophes (les concepts) ont un nom propre pour cause unique et exclusive de leur vérité. Le concept d’Idée, par exemple, pourrait-il s’entendre autrement que selon des adjectifs expressément dérivés des noms propres (en l’occurrence : platonicien, kantien, hégélien) ? Si vous me parlez d’une  » idée  » en dehors d’une référence expresse à l’un de ces penseurs (mais alors il s’agira seulement d’un point d’histoire de la philosophie), vous êtes forcés (à moins d’être vous-mêmes philosophes, bien entendu) d’en rester à une trivialité, comme quand on demande à un membre de sa famille s’il n’aurait pas une idée d’excursion pour le prochain week-end.

Hors des noms propres, il n’y a pas de concepts, mais au mieux de l’intelligence et de la généralisation, ce qui n’a absolument rien à voir avec la pensée, ni par conséquent avec la vérité, si vous m’accordez ce truisme de ne jamais séparer les notions de pensée et de vérité.

Quand je parle de distinction, précisément parce que je le fais en opposition à la différence que vous pourriez être tentés d’imaginer entre la philosophie et la métaphysique (encore que je ne voie pas comment on peut imaginer un discours qui ne serait pas en même temps la position de son propre signifié comme vérité préalable), il faut bien entendre que je refuse de séparer les domaines. Si je disais par exemple que l’énoncé est forcément métaphysique mais que l’énonciation ne l’est pas, à cause du nom qui la cause comme vraie, je ne serais pas dans le cadre d’une distinction mais toujours dans celui d’une différence. Car l’énoncé diffère de l’énonciation, comme statuts.

Si donc je reste fidèle à cette notion de la distinction, je dois dire que c’est en lui-même, autrement dit dans la position même de la vérité comme préalable et du référent comme réel, que le philosophique est toujours déjà distingué du métaphysique auquel on a toujours raison de le ramener. Concrètement, cela signifie qu’on ne peut pas réserver la notion de vérité à la seule énonciation (ce qui ferait de la philosophie une simple  » distinction  » au sens social du terme), ni même au seul énoncé (ce qui ferait de la métaphysique une sorte de superscience), mais que ce dont on parle doit en lui-même toujours déjà relever du nom propre. Et c’est ce que j’ai essayé d’indiquer à travers mon idée de l’autre jour sur les  » natures  » (par exemple la contingence est de  » nature  » sartrienne, etc.).

La question de l’existence

Voilà qui est incompréhensible et même absurde quand on a décidé de s’en tenir à la position réflexive, c’est-à-dire à la position d’être n’importe qui : les choses dont parlent les philosophes, ils en ont peut-être une conception  » personnelle  » (comme si ce n’était pas le propre de n’importe qui d’avoir une conception personnelle de n’importe quoi !), mais elles doivent bien d’une certaine manière exister indépendamment de leur pensée, m’objecterez-vous peut-être.

Si par  » exister « , vous entendez cette notion vide et abstraite que la réflexion pose forcément comme la limite de son exercice, personne ne vous contredira. Dès que je réfléchis en effet, je ne suis plus dans la réalité mais dans la représentation, dont je me demande par là même si elle  » correspond  » ou non à quelque chose. Et quoi que je réponde à cette question, je suis bien forcé d’admettre qu’il existe une certaine réalité extérieure, qu’elle soit antérieure à mon aperception et donc par définition inconnaissable (la chose en soi de Kant) ou qu’elle lui soit corrélative à titre de réalité originellement spirituelle (le discours de Dieu selon Berkeley). Bref, dès lors que l’expérience la plus immédiate est celle d’une résistance et d’une contingence (en ce moment, cette table s’impose malgré moi à ma perception), elle est celle d’une existence qui m’est extérieure. Cependant dire cela ou rien, vous m’accorderez sans doute que c’est à peu près la même chose…

Existence, d’accord, mais existence de quoi ? Et bien ma thèse est que pour répondre à cette question, il faudrait déjà savoir ce que vous entendez exactement par  » existence  » ! Et c’est là qu’intervient la pensée et donc la vérité : dans l’impossibilité que l’existence, et donc aussi la vérité au sens où sa mention est en facteur silencieux de toute affirmation (dire que cette table existe, c’est dire qu’il est vrai que cette table existe), ne relève pas d’une certaine définition. Vous devinez où je veux en venir : à vous montrer que cette définition doit d’une certaine manière relever du nom propre.

Cette idée d’une définition de l’existence vous choquera peut-être, et vous pourrez vous référer à une réponse de Descartes, et aussi une remarque de Pascal, pour me rappeler qu’il s’agit là de notions absolument premières dont tout le monde doit forcément avoir la compréhension et qu’il est dès lors inutile de définir. Que ce soit des notions absolument premières est en effet évident : il est impossible de les définir autrement qu’en les présupposant, c’est-à-dire qu’en supposant implicitement qu’elles sont déjà définies (la primauté de l’énoncé, c’est l’impossibilité pour l’énonciation de ne pas être une pétition de principe). Mais que chacun en ait forcément une compréhension suffisante, et que cette compréhension aille de soi, voilà ce que je n’accorderai pas.

La nécessaire originalité des notions premières

Sans me lancer de nouveau dans une problématique des conditions dont la notion de vérité s’autorise nécessairement, je vous ferai remarquer que cette notion ne peut pas du tout avoir le même sens dans des disciplines pourtant voisines : en physique, en algèbre, et en théorie des probabilités, pour se limiter à ces exemples qu’on peut en réalité multiplier indéfiniment. Et dès lors que vous m’aurez accordé cette évidence, vous devrez bien reconnaître la nécessité de le faire aussi à propos de l’existence, puisque le savoir ramène toujours la vérité à la considération d’une certaine existence (dans l’ordre du savoir, dire  » il est vrai que « , c’est pointer en direction d’un référent au moins idéal). Or  » existence  » ne peut pas avoir le même sens à propos d’une probabilité (quand je prends le volant, il existe une certaine probabilité qu’on pourrait peut-être calculer pour que je n’arrive jamais à destination, et je ne peux pas l’ignorer…), à propos d’une valeur de x ( » il existe x tel que… « ), à propos d’une force ou d’une trajectoire, ou encore à propos d’une simple chose comme ce cahier posé sur la table et qui existe indubitablement.

Si donc des exemples aussi banals vous convainquent de l’impossibilité d’admettre l’ » univocité  » de l’existence et de la vérité, vous devez bien admettre la nécessité que ces notions relèvent d’une définition qu’on dira dès lors forcément  » originelle « .

Ce qui donne l’originel, cela s’appelle l’original (Kant exprime cela réflexivement en disant que l’originalité est le don des règles : la capacité de faire école, en quelque sorte). Et l’original, par définition, c’est l’envers du génie : original et génie sont comme le recto et le verso l’un de l’autre, puisqu’on appelle génie la capacité de produire de l’original et original le résultat du génie. Bref, il est impossible de ne pas supposer à l’existence et à la vérité une définition qui soit en fin de compte… géniale !

Si donc vous m’accordez maintenant que l’existence et la vérité, précisément parce que ce sont des notions absolument premières (leur définition est nécessairement une pétition de principe), sont par là même des notions géniales, c’est-à-dire si vous m’accordez que ces notions relèvent non pas de l’innéité d’origine divine (thèse de Descartes), ni moins encore de la découverte (ce qui serait une nouvelle pétition de principe : c’est seulement au nom de la vérité qu’on pourrait reconnaître qu’il s’agit vraiment de la vérité), alors vous m’accordez forcément qu’elles relèvent de l’invention !

Donc vous m’avez accordé que les notions absolument premières sont, comme telles, forcément géniales… Et le génie, c’est quoi, concrètement ?

Une seule réponse : le nom, en tant qu’il cause la vérité comme telle ! Souvenez-vous encore une fois de l’exemple du tableau : dès lors qu’on découvre qu’il n’a pas été produit par tel artiste auquel on l’attribuait jusque là, il devient par là même un  » faux « , sans que sa réalité soit le moins du monde concernée (sa composition n’est pas moins savante qu’auparavant, ni ses couleurs moins subtiles…). Et qu’est-ce qu’un faux, sinon une réalité qui prétend à mauvais droit relever de l’art ? A l’instant où la  » fausseté  » est établie, le tableau est par là même éjecté du domaine de l’art, c’est-à-dire du domaine de la pensée (sa production n’est plus un acte, mais une action – éventuellement admirable).

Donc c’est le même d’accorder que les notions d’existence et de vérité sont absolument premières et d’accorder qu’elles s’entendent forcément d’un nom propre !

Cette conclusion pourra sembler bien abstraite à certains d’entre vous. Qu’il leur suffise de prendre n’importe quel exemple pour voir non seulement qu’elle s’impose logiquement, mais surtout qu’elle a depuis toujours été admise par tout le monde. Je veux vous montrer, en d’autres termes, que le nom propre cause universellement la nécessité pour n’importe quoi de relever originellement d’une certaine définition de l’existence et de la vérité, et que cette définition, précisément parce qu’elle renvoie expressément à la question de l’origine, est toujours marquée d’un certain nom.

Vous direz par exemple qu’il existe des réalités objectives. Mais est-ce que la science qui les constate n’est pas (pour en rester à un paradigme très général) originellement galiléenne ? Et  » Galilée « , c’est bien un nom propre, il me semble. Un nom propre dont la notion même de vérité objective est constituée de s’autoriser !

Parlons maintenant de l’univers dans sa légalité. Est-ce que l’univers n’est pas  » einsteinien  » ?

Vous préférez qu’on parle des hommes ? Alors je vous demande : est-ce que leur inconscient n’est pas  » freudien  » ?

Et dans le même ordre d’idées, est-ce qu’il n’y a pas des productions subjectives qui sont  » lacaniennes  » ?

D’ailleurs je n’ai rien inventé, au moins sur ce dernier point. Par exemple si vous souhaitez acquérir un savoir très réel sur les psychoses, je ne vous saurais trop vous conseiller de lire un excellent ouvrage de Charles Melman – un séminaire, en fait – qui s’intitule Les structures lacaniennes des psychoses  (Publication de l’association freudienne internationale, Paris, 1995). Je n’y peux rien : les structures des psychoses dont il est question dans ce livre sont  » lacaniennes « , alors qu’une réflexion naïve et un peu sotte (si l’on appelle sottise le fait de ne pas s’interroger sur ce qu’on dit pour en cerner la possibilité) aurait considéré qu’elles sont réelles, au sens où ces structures existent et où Lacan les aurait découvertes ou permis de le découvrir. Oui, elles existent. Mais à condition que vous ajoutiez  » d’un point de vue lacanien « , exactement comme l’inconscient existe d’un point de vue freudien, ou que les mirages gravitationnels existent à l’échelle de l’univers d’un point de vue einsteinien !

Je vous disais l’autre jour qu’on n’était jamais malade que d’un point de vue médical (un lacanien soulignerait alors que le  » d’  » s’entend aussi bien au génitif qu’à l’ablatif). Vous voyez maintenant que cette remarque était trop générale : ce n’est pas du tout la même chose d’être malade du point de vue de la médecine hippocratique qu’on pratiquait dans l’Antiquité et au moyen âge, et d’être malade du point de vue de la médecine pastorienne.

Je radicalise ma remarque, pour vous en montrer la portée dans l’horizon de la distinction du métaphysique : selon le nom propre dont vous vous autorisez pour parler de maladie, il y a quelque chose ou il n’y a rien ! Car une invasion bactérienne n’a aucun sens dans la médecine des humeurs, exactement comme un dérèglement des humeurs n’a aucun sens dans une médecine de l’asepsie.

Impossible d’être plus clair, dans cet exemple :  » Hippocrate  » ou  » Pasteur « , c’est-à-dire à chaque fois le nom propre, décide littéralement de l’existence et de la vérité !

Or décider de la vérité et de l’existence, c’est exactement la définition le génie (ce que dit notamment sa figuration à travers l’idée de  » création « ).

Vous le comprendrez aisément en vous référant à ce que j’ai dit l’autre jour de la compréhension d’une œuvre, dont vous pouvez radicaliser le problème en demandant par exemple  » qu’est-ce que la vérité, pour qu’on ait inconditionnellement raison de tourner La Règle du Jeu, c’est-à-dire un film dont on peut finalement dire que ce qui compte, c’est qu’il existe (par  » inconditionnellement « , je fais bien sûr allusion au caractère premier, originel – donc original –, des notions qui sont en cause).

J’espère vous avoir convaincu de la nécessité de considérer la vérité (et l’existence), en tant que sa notion est première, comme forcément  » géniale  » c’est-à-dire causée d’un certain nom propre .

La vérité en philosophie

Alors si vous accordez que les questions de la vérité et de l’existence sont, à cause de leur radicalité, les questions mêmes de la philosophie, eh bien vous êtes d’une certaine manière débarrassés de l’illusion réflexive qui voudrait que la philosophie soit une sorte de science et qu’il faille en attendre des connaissances – en même temps que vous ne l’êtes pas, ne serait-ce qu’à cause du savoir que je vous ai apporté aujourd’hui et des réalités que je vous ai fait apercevoir !

Être et ne pas être débarrassé de l’illusion réflexive, c’est ce qui définit la philosophie, en tant qu’elle n’est pas vraiment identique à la métaphysique (elle lui est identique, oui ; mais quand même  » pas vraiment « . Je l’exprime en disant que la philosophie se distingue de la métaphysique, dont elle ne diffère pas.

Or la distinction du philosophique et du métaphysique (et pas simplement de ces disciplines comme pratiques  » humaines « , en quelque sorte), c’est précisément celle que j’indiquais l’autre jour par l’idée de  » nature « , que j’ai choisie parce qu’elle est l’idée métaphysique par excellence. Mais la nature en question, c’était le nom propre ! Et voilà la distinction constitutif du philosophique à l’encontre du métaphysique dont il ne diffère qu’en vérité et non en réalité.

Ainsi, dire que la contingence est de nature sartrienne ou que la différence du phénomène et de la chose en soi est de naturekantienne (et ainsi de suite : autant d’exemples qu’il y a de concepts dans l’histoire de la philosophie), c’est pointer leur vérité. Un discours naïvement métaphysique dirait leur  » réalité « . La philosophie en est distinguée, et c’est pourquoi elle est vraie.

La vérité est ce qui compte, alors que la réalité est ce qui importe.

Le premier terme vaut pour la philosophie et le second pour la métaphysique, sans qu’on puisse établir entre eux une différence réelle, dont la condition serait de considérer la vérité comme une sorte de réalité.

J’espère donc vous avoir expliqué aujourd’hui ce qu’il fallait entendre quand je dis que le nom propre est la cause de la vérité.

Cette cause, en jouant sur le double sens du mot, c’est la philosophie. Sans qu’il le sache, un philosophe est toujours en train d’interroger son propre nom : ce sont les autres qui s’en rendront compte en reconnaissant la  » nature  » de ce qu’il aura découvert le plus sincèrement du monde.

La prochaine fois, j’essaierai de vous indiquer en quoi c’est constitutif de la seule réalité de la philosophie, c’est-à-dire de l’œuvre conceptuelle.

Je vous remercie de votre attention.