Cours du 5 décembre 03

 

L’énigme est l’exigence d’une réponse libre

L’énigme qui exige un certain mot n’est pas le mystère qui exige une certaine clé. Celle-ci fait jouer un système qui se suffit idéalement à lui-même, et s’entend seulement de le faire fonctionner. La clé du mystère n’apporte donc rien dans l’ordre du savoir mais permet une effectivité, par définition neutre et anonyme c’est-à-dire impersonnelle puisqu’elle est celle de l’agencement déjà institué d’un système. L’énigme s’entend au contraire depuis le mot manquant c’est-à-dire depuis l’incomplétude d’un savoir qui, par là même, se distingue de la vérité. Il appartient donc à la nature de l’énigme d’avoir toujours déjà distingué savoir et vérité – et de le faire paradoxalement dans une demande qui reste demande de savoir, puisqu’elle a toujours au moins potentiellement la forme d’une question.

Son opposition au mystère lui faisant d’emblée distinguer de la vérité du savoir, l’énigme est une demande de savoir où le savoir ne compte pas : quand on s’y trouve confronté il s’agit de ne pas se défiler devant l’exigence de savoir qu’elle constitue, et en même temps de ne pas admettre que le savoir qu’on donnera effectivement soit ce qui compte. Car devant les énigmes, on peut être lâche (se défiler devant l’exigence de savoir, et arguer de la différence entre méditer et réfléchir pour ne pas donner de savoir) et /ou désinvolte (faire semblant de n’être pas mis par elle au pied du mur de notre responsabilité). Or il n’y a rien d’autre, sinon qu’il ait été posé. On ne résout donc les énigmes que par des énoncés dont le paradoxe est qu’ils soient satisfaisants mais dont l’énonciation soit finalement seule à compter. Si le savoir produit n’est pas satisfaisant, on est dans la lâcheté mais s’il est positif comme peut l’être le savoir scientifique on est dans la désinvolture.

L’énigme s’adresse par conséquent au sujet comme tel – et c’est une réponse de sujet libre dont elle est proprement l’exigence. Pas de différence entre penser l’énigme et penser la liberté dont elle est l’inscription dans le savoir, c’est-à-dire dans la réciprocité de la question et de la réponse.

 

Il n’y a de savoir que comme désinvolture subjective : servitude

Les questions qui nous sont habituellement adressées le sont depuis la détermination qu’elles nous confèrent. Par exemple si quelqu’un me demande son chemin dans la rue, c’est qu’il se sera adressé à moi comme à un familier de la ville. Il peut évidemment s’être trompé, mais cela signifie alors que sa question ne m’arrive pas : je répondrai ” excusez-moi, je ne suis pas d’ici ” pour signifier cette méprise.

Notre réalité relève par définition du savoir dont la réflexion fait le sujet : pour l’attitude réflexive il n’y a pas de donné (donc rien à respecter) mais seulement du construit, et celui-ci l’est forcément dans les figurations du savoir. S’adresser à quelqu’un, puisque c’est l’installer dans la position réflexive, c’est par conséquent le sommer de reconnaître sa constitution dans l’eidétique de notre question. Une question positive qui s’adresse à un sujet en fait par là même un ” en tant que ” : c’est forcément ” en tant que ” je suis un familier de ville que je peux recevoir la question d’un passant égaré, mon seul statut réel étant alors l’éventualité que cette constitution s’avère impossible (si je suis moi-même un touriste dans cette ville). Toute question se faisant par définition dans un ordre de savoir, elle suppose, implique et entérine tout à la fois un assujettissement, et donc ce paradoxe que le sujet soit lui-même un sujet. De fait la nature du savoir est de ne jamais viser que des places ou des fonctions : j’ai toujours déjà identifié la personne à qui je m’adresse à ce que le savoir impliqué dans ma question exige qu’elle soit. Si je parle de voiture, c’est ” en tant que ” mécanicien au moins amateur que je considère mon interlocuteur, et il en est de même dans tout type de relation, si privé ou même intime qu’on veuille le concevoir. Cela signifie très concrètement qu’on ne s’adresse jamais à un sujet personnel, puisqu’il faudrait que la subjectivité personnelle constitue un ordre autonome auquel cas on n’aurait fait que déplacer la difficulté (on s’adresserait à quelqu’un ” en tant que ” sujet personnel).

Le sujet du sujet, cela s’appelle le maître. Peu importe que cette place et cette fonction soient occupées par une personne ou par un savoir, qu’il n’est dès lors pas nécessaire de personnifier comme parole de la Nature, de l’Histoire, de Dieu ou du Führer. Or le sujet qui a un maître, cela s’appelle un esclave. Il appartient donc à la question et plus généralement au savoir d’être serfs, si l’on désigne ainsi l’impossibilité pour quiconque d’être autre chose que ce qu’il est supposé être par le discours qui s’adresse à lui, en tant que ce discours est forcément constituant. D’où l’universalité de cette condition. Parler de la servitude ou parler du caractère décisif de l’énoncé relativement à l’énonciation (on a quelque chose à dire à qui de droit et pour cela il faut bien parler), c’est donc la même chose.

Groupons sous le vocable général de ” métaphysique ” corrélation de la servitude et du savoir. Car il va déjà de soi que le métaphysicien est serf et entend asservir son interlocuteur : pour des raisons toujours contingentes (même quand elles sont essentielles, comme chez Hegel) il a compris quelque chose qui donne du sens à tout et par là institué le savoir en place de vérité, se faisant ainsi le véhicule ou le porte-parole anonyme d’une nécessité, celle du réel et de sa réflexion comme indissolublement décisifs, principiellement préalable. Il n’y peut rien : le monde est ainsi fait et il se trouve seulement que, l’ayant compris par lui-même ou appris d’un plus perspicace, il a le devoir de le transmettre de la manière plus fidèle, c’est-à-dire la plus insignifiante possible. Et certes le travail de l’esclave ne doit être rien d’autre que la volonté du maître en quelque sorte matérialisée. Celui qui recevra ce savoir en devient à son tour le détenteur c’est-à-dire le véhicule tout aussi anonyme, et propageant l’impératif devenu catégorique de l’anonymat : ” comprends et cogite de telle manière que le savoir, réflexivement élaboré ou reçu puis transmis, puisse avoir été produit par n’importe qui et donne lieu à la production d’un sujet pareillement anonyme “.

J’insiste : l’exigence d’anonymat qui était seulement hypothétique (ne rien ajouter de soi dans ce qu’on a compris pour que la vérité qu’on transmettra reste elle-même) est devenue catégorique puisqu’il appartient à tout savoir de produire du sujet. Qu’on me fasse un cours de mécanique, par exemple, et par là même je deviens mécanicien, puisque c’est seulement avec une oreille de mécanicien que je pourrai écouter ce qu’on me transmettra (sinon la transmission ne se fait pas). Si donc la production du sujet est l’effet ultime de la transmission, alors il faut reconnaître que l’indifférence de celui-ci (qu’il soit n’importe quel sujet) passe du statut de condition au statut de fin en soi. Par exemple un cours de mécanique vise expressément celui qui l’entend comme ayant à devenir en vérité ce mécanicien qu’il est déjà en réalité du simple fait qu’il entend ce qu’on lui dit. Or comment ne pas parler d’impératif catégorique quand un sujet est expressément visé comme tel et quand on passe de la détermination supposée de la réalité de ce sujet à la détermination téléologique de sa vérité ? On appelle métaphysique l’accomplissement de cette nécessité. Est-ce que celui qui possède le savoir du sens des choses, autrement dit qui est sage, peut communiquer ce savoir autrement que dans la volonté de rendre sage celui qui l’écoute ? Et comme la sagesse en question s’entend expressément de son anonymat, comme on l’a toujours dit depuis l’Antiquité jusqu’à Heidegger et même Merleau-Ponty (la vérité de l’homme est toujours qu’il se mettre au diapason de l’Etre), le discours de celui qui sait est-il finalement autre chose que l’injonction, pour chacun, qu’il soit enfin n’importe qui ?

A la métaphysique on oppose non pas surtout la morale (qui consiste à refuser expressément de n’être pas n’importe qui comme sujet de l’action) mais l’éthique. En effet : est-ce que le propre du sujet n’est pas avant tout la responsabilité ? Est-ce que la responsabilité ne porte pas elle-même avant tout sujet le fait d’être sujet – qu’on peut traiter d’une manière singulièrement responsable ou au contraire communément désinvolte ? Dès lors est-ce que le propre du sujet n’est pas avant tout de n’être pas n’importe quel sujet ? Qu’il s’agisse de n’importe quel sujet, comme dans l’exemple du médecin qu’on va consulter uniquement parce qu’il est la médecine personnifiée, et il n’y a plus de sujet du tout (on dit par exemple que la médecine guérit de plus en plus de maladies, la réalité propre du médecin ne tenant plus qu’à ses insuffisances individuelles). Qui peut ignorer cela, dès lors que la responsabilité qui fait le sujet s’identifie à l’impossibilité de la substitution, laquelle a toujours-déjà eu lieu quand on se défile de sa responsabilité en arguant du savoir, dont la présence justifiera les réussites (le bon médecin sait soigner) et dont l’absence excusera tous les échecs (” je ne savais pas… je ne pouvais pas savoir…. à ma place vous auriez fait la même chose… “) ?

Savoir et servitude sont le même, si l’on définit l’esclave par la désinvolture quant à la question que chacun est pour lui-même, autrement dit si on le définit par cela qu’il se satisfait du savoir quand sa question de sujet est celle de la vérité.

Eh bien, celui qui n’accepte pas cette substitution et qui n’accepte donc pas la substitution en général (car en s’identifiant au savoir, par exemple la médecine, on est n’importe qui par exemple un médecin), on dira qu’il est libre.

 

Il n’y a de vérité que comme responsabilité subjective : liberté

C’est un truisme de corréler liberté et responsabilité ; c’en est un autre d’expliciter la responsabilité comme impossibilité de la substitution. On ne risque donc pas de se tromper à penser la liberté selon l’exclusivité à la substitution.

La substitution est, je viens de le dire, la fonction originelle du savoir : dès lors que je sais, d’une manière théorique ou pratique (avoir compris une démonstration, savoir réparer un moteur…), non seulement je suis n’importe qui au sens où il n’y a pas de différence entre s’adresser à moi et s’adresser à une autre personne qui saurait la même chose, mais encore j’ai expressément à tout faire pour rester n’importe qui : mon ” éthique “, si l’on peut utiliser ce terme pour signifier le déni de ce qu’il désigne, sera de gommer de moi toute particularité susceptible de faire obstacle ou simplement de colorer individuellement l’effectuation dudit savoir : que je sois enfin cet ” en tant que ” débarrassé de sa propre question que le savoir m’a depuis toujours promis d’être ! Par exemple être un vrai médecin ou un vrai professeur : qu’en chacune de mes parole ce soit la médecine ou le savoir disciplinaire qui parle.

En nommant liberté l’envers de cette désinvolture, j’indique par là même qu’on n’est jamais libre que sans le savoir.

Au double sens de la négation. Car si la servitude (ou la désinvolture, qui est la même chose) consiste à (vouloir) être un ” en tant que “, il est bien évident que ne sera libre, en chacun, que ce qui s’entendra hors de cette nécessité. L’opposition souvent développée ici du choix et de la décision traduit cette évidence : alors que le choix est une fonction automatique du savoir (quand on sait il se fait tout seul ; quand on ne sait pas il est impossible ; et quiconque saurait ce que je sais ferait les mêmes choix que moi), la décision s’impose au moment où il ne compte plus. On explique le choix au moyen de la semblance c’est-à-dire de la désinvolture subjective (” à ma place et sachant ce que je savais, vous auriez fait exactement la même chose “), alors qu’on signe la décision. Celle-ci s’entend donc en exclusivité au savoir, entendu cette fois au sens réflexif. Non seulement il faut encore décider de faire semblant de le confondre avec la vérité quand le savoir est là, mais surtout décider consiste à prendre conscience que la décision est déjà prise au fond de soi, depuis une seconde ou depuis trente ans (il y a des couples qui se rendent compte à l’occasion d’une dispute insignifiante que leur décision de divorcer s’est prise depuis longtemps à leur insu, parfois depuis des décennies). On ne décide donc jamais que sans le savoir (hors du savoir, et sans savoir qu’on décide) et donc, réflexivement parlant, que sans soi. Alors que la réalité du choix est épuisée par sa servitude (savoir et désinvolture envers sa propre question), celle de la décision l’est par sa liberté (impossibilité de la substitution).

Dès lors l’opposition de la désinvolture et de la responsabilité n’est rien d’autre, subjectivement présentée, que l’opposition du savoir et de la vérité. Ce dernier terme ne désigne pas quelque supplément qui serait un surplus de savoir, mais au contraire l’identité de l’impossibilité métaphysique et de la nécessité éthique que le savoir ne compte pas. Par le premier terme, on exclut bien sûr toutes les dérives paresseuses vers l’ineffable ou l’indicible en rappelant que rien n’échappe à la nécessité du savoir et qu’il y a potentiellement savoir de tout, et par le second on rappelle que la vérité s’entend d’un moment – dit précisément moment de vérité – où il s’agira d’être enfin ce sujet que le savoir a pour nature d’exclure qu’on soit. Plus simplement : comme seul un sujet peut être désinvolte, autrement dit soumis au savoir comme injonction à la démission de soi, on dira que le moment de vérité est le moment où ce sujet l’est vraiment. Cet adverbe n’ajoute rien de positif, et notamment aucune référence à une quelconque ” authenticité ” qui n’est en réalité qu’un redoublement dans la désinvolture (elle consiste à diviniser ce dont on se réclame et donc à en rajouter sur son anonymat en le déterminant comme procession). Le moment de vérité est le moment où le savoir ne compte plus – et sa notion correspond exactement à celle de l’extrême, par là même lieu propre du vrai. Le monde où l’on s’entend selon le savoir est le lieu propre de la servitude, l’extrême où l’on s’entend sans le savoir et le lieu propre de la liberté.

Eh bien ma thèse est que l’énigme amène à l’extrême du savoir, là où il va enfin s’agir d’être sujet et par là même assure le passage de la servitude à la liberté – dès lors que la liberté ne peut pas plus être un état positif pour les personnes que la vérité ne peut l’être pour les choses.

 

L’énigme comme passage de la servitude à la liberté

Le savoir dont l’énigme est l’exigence, on peut dire simplement que c’est le savoir nécessité par la question, à ceci près que ça ne compte pas. Insistons pour dire que ce savoir n’est pas d’une nature spéciale qui correspondrait à une question elle-même de nature spéciale. Je le dis autrement : contrairement aux réalités qu’on doit dire problématiques et qui font réfléchir, les réalités qui sont énigmatiques donnent à méditer. La méditation s’entend comme le subjectif de l’effet de vérité, à l’encontre de la réflexion qui s’entend comme celui de l’effet de savoir. De sorte que le savoir dont l’énigme est l’exigence, justement d’être exigé par une énigme, doit être la réflexion d’une méditation.

Concrètement, cela signifie que répondre à une énigme, c’est faire parler le silence que la réalité énigmatique a implanté en nous.

Eh bien donner la parole à ce silence, je dis que c’est la liberté elle-même, par opposition au discours dont toute réflexion est déjà l’engagement. Car la pensée, dont personne n’ignoré que la notion était inséparable de celle de liberté (l’esclave doit réfléchir, mais il ne pense pas), est l’acte même de cette donation : quand ce qui nous fait réfléchir nous a par là même désigné comme un sujet déjà parlant, ce qui nous fait méditer, au contraire, nous institue comme le sujet d’un silence dont l’énigmatique lui-même apparaît à nos yeux pour la cause – et penser consiste à assumer cela.

Inversement réfléchir consiste à le prendre avec désinvolture. Car la désinvolture ne se limite pas au simple conformisme entendu comme le refus de la réflexion et la volonté d’en rester aux évidence qui procurent la chaleur grégaire d’être n’importe qui. Qu’est-ce que réfléchir, en effet, sinon encore et toujours adopter ce statut subjectif de poser ce que n’importe qui, dans la même situation, aurait raison de poser ? On aurait donc tort d’opposer l’abjecte satisfaction de soi des béotiens à l’inquiétude raffinée de ceux qui réfléchissent, car si les premiers se vautrent dans la jouissance d’une démission particulière de soi (une mentalité de pharmacien ou de notaire, par exemple), l’universalité prônée par les seconds participe à la même indifférence à l’égard du vrai : au lieu que ce soit la jouissance identitaire qui compte, c’est la procédure ; mais pour le vrai, cela revient exactement au même : on ne le respectera pas (au lieu que l’on s’en tienne au moi comme dans la première figure, c’est la nécessité transcendantale qu’on respectera). Et l’indifférence au vrai, que la raison en soit particulière ou universelle, c’est toujours la même mentalité d’esclave, si l’on nomme ainsi celui qui estime quand il s’agit de respecter, celui qui redoute quand il s’agit de craindre.

Présentons cela d’une manière moderne. Qu’on refuse la mentalité démocratique, non pas à la manière de Gide qui était scandalisé d’avoir le même poids électoral que sa concierge mais au nom du respect imposé par la vérité dont la multitude pas plus qu’un seul ne sauraient être le sujet, et l’on récuse que ce qui donne à méditer soit jamais assimilable à ce qui fait réfléchir – bref on refuse que le savoir, puisse jamais se confondre avec la vérité. Contrairement à ce qu’on affirme souvent quand on met l’accent sur les compétences qu’il institue et donc sur les hiérarchies qu’il impose, le savoir est essentiellement démocrate : disponible à tous et identique pour tous, il fait bien apparaître une excellence (le plus savant peut être facilement sélectionné pour le bien de tous), or ce n’est assurément pas le cas de la vérité qui tient à la signature et non au métier (figure pratique de l’instruction), à l’élection et non au choix.

Mais d’un autre côté, l’énigme qui fait méditer reste une exigence de savoir et par là de réflexion. D’où ce paradoxe d’un savoir qui soit vrai, d’un savoir qui ne soit pas servile, d’un savoir libre en somme : celui qu’on ne pourrait réfléchir qu’à exclure qu’il soit celui que n’importe qui, devant les mêmes difficultés, aurait eu raison de poser.

Ce savoir distingué, opposé au savoir commun dont la notion de métaphysique fournit le paradigme, c’est évidemment la philosophie : la même chose que la métaphysique qui fait de la réalité son affaire, sauf que ça ne compte pas puisque la philosophie se définit au contraire de faire de la vérité son affaire.

Que ça ne compte pas renvoie par conséquent à la distinction qui est toujours celle de la vérité relativement à la réalité et non à la différence qui la nierait comme vérité pour en faire une forme réflexive de réalité. Comme la notion de distinction est verbale (si elle désignait un état, elle concernerait une qualité particulière et serait par conséquent une différence), on se réfère donc à un passage, quant au sujet, de l’humain au vrai. Il y a les humains qui savent toutes sortes de choses, et par ailleurs ils y a les vrais : quand ils tiennent un discours réflexif, celui-ci est une philosophie. Mais bien entendu l’essentiel de leur parole et de leur agir est indifférent à la réflexion – et donc à la philosophie, en laquelle le savoir ne sera dès lors jamais ce qui compte. C’est la raison très concrète pour laquelle la réfutation d’une doctrine n’a strictement aucune incidence sur la nécessité de continuer à la lire comme œuvre du penseur – alors qu’en science, évidemment, la réfutation est un anéantissement. Par quoi on reconnaît qu’il s’y agissait d’une réalité énigmatique.

Je dis que l’effet de l’énigme est de produire cette destitution subjective : on ne médite qu’à ce qu’il ne soit plus légitime de réfléchir, c’est-à-dire d’adopter l’attitude d’impiété consistant à poser que, contre toute idée de vérité, le sujet a priori est seul à compter. La réflexion vaut par là même pour n’importe quoi, alors qu’il revient exactement au même de dire d’une chose qu’elle est énigmatique et de dire qu’elle n’est pas n’importe quelle chose : elle est une vraie, c’est-à-dire décisive, les autres n’étant au mieux que réelles (exemple : la morale, par opposition à tous les traits anthropologiques, y compris la morale).

Les réalités qui font réfléchir nous supposent tout constitués, celles qui font méditer nous donnent à nous-mêmes dans le silence. A la métaphysique toujours déjà faite de discours j’oppose ainsi sa distinction, la philosophie, toujours originée dans un silence premier – celui de la reconnaissance d’une chose qui compte. Il n’y a de science que comme continuité critique d’une parole première ; il n’y a de philosophie que selon un premier silence dont le paradoxe est que la parole n’en soit pas la négation (preuve : sa réfutation ne compte pas).

S’il n’y a donc de philosophie (la réfutation ne compte pas) qu’en distinction de la métaphysique (la réfutation compte) qu’elle est forcément par ailleurs, alors il n’y a de philosophie que des énigmes et d’énigme que philosophique : à chaque fois la question s’impose comme l’exigence d’un savoir devant quoi les auteurs dont nous sommes les héritiers n’ont pas reculé, mais justement de ce qu’ils soient des philosophes, la doctrine qui a été leur réponse n’est pas ce qui comptait : toute énigme est indistinctement (indistinction qui est sa distinction) l’exigence d’une doctrine et l’interdiction pour celui qui ne se défile pas devant cette exigence qu’il soit un endoctrineur. Il faut qu’il réponde, et que sa parole soit libre – alors que le métaphysicien, s’il était possible d’en être un sans être un philosophe, serait asservi à un savoir dont il serait le véhicule inessentiel, une sorte de fonctionnaire, de prêtre ou de commissaire politique.

La réponse à l’énigme s’entend en distinction d’une telle trahison : on ne répond que nominativement , puisque la réponse doit être décisive (par opposition à être plus ou moins importante) et que le propre d’une décision, c’est qu’on la signe. Par exemple Kant ne s’est pas défilé devant l’énigme de la morale, comme l’on fait ceux qui la réduisaient au commandement divin ou à l’intérêt bien compris. Et nous savons qu’il l’a fait en vérité et donc sans le savoir par l’établissement de ce que nous reconnaissons comme sa vérité : qu’elle soit de nature ” kantienne “.

Dire ainsi que l’énigme est l’exigence d’une réponse libre, c’est dire que le savoir en quoi cette réponse consiste effectivement ne vaut qu’à être depuis toujours transi d’une énonciation qui le valide. D’habitude, c’est la place de celui qui parle ou son savoir comme réflexion d’une réalité supposée préalable, qui valide sa parole, dès lors anonyme. Dans le cas de l’énigme, c’est exactement le contraire : est libre celui qui en donne le mot, ce mot qui manquait depuis toujours et interdisait donc à celui qui oserait affronter ce manque d’être un simple ” en tant que “. Dans cet exemple, c’est la nature ” kantienne ” de la morale qu’il s’agissait depuis toujours de révéler.

Je termine le cours d’aujourd’hui par la vérité suivante : celui qui résout l’énigme, ce n’est pas un individu spécialement compétent, mais c’est un élu – au sens très précis où Kant est l’élu de la morale et de quelques autres choses (la nécessité a priori qui conditionne le savoir, l’esthétique réflexive, la politique téléologique…) qui sont depuis toujours et sans le savoir de ” nature ” kantienne.

Voilà ce que c’est qu’être un élu : ce n’est pas posséder quelque charisme mystérieux, quelque vertu ineffable que les autres repèreraient par on ne sait quel feeling mais c’est être l’homme du mot manquant, celui dont le manque est depuis toujours constitutif des réalités décisives. Pour les autres, celles qui sont plus ou moins importantes, on les laisse aux gens ordinaires, ceux qui ont les qualités pour cela, ceux qu’on a raison de choisir – bref les esclaves puisque c’est à titre de fonctions qu’on s’adresse à eux et par là qu’ils s’entendent eux-mêmes.

Est libre l’élu. Tout le monde l’a toujours su, et personne n’aurait l’idée de confondre l’élection et le choix : dans ce dernier cas, ce sont les qualités propres ou représentatives qui comptent. L’élu, c’est celui à propos de qui cette irrécusable nécessité ne compte pas.

J’appelle cela liberté. Quand l’élu parle, il donne à chaque fois le mot de l’énigme. Tous les exemples qu’on voudra prendre le vérifient, à commencer par le canon de la philosophie.

Si l’énigme est passage, elle l’est de l’un à l’autre ou plus exactement de n’importe qui (savoir) à un seul (vérité) – en somme du choix des compétences à l’élection de celui qui était impliqué depuis toujours dans ce qui est décisif depuis toujours.

Je vous remercie de votre attention.