Cours du 18 mars 05

 

Qu’est-ce que le plaisir ?

Le plaisir concerne l’existence, dans son irréductibilité : il s’éprouve. Mais cela ne suffit pas : comme pour la douleur, sa question est celle d’une insistance. Car si la douleur reste au-delà du savoir, elle le fait pour elle-même c’est-à-dire pour rien, dans la nécessité que le sensible est pour lui-même. Il en est de même du plaisir, qui n’est pas plus qu’elle connaissance ni l’estimation du plaisant ; de sorte qu’on ne pensera leur distinction (la douleur est un mal, le plaisir est un bien) qu’à reconnaître d’abord, sous le nom d’insistance, une première communauté d’essence. Qu’est-ce en somme qu’une insistance distinguée ? telle est formellement la question à laquelle nous devons répondre pour penser le plaisir.

En quoi le plaisir est-il un bien ?

La notion du bien est celle de la finalité, évidemment, mais c’est aussi celle de la représentation. C’est d’ailleurs la définition du bien moral, qu’il soit identique à la représentabilité de son sujet. On parle de bien quand la nécessité qu’un vivant est pour lui-même se réalise, et il le fait à travers un moyen où il se représente. Dire que le plaisir est un bien, c’est dire d’une part qu’il répond à la nécessité que le sujet du monde est pour lui-même – le plaisir sera donc le principe du service des biens – et d’autre part qu’il le fait à chaque fois à travers des réalités où il se représente comme ayant à s’accomplir. Sous le terme de bien, c’est donc la corrélation de la finalité et de la représentation qu’on entend, et c’est de cette corrélation qu’il s’agit dans le principe dit de plaisir, dont on peut dire qu’il définit le monde comme structure.

Comme finalité, la nécessité qui définit le bien (« ce qui doit être ») est identique à la reconnaissance d’une valeur qui fasse horizon et par là constitue en « monde » son champ d’ouverture. C’est le même de dire que tout vivant est pour lui-même sa propre fin (vivre, c’est vouloir vivre) et de dire que tout vivant, de lui à lui, se trouve par là même avoir toujours déjà ouvert l’espace d’un monde. La finalité est la structure du monde comme tel (on peut interpréter le platonisme comme thématisation de cette évidence). Le plaisir étant un bien, il revient au même de dire qu’il assure le rapport que le vivant est transcendantalement pour lui-même ou qu’il assure le monde d’être le monde. La jouissance contredit le monde (et n’est donc pas du côté du bien), alors que le plaisir en est l’assurance. Plus simplement : « principe de plaisir », principe de « vie » ou principe de « mondanéité », c’est pareil : tout se ramène à une nécessité qui, du sujet à lui-même, se trouve par là même nécessité de compréhension. Il y a un plaisir de comprendre c’est-à-dire de réduire l’altérité, et inversement tout plaisir est une compréhension. Dans la compréhension, c’est le sujet qui compte et non pas l’objet, de sorte qu’on peut la dire mue par le principe de plaisir. Concernant le plaisir lui-même : le gâteau que j’ai du plaisir à manger m’assure qu’en lui c’est de moi comme sensibilité qu’il allait depuis toujours en secret. Bref, le principe de plaisir consiste à dire que la vérité est l’affaire exclusive du sujet en tant que, comme sensible, il est à lui-même sa propre affaire. Il est tautologique, à propos de la vie et donc de la représentation, de parler de « principe de plaisir ». Principe de plaisir ou nécessité transcendantale d’une définition de la vérité en termes de représentation, c’est la même chose : nécessité, pour l’étant, qu’il soit de nature mondaine.

Dans le plaisir le monde est assuré comme tel, et d’abord contre l’altérité. Le gâteau n’est un autre qu’en apparence, puisqu’il était déjà fait de la nécessité que ma sensibilité était depuis toujours pour elle-même, sauf que, si l’on peut dire, il ne le savait pas. Qu’il se mette à le savoir, pour garder la même formulation, et c’est le plaisir ! Bien sûr le terme de savoir s’entend ici non pas comme la production d’un ordre idéel qu’il faudra se représenter abstraitement, mais au sens où il est impossible d’avoir mal, ou d’éprouver du plaisir, sans le savoir : sans en être la reconnaissance.

Au-delà de la nécessité subjective de la compréhension des choses qui définit la vie (ici un aliment, là un obstacle), au-delà même de la nécessité, elle aussi subjective, de la compréhension que la vie est d’elle-même (dans l’être du vivant, il va de son être), le plaisir est une inhérence de la reconnaissance de soi, de l’implication de soi en soi. La douleur aussi, rappellera-t-on : avoir mal, c’est savoir qu’on a mal. Assurément. Sauf que l’opposition apparaît quand on se demande où se situe ledit savoir : dans le sujet, ou dans l’objet ?

Si c’est dans le sujet comme impossibilité de l’objet, on est dans la douleur, comme on le voit avec l’exemple de la plaque chauffante qui passe du chaud au brûlant. Mais ce pourrait aussi être dans l’objet, comme dans l’exemple du gâteau dont le mangeur reconnaît qu’il impliquait depuis toujours en lui sa sensibilité. Tout plaisir apparaît donc comme un plaisir de la retrouvaille : celle de sa propre sensation qui s’entendait jusque là à vide, privée de son objet et qui apparaît comme la vraie nature de l’objet… J’éprouve du plaisir à manger quand je reconnais dans l’objet ce savoir très particulier dont, comme sensibilité, je découvre que j’étais fait depuis toujours, et que j’ignorais : la manière dont j’étais ma propre affaire. Je découvre en effet mes goûts dans les mets qui me séduisent et je les aurais toujours ignorés si tel ami voulant me surprendre ou la carte de tel nouveau restaurant ne me les avait présentés. Mes goûts étaient donc indistinctement manque de leur objet et manque d’eux-mêmes, et c’est à partir de cela seulement que le plaisir peut être pensé. Rien là de très étonnant : le goût n’est-il pas l’identité du sentant (mon palais) et du senti (le gâteau) et par conséquent, pour la réflexion dont la notion de plaisir est inséparable,indistinctement l’aperception de soi par le sujet manquant et l’aperception de son objet trouvé ? Réflexion, justement. Le sujet du plaisir est le sujet de la réflexion : celui du bien.

La douleur procèderait de la même indistinction ? Non. Tant qu’on est en deçà, dans le froid, le tiède et le chaud, il n’y a assurément pas de différence entre le ressenti de ma main et la qualité thermique de la plaque. Mais quand elle devient brûlante, il n’y a plus d’objet ! La qualité d’être brûlante n’est pas propre à la plaque, ni d’ailleurs celle d’être brûlée à ma main : il n’y a plus ni plaque ni main, au sens où celle-ci n’est plus sentante mais simple lieu pour la douleur qui vaut pour elle-même c’est-à-dire pour rien. La douleur ne représente rien : la douleur a seulement pour réalité que « ça » irradie dans la main. C’est le rien – qu’on distingue donc de l’indistinction du sentant et du senti – qui se mettait à valoir pour lui-même, et donc à la fois contre le sujet et contre l’existence.

Dans le plaisir, au contraire, le sujet qui s’assure de lui-même dans l’objet est réassuré (« je me régale : j’ai bien fait de commander ce gâteau »), comme est réassuré le monde (« il y a tout de même de bons restaurants dans cette ville ! ») dans une finalité où le premier moment (qu’en moi il aille de moi) cause le second (le monde est ouvert par la différence que je suis avec moi-même). L’objet qui cause le plaisir assure donc le monde d’être le monde dans le moment même où il atteste au sujet que les réalités du monde, appréhendées dans la réparation de leur perte, sont faites du savoir de soi dont lui-même est sensiblement fait, en tant qu’il est sa propre affaire c’est-à-dire son propre manque. (Je rappelle qu’être sujet, c’est avoir à être sujet.)

Cette « affaire », on l’a donc compris, c’est la perte de soi dont l’objet du plaisir se définit d’être partiellement la réparation. Par l’objet dont il fait la retrouvaille, le sujet qui manque de lui-même se répare partiellement, et c’est cela qui constitue le plaisir comme un bien. Car si c’est de s’attaquer au sujet comme tel, c’est-à-dire en même temps à travers la possibilité de l’objet (pure brûlure) et à travers la récusation de la réflexion (« ça » fait mal et ma réflexion a perdu tout caractère constituant), que la douleur est un mal, il apparaît que le plaisir est un bien d’en être la réparation actuelle, la « pièce », si l’on peut dire, étant cette nature que la sensibilité est depuis toujours dans son rapport à elle-même et dont la séduction (avoir envie du gâteau) est en même temps la méconnaissance et la reconnaissance. Par quoi on mentionne l’espace de la représentation.

Si l’on nomme classiquement « jouissance » cette nature perdue qu’on retrouve comme la réalité même de l’objet du plaisir, il faut dire que la jouissance est première (elle serait la nature du sujet mais aussi celle de l’objet, car on ne jouirait jamais que de ce qui serait déjà en soi-même jouissance) et que le plaisir naît de ce qu’elle soit cantonnée dans l’objet avec lequel le sujet est en rapport – ce rapport, ou mise à distance, étant la mondanéité même du monde. Il n’y a de plaisir que mondain (par opposition à la jouissance qui est toujours antimondaine, puisqu’elle récuse cette distance), et donc que comme assurance réciproque du sujet et du monde depuis ce rapport du sujet à l’objet.

Plaisir : que la résistance de l’objet pare à l’insistance du vrai

Contrairement à ce qui se passe dans la jouissance, il n’y a de plaisir que par la distance. La distance, concrètement, c’est d’abord que l’objet résiste. Si l’objet ne résiste pas, il n’y a pas du tout de plaisir, mais s’il n’est que résistance, comme dans l’exemple d’un breuvage amer, il n’y en a pas du tout non plus. Bref, c’est la résistance elle-même qui est appropriée, dans le plaisir, qui est un sentiment, c’est-à-dire une réflexion, d’avoir cette appropriation pour objet originel.

Les choses qui nous font plaisir le font donc au sens où, en maintenant la distance et donc le manque, elles permettent qu’on revienne réflexivement à soi. Tout plaisir est plaisir de la retrouvaille et ainsi de la constitution récurrente d’un manque qui soit, comme nature secrète de l’objet et méconnue du sujet, la reconnaissance que celui-ci, en tant que sujet, était de son propre enjeu à l’extérieur de lui-même. La question philosophique du plaisir apparaît ainsi : l’enjeu réel du sujet lui était extérieur, il ne le savait pas, mais il le reconnaît dans le moment même où il en nie l’altérité (le gâteau, on le mange). Telle est la leçon du plaisir, comme tension entre l’insistance de l’existant (le goût du gâteau) et l’appropriation subjective (je le mange) parce qu’elle est une réflexion, c’est-à-dire une appropriation de soi par soi (la nature secrète du gâteau – il faut le manger pour s’en rendre compte – est la nature méconnue du sujet).

Insistons sur cette appropriation de soi par soi que j’indique en opposant le goût secret du gâteau à la méconnaissance de son propre goût par le sujet – indication qui m’est évidemment suggérée par le double sens, objectif et subjectif, de la notion de « goût ». Et certes, chacun sait qu’avoir du goût, c’est savoir goûter ce qui a du goût : que la matérialité insistante du sensible, et précisément en tant qu’insistante (il y a des choses qui n’ont pas de goût : elles ne sont que ce qu’il y a à savoir qu’elles sont), amène le sujet à se tenir dans sa propre formalité réflexive. La question du plaisir renvoie ainsi à celle du sens que le sujet est, comme sujet, pour lui-même – dont l’insistance n’est pas la douleur mai la souffrance.

Parce qu’il concerne toujours une réalité qui vaut par sa signification et non pas par elle-même, le plaisir renvoie à la souffrance plutôt qu’à la douleur. C’est la faim qui est douloureuse, par exemple, et non pas l’absence du gâteau telle qu’on la découvre, ou plus exactement telle qu’on la constitue rétrospectivement, dans le plaisir qu’on a de le manger. Cette absence est alors une souffrance qu’il faut dès lors considérer comme  inhérente au plaisir lui-même. Plus simplement : l’objet retrouvé apparaît par là même comme l’objet perdu et que c’est de soi comme souffrant depuis toujours de cette perte (il s’agit bien d’une souffrance et non d’une douleur) qu’il est la satisfaction. Et si l’on éprouve un plaisir particulier à manger quand la faim commence à nous tenailler, c’est que cette douleur est aussi une souffrance : un manque de sens (il me faut des aliments or il n’y en a pas) que la réponse en termes de plaisir à la question de la vie viendra combler. Dans la souffrance, c’est le sens qui manque. Tout se passe donc comme si le plaisir comblait ce manque : non pas avec du réel, comme quand on parle de la satisfaction du besoin, mais avec des réalités qui suscitent la position imaginaire de soi inhérente à la mondanéité de l’étant disponible (je rappelle que le monde est l’ordre de la compréhension, ou le domaine du signifié, ou de la disponibilité originelle de l’étant). Pour qu’on parle de plaisir, il faudra donc que l’objet produise un effet de restauration pour une existence subjective dont l’indéfini renvoi de tout à tout (ce qu’on peut nommer le sens, par opposition à la signification) est la perte. L’image (la signification, la compréhension) pare à ce renvoi et c’est ce qui procure du plaisir. Sans image, pas de plaisir possible. La compréhension de l’objet, précisément en tant que compréhension et donc institution de soi en sujet imaginaire, vient parer au manque. C’est le procès de parer au manque de sens qui est le plaisir proprement dit – lequel ne résout donc pas la souffrance, mais la repousse au sens où l’imaginaire obture l’irréductibilité de la vérité au savoir.

Le plaisir ne réside absolument pas dans la réduction des tensions, non seulement parce qu’il y a des tensions agréables, ainsi que Freud l’admet lui-même, mais surtout parce que cette réduction, cause possible et non pas nature du plaisir, produit un retour du sujet à lui-même – la tension étant au contraire un éloignement de soi. C’est la retrouvaille de soi comme restauration de la dimension représentative des choses, dont on peut à la limite concevoir qu’elles soient remplacées par leur hallucination comme dans l’exemple du sein pour le nouveau-né, que réside le plaisir : s’il n’y a à la limite que de l’hallucination, alors le sujet n’est rien d’autre que son propre imaginaire et c’est d’avoir trouvé dans le sein le chemin de cette autarcie que le bébé le constitue en objet de plaisir.

Le rapport à l’objet du plaisir est expressément un rapport de compréhension. Dans tous les sens du terme. Non seulement c’est la définition même de l’agréable qu’on le recherche pour importer du plaisir dans notre vie, mais encore l’appropriation elle-même – avec la retrouvaille et donc la perte qu’elle suppose – est un plaisir. Cela signifie qu’il appartient au plaisir d’être son propre redoublement, conformément au concept du sensible qui n’est pas simplement sensible aux réalités mais qui l’est d’abord à sa propre sensibilité. Un vivant est affecté d’abord par ceci qu’il s’affecte lui-même en étant affecté par les réalités extérieures. Le plaisir n’est pas seulement inhérent au compris (l’agréable) mais encore à la compréhension elle-même dans laquelle le sujet est dès lors assuré, indistinctement par l’objet et par lui-même, d’être sujet pour cette compréhension. Il y a donc une dimension représentative du plaisir, et c’est pourquoi il s’entend expressément à l’encontre de toute vérité.

Je disais que la douleur ne peut être réfléchie autrement que comme une menace : il se peut toujours que cela devienne pire. Puisque le plaisir relève de la même insistance, il faut indiquer en quoi il consiste. Sa dimension réflexive en est indication : il se peut toujours que cela devienne moins réel. Je veux dire qu’il appartient à tout plaisir de nous mettre sur la pente de l’hallucination, et qu’on ne le comprendrait pas sans cette nécessité dont le paradoxe est qu’elle concerne l’existence comme telle – autrement dit la résistance de l’objet à sa compréhension. Car l’objet du plaisir n’est pas un simple existant, mais c’est un insistant au sens où son existence s’entend contre sa compréhension, laquelle se déploie actuellement elle-même comme objet originel du plaisir pour cette raison, précisément. Là même où l’indépendance de l’objet insiste contre une compréhension qui interdirait, à la limite, de distinguer le rêve et la veille, s’impose l’éventualité qu’il ne s’agisse finalement plus que de représentation. C’est que la finalité est inséparable du plaisir, comme tout le monde sait, mais l’essentiel est pour nous d’indiquer que cette finalité est en quelque sorte régressive, puisque la fin du plaisir est l’hallucination : l’existence de l’intuitus intellectus où il n’y aurait pas de différence entre concevoir et intuitionner et où l’intuition serait l’assurance que le sujet se donnerait actuellement à lui-même de sa réalité de sujet.

Les notions de plaisir, de finalité et de mondanéité sont en stricte corrélation, et la référence au dieu d’Aristote et à son statut de cause finale est particulièrement propre à éclairer cela. En toute réalité agréable, il s’agit qu’elle finalise le monde. Mais en quoi consiste cette finalité ? Réponse : en ce que l’insistance qui constitue l’objet du plaisir (sans elle la compréhension ne serait pas un acte de réduction) ne diffère plus de son intuition, puisqu’en cet objet ne compte que le plaisir qu’il importe, justement, et non pas lui-même. Il appartient donc au monde d’être finalisé sur un accomplissement « divin » du sujet : à l’horizon des finalités se profile l’éventualité que rien ne compte que soi comme sujet sensible. Ce qui revient bien à rassembler dans cette sensibilité à la fois la conception et l’intuition. C’est pourquoi il appartient bien au plaisir d’être finalisé sur l’hallucination, comme on le voit dans l’exemple du nouveau né pour qui rien ne compte que lui-même comme être sensible, comme être originellement autoaffecté avant de l’être par des réalités qui, de toute façon, ne comptent pas (par exemple la mère ou l’hallucination de la mère, pour lui, c’est équivalent).

Tel est l’horizon constitutif du plaisir : résorber l’insistance dont il procède, comme la douleur où s’en éprouve l’irréductibilité, et faire que rien ne compte que soi. Les êtres voués au plaisir nous donnent cette figure extrême de la misère qu’ils aient réussi à bannir jusqu’à l’éventualité que la notion de vérité, et donc celle d’être mis au pied de son propre mur de sujet, puisse avoir un sens.

Non seulement le vrai ne dépend pas des aléas de notre compréhension, mais surtout ce n’est pas d’elle qu’il dépend pour être vrai : c’est d’une autorité dont la compréhension est par définition bannie, puisqu’on ne peut pas plus comprendre qu’on autorise (l’artiste ne signe qu’en étrangeté radicale à lui-même) qu’on ne peut comprendre, pour ce qui s’impose comme vrai, qu’il le fasse. Et certes, s’il y a des raisons à la vérité, alors il n’y a pas d’autorité et ce n’est donc pas la vérité : pas de décision singulière mais seulement un choix commun. Personne n’a jamais ignoré que le « principe de plaisir » était éthique avant d’être descriptif, et qu’il était la constitution éthique du commun en tant que tel, par opposition au singulier où la question est toujours celle de s’autoriser de soi.

Que le plaisir, par la saturation d’imaginaire qu’il engage, réponde à la souffrance et non pas à la douleur, c’est ce qu’on indique également en disant qu’il n’y a de plaisir que du sens – tel que l’unité de l’image peut brusquement le saturer. Pas de plaisir sans image, je viens de le dire, et pas d’image sans que le sens ne soit obnubilé par l’écran et par l’instantanéité. Bien entendu les images qu’on pourrait dire « vraies » s’entendent de déconstruire d’abord cette première nécessité : elles surprennent par un point d’absence qui les travaille secrètement, mais dont on pourrait dire que la fonction de l’imaginaire, et donc de l’éventuel plaisir, est de l’effacer. Car les vraies images ne sont agréables qu’en tant qu’images (c’est par exemple un paysage paisible dans lequel on imagine qu’on pourrait vivre), leur vérité passant dès lors par une déception de cet agrément, par la mise en évidence qu’il reposait sur un malentendu (…et brusquement, on aperçoit dans un coin un personnage qui regarde fixement le spectateur !), mise en évidence à partir de quoi seulement on pourra parler de vérité. On le fera hors d’un plaisir qui ne subsistera que comme un moment non vrai, ou alors comme une parade de second degré, comme dans le plaisir paradigmatique de l’intellectuel satisfait d’avoir décodé le tableau, et par là d’y avoir échappé : il a été un « en tant que » (par exemple un professeur brillant) alors que le tableau le mettait au pied de sa responsabilité de sujet – puisqu’il le sommait de décider de son statut d’œuvre c’est-à-dire de chose vraie, hors de toutes les raisons qui en disaient la plus ou moins grande valeur. N’oublions pas en effet que du tout venant des productions à l’œuvre, la différence n’est pas de degré mais d’autorité. Le plaisir esthétique, pour rester dans le fil de cet exemple, a expressément pour fonction de barrer cette nécessité : quand je reconnais en moi la disposition répondant à la nécessité dans laquelle une certaine œuvre est supposée être (plaire universellement), je m’estime quitte de la question de la vérité. Et certes : j’éprouve sur le mode de la légitimation que je suis n’importe qui (le propre du beau, c’est bien qu’il ait à plaire à n’importe qui : au sujet de la réflexion) là où, comme vraie (c’est ce qu’a produit un auteur), l’œuvre me sommait de « changer ma vie », c’est-à-dire, précisément, de cesser de trahir ma propre singularité – la promesse que je suis depuis toujours sans le savoir.

On aperçoit donc la fonction métaphysique du plaisir : que l’irréductibilité de la vérité au savoir soit occultée par le rapport à l’objet, en tant que ce rapport se met à valoir pour lui-même – puisque c’est la compréhension avant le compris qui est l’objet originel (le plaisir est un sentiment). En quoi nous retrouvons la structure qui rend la douleur intelligible : que le sensible soit affecté par le fait même d’être sensible avant de l’être par l’objet. Sauf qu’ici il s’agit non pas de la douleur mais de la souffrance, où en effet le sensible s’est toujours déjà affecté lui-même.

Dans le plaisir il s’agit que l’imaginaire pare au non sens comme place du sujet en acte. Le sujet de la compréhension n’est pas ce sujet, puisqu’on n’est sujet que sans le savoir et que l’évidence de l’avoir été, dans les décisions, n’apparaît qu’après coup. Etre consciemment sujet, comme on l’est dans ses choix dont le principe de plaisir est toujours le moteur, c’est être un semblant de sujet : qu’on ait paré à l’éventualité que le savoir soit faillé. Disons-le autrement : la fonction du plaisir est de parer, pour le sujet, à sa propre impossibilité – qui est son existence même de sujet, par opposition à sa vie de semblant.

Car tel est l’enjeu du « principe de plaisir », dont on peut dire en ce sens qu’il est l’ordre a priori du monde comme tel : qu’il n’y ait pas de vrai !Et le vrai, forcément, il insiste à la compréhension.

La résistance de l’objet qui conditionne le plaisir doit donc, pour nous, se penser à l’encontre de l’insistance du vrai dans la vie. C’est pourquoi il convient de rapporter la question du plaisir non pas à celle de la douleur, comme on aurait pu l’imaginer en pointant une opposition triviale, mais bien à celle de la souffrance.

La vérité et la finalité qui définit le plaisir s’excluent. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il faut éviter le plaisir puisqu’il est le principal des biens, mais que « le principe de plaisir » nomme l’exclusivité à la vérité propre. Dire que nos vies sont gouvernées par le principe de plaisir, c’est dire qu’elles sont à chaque fois la vie de n’importe qui ou, si l’on préfère, qu’elles sont sans vérité.

Le surcroît comme distinction de l’insistance

La douleur insiste parce qu’elle excède l’existence et que c’est justement cet excès, la pureté du rapport qui n’est plus rapport parce qu’il n’y a plus de termes qui se rapporteraient l’un à l’autre (la plaque, la main), qui la constitue comme mal : elle vaut en quelque sorte pour elle-même, c’est-à-dire pour rien, depuis l’en deçà de l’existence.

La condition première du plaisir étant la résistance de l’objet, on parlera de la même insistance, en ce qui le concerne. D’un autre côté, la dynamique du plaisir est qu’il tende à l’hallucination, à ce que l’existence ne compte plus. Eh bien, c’est à partir de cette contradiction qu’il faut penser la réalité du plaisir, qui ne s’estime mais qui s’éprouve et dont la limite serait – non : sera – que les choses agréables ne soient plus rien d’autre, dans leur réalité, que des stimulations cérébrales. Identique à sa propre insistance, le plaisir est le réel de cette contradiction.

On devine ce qui est en cause ici : le fameux « surcroît » dont nous parle Aristote en pointant que l’accomplissement de l’action est, en plus, surajoutée pour rien à sa perfection, le plaisir qui couronne ainsi l’effectuation de l’agent comme agent. Tout le monde est d’accord sur cette observation, qui vaut notamment pour le plaisir de travailler alors que la notion de travail est au contraire plutôt celle de la peine. Or on méconnaît habituellement ce qui est impliqué  là : que le plaisir est paradoxalement exclusif de la finalité ! Car enfin, c’est l’action qui est faite de finalité, et lui, il vient en plus. Pour rien, donc. Le plaisir a pour caractère paradoxal d’échapper à la finalité qui le constitue pourtant. Ainsi la question de la nature du plaisir répond-elle à celle de sa réalité que je viens d’indiquer. Et certes, la nature du plaisir ne saurait s’entendre extérieurement à sa réalité, puisque le plaisir, c’est qu’on éprouve du plaisir…Bref, mon idée est qu’à l’excès de l’existence qui définit la douleur correspond un excès à l’essence pour la plaisir, précisément en tant qu’il n’y a pas d’essence du plaisir sinon comme celle de l’épreuve de l’identité, à travers la retrouvaille dont on a parlé entre une sensibilité secrète de l’objet et une sensibilité méconnue du sujet.

Entendons-nous : je ne suis pas en train d’imaginer on ne sait quelle hypostase qui, sous le nom d’essence, aurait assez de réalité (et une réalité toute métaphysique !) pour être excédée par quelque chose qui, d’être éprouvé et non pas jugé, relève assurément de l’existence. Je parle ici de la résistance de l’objet au sujet, dans et au-delà de la communauté de nature dont le plaisir est la reconnaissance : je reconnais comme la nature secrète du gâteau le rapport de sensibilité que j’étais avec moi-même, mais cette reconnaissance est une épreuve et non un jugement, en ce sens que cette nature secrète du gâteau, je ne puis la reconnaître qu’à la méconnaître, puisque c’est bien du gâteau qu’il s’agit, et pas de moi. La résistance du gâteau, qui existe bien en lui-même et n’est en rien comparable à une annexe de mon palais, a ma propre méconnaissance de sa nature « secrète » pour répondant. C’est d’être séparé de cette nature qui est pourtant la mienne que je dois l’éprouver et non pas simplement la reconnaître comme je reconnais de loin une personne dans la rue.

Le plaisir est une épreuve de la division subjective en même temps qu’il est l’expérience de sa réparation.  A propos de l’objet : cette épreuvequ’on fait du méconnu en tant que tel est en même temps l’expérience de sa reconnaissance.

Tel est donc le secret, qui permet enfin de penser ce « surcroît » dont nous avons compris qu’il correspond à l’insistance de la douleur au-de là de chacun des termes du rapport (brûlure comme rapport entre un brûlant et un brûlé, alors qu’il n’y a plus de plaque et que la main est un pur lieu).

L’épreuve et l’expérience, comme je l’ai dit souvent, sont exclusives l’une de l’autre et j’ai l’habitude de l’indiquer en rappelant que l’épreuve marque alors que l’expérience enrichit. Eh bien dans le plaisir, on ne niera pas qu’on ait quelque chose comme un enrichissement et, contrairement à ce qui se passe dans la douleur, absolument pas une marque (si le plaisir marque, c’est qu’il était en même temps, et le plus souvent de manière inconsciente, jouissante : on a été subverti de jouir). D’un autre côté, il n’y a de plaisir que par la résistance de l’objet, et donc que par l’épreuve qu’on fait de son altérité. Altérité pure, par conséquent, et expressément réflexive. (Kant nous a faire reconnaître la nécessité de maintenir la dimension réflexive du plaisir.)

J’en déduis que l’épreuve ne concerne absolument pas l’objet, mais – dans la pure réflexion, donc – son altérité. L’objet, lui, on n’en fait pas l’épreuve : on en fait l’expérience. Or comme il n’y a pas de réflexion de la nature de l’objet, tout entière mobilisée qu’est la réflexion par l’altérité en tant que telle, autrement dit par la résistance dudit objet, cette expérience qui devrait donner lieu à un savoir ne le fait évidemment pas. Reste donc un enrichissement, qui est le reste réflexif de l’expérience, mais qui n’est pas un savoir, puisqu’il n’y a pas de position pour soi de la nature de l’objet. L’expérience enrichit à cause de sa dimension réflexive, et ici la réflexion ne trouve rien qui la détermine (le plaisir ne fait pas connaître).  Eh bien je propos de voir dans cet enrichissement pur – qu’on pourrait aussi désigner à travers l’oxymore d’une « expérience sans le savoir » la nature propre du plaisir. J’insiste sur l’idée d’oxymore : une expérience est une mobilisation de savoir en vue d’un surcroît de savoir. Eh bien je dis que c’est expressément de ce surcroît qu’il s’agit dans l’indication donnée par le Philosophe : le surcroît du savoir résultant sur le savoir mobilisé, sauf qu’ici, la résistance de l’objet à tout savoir (le plaisir ne se donne pas à penser mais à éprouver : non dans le concept mais dans l’existence) fait de ce surcroît un pur surcroît. Ce que j’indique donc en parlant d’expérience sans le savoir. Nul ne peut nier que le plaisir, qui n’enseigne rien de la nature des choses, ne soit un bien qu’on ait à s’approprier. Une richesse, donc : ce qui reste de l’expérimenté… quand le savoir ne compte pas alors même qu’on est en train de l’identifier à la vérité puisqu’on est dans l’horizon de l’expérience.

On ne peut donc suivre entièrement Aristote qui dit que le plaisir vient par surcroît : celui-ci n’est pas la modalité de sa survenue (le plaisir, qui reste alors impensé, viendrait on ne sait d’où ni pourquoi pour couronner l’action accomplie) mais sa nature même : la distinction actuelle de l’épreuve et de l’expérience.

Dans un vocabulaire différent, je forgerais alors la notion de « secondarité de la jouissance ». A mon avis, cette définition serait juste : elle indiquerait que la jouissance est originaire et que le plaisir s’entend d’une secondarité conquise sur elle, dans l’exclusivité à la détermination dont elle est littéralement faite et que la réflexion reprendrait alors. Mais elle me semble trop abstraite. Ayant pensé le plaisir à partir de l’insistance propre à la douleur et l’ayant rapporté à la souffrance, je préfère articuler sa définition à la question du savoir, telle qu’elle apparaît dans les paradoxes de la réflexion qui est à la fois épreuve et reconnaissance. Je parle donc de l’écart, dont la subjectivité est forcément faite (d’où le « principe de plaisir » comme nécessité transcendantale), entre l’épreuve et l’expérience.

Voilà. Je pense avoir répondu aux principales questions que posait la notion de plaisir. Nous reviendrons à la souffrance dans les prochaines séances.

Je vous remercie de votre attention.