L’alternative

Etre sujet, c’est avoir à être sujet, et par conséquent c’est l’être déjà : on n’est sujet qu’à produire pour soi-même une existence de sujet, mais on ne peut le faire qu’à avoir déjà admis et assumé d’être sujet. Ces deux moments ne sont pas contingents l’un par rapport à l’autre, puisque c’est leur corrélation qui est l’existence subjective : on ne peut s’engager dans une existence de sujet qu’à ce qu’elle soit celle du sujet de cet engagement. Le sujet se constitue d’avoir sa propre antériorité pour avenir (1)

Il y a deux manières de penser cette nécessité : comme destinée ou comme destin (2). La première met un savoir au principe de l’existence subjective. Et certes, il est impossible qu’un sujet ne relève pas d’un savoir, dès lors qu’il est un moment de la réalité ; la notion de destinée vaut donc universellement. Ainsi peut-on dire du vivant en général, et donc aussi de chaque vivant, qu’il est destiné à mourir. Dans l’ordre relatif, on peut dire d’un étudiant de telle filière qu’il est destiné aux métiers correspondants ou d’une vieille voiture qu’elle est destinée à la casse. Il y a même des cas où la destinée épuise la réalité d’un être, comme dans les dynasties d’ancien régime où le fils aîné était depuis toujours destiné à régner. Bref, la notion de destinée désigne l’inscription dans le savoir comme constituante. Le destin, par contre, concerne une existence singulière, irréductible à tout ce qu’on en peut savoir par ailleurs : celle d’un sujet désigné en tant que sujet de lui-même c’est-à-dire d’un avenir qui soit le sien propre et non pas celui qu’un sociologue idéal aurait indiqué. On parle ainsi du destin de Napoléon ou de de Gaulle pour signifier qu’une vie a été jusque dans ses aléas et ses manquements celle de son sujet, par opposition, disons ici, à la carrière militaire à quoi n’importe quel enfant né dans les mêmes conditions aurait été destiné. Le sujet du destin est singulier c’est-à-dire distingué : semblable au sujet indifférent de la destinée (lui aussi est fait d’une époque, d’une classe sociale famille, d’une famille et d’une place dans cette famille), à ceci près que ça ne compte pas. En effet, le sujet de la destinée s’identifie au sujet quelconque et s’autorise de sa place quand sa responsabilité est en jeu (« Comprenez-moi : j’ai fait ce que n’importe qui aurait fait à ma place »), alors que le sujet du destin avère son propre nom et s’autorise de lui-même (« Moi, général de Gaulle, j’appelle… »).

Là où le savoir importe de l’intelligibilité mais ne compte pas, là donc où le savoir n’égale pas la vérité, est le sujet – dès lors autorisé de soi. A quoi l’on opposera la destinée particulière, où la distinction du savoir et de la vérité ne compte pas puisque le savoir y décide de l’existence. Un sujet y est certes engagé, mais il est quelconque (il est celui que n’importe qui aurait été à la même place), et ainsi excusé d’avance (il fait ce que n’importe qui aurait fait à sa place). La raison de cette destitution originelle de soi-même n’est pas un manque de caractère dont il pourrait accuser la nature ou ses parents, mais la manière dont il assume d’être sujet du fait même d’être sujet : il s’agit pour lui de dénier que le savoir (et donc l’ordre des places) ne soit pas la vérité, et par conséquent que les identifications ne soient pas l’existence. Le sujet de la destinée est ainsi sujet de ceci qu’être sujet ne compte pas, appuyé qu’il est sur l’évidente corrélation suivante : s’il suffit au savoir d’être satisfaisant pour faire office de vérité, alors la question du sujet n’est pas celle d’une existence dont la singularité n’est qu’un mot mais celle de la réalité de ce savoir, dans son origine (il est statutairement la parole d’un maître, dont il importe peu qu’on le nomme Dieu, la société, la nature, ou la réflexion) et dans ses effets (le savoir ne saurait valoir comme vérité qu’à s’imposer à tous, dès lors semblablement identifiés par lui d’avoir à chaque fois ladite « semblance » pour vérité).

Mais cette opposition est trop abstraite, car elle méconnaît que l’antériorité du sujet à lui-même lui est extérieure. Personne n’est sa propre origine et c’est forcément comme réponse singulière à une interpellation implicite et préalable que le destin peut être pensé – la destinée ne revoyant, elle, qu’à la communauté du savoir et à la nécessité des identifications impliquées en lui. Car si original qu’il soit, le premier mot est forcément second, puisqu’il est une réponse ; et son originalité n’est pas la sienne puisqu’une première réponse ne peut être que l’envers d’une question préalable. De sorte que celui qui répond de lui-même répond en fait de la singularité d’une interpellation à être sujet ! Son existence est dès lors une fidélité. Le sujet de la destinée, au contraire, n’en répond pas : en ce qui le concerne le savoir a répondu d’avance en légitimant la position qu’il aura faite de lui-même, et c’est à représenter ce savoir légitimant qu’il s’épuisera (par exemple il sera roi parce que son père était roi et que le pays vit en régime monarchique).

Un existant d’un côté, un représentant de l’autre ; une fidélité à l’origine d’un côté, une soumission au savoir de l’autre. La différence est radicale et a pour principe l’opposition de l’origine qui manque et du savoir qui légitime la reconnaissance que le sujet réflexif est toujours déjà en train de produire de lui-même. C’est dire que le second terme de l’alternative va toujours de soi tant en ce qui concerne sa possibilité subjective que sa légitimité (c’est le terme pour lequel il est normal d’opter), et qu’il faut donc la penser dans son essentielle dissymétrie d’ouverture à l’impossible. Car le paradoxe de la fidélité est qu’elle ne soit fidélité à rien en étant fidélité à quelque chose, et qu’elle soit la décision continuée de voir quelque chose (un avenir) en ce qui n’est rien (une origine). Et certes l’origine ne diffère pas de sa propre impossibilité quand on ne la confond ni avec la cause, ni avec le début, ni avec le commencement : seul quelqu’un qui n’est pas italien, par exemple, peut être d’origine italienne, et on ne peut parler de l’origine de la géométrie que si la toute première proposition géométrique, avant quoi il n’y avait par définition rien comme géométrie, était malgré tout déjà de la géométrie. On exemplifie d’ailleurs l’origine en montrant l’insuffisance des raisons : la promesse échangée n’est qu’un mot lié à des circonstances qui ne sont plus actuelles, les ancêtres n’ont d’autre réalité que le souvenir qu’on en perpétue, etc. Il n’y a ainsi de fidélité qu’à l’encontre de toute réalité et donc de tout savoir – ce qui revient à dire, pour adopter une formulation réflexive, qu’il n’y a de fidélité que dans la mesure de l’insuffisance des raisons d’être fidèle. Cette insuffisance est donc l’origine, instance de vérité par cela même que le savoir ne s’y égale pas. Le sujet de la destinée, lui, s’entend de ce que les raisons suffisent : en monarchie, il suffit d’être le fils aîné du roi pour être destiné à régner.

Si le destin s’oppose à la destinée comme l’insuffisance des raisons s’oppose à leur suffisance et comme la fidélité à l’impossible (l’origine précède le commencement, avant quoi par définition il n’y a rien) s’oppose à la soumission au nécessaire (le principe de raison vaut a priori et il appartient au savoir de produire des identifications), alors la question générale du sujet s’ouvre dans l’alternative suivante : ou bien l’on est sujet par l’impossible dont l’insuffisance des raisons est l’attestation (le savoir ne compte pas, ni donc les identifications), ou bien l’on est sujet par le nécessaire dont la suffisance du savoir est la démonstration (le savoir compte et donc les identifications).

En quoi on a désigné d’une part le vrai et d’autre part le bien.

Si l’on qualifie d’éthique la question d’être sujet en général, on peut dire que l’éthique proprement dite se ramène à leur disjonction. Et si l’on reconnaît à tout sujet qu’il ait d’abord à être sujet du fait même d’être sujet, on distinguera forcément du côté du vrai des sujets faits d’impossibilité, étrangers à leurs identifications par ailleurs réelles, et du côté du bien des sujets faits de nécessité, identifiés à leurs identifications.

Décision du vrai ou choix du bien

Le vrai est impossible au sens où il n’est pas sa propre réalité : la « vérité » n’est pas un caractère qu’on ajouterait ou retirerait à une chose par ailleurs réelle, puisqu’on n’aurait alors qu’une réalité modifiée c’est-à-dire une nouvelle réalité – par exemple la réflexion de ce qui était, ou son savoir, ou son accomplissement. Que l’on entreprenne de constater la « vérité » de quelque chose, comme a contrario quand on passe un billet de banque grossièrement imité sous un détecteur, et l’on exhibera seulement une différence de fait : les billets officiels ont un filigrane et celui-ci n’en a pas. Pour qu’on parle de vérité, il faut donc qu’il n’y ait rien à constater, autrement dit que la question ne soit pas celle d’une différence mais d’une distinction, comme dans l’exemple de faux billets qu’on aurait fabriqués avec de l’encre, du papier et des machines volés à l’imprimerie officielle et qui seraient ainsi absolument identiques aux vrais. Si donc le vrai s’entend d’abord de ne pas différer du réel et par conséquent de relever du même savoir à ceci près que ça ne compte pas, il faut admettre que tout savoir s’entend d’exclure le vrai, puisque tout savoir l’est des différences et qu’en l’occurrence il n’y en a pas. En somme la vérité n’est pas une catégorie ni le fait d’être vrai un trait d’identification.

Ainsi doit-on poser que reconnaître le vrai, c’est décider qu’il est vrai.

Parce qu’elle n’est pas un fait dont on puisse innocemment se prévaloir mais toujours une responsabilité à prendre, la vérité du vrai est inséparable de l’acte d’un sujet singulier, dans l’extrême de sa solitude : à décider que le vrai est vrai, il n’embarque personne avec lui qui pourrait partager ses raisons puisqu’il n’y en a pas. Il est donc exclu qu’un sujet se rapporte au vrai et soit en accord avec lui-même, comme l’est forcément le sujet d’une action raisonnable c’est-à-dire appuyée sur des raisons communes. Le sujet du vrai est forcément divisé, étranger à soi : injustifiable à ses propres yeux, non pas d’exister (au sens où personne n’a demandé à naître et où l’on se trouve « jeté » dans le monde) mais de reconnaître le vrai comme vrai c’est-à-dire de décider. A désigner comme « savoir » l’ensemble des raisons dans son rapport de justification à un certain sujet, il faut admettre ainsi qu’il n’y a de vérité que sans le savoir.

Pour le bien, c’est tout le contraire. D’abord, il n’y a jamais à décider que le bien est le bien. Décide-t-on que la santé est le bien du malade en tant que malade, par exemple ? Quant au bien dans son acception morale c’est-à-dire tel qu’il apparaît dans la « bonne volonté », il n’est pas davantage notre responsabilité puisque sa notion désigne la nécessité formelle de la réflexion, comme telle (3) – dont assurément personne ne décide. De fait, agir bien n’implique aucune existence personnelle puisque c’est juste agir normalement : comme il va de soi qu’on agisse (exemple : que les promesses soient tenues), comme n’importe qui agirait s’il n’était entravé ou aliéné (exemple : par l’intérêt qu’on peut avoir à ne pas tenir sa promesse) (4). Le bien est inséparable de son savoir, qu’il soit matériel (la santé est le bien du malade) ou formel (la loi morale), et de la suffisance de ce savoir. S’il n’y a de rapport au vrai qu’originel et dès lors sans le savoir (5), il n’y a donc de rapport au bien que second et avec le savoir. Ce terme-ci détermine ce terme-là, puisque c’est d’abord à faire confiance au savoir en général qu’on peut ensuite, et comme la dérivée de cette attitude, admettre les biens matériels particuliers et le bien formel universel. L’habituel service des biens le montre constamment : c’est le même de savoir qu’on est malade et de savoir que la santé est son bien ; comme c’est le même de savoir qu’on est sujet de sa propre action et d’être déjà installé dans l’horizon de l’universel – puisque l’universel, c’est le réflexif. Jamais le bien ne peut relever d’une décision c’est-à-dire de l’acte d’un sujet.

Est-ce à dire que le sujet du bien se retrouve dans le choix qu’il en opèrerait ? On ne peut le croire qu’à méconnaître l’objet du choix et son automatisme de principe. En effet : c’est toujours le meilleur qu’on choisit (immédiatement ou réflexivement comme dans le jeu de qui-perd-gagne), et le meilleur est ce que le savoir fait nécessairement apparaître comme tel (exemple : tel médicament à la place de tel autre pour le médecin compétent). Contrairement à ce qu’il en est pour la décision, identique à son propre risque, la sécurité subjective du choix est donc totale : qu’il se révèle désastreux et le savoir supportera toute la responsabilité en apparaissant erroné, insuffisant, ou manquant (je ne savais pas que mon action aurait telle conséquence, je ne savais pas qu’il ne fallait pas agir ainsi, je ne savais pas que mon poste exigeait plus de compétences que je n’en possède, etc.). Le sujet du choix n’a donc à répondre de rien : il a depuis toujours transféré au savoir, suffisant ou insuffisant, toute la responsabilité dont, comme sujet, on l’aurait imaginé porteur (6): sa réalité s’épuise dans ses excuses. En quoi il est d’avance solidaire des semblables : ceux en qui il se reconnaît parce qu’ils acquiescent (à bon droit) aux mêmes raisons et partagent un monde dès lors commun, et ceux qu’il convoque à chaque fois qu’il faut opposer le front commun de l’innocence à une interpellation qui pourrait devenir singulière. Il est sûr que si l’on dit « à ma place vous auriez agi comme moi » ainsi que le sujet du bien est littéralement constitué de pouvoir le faire, c’est d’abord pour signifier qu’en soi la place est seule à compter, et ensuite pour indiquer une corrélation, celle de la place et du savoir, qui épuise et par là ôte au sujet toute responsabilité d’être le sujet qu’il est.

Alors que le choix se fait là où le savoir suffit, la décision se fait là où il manque, en un lieu d’impossibilité à soi qui est l’existence singulière : se décider après avoir hésité, c’est arrêter d’en appeler au savoir et faire une sorte de saut dans le vide où il ne s’agisse plus que de soi. Alors qu’un choix n’est rien d’autre que l’effectuation des excuses (la place, le savoir), une décision reste inexcusable : son sujet ne peut être réduit, ni par conséquent identifié à  tous ceux qui pourraient par ailleurs lui être substitués. Il reste pourtant ce semblable, sauf que cela ne compte plus. Le sujet de la décision signe son acte alors que le sujet du choix explique son action : en celle-ci ne compte que le savoir et donc, pour le sujet indéfiniment substituable, la place occupée (de fait : si vous étiez à ma place, vous seriez moi et tout serait dit) ; en celle-là il n’y a plus que le sujet insubstituable, dès lors aussi étranger à lui-même (si on ne décide que là où le savoir manque, on ne saurait comprendre ses propres décisions) qu’aux autres (nul ne peut s’identifier à lui). Tout choix est commun même quand il est paradoxal parce qu’un sujet s’y est assuré en avérant son indifférence ; toute décision est étrange, si évidente et banale qu’elle apparaisse après coup, parce qu’un sujet s’y est divisé, séparé de lui-même et des autres, risqué.

Cette opposition éthique est l’envers de l’impossibilité qu’on ramène jamais le vrai au bien. De même qu’on ne saurait choisir le vrai (7), une décision ne saurait être bonne ou mauvaise : elle est simplement l’acte du sujet comme tel. Mais qu’elle donne lieu à des conséquences néfastes, et la réflexion sera forcée de la poser dans l’horizon de ce savoir et par là d’en produire la représentation en termes de choix. Par exemple celui qui divorce fait rétrospectivement de son mariage une mauvaise décision : il se souvient qu’il aurait pu rester célibataire, et qu’il a au contraire choisi de se marier. Si l’on s’en tient au contraire à l’événement que la décision aura été, alors l’idée qu’elle soit bonne ou mauvaise n’a aucun sens, puisque la décision en elle-même est irreprésentable : un sujet a seulement été actuel. On le voit d’ailleurs très bien, phénoménologiquement : décider consiste réaliser que la décision est déjà prise au fond de soi depuis un moment (une seconde ou trente ans, selon les cas), de sorte que cet acte subjectif ne s’entend que d’une absence originelle du sujet à lui-même – quand le choix s’entend au contraire de la présence à soi et aux raisons : je vois celles qui tendent à ceci être d’un poids supérieur à celles qui tendent à cela.

Si maintenant nous nous interrogeons sur l’objet de la décision par opposition à l’objet du choix, nous sommes obligés de reconnaître qu’elle n’en a paradigmatiquement qu’un seul, qui est le vrai. En effet, l’objet d’une décision c’est-à-dire d’un événement subjectif, acte inanticipable, indifférent aux raisons, exclusif à la représentation, est exclusif des raisons qui imposeraient sa reconnaissance ; or si l’objet de la décision se tient expressément là où le savoir manque (par opposition à l’objet du choix qui se tient expressément là où le savoir s’impose), comment le nommer, sinon le vrai, puisque le manque propre au savoir (qu’il ne compte pas) est l’impossibilité qu’il égale la vérité, dès lors attestée ? En quoi nous comprenons que le vrai se reconnaît à ceci qu’il donne à un sujet d’advenir comme sujet – c’est-à-dire sans le savoir…

C’est très concret : par opposition à l’objet du choix qui est toujours le plus important (par exemple je choisis tel aliment plutôt que tel autre parce qu’il importera, me semble-t-il, plus de plaisir dans mon repas), celui de la décision n’importe en rien (on décide hors du savoir et c’est le savoir réel ou prétendu, par exemple ici de mes goûts en matière de nourriture, qui fixe les importances) mais, précisément de faire advenir le sujet comme tel (on en décide), on dira qu’ il compte. Compter signifie faire advenir comme irréductible (car compter, c’est marquer) et par là, quand il s’agit d’un sujet, le mettre au pied de son propre mur (car marqué, il n’a plus pour vérité d’être quelconque) – alors que tout ce qui importe suppose au contraire qu’il y soit déjà. Par opposition à l’objet du choix qui est le meilleur c’est-à-dire ce qui importe le plus dans l’horizon du bien (duquel il n’y a jamais à décider), l’objet de la décision est donc ce qui compte, en tant qu’il compte. La remarque vaut d’ailleurs clairement pour la vie quotidienne : on choisit quand il s’agit de choses plus ou moins importantes, mais on décide quand il s’agit des choses qui comptent.

Dès lors qu’il appartient au vrai qu’on en décide, et par là qu’on advienne comme sujet hors de toutes les raisons qui nous auraient d’avance excusés de ne pas le faire, c’est le même de dire d’une chose qu’elle compte ou de dire qu’elle est vraie : elle s’est imposée là où le savoir ne comptait pas. A chaque fois qu’on a été mis devant sa propre responsabilité d’être sujet, le vrai était là.

Devant le vrai dont il faut avoir toujours déjà décidé, la question d’être sujet advient comme une fidélité, dont il n’y a pas à dire si elle est fidélité à soi ou à la distinction originelle du vrai. Devant le bien, au contraire, elle disparaît : se demande-t-on s’il faut choisir le préférable ? Le bien suppose ainsi qu’être sujet, pour un sujet, aille de soi. Le sujet du bien s’entend d’exclure depuis toujours la question que, comme sujet de la condition même d’être sujet, il était forcément pour lui-même.

Autorité : la cause du sujet est la même que celle du vrai

Dire du vrai qu’il « compte », c’est dire qu’il n’est pas fondé à être vrai, et qu’il s’impose pourtant au sujet, là (et là seulement) où celui-ci n’est pas substituable : dans sa distinction d’avec tout autre auquel il est par ailleurs semblable. La distinction du sujet et la vérité du vrai sont en causalité réciproque. La notion d’autorité dit cette identité.

Ce qui s’impose sans être fondé à le faire, on dit qu’il fait preuve d’autorité, et il n’y a pas de différence entre dire une chose vraie et dire qu’elle s’impose. Mais l’autorité n’est telle que dans sa reconnaissance (une autorité que nul ne reconnaît n’en est pas une), de sorte qu’on peut dire que sa reconnaissance est la cause de l’autorité. Il y a pourtant une condition : que le sujet ne soit pas n’importe quel sujet, c’est-à-dire qu’il s’autorise originellement de lui-même, dans sa singularité et donc dans son étrangeté radicale, et non pas du savoir dont un autre userait pareillement (autrement dit : qu’il s’agisse bien d’une décision et non pas d’un choix). S’autoriser de soi ne porte pas seulement sur ce dont on décide (que le vrai soit vrai hors des raisons qui l’établiraient) mais également sur soi, précisément comme sujet singulier et divisé de la décision, par opposition au sujet commun et rassemblé du choix (commun parce que tous les autres le soutiennent, rassemblé parce qu’il ne fait qu’un avec le savoir dont il s’autorise). On peut en conclure qu’est vrai, c’est-à-dire fait autorité, cela dont un sujet répond, quand c’est aussi bien de lui comme sujet qu’il répond. Peu importe alors l’endroit où se situe le sujet, à l’origine ou dans la reconnaissance finale, qui est encore une décision. Les billets de banque qu’on a pris en exemple plus haut sont faux bien qu’ils soient absolument identiques aux vrais, parce que le faussaire n’en répond pas ou, si par extraordinaire il le faisait, parce qu’il n’est pas autorisé à en répondre comme l’est le caissier officiel – lequel est autorisé par l’Etat qui s’autorise de soi. Ce qui cause le vrai à être vrai, c’est toujours et seulement qu’un sujet s’autorise de soi, si éloignée et médiatisée que soit cette liberté (8).

Ainsi l’autorité qui caractérise la décision, par opposition au choix qui est une fonction du savoir accompagnée de la méconnaissance propre au moi, porte indistinctement sur son objet et sur elle-même. Qu’est-ce que l’autorité, en effet, sinon indistinctement ce qui cause le vrai à être vrai (sinon il n’est que réel, voire faux s’il se prétend autorisé, comme dans l’exemple des billets de banque) et ce qui met un sujet dans la position d’avoir à être sujet ? Cette autorité peut être impropre, comme dans l’exemple du caissier qui signe les billets de banque (il a reçu l’autorité de le faire) ou propre, comme elle l’est forcément à l’origine, dans l’événement de la décision (dans cet exemple on dirait que battre la monnaie est un acte de souveraineté). Mais l’essentiel est l’indistinction qu’on vient de dire : que la question du vrai quant à être vrai, et la question du sujet quant à un être sujet, soient la même. Car c’est bien de la même inanité des raisons qu’il s’agit quand on reconnaît le vrai comme tel, et quand on décide, c’est-à-dire qu’on s’autorise de soi : il y a bien un savoir, celui que le sujet du bien se constitue de mettre en avant, sauf que le sujet du vrai se constitue, lui, de ce que ce savoir qui le délivrerait de la responsabilité d’être soi ne compte pas. La réflexion reprendra cette liberté en pointant que les raisons manquent toujours, même quand elles ne manquent pas (il faut encore décider qu’elles sont décisives). Et qu’est-ce qu’une absence de raison, sinon une question ?

La distinction des sujets

Pour le sujet de la décision, la question est celle de l’étrangeté à soi, puisque sa question n’est la sienne qu’à être celle du vrai. Ainsi voit-on s’accomplir la division du sujet sa vérité lui reste à jamais étrangère, puisqu’elle n’est pas la sienne mais celle du vrai dont, à l’avoir reconnu, il a reçu d’être sujet. Fidélité, disions-nous. Mais ce n’est pas une fidélité voulue. Car à dire qu’on ne reconnaît le vrai que « sans le savoir » (si les raisons comptaient, il faudrait parler de réalité et non de vérité), on signifie implicitement qu’on aura réalisé « après coup » l’avoir reconnu. Rappelons que décider, c’est réaliser qu’on a déjà décidé. D’où cette évidence où se lie la vérité au destin : on ne reconnaît le vrai qu’originellement, à chaque fois depuis toujours, ou alors jamais. Telle est ce qu’on pourrait nommer la vraie fidélité, qu’on peut opposer à la simple fidélité de qui s’interdirait consciemment de déroger à ses engagements : éthique involontaire de celui qui n’a même pas à savoir que le vrai est depuis toujours son affaire, mais dont l’agir consiste toujours à en répondre. Le sujet proprement dit ou le sujet du vrai sont donc le même.

Au contraire pour le sujet du choix c’est-à-dire des raisons suffisantes, l’idée même de fidélité est absurde quand elle est prise à la lettre, puisqu’on n’est jamais fidèle qu’à ce que les raisons de l’être ne suffisent pas et donc qu’à ce qu’il n’y ait pas du tout de raison de l’être. Autrement dit le sujet du vrai n’est fidèle qu’à ne pas se demander s’il y a des raisons pour qu’il le soit, puisqu’il n’y en a jamais, cette absence étant son existence mêmeA fortiori celui du bien sera-t-il depuis toujours en train d’exclure l’idée qu’on ait à répondre du vrai, puisque l’ordre représentatif impose qu’il y a vérité quand les raisons sont suffisantes. Répondre du vrai quand il n’y a que le réel, être fidèle sans raison à l’origine qui n’est rien, voilà donc ce que le sujet du bien se constitue éthiquement d’avoir raison d’exclure. Corrélativement, il a toujours eu raison de récuser l’étrange question qu’il était pour lui-même (celle d’être sujet) puisque le savoir fait irrécusablement apparaître le préférable comme tel.

La simple notion de la responsabilité comprenait cette alternative, à cause de l’antériorité qu’elle est pour soi (qu’il s’agisse d’abord d’être responsable d’être responsable, c’est-à-dire sujet). Car le propre d’une responsabilité, c’est qu’on l’assume, ce dont les raisons ne suffisent jamais à rendre compte – ou qu’on ne l’assume pas, ce dont les raisons suffisent toujours à rendre compte. L’alternative originelle du vrai et du bien explicite la notion de responsabilité comme étant faite de cette dissymétrie par rapport au savoir : qu’on reste dans l’impossibilité que le savoir compte, ou qu’on reste dans l’irrécusable réalité du savoir et dans la nécessité tout aussi irrécusable des identifications qu’il implique.

Que chacun soit au pied de son propre mur (être une question singulière, celle du vrai), ou que chacun soit depuis toujours approprié au savoir commun (être une réponse particulière, celle de sa place), c’est ce qu’on pourrait nommer le vel de la responsabilité, et donc le radical de l’éthique.

Il ne faut pas voir cela comme une équivalence, puisqu’il n’y a pas de raison d’être fidèle alors qu’il y en a – le savoir et les identifications dont il est la nécessité – de ne pas l’être à sa propre antériorité en ayant depuis toujours refusé d’entendre la question qu’on était pour soi. Le bon choix est toujours celui de la désinvolture puisqu’il est par définition celui que n’importe qui aurait raison de faire. L’emploi du terme désinvolture est justifié parce qu’il s’y agit pour le sujet d’« oublier » la question qu’il est originellement pour lui-même, et d’avoir raison d’opérer cet oubli au sens où la réflexion enseigne qu’on a forcément raison de savoir (9). Disons la même chose autrement : la reconnaissance du vrai a pour envers l’impossibilité qu’on soit jamais justifié de le reconnaître, et qu’on n’ait jamais tort de ne pas le reconnaître – si avoir tort consiste à opter pour une voie quand une autre était préférable. Allons même plus loin : on a toujours tort – en ce sens – de reconnaître le vrai, puisqu’on le reconnaît alors qu’il n’existe pas de vérité à reconnaître ! Celui qui reconnaît le vrai ne sera donc justifié ni à ses propres yeux, ni aux yeux des autres, ni aux yeux de Dieu lui-même – à désigner par ce terme l’instance d’une légitimation idéalement définitive parce que corrélative d’une ultime réalité des choses. Au sujet du choix (celui de la réflexion et des raisons dont il peut suffisamment arguer pour en rester à ses identifications), il appartient donc d’avoir exclu d’avance jusqu’à l’éventualité du vrai, et par conséquent d’avoir exclu d’avance qu’on soit en général responsable d’être un sujet. Et certes il a raison : comment pourrait-il ne pas être le sujet qu’il est si évidemment ? Et sur quoi pourrait-il se fonder pour admettre qu’il y a du vrai, sinon sur des raison qui rendraient cette reconnaissance préférable à son contraire ?

Le sujet l’est forcément de la décision du vrai, ou le sujet l’est forcément du choix du meilleur. On ne sort pas de cette alternative impliquée dans la simple idée de la responsabilité. Concrètement, cela signifie qu’être sujet donne lieu à deux définitions, selon qu’on s’autorise de ce qui manque au savoir, les raisons qui justifieraient le vrai d’être vrai s’il n’était pas vrai, ou de ce qui ne lui manque pas, les raisons qui justifient le représentable d’être représentable. Bref, les identifications ne comptent pas, ou elles comptent. Dans la première hypothèse, le sujet est identique à la question étrangère qu’il est pour lui-même et qui est celle du vrai, et dans la seconde il est identique à la réponse commune que n’importe qui est pour soi et qui est la familière nécessité du bien. Aucune conciliation n’est donc possible entre les deux positions, qui ne soit une pétition de principe inhérente à la réflexion c’est-à-dire au service du savoir et donc des biens.

Chacun est évidemment celui que n’importe qui aurait été à sa place, et c’est sa réalité, hors de quoi rien ne saurait même être conçu et qui contient d’avance toutes les raisons. Mais ce n’est pas sa vérité – étant clairement entendu que cette remarque n’est pas l’affaire de tout le monde. Comment le serait-elle, d’ailleurs ? Elle ne correspond à rien ! Quant à la vérité de la personne, il est donc inutile de la chercher en elle ou dans le monde : il n’y en a pas. Sauf bien sûr à en décider. Pour quelques-uns. Et malgré eux.

Tout se joue donc sur ce point : est-ce qu’on cède sur la responsabilité d’être responsable en voulant croire qu’il y a quand même une vérité, ou est-ce qu’on ne cède pas ? Dans le premier cas la question du sujet sera celle de d’une réconciliation que tout le monde l’approuvera d’entreprendre ; dans le second elle sera celle d’une étrangeté dont il n’a rien à attendre, puisque l’idée qu’il se l’approprie n’a aucun sens – dès lors que c’est depuis la vérité originelle du vrai (et par là même de soi) que le sujet s’institue (en vérité) comme tel. Disons la même chose autrement : le sujet du vrai est étranger à toute justification et donc à toute éventualité de salut, puisque sa vérité n’est pas son bien, quand le sujet du bien s’autorise de ce qui s’impose à tous et s’approprie par là même à sa propre semblance (au sens d’être le semblable de ses semblable), puisque son bien est sa vérité. Bref, la distinction des sujets, au double sens interne et externe du mot, se fait autour de ceci que le vrai divise et perd, quand le bien rassemble et sauve.

 

Conclusion : désigner le vrai sujet

La question du vrai est pour le sujet qui le reconnaît comme tel c’est-à-dire dans son autorité, la question de sa propre origine, laquelle est aussi bien pour lui la question de son étrangeté définitive et sans appel. Il est par conséquent hors de question, pour le sujet dont c’est le même de décider de soi et de reconnaître l’origine dans son autorité, que son propre bien compte jamais.

Celui qui se constitue comme sujet dans le rapport de reconnaissance qu’il entretient avec son origine – un tel rapport s’appelle « fidélité » – et dont il est dès lors exclu que le bien compte jamais, on dit qu’il est généreux. A la nécessité commune s’oppose donc la générosité comme, radicalement, la vérité s’oppose au savoir et comme le vrai s’oppose au bien.

NOTES

(1) Toute la psychanalyse tiendrait dans cette formule, qu’on proposera en traduction du freudien « wo es war soll ich werden ».

(2) On opposera ce couple à la fatalité qui ignore la question subjective. Ainsi parlera-t-on de fatalité pour une nécessité purement naturelle, comme par exemple la trajectoire des planètes ou les dates du calendrier. On peut ainsi dire que la mort est une fatalité, mais elle ne concernerait alors les vivants qu’à titre de choses. Quand un être peut, sous un certain aspect, être ramené à des nécessités inertes, alors les lois qui gouvernent la réalité des choses sont pour lui autant de fatalités.

(3) Une action est moralement nécessaire quand elle s’impose à un sujet qui ne se considère que comme sujet ; autrement dit une mauvaise action est une action dont je puis certes être le sujet mais dont je ne puis me  représenter qu’on le soit. La morale en général est ainsi la représentation du sujet réflexif, ce qu’on peut encore traduire en disant qu’elle se ramène à la tautologie de la représentativité du sujet de la représentation. Il n’y a donc qu’une seule morale, qui est la morale toujours insistante dans la diversité des systèmes axiologiques, pour autant qu’ils permettent un retour du sujet sur lui-même, implicitement ou explicitement (ce qui n’est pas le cas de tous, tant en termes de structure individuelle que d’identités culturelles). La morale s’oppose alors aux diverses « morales » où se représente à chaque fois un sujet empirique : non seulement il y a autant de « morales » que de sociétés ou que d’époques mais il y a une « morale » propre à chaque état de la vie (les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, etc. n’ont pas les mêmes approbations ni les mêmes condamnations).

(4) L’idée d’une réalité du bien est donc absurde, même si la confusion si fréquente des mots et des choses peut y faire croire (le mot mal tient notamment son sens de son opposition au mot bien). Par contre on est fondé à parler d’une réalité du mal corrélative d’un supplément d’existence subjective, puisqu’y est positivement fait ce qui n’allait pas de soi, contre le savoir (exemple : il appartient au concept de la promesse qu’elle soit tenue ; or on n’a pas tenu telle promesse qu’on avait faite).

(5) Ce qui n’exclut évidemment pas qu’on puisse par après en opérer la réflexion, comme la philosophie se définit de le faire.

 (6) Dans les domaines où nous sommes compétents, le choix est automatique (« ceci est évidemment préférable à cela »), et dans les domaines où nous ne le sommes pas du tout, il est impossible. Dans la réalité quotidienne, il est plus ou moins facile ou difficile parce que les savoirs que nous mobilisons sont plus ou moins assurés et plus ou moins purs (on peut choisir une voiture en s’appuyant en même temps sur une petite compétence en mécanique et sur l’idée du plaisir procuré par la possession d’un objet de telle couleur, par exemple).

(7) Si l’on envisageait de promouvoir un « choix du vrai, » c’est qu’on aurait trouvé des raisons (pratiques parce qu’il est plus efficace, morales parce qu’il est plus digne…) de le trouver meilleur que le faux : qu’il soit vrai ne compterait donc pas. Choisir effectue le savoir et il n’y a de vérité que là où le savoir ne compte pas, mais le sujet ;  choisir le vrai constitue donc une contradiction dans les termes.

(8) Bien entendu, le paradigme du vrai est l’œuvre, puisqu’elle est ce qu’un sujet a posé en s’autorisant de soi-même c’est-à-dire en étrangeté à soi (d’où l’exclusivité des notions d’œuvre et d’ « expression »), et que reconnaître une œuvre (par opposition à une expression, justement), c’est décider qu’elle en est une (l’exemple d’un simple monochrome est particulièrement évident), dès lo