La métaphore et la sincérité au lieu de la marque. Etre sincère, c’est être » littéraire « . La métaphore pure et l’existence. Vérité et sincérité. Les sincères et la » psychanalyse de droit « . Sincérité et visage. Les sincères et la philosophie.
La dernière fois, je vous ai expliqué que la sincérité renvoyait à une temporalité de la promesse, par laquelle le sujet était destitué de la nécessité transcendantale que sa réflexion lui confère forcément. Quand on n’en fait pas une disposition de belle âme, c’est-à-dire tout simplement un mensonge déniant la division comme constitutive du sujet (comment pourrais-je être sincère, quand le sens de mes paroles se trouve dans celui qui m’entend et non dans mon intention, aussi honnête et pure qu’elle puisse être ?), la sincérité renvoie à une problématique de l’acte. Et cet acte, j’ai terminé la séance précédente en disant qu’il fallait l’entendre comme métaphore. Je voudrais rapidement préciser ce point, avant de conclure par un retour à une compréhension plus banale de notre notion, qui aura intégré ce que j’ai essayé de vous enseigner depuis plusieurs semaines.
La métaphore, vous le savez, est une manière de signifier, dont on pourrait imaginer qu’elle met en œuvre une comparaison (par exemple Bayard est comparé à un lion, parce qu’il se battait de la même manière que cet animal). En réalité cette comparaison renvoie seulement à un ou plusieurs concepts (ici : bravoure, force, courage), alors même que la métaphore s’entend en exclusivité au concept. On ne métaphorise que quand le concept manque, et là exactement où il manque.
Le concept, c’est le savoir en tant que réfléchi. Quand nous parlons de métaphore, nous nous situons donc à l’encontre du savoir et de la réflexion. Quand je vous ai parlé de l’aventure, j’ai expliqué que cet encontre était la marque : ceux qui ont dit cela de Bayard ont été marqués par lui, ils ne sont pas encore revenus de l’avoir vu combattre et c’est comme tels qu’ils sont dans l’impossibilité d’utiliser le vocabulaire conceptuel qu’un observateur objectif utiliserait nécessairement. La métaphore, ai-je indiqué, ne dit par conséquent aucune qualité particulière de l’objet (pour toute qualité, il y a un concept au moins possible – et on peut toujours en fabriquer si besoin est) mais dit qu’un sujet qui aurait été un sujet pour le concept – un sujet transcendantal, donc, – a été récusé en un certain lieu de sa sensibilité, là exactement où il a été marqué.
Ainsi celui qui produit une métaphore échappe-t-il à sa propre conscience, en échappant au concept qui dirait pourtant ce qu’il veut dire. Si le sujet en vérité était celui qu’il a conscience d’être, il dirait ce qu’il a vu et on en resterait là, c’est-à-dire dans la compréhension que son concept aurait universellement communiquée. Mais non : il ne le peut pas ! C’est qu’il a été marqué et qu’en ce lieu très précis de son être, la vérité n’est pas de nature représentative et ne doit pas pour cette raison s’accomplir dans un concept. Là où il a été marqué, il a cessé d’être ce » représentant de l’humanité » qu’il reste bien sûr » par ailleurs « . Donc, » par ailleurs « , le concept est valable, mais à la marque il s’agit de tout autre chose : non pas du savoir mais de la vérité. Cette disjonction apparaît dans le caractère nécessairement absurde de la métaphore (le dernier des chevaliers français n’était assurément pas un félin d’Afrique), où nous retrouvons l’impossibilité de la semblance, c’est-à-dire l’impossibilité de dire ce que n’importe qui dirait à la même place : personne ne peut dire que Bayard était un lion. Personne, sauf celui qui n’appartient plus à l’humanité, dans sa capacité de vérité (mais » par ailleurs « , il lui appartient bien entendu toujours !). Et là où il est extérieur à l’humain et donc à lui-même, il pose un dire qui va sidérer tout le monde par le caractère littéraire de sa justesse – faisant dès lors apparaître la littérature comme le discours de celui qui est marqué, en tant que tel.
Si vous acceptez ce petit élément que je vous propose pour penser la métaphore, vous commencez à entrevoir le rapport entre la promesse qui est l’ouverture même du temps et la sensibilité dont je vous ai indiqué, exemples à l’appui, qu’elle était le lieu propre de la sincérité : la sincérité n’est pas la sotte mise à nu d’un sujet qui se voudrait » authentique » (comme si ce terme signifiait jamais autre chose que mensonge – par exemple dans Sein und Zeit ce terme signifie en réalité » opposé à l’américanisation de la vie européenne « ) mais le rapport du sujet au caractère littéraire de sa propre existence. Par » littéraire « , je ne nomme pas un quelconque imaginaire, mais la différence de la métaphore et du concept c’est-à-dire de la singularité et de la semblance. Le mensonge réflexif est d’être celui que nous ne sommes que » par ailleurs » (et que nous sommes donc effectivement !), et il s’oppose à la sincérité qui fait résider le sujet dans son absence (personne ne peut fabriquer volontairement une métaphore : elle est plus forte que nous dans notre propre parole), en tant que cette absence est littéraire c’est-à-dire singulière (métaphorique, par opposition à l’universalité du concept).
Vous voyez où je veux en venir : la sincérité, c’est simplement d’être quelqu’un de littéraire. Non pas surtout d’être un personnage (on peut citer une infinité de personnages littéraires qui sont plus ou moins de mauvaise foi), encore moins de s’enfermer dans on ne sait quelle qualité exquise du monde et de la subjectivité, mais de ne pas être le sujet transcendantal qu’on est forcément tous » par ailleurs « . Un individu que j’appelle littéraire ici est quelqu’un dont une narration s’impose comme ce qui va tourner autour d’un vide qui sera le vide du concept que quiconque réaliserait à sa place. Je le dis autrement : une personne sincère est forcément ceci ou cela (consommateur, contribuable, etc.) mais l’impossibilité qu’elle le soit toute donne lieu à un mouvement du sens qui la dessine en creux, et qui est proprement le lieu de la marque. Il y a des gens dont la vie est par ailleurs fort banale, qu’on pourrait pour cela croire médiocres, et qui ne le sont pourtant pas parce qu’il est impossible de les ramener à une réalité qui est la leur, c’est-à-dire la réalité qui serait aussi bien celle d’une autre personne à la même place.
Je le dis autrement : il y a des gens dont il est impossible de parler autrement que par métaphores. Je dis que ces gens sont sincères, parce qu’à leur propos le semblant apparaît dans son caractère mensonger – alors que d’autre personnes le constituent au contraire comme vrai parce qu’elles ne sont rien d’autre que leur propre place.
La sincérité est étonnante quand on la rencontre – et c’est toujours une épreuve. On peut la saisir du coin de l’œil sur une silhouette, dans une démarche, dans un sourire à peine ébauché alors même que la personne concernée est enfermée dans un rôle (agissements professionnels, situations de famille, etc.) c’est-à-dire dans le mensonge. La distinction de la marque et du » par ailleurs » est alors frappante et elle nous revient comme en pleine figure : un instant de sincérité se fait en nous, un instant de désarroi devant ce que nous avons à peine cru reconnaître. Ce désarroi fonctionne un peu comme un détecteur de littérature, si je peux m’exprimer ainsi : de certains visages aperçus dans la foule, on sait qu’il est impossible de parler autrement que dans un poème ou un roman, parce que leur réalité même est littéraire. Et j’appelle écrivain celui qui n’oublie pas cette vérité.
Comme position, la sincérité est l’envers d’une figure subjective qu’il faut nommer » écrivain « .
La sincérité est un acte qu’on peut donc déceler littérairement parce qu’il est de nature littéraire, c’est-à-dire métaphorique, et il réside dans l’invention d’un sens littéralement inouï, qui va s’imposer comme vrai non pas parce qu’il représenterait particulièrement bien on n sait quelle réalité préexistante, mais parce qu’il vaut pour ainsi dire en lui-même. Une métaphore en soi, qui se donner à lire non pas franchement (ce qui renverrait au concept de métaphore, et donc à un degré supérieur du semblant) mais toujours latéralement, à peine, sur les bords des évidences qui renvoient expressément au savoir que nous avons forcément de toute chose. Le littéraire n’est pas une nature qui devrait alors relever d’un concept, mais c’est la bordure incertaine de ce qui ne fait pas question. Parler de littéraire au sens où je signale des personnes » littéraires « , c’est renvoyer aux franges du monde c’est-à-dire du savoir et de la réflexion, à une insuffisance des concepts dont on ne peut pourtant pas arguer parce qu’elle n’est tout simplement pas réelle – le concept en tant que tel étant nécessairement la vérité de tout ce dont on peut parler. Cette marge métaphorique, on en a l’idée quand quelqu’un nous dit qu’il a compris, mais quand même pas vraiment. Ainsi peut-on tout comprendre d’un personnage, tout en laissant subsister dans notre certitude une frange d’insatisfaction dont on ne pourrait jamais dire à quoi elle correspond. Cette frange ne sera indiquée que métaphoriquement, comme dans une impuissance du concept incompréhensible à lui-même.
Dire qu’on a tout compris, c’est dire qu’on a été jusqu’au point où la littérature prend le relais. Vous avez compris que ce point n’est autre que la marque.
Une personne sincère est une personne qui est donc située à la frange d’elle-même, c’est-à-dire de ce que n’importe qui aurait été en s’étant vraiment trouvé à sa place. Paradoxe suprême, par conséquent : nous découvrons que la sincérité est une sorte de duplicité : celle de la marque et du » par ailleurs « . A ceci près que ce n’en est donc pas vraiment une, puisque la marque n’est pas autre chose que la réalité dont on a » par ailleurs » la compréhension. Hors de ce qu’on a raison de reconnaître, la métaphore vient sous notre plume, parfois à notre plus grande surprise, et c’est d’une sincérité qu’il est question, indistinctement en nous et dans la réalité dont on parle. Je dirai ainsi que Bayard se battait sincèrement et que c’est en cela qu’il a marqué ses compagnons, les barrant définitivement, pour ce qui était de lui, de leur accès réflexif au concept – autrement dit leur donnant peut-être pour la seule fois de leur vie la possibilité d’une parole sincère… La parole poétique accueille donc la sincérité en tant que telle, c’est-à-dire comme la non vérité de la réalité dont on relève indubitablement.
Je donne ainsi un dernier exemple, qui vous permettra enfin d’être libéré du subjectivisme habituellement attaché à cette notion : Francis Ponge, quand nous le lisons, nous fait reconnaître qu’un cageot abandonné après le marché peut être un objet sincère…
Vous savez que les objets sont susceptibles de toutes sortes de dispositions : une caserne est par exemple un bâtiment ennuyeux, une pince multiprises est un objet intelligent (je ne parle pas de sa conception par un ingénieur qui aurait en quelque sorte matérialisé là son esprit astucieux, mais bien de l’objet lui-même), etc. Je ne résiste pas au plaisir de vous donner le paradigme de cette liste indéfinie : une certaine casquette, qui est d’une bêtise quasiment impossible à concevoir tellement elle est massive (celle du jeune Charles Bovary). Que des choses soient intelligente ou bêtes, d’accord ; mais sincères ? eh bien ceux d’entre vous qui ont lu Le parti pris des choses savent qu’un cageot abandonné est aussi un objet sincère – bien qu’il s’agisse » par ailleurs » d’un simple emballage auquel personne ne songerait à attribuer la moindre subjectivité. En certains objets, on peut retrouver cette distinction de la marque et du par ailleurs, et par conséquent de la métaphore et du concept, que je vois au principe de la sincérité. De même qu’il y a des maisons prétentieuses ou d’autres qui sont modestes, il y a des maisons sincères et c’est toujours une joie, une fête pour nous autres qui sommes faits de langage, d’être accueillis par elles…
La sincérité, c’est l’impossibilité de vraiment relever pour soi du concept, alors même qu’il est par définition la vérité réflexive de ce qu’il comprend. Non pas encore une fois qu’il s’agisse d’un quelconque ineffable, mais bien au contraire en ceci qu’une nécessité de parole se fait jour là où il semblait bien que le savoir suffisait. Les réalités littéraires, qu’il s’agisse de personne ou de choses, sont donc sincères en ce sens qu’elles se situent dans l’ailleurs de leur » par ailleurs « : au lieu d’une marque qui n’est rien d’autre que l’insuffisance du savoir par définition suffisant.
Vous pouvez alors me rappeler la simplicité dont la notion est impliquée dans celle de sincérité, et vous opposer à cette duplicité de la marque et du par ailleurs. Cependant je maintiens la distinction que je fais entre la nécessité conceptuelle et la nécessité métaphorique.
N’importe quel exemple doit nous assurer de la nécessité de ce maintien. Reprenons le cageot de Francis Ponge : objet littéraire s’il en est, bien que » par ailleurs » emballage. Mais quel emballage ? Ponge le dit : » une simple caisse à claire-voie » (souligné par moi). Est-ce à dire que sa simplicité serait objective, comme on peut dire qu’un caillou est un objet simple pour la perception ? Non, bien sûr, puisqu’un cageot présente des alternances de pleins et de vides déjà un peu compliquées : il s’agit de cette simplicité qui est déjà engagée dans la modestie, comme quand on parle d’une petit vin tout simple pour dire qu’il est » sans prétention « . Relativement compliqué comme objet réel, le cageot est simple comme objet littéraire (pareillement un petit vin tout simple est néanmoins très complexe chimiquement). Or en quoi consiste-t-elle, cette » simplicité « , sinon en ceci qu’il distingue sa vérité de sa réalité comme la parole du poète qui le recueille se distingue de celle du marchand qui l’a utilisé ? La réalité et la vérité seraient donc deux choses, contredisant ainsi à l’essentielle simplicité de ce qui est sincère ? Non, puisqu’alors la vérité serait une sorte de réalité ! Il n’y a rien que la réalité (et donc que la pertinence du concept), et par » vérité » il ne s’agit jamais d’autre chose. Ce qui est simple, c’est donc la réalité seule, puisqu’il n’y a rien d’autre – mais la réalité comme n’étant pas la vérité. D’où nous apercevons que la réalité n’est finalement pas différente de l’acte de sa propre distinction entre elle-même et… rien.
Quel rien, demanderez-vous ? Ici encore le texte de Ponge nous l’indique : ce cageot est mis au rebut, déjà jeté à peine utilisé. Or comment voulez-vous qu’on appelle ce rejet dont le poète le sauve, sinon une épreuve – celle de son insignifiance et de son abandon ? Le cageot est donc marqué, selon ma définition de la marque comme reste de l’épreuve, et c’est bien pour cette raison qu’il est littéraire, et utilitaire seulement » par ailleurs « . Là où il est marqué, il est en vérité ; et ne peut être en vérité que ce qui est » par ailleurs » en réalité. La réalité est tout, hors de quoi il n’y a par définition rien, de sorte qu’il est impossible de parler d’une duplicité. La vérité, c’est simplement que la réalité ne soit pas la vérité, et surtout pas quelque chose d’autre ! Par exemple la vérité du cageot, c’est l’abandon et l’insignifiance, l’abandon comme motivée ailleurs (dans l’esprit des hommes) par l’insignifiance, et l’impossibilité que cette motivation ne soit pas une destinée c’est-à-dire une nécessité qui était vraie d’avance (puisque le cageot est encore neuf quand on le jette : son rebut n’est pas la conséquence d’une usure mais appartient déjà à son concept). Sa réalité, c’est tout simplement d’être un cageot.
Si nous revenons à l’acception personnelle de notre notion, je dirait qu’une personne sincère est une personne qui nous fait pressentir que la vérité des humains n’est pas leur réalité, bien qu’il n’y ait rien d’autre que cette réalité – qui les épuise » par ailleurs « . Je m’explique, d’abord à un tout premier niveau, le plus simple. Je dirai ainsi que la vérité des humains n’est pas leur vie, bien qu’il n’y ait rien d’autre que leur vie. C’est quoi, alors ? Réponse : leur mortalité. On voit bien là qu’il n’y a rien d’autre que la réalité : la mortalité que je distingue de la vie n’en diffère aucunement. Et pourtant ce n’est pas du tout la même chose d’être vivant et d’être mortel : cela ne concerne absolument pas les mêmes personnes… Est mortelle la personne qui n’est pas revenue d’une certaine épreuve, et elle seulement, de sorte qu’à la dire mortelle pour indiquer qu’elle est vivante, on le fait en quelque sorte à la marge de la compréhension qu’on en a, engageant par là même une parole déjà littéraire qui va dire cette distinction entre vivre et être mortel que le concept ne peut pas dire. La personne qui suscite ainsi l’écriture littéraire est sincère.
Quel rapport avec l’invention métaphorique, me demanderez-vous pour finir ? Eh bien je dirai qu’une vie ainsi définie, la vie de telle personne singulière (sa mortalité et non pas la moralité en général), est une compréhension absolument inouïe de l’existence par la vie. J’ai indiqué la dernière fois que la vie était la métaphore de l’existence – je dis aujourd’hui que la sincérité donne expressément le surplus de sens qui vient s’ajouter impossiblement c’est-à-dire littérairement à cette idée générale.
A quoi certains d’entre vous objecteront immédiatement que cette nécessité définit n’importe qui. En effet, dès que je considère une personne comme telle (sujet de droit par opposition au sujet de fait qu’elle est aussi » par ailleurs « ), je suis obligé de réfléchir ma reconnaissance en posant comme lui étant propre un certain savoir concernant la vérité et l’existence, pour qu’elle ait raison d’agir comme je ne peux pas me représenter qu’on ait raison d’agir (sinon, je fais de cette personne un moment du monde – l’effet de son conditionnement, de son ignorance, de sa fatigue, etc. – et donc je la nie comme sujet de droit en la réduisant à une détermination factuelle). Dans ma réflexion tout sujet de droit est donc un sujet ayant raison – en fin de compte au sujet de l’existence et de la vérité (vous savez que j’ai nommé cette nécessité réflexive la » psychanalyse de droit « , mais peu importe ici) faute de quoi je devrais lui donner tort et par là même le renvoyer dans l’ordre de l’ex-cuse purement factuelle.
Quelle différence avec la sincérité, me demanderez-vous ? Mais celle-ci : quand il s’agit de n’importe quelle personne, la réflexion de ma reconnaissance se fait nécessairement en moi, et c’est en moi que je trouve ce » savoir personnel » que je dois lui supposer pour ne pas lui donner tort de vivre comme elle vit. Il s’agit donc d’une nécessité purement réflexive, qui ne légifère nullement sur la personne concernée (cela ne vaut que pour moi : puisque je refuse de ne pas reconnaître telle personne, je dois construire dans mon jugement la vérité impliquée en moi par ce refus) ; eh bien quand il s’agit d’une personne sincère, c’est en elle !
Voilà ma dernière thèse : la sincérité est la nécessité que la supposition de vérité inhérente à toute reconnaissance personnelle cesse d’être une supposition ! C’est dans sa réalité propre, en tant que cette réalité ne vaut que » par ailleurs « , que je lis la vérité au lieu de la construire dans ma réflexion comme je dois nécessairement le faire quand il s’agit d’une personne indifférente… Pour ceux qui connaissent un peu mes travaux, je dirai ainsi que la sincérité est la nécessité objective et non plus subjective de la » psychanalyse de droit « .
Ainsi peut-on revenir à l’idée que je vous présentais la dernière fois de la vie comme métaphore de l’existence : au lieu que la singularité de cette métaphore soit construite dans la réflexion que je fais d’une reconnaissance inconditionnelle (je puis avoir tort en tout, sauf quand je reconnais une personne comme telle), elle l’est dans cette reconnaissance elle-même…
Une personne sincère me donne à voir la vérité personnelle, c’est-à-dire la métaphore inouïe de l’existence quand une personne ordinaire me contraint à l’admettre et à en construire le savoir.
Une personne sincère est quelqu’un dont la reconnaissance comme autorisée de la vérité n’est pas une opération de la réflexion. Pour faire comprendre cela, je pourrais par exemple me référer à la critique de la faculté de juger. Vous savez que le jugement esthétique, pour Kant, n’est pas du tout législateur : contrairement au jugement logique, il ne soumet pas les objets à des conditions transcendantales, mais il concerne la dimension purement subjective de nos facultés, le » libre jeu » de notre entendement qui unifie et de notre imagination qui retient la forme des réalités qui se présentent à nous. Le sentiment du beau ne concerne donc pas une qualité que nous reconnaîtrions aux objets, mais il concerne seulement un plaisir que nous ressentons dans notre réflexion en tant qu’elle fait passer de la sensation qui nous ouvre au monde au sentiment qui est purement interne et subjectif. Je ne peux donc pas dire objectivement qu’il y a de belles choses (même s’il y a des choses qui conviennent au libre jeu de mes facultés), mais je dis que le plaisir que j’ai à me les représenter est un plaisir nécessaire. Voilà, grossièrement résumée, l’idée de Kant. Eh bien concevez cette idée qu’il y aurait une chose vraiment belle, c’est-à-dire qui serait sujet de sa propre beauté alors que dans le jugement réfléchissant c’est toujours nous qui sommes ce sujet (c’est comme unité du libre jeu de mon entendement et de mon imagination que je suis sujet de la beauté des choses que j’aperçois). Concevez donc que la beauté vaille en soi – ce qui n’est pas du tout inconcevable, si l’on admet qu’elle est l’apparence comme telle, c’est-à-dire comme pellicule tendue sur le néant (de sorte que le jugement esthétique est la dernière étape subjective avant l’effroi). Eh bien si vous concevez qu’une chose peut être intrinsèquement belle à l’encontre de toute nécessité transcendantale, vous concevrez par analogie ce que je veux dire en parlant de la sincérité : qu’une personne (voire une chose) soit vraie non pas par moi, dans la nécessité éthique de ma réflexion, mais en quelque sorte vraiment vraie – duplicité où j’aperçois le principe de la simplicité exigé par notre notion.
Il y a des gens qui » sont » l’existence elle-même. Dans cette formule, il faut écrire sont entre guillemets pour indiquer le caractère métaphorique de cette existence. Des gens qui sont proprement des métaphores c’est-à-dire qui sont la vérité en personne – la vérité ne s’entendant qu’à l’encontre du savoir c’est-à-dire que dans le surplus métaphorique. Ces gens, rien qu’à les regarder, on a tout compris…
Il y plusieurs années, j’avais fait ici même un cours sur le visage, et la question de la sincérité est inséparable de celle du visage, dont Lévinas nous apprend qu’il est avant tout ouverture aux autres, et, comme il dit » exposition » – exposition à la reconnaissance, à l’amour, mais aussi au mépris et à l’outrage.
Or l’essentiel de mon enseignement avait consisté à mettre en avant cette idée, que j’ai essayé de préciser, qu’on ne pouvait regarder un visage sans comprendre quelque chose. Quoi ? Dire » la vérité » serait bien entendu trop vague, mais il y a de cela : certains visages, comme celui de Lino Ventura dont un étudiant avait apporté une photo, m’enseignent que le monde est massivité, solidité, ancrage et que vivre consiste, d’une manière qui va malheureusement la fissurer, a assumer cette signification originelle. D’autres m’enseignent au contraire qu’il est évanescence, inconsistance, fuite, que rien ne tient, que tout se délite continuellement, que rien ne sert à rien. D’autres encore enseignent que les choses sont exactement ce que nous savons qu’elles sont et qu’il n’y a pas d’autre problème que de savoir y faire. D’autres enfin, plutôt féminins alors que les précédents sont toujours masculins, m’enseignent que le savoir manque toujours et que tout est en attente de la vérité qui le dirait enfin… j’arrête ici l’énumération qui, de toute façon, reste trop générale et qui est infidèle pour cette raison à l’idée que j’avais développée à ce moment là d’un » portrait philosophique » – et dont je dirais aujourd’hui qu’elle était celle de la sincérité.
Eh bien je dirais aujourd’hui que la sincérité consiste à être » exposé « , au sens exact employé par Lévinas à propos du visage. Il y a les exposés, et puis il y a tous les autres.
L’exposition concerne alors » la vérité en personne « , par opposition à la figure qui manifeste seulement une essence c’est-à-dire une savoir (comme quand on dit d’un blessé qu’il n’a plus figure humaine). La sincérité est donc l’extériorité au savoir comme exposée – et vous comprenez pourquoi elle se situe plutôt du côté féminin de l’existence. Eh bien cette exposition est ce qui renvoie à rien tout ce travail de réflexion de la reconnaissance personnelle que j’ai nommé » psychanalyse de droit « . Car la vérité n’a plus besoin d’être construite, quand elle est non pas donnée (car la vérité n’est pas un fait) mais bien exposée – exposée d’abord à la dénégation dans le mensonge et l’esprit de sérieux. Je le dis autrement : l’exposition de la vérité, c’est la différence du visage et de la figure – différence inconsistante mais qui est seule à compter.
Les sincères sont donc facile à reconnaître à leur exposition qui rend vaine la nécessité philosophique de construire le savoir dont l’autre doit forcément s’autoriser pour avoir raison (car s’il a tort, il est un moment du monde et non une personne) – savoir qui n’est évidemment que la philosophie elle-même. Vous êtes sûr d’être en face d’une personne sincère quand la philosophie cesse d’être nécessaire.
La sensibilité aux questions philosophiques renvoie donc à une reconnaissance : celle du caractère déjà philosophique des personnes sincères. Et si elles se reconnaissent dans les questions qui mettent en cause à la fois l’existence et la vérité, c’est parce qu’elles croient y pressentir non pas la vérité d’un autre qu’elles auraient reconnues mais celle que nous reconnaissons en elles…
Je vous remercie de votre attention.