Cours du 6 mai 05

 

Qu’est-ce qu’une plainte ? (4)

Intro : on se plaint de ne pas vraiment vivre mais c’est ambigu car deux sens

On se plaint toujours de n’être pas sujet. Or la plainte est la parole d’un sujet. Donc on se plaint en réalité de n’être pas vraiment sujet. Toute plainte se tient dans ce raisonnement, si triviale qu’elle apparaisse parfois dans un premier temps, c’est-à-dire si indifférente qu’elle semble être à la question d’être ou non sujet en vérité. C’est ainsi que celui qui se plaint d’avoir mal au dos paraît n’indiquer qu’un regret fort éloigné des enjeux cruciaux de la condition humaine : ne pas pouvoir rester longtemps debout ne constitue certes pas une atteinte à la dignité propre du sujet. Sauf à considérer que se tenir longtemps debout pour honorer quelqu’un (par exemple lors d’une manifestation patriotique) relève d’une dignité d’être soi – celle dont la promesse qu’on est depuis toujours est proprement l’exigence – dont il aurait originellement décidé ! Or on peut affirmer cela. Toute plainte laisse ainsi reconnaître un horizon qui dépasse infiniment son objet parce qu’il est un horizon de vérité, ou plus exactement qui le constitue depuis toujours comme objet dépassé vers une vérité qui le rend, justement, objet de plainte. Car on ne se plaint pas de n’importe quel désagrément, si c’est en fin de compte toujours de n’être pas sujet qu’on se plaint : il faut y avoir pressenti qu’être vraiment sujet en soit l’enjeu secret autrement dit qu’il y aille de ce qui donnerait sens – et pas simplement réalité – au fait d’être sujet, et d’être impossiblement le sujet qu’on est. Je maintiens donc : en toute plainte la question est toujours celle d’être vraiment sujet, la signification de cet adverbe étant de renvoyer à ce redoublement de sens (d’être à être vraiment il y a un passage mais pas de différence) impliqué dans la notion de vérité.

Etre sujet ? la belle affaire ! puisque n’importe qui est sujet, en faisant n’importe quoi. Etre vraiment sujet, c’est une autre histoire – celle du plaignant.

La plainte, récit de vérité

Celui qui dit sa souffrance ne s’adresse pas à une autorité du même type que celui qui indique sa douleur. Ici il est question de savoir, et là de vérité. Or la vérité, on ne peut pas la dire. Non pas parce qu’elle serait indicible, ineffable ou autres sottises du même tonneau, mais parce qu’elle relève de l’acte et non du concept, et plus précisément d’un acte d’institution subjective qui soit, par principe, étranger à celui qui en est le sujet. On reconnaît le vrai à l’effet de subjectivation qu’il produit : il y avait n’importe qui (un sujet en général, celui que n’importe qui aurait été dans la même situation), il y a désormais quelqu’un (celui qui, à le reconnaître là où il n’y avait aucune différence, a décidé que le vrai était vrai). La question de la plainte est toujours celle de cet effet.

La vérité tient dans ce « désormais » de l’institution subjective (qu’on peut aussi nommer la marque dans son effet de distinction), et elle s’oppose donc au concept qui avère au contraire l’indifférence du sujet, puisque le concept a pour nature l’universalité transcendantale, à la fois dans sa production et dans sa reconnaissance. Jamais le vrai ne peut être de nature théorique – bien qu’évidemment il y ait des théories vraies (mais alors elles le sont en tant que choses singulières, faites de concepts dont la dimension représentative importe mais ne compte pas) – parce que le théorique avère un sujet réflexif dont sa simple possibilité était déjà l’institution. C’est d’ailleurs pour la même raison qu’il n’y a pas de vérité dans l’expérience mais seulement dans l’épreuve (cela dit, il y a une dimension d’épreuve dans toute expérience…), parce que dans l’expérience le savoir est seul à compter dès lors qu’il n’y a d’expérience que comme mobilisation de savoir donnant lieu à un supplément de savoir. Or l’expérience répond à la douleur mais pas à la souffrance (sauf peut-être dans sa dimension d’épreuve), qui ne renvoie à aucune nécessité subjective, puisque le sujet douloureux veut tout simplement être normal : il veut que tout aille bien (par exemple que la fracture soit réduite) et donc que le monde soit assuré, définit qu’il est avant tout d’exclure ce sujet qu’on peut dire vrai en le reconnaissant, en extériorité radicale à lui-même, comme le sujet de la pensée. Bref, la vérité est non pas du côté d’un savoir qu’on pourrait énoncer mais du côté de l’acte, en tant que tout acte est de production subjective.

Or si la vérité ne peut pas être dite au sens où elle n’a pas la représentation pour nature (bien que, je le répète, il y ait des représentations vraies), elle peut être racontée. A la théorie, dont la notion exclut celle de vérité puisqu’elle ne met pas le sujet en cause, il faut opposer le récit non pas surtout au sens où il assurerait une « communication » par le biais de métaphores dès lors ramenées à des ersatz de concepts, mais au sens où l’altération subjective qu’on a décrite comme le nouage du « toujours le même » et du « désormais un autre » peut se représenter comme un devenir. Toute la notion romantique de la « formation » (Bildung) dit cela, à propos d’un sujet qui est devenu celui qu’il est désormais et que son statut de sujet pour l’énonciation ou pour la rétrospection institue représentativement en vraisujet. Si l’on oriente cette notion selon une représentation de type prospectif qui pourra figurer la nécessité d’être vraiment dont tout sujet est toujours fait (car être sujet, c’est avoir à être sujet et donc à l’être vraiment), on obtient quelque chose comme une indication où se dise le manque de vérité subjective, non pas dans l’idéal ou dans l’abstrait mais tel qu’il est concrètement engagé dans la réalité singulière du sujet, c’est-à-dire tout simplement dans sa souffrance.

On découvre alors que toute plainte est l’engagement d’un récit de vérité. Tous les exemples de plainte en attestent, si triviaux qu’on les imagine dans un premier temps. Celui qui se plaint du dos engage sans le savoir un récit où il est question (par exemple) d’honorer ou (autre exemple) de dominer. Or il s’agit là de manières de représenter ce que ce serait, d’être vraiment sujet, dans son cas. Sans cette implication d’un devenir qui figure prospectivement (donc faussement !) le nouage du « toujours le même » et du « désormais un autre », il n’y a tout simplement pas de plainte. Le récit de « formation » représentativement impliqué dans la plainte sera donc, sous les espèces d’un devenir, toujours le récit d’une distinction : celle d’être à être vraiment. De fait, l’idée d’un Bildungsroman dont le héros serait devenu comptable est simplement grotesque – ou parodique. Eh bien ce récit vaut comme l’explicitation ou plutôt l’« imaginarisation » de la plainte.

Disons-le autrement : chez celui qui se plaint, il y a la nostalgie d’une aventure spirituelle qui aurait fait de lui cet autre irreprésentable qu’il a depuis toujours à être, parce qu’il a pour existence subjective d’en avoir été, et donc d’en être, la promesse. Car bien sûr, si la question de la souffrance est celle de la vérité, si la question de la vérité est la question du sujet (on ne peut constater que le vrai est vrai mais qu’il faut en avoir décidé et par là être advenu contre l’anonymat des raisons communes), alors la question de la plainte est, pour chacun, au-delà de ce dont il se plaint, celle de sa propre spiritualité.

Le spirituel, c’est que le trivial soit misérable, mais aussi que le sublime soit une imposture (être au-dessus de tout cela, avoir trouvé une solution à ladite misère). Je dirai alors que toute plainte rappelle cette nécessité qu’en chacun sa vérité ne soit pas triviale, sans pour autant être autre chose puisque la distinction n’est pas une qualité (si elle était une qualité, on ne parlerait pas de distinction mais de différence, ni donc de vérité mais de réalité). L’essentiel est en somme de retenir que la plainte atteste que celui qui se plaint a la spiritualité pour nature. Pour nous, cela revient à reconnaître dans le spirituel la différence entre souffrir et avoir mal, la même que celle qu’il y aurait entre l’autre impossible de la promesse (le vrai sujet, celui de la responsabilité d’être responsable) et le même nécessaire de la réalité y compris dans sa dimension morale (le sujet, celui de la responsabilité).

L’exemple spinoziste de l’aveugle serait particulièrement parlant : pourquoi celui-ci est-il à plaindre, sinon parce qu’on est déjà en train de (se) raconter quel autre sujet il serait s’il voyait ? Pas simplement un autre au sens où il y a une différence entre posséder une faculté et en être privé, mais au sens où du vrai sujet qu’il est empêché d’être. Or l’essentiel est de reconnaître en cette altérité l’indication de la vérité : c’est par exemple dans l’amour de la peinture que notre aveugle aurait vraiment été sujet, son infirmité actuelle n’en faisant qu’un sujet réel et souffrant.

Si c’est de n’être pas vraiment sujet qu’on souffre, alors les vrais sujets ne sont pas à plaindre

On objectera que l’infirmité est une raison suffisante pour plaindre une personne, sans qu’on ait besoin d’y reconnaître en filigrane des raisons positives : ce n’est pas d’être privé d’une carrière de peintre que l’aveugle est à plaindre, mais tout simplement d’être aveugle. Certes, mais ici également il ne faut pas confondre ce qui compte avec ce qui importe, la question du sujet dans sa vérité et la question du sujet dans sa réalité. Autrement dit, il faut se demander de quel sujet il est question : d’un sujet singulier c’est-à-dire dont le statut de sujet soit une responsabilité personnelle (être singulièrement – donc de manière inouïe – sujet de son statut de sujet), ou d’un sujet quelconque c’est-à-dire dont le statut de sujet soit une condition transcendantale (celui que n’importe qui aurait été à sa place) ?

Car on peut concevoir que la cécité ne compte pas, bien qu’elle soit forcément d’une importance extrême, chez certaines personnes – par exemple Borgès. Dira-t-on que cet homme est un infirme ? Bien sûr que oui du côté de la réalité (ce qui importe), mais non du côté de la vérité (ce qui compte), puisqu’il est vraiment sujet et qu’en ce qui le concerne, donc, la plainte est sans vérité. Ce n’est pas son infirmité qui décide de lui, mais son œuvre. De fait, nous ne pouvons le plaindre qu’à la condition de dénier qu’on parle Borgès : certes nous le plaignons, mais comme nous avons raison de plaindre n’importe quel individu frappé de cécité, et pour cette seule raison d’universalité (il est la conclusion d’un syllogisme : tous les aveugles sont à plaindre, or il l’est). Voilà en quel sens on peut dire que celui qui est vraiment sujet n’est dès lors, quand il est frappé de maux aussi terribles que celui-ci, pas vraiment à plaindre – mais réellement il l’est bien sûr : là où ça importe à l’extrême mais où ça ne compte pas. Il est à plaindre, oui, mais quand même pas vraiment. Quelle est la souffrance, dans un tel cas ? c’est non pas de ne pas être ce vrai sujet que chacun a constitutivement la responsabilité d’être, mais seulement d’être maintenu par l’adversité en dehors de la condition commune des humains. On souffre toujours de ne pas être sujet, en l’occurrence un sujet normal et ordinaire. Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de vérité à plaindre Borgès de sa cécité mais seulement de la compassion : celle qu’on doit à n’importe qui. Or il n’est pas n’importe qui mais Borgès, de sorte que cette compassion est en même temps légitime puisque la cécité peut concerner n’importe et qu’elle le concerne, et totalement déplacée puisqu’il n’a strictement rien à faire de notre compassion, dont le seul destinataire possible est une personne du commun puisqu’en effet ce malheur peut frapper n’importe qui et que n’importe qui en souffrirait.

La pitié ou même la compassion ne valent que pour les personnes du commun. C’est ainsi que l’idée de plaindre Jeanne d’Arc d’avoir été brûlée vive est évidente (certes !) mais d’un autre côté n’a strictement aucun sens, si c’est bien d’elle qu’on parle. Pour l’héroïne il n’y a pas de compassion, sauf évidemment quand nous la considérons comme une victime de supplice (et il est impossible de ne pas le faire), c’est-à-dire quand nous nous la représentons contre sa distinction et donc contre sa vérité comme ayant été n’importe qui (ce qu’elle était par ailleurs, comme il appartient à n’importe qui de l’être).

Ni les créateurs ni les héros ne sont à plaindre et il est des personnes à l’extrême du malheur pour qui la pitié ou simplement la compassion des autres serait non pas une aide mais une insulte, ainsi que nous le ressentons confusément dans notre hésitation à plaindre les personnes qui ne sont pas du commun (les créateurs et les héros comme êtres de l’impossible). C’est qu’à leur propos et de notre point de vue la question d’être vraiment sujet ne se pose plus. Si nous reconnaissons que la plainte a quelque chose de déplacé en ce qui les concerne (s’il leur arrive de se plaindre, c’est en quelque sorte qu’ils ne sont pas à leur propre hauteur – ce dont le respect nous interdit paradoxalement d’être complices), c’est que nul d’entre nous n’ignore l’enjeu de la plainte : non pas être sujet, mais l’être vraiment. Bref, l’essence de la plainte est d’impliquer la distinction personnelle – celle là même qui apparaît quand on dit qu’elle vaut uniquement pour les personnes du commun ou quand on reconnaît qu’il appartient au sujet comme tel qu’il ait à advenir à sa propre étrangeté. Seul le sujet commun se plaint – dès lors d’être commun : sujet, oui, mais pas vraiment. Et certes, il a raison de se plaindre : la responsabilité de soi ne cesse d’insister contre l’évidence d’être, et d’être soi, puisqu’on n’est (vraiment) soi que sans soi ou, si l’on préfère, puisque notre vérité nous est définitivement étrangère.

Je vous remercie de votre attention.